Le Lever

Cela aurait pu commencer de mille façons différentes. Par exemple, avec un concerto brandbourgeois explosant en échos entre les voûtes nervées d'une cathédrale gothique, ou avec l'éclosion d'une rose papale blottie contre le marbre fissuré d'une sculpture votive, ou avec une bataille phénoménale entre des lézards verts et des rectangles rouges, les uns étant aussi forts que les autres, ou encore avec le rire méphitosphélique d'un ogre en perte de turgescence dans la caverne orgiaque d'un conte à dormir debout.

Sauf que voilà, cela commença ainsi.

  - SerenissimÄ, voici l’heure venue !

En cette aube de l’Än Ä Äeternam, c’est d’une voix emmitouflée d’égards que Gondärn le Délicät tenta de réveiller ÄvÄ SpielmÄcker, l’Illustre DivÄ de la planète Ä(Äväshän)Ä. Néanmoins, dans son vaste lit qui aurait pu accueillir pléthore de dormeurs, la déesse des sonorités cristallines ne remua pas l’ombre d’un cil.

Quelle étrange et drôle d'étrangeté ! songea le Premier Valet de Chambre du Cercle Intime. En cent trente huit ans de carrière dévolu au stimulus matinal, jamais sa maîtresse ne s’était dérobée au moindre de ses réveils.

Peu rompu à ce genre d’aléa, cette incongruité fit naître aussitôt chez Gondärn un ébahissement suivi d'un ramollissement vaporeux de ses cuisses et jarrets. Sa gêne était extême et aurait pu en rester là, mais elle décida de l'embarrasser plus encore, lorsque soudain une compression du nerf sciatique enflamma son muscle piriforme, entraînant dans sa fesse droite un élancement douloureux. Son malaise cette fois semblait à son comble, mais c'était mal connaître la somatisation exponentielle dont était capable Gondärn le Délicät. Bientôt, à cette attaque anxieuse s’ajouta une crise de hoquet qui causa à son thorax d’affreuses secousses. D'un coup, sa gorge, étranglée par le resserrement subit de sa glotte, se mit à lutter contre d’incoercibles bruits rauques, déplaisants et, pour tout dire, pathétiquement burlesques.

Incapable d’entrevoir l’évidence, comme si la lumière n’éclairait plus ses yeux, son esprit bouleversé se raccrocha à ce juron devenu à la mode ces derniers temps sur la planète Ä(Äväshän)Ä : nom d’un A sans tréma ! Hic, mais que se passe t-il donc ?

Sécrétée par son absurde crainte, bientôt une épaisse goutte de sueur bava sur son front, serpenta sur sa joue, rejoignit son menton pour s’écraser in fine sur le dallage en pierre de Buxy. Et, à cet instant précis, si ses bras avaient pu eux aussi lui tomber du corps, ils auraient certainement suivi sur le sol son ombre qui tentait de filer à l'anglaise. 

Gondärn le Délicät laissa filer une poignée de secondes au bout desquelles il réitéra sa prière, donnant à sa scansion un air de comptine un rien plus entraînant :

- SerenissimÄ, hic, ô merveille des merveilles ! Cui-cui-cui pépie le roitelet, cui-cui-cui gazouille la mésange, hic, contemplant les palpitations du jour qui ont pour si beau nom l’aurore. Cui-cui-cui, SerenissimÄ ! Hic !

Ce chantonnant, il frôla d'une main de plume l’épaule royale, puisqu'il en était ainsi du rituel immuable qui se répétait chaque matin à MÄgnificus HisÄ, la plus gigantesque et luxueuse demeure jamais érigée dans la galaxie du Ä(Ä)Ä. Il frôla cette épaule d’une exquise finesse, donnant à son geste, mâtiné de vénération, un survol à peine tangible bien plus qu’une pression, dont l’achèvement, aussi douillet qu’un alunissage sur une planète ouatée de cellulose, laissa butiner la pulpe de ses doigts sur la peau ivoirine pour y offrir cette larme de fétichisme dont raffolait la DivÄ dès lors qu’elle se laissait effleurer par un admirateur.    

Et pourtant, rien n’y fit.

La clavicule, l’omoplate et la tête humérale de la célébrissime cantatrice demeurèrent dans une inertie des plus surnaturelles.

- Nom d’un A sans tréma, se dit-il encore, gravissant à grandes enjambées l’échelle de sa stupeur.

N’étant point parvenu à faire jaillir de cette articulation une lueur d’acquiescement, le Réveilleur Gondärn se demanda alors s'il avait assez bien articulé son appel. En son for, il tenta de se remémorer l'orthodoxie de son intonation. Non, il en était certain, celle-ci lui avait semblé de bon aloi, ni trop grave ni trop susurrée.

Doublement surpris par cette absence de réaction,  Gondärn le Délicät se soucia alors de suivre les règles de l’étiquette qui recommandaient en pareil cas de laisser à l'ensommeillée cinq minutes de repos supplémentaires. Il respecta à la lettre la distanciation idoine qui devait séparer l’éveilleur de l’assoupie, afin que celle-ci puisse achever dans les meilleures conditions « L’éphèbe, frotté d’huile, luttant nu, si beau en plein soleil », à savoir ce rêve concupiscent d’une durée de trois heures, ce rêve charrié de sable et de sueur dont elle s’était récemment entichée.

Pour se faire, Gondärn exécuta son pas de parade en arrière que réalisaient naturellement bien les autruches Pätäfon : menton piquant soudain vers le cou, vif rebroussement de la patte gauche, majestueuse glissade de la patte droite, ajustement des talons symbolisant le Ä, et regard braqué vers le plafond-ciel pour y subodorer une lune blafarde expirant dans la nue. Ce faisant, il compta mentalement jusqu'à vingt-sept, et prit la pose n° 27 du fameux « Traité de HÄns Kurtzinger » - l'ouvrage de référence en matière de bienséance chez les Ä(ExtrÄvÄgÄnts)Ä - laquelle pose consistait, pour tout valet digne de ce nom, à patienter durant un temps imparti sans perdre pour autant une miette de sa superbe.

Aujourd'hui encore, malgré ses nombreuses années d'entraînement de la pose n°27, plus communément appelée La Grue Recueillie, cette posture chichiteuse s’il en fut, n'était pas sans donner à Gondärn le Délicät quelque peu le tournis. Avant de pouvoir stabiliser complètement sa longiligne carcasse à l'image d'une ballerine aguerrie, il ne comptait plus ces fois où, en perte soudaine d'équilibre, il avait basculé à la renverse en moulinant comiquement des manches. De fait, bomber le torse en prenant un air absorbé, porter sa main gauche en conque retournée sur sa hanche et plaquer sa main droite en éventail sur son cœur, n'étaient pas les attitudes les plus pénibles à exécuter en soi. Mais les exécuter avec les yeux fermés et les pointes de pieds formant un angle à cent quatre-vingt degrés, demandait au poseur de dominer bien plus que sa crainte du vertige, il lui fallait surtout ne pas se laisser submerger par sa peur du ridicule.

Au bout des cinq minutes réglementaires, Gondärn le Délicät quitta sans un regret la pose n° 27, et refit un pas en avant pour se pencher de nouveau vers l’oreille absolue de l’Impératrice des contre-ut et des contre contre ré.

- SplendidÄ ÄvÄ, réveillez-vous à présent, hic ! souffla t-il, en forçant cette fois son gosier flagorneur à hausser ses graves d’un demi-ton.

Mais là encore, rien n’y fit.

Figée aux replis de ses draps de damas parfilé d'or et bordés de martre, la cantatrice semblait plongée dans une déroutante catalepsie.

Ce non-événement était d’autant plus surprenant que la Divinité des ut et des contrepoints avait pour habitude d’être réglée au tempo près en manière de reviviscence. Chaque matin, à six heures trente précises, après avoir ouï la voix sucrée de Gondärn, ÄvÄ SpielmÄcker écarquillait ses larges yeux couleur d'ambre et faisait battre ses longs cils le temps de fraterniser avec la lumière. Paupières enfin écloses, mi-désorientées, mi-vive-la-vie, elle détendait suavement la vénusté de ses traits pour sourire au jour nouveau.

Puis venait l'instant de grâce tant attendu par l'Ässistance : son mémorable et ineffable étirement !

C'est alors que s'accomplissait, ô miracle, le prodige vénéré par la nuée des favoris et autres courtisans qui jouissaient des Grandes Entrées pour assister à son Lever. C'est alors que le bras droit d'ÄvÄ SpielmÄcker, ondoyant et flexible, mû par un réflexe matinal qui n’appartenait qu’à elle, décrivait enfin l’arabesque majestueuse de la roue du paon, dite la Paonade, laquelle provoquait chez le spectateur d'extatiques pâmoisons et bien d'autres sensations encore qu'il est préférable de taire au nom de la pudicité.

Or ce matin-là, point de battements de cils, point de sourire gracieux, et point non plus de Paonade.

D’évidence, quelque chose clochait dans sa clochette interne.

Bientôt, un frisson d’alarme parcouru la foule des admirateurs de la « Voix des Siècles » qui étaient révérencieusement disposés autour de la balustrade de ShilmÄnok, en trois Cercles Protocolaires, selon leur rang, la graduation de leur beauté et la qualité de leur parfum.

De son côté, Gondärn le Délicat osa un regard impuissant vers sa droite et vers sa gauche, comme s’il cherchait à débusquer un trou de souris, voire un interstice, pour se mettre à couvert. Comme il n’en trouvait pas, il commença à se gratter sérieusement le crâne pour tenter d'y fouir une solution à son hébétude grandissante. Mais le pauvre homme avait beau s'ébrouer la cervelle, on eut plutôt dit qu'il était en train de mesurer de l'eau de mer dans le creux de sa main.

Surprenant son cruel embarras, Merill SpielmÄcker, l'oncle de la Diva et Grand Chambellan au service de sa nièce, prit aussitôt l'initiative de déclencher l'Horloge de Monroe, ce qui n’allait tarder à évaporer abruptement « l’éphèbe, frotté d’huile, luttant nu, si beau en plein soleil » dans les neurotransmetteurs d’ÄvÄ. Les apnées du sommeil étant exceptionnelles, ce genre d’intervention était chose rarissime sur Äväshan, mais l’urgence s’imposait. Merill  se devait d’agir, quitte à se brouiller durant quelques années avec sa nièce. Mais déjà était-il trop tard. Déjà, il craignait que son esprit ne fût entravé par la camisole de ces songes trop puissants, trop voluptueux, dont certains funestement ne revenaient jamais. Il suffisait en effet d’une infime erreur de dosage dans l’élaboration chimique du « DreamMaker » pour que le dormeur trop envoûté par la magnificence de ses visions résiste à toute envie de recouvrer la terne réalité. Plongée dans un coma irréversible, la victime d’un tel syndrome vivait alors en boucle son rêve chéri ad vitam æternam, offrant à son visiteur l’image d’un légume heureux, parcouru par touches rémittentes d’un fin sourire d’extase qu’attestait la contraction des muscles orbiculaires de ses yeux.
 

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Larsenac
Posté le 21/06/2022
Toujours à la fois émerveillé et surpris par ton style d'écriture qui peut varier du tout au tout suivant l'univers. Cette histoire Ä t-elle une suite ?
Aspen_Virgo
Posté le 05/07/2021
Tu as un style... ExtrÄvÄgÄnt ! J'äime beäucoup ta mänière d'écrire, ton vocäbuläire très riche et le ton de l'histoire promettent déjà de passer un bon moment ! L'ouverture du romän est très drôle, çä ännonce la couleur ! On imägine fäcilement ce päuvre välet en pleine situätion de crise... Tout çä pour un réveil.
Un gränd brävo, j'ai hâte de lire lä suite !
Zultabix
Posté le 05/07/2021
Un grand merci à toi, Aspen Virgo pour ta lecture !
Je ne manquerai pas d'aller te lire très bientôt !
Si tu en as le temps et le désir, j'aimerais bien avoir ton avis sur les premiers chapitres de mon roman de SF "Et les chiens mangeront Jezabel dans le champ de Jeezrel". Disons le premier chapitre au moins !^^ N'exagérons pas !

Bien à toi !
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