Le lien éternel

Pour la dernière fois, Témari s'installa sur la coquille de pierre. Posture de scribe, elle scruta l'assemblée face à elle. Ils semblaient fatigués et tristes.

— Je touche à la fin de mon récit et si vous me le permettez j'aimerais introduire ce dernier chapitre par quelques mots.

Leur curiosité la rendit fière. Ils étaient conquis par ce souvenir du passé, ils étaient la nouvelle mémoire d'Arcturus et Nazoska. Elle ne pourrait jamais assez remercier les écoutants d'avoir cédé quelques jours de leurs vies mortelles à cette fastidieuse intrusion dans l'Histoire.

— La magie qui gouverne la prison a vécu sur cette terre il y a si longtemps qu'aucun de vos calendriers ne pourrait la situer. Mais grâce à vous, elle s'est ancrée à nouveau dans notre temps. En son nom, je vous remercie.

La salle des échos s'illumina un bref instant d'une constellation de pierres lumineuses incrustées dans la roche.

— Je suis retournée voir Arcturus après avoir fait mes adieux à Nazoska et j'ai alors découvert un champ de ruines...


 

Pour la seconde fois de sa vie, Arcturus observa la forêt brûler. Mais l'odeur, cette fois, était différente. Il se souvenait parfaitement de la nuit des cendres à l'autre bout du monde. L'odeur de la sève calcinée, le grondement sourd d'une bête emplie de fureur, et les arbres à l’agonie. À nouveau la lumière, le feu et les cendres, mais l'odeur était celle de la terre. Plus il s'enfonçait dans le marais et plus l'odeur était forte. Les flammes rongeaient les arbres centenaires qui l'avaient autrefois protégé. Darhien détruisait avec soin sa dernière demeure. Arcturus pensa à Nazoska quelque part avec Témari. Il eut une pensée pour Astérion et Charra tels des flammes noires se faufilant dans le brasier à ses côtés. Enfin, il eut une pensée pour sa tribu. Sans un adieu, il les avait laissés derrière lui.

Puis, il regarda ses pieds dans l'eau boueuse. Les graminées chatouillaient la peau tendre derrière ses genoux. L'incendie avait ouvert une brèche dans l'antique forêt et le vent, pour la première fois depuis des décennies, s'engouffrait dans les marécages. Il était brûlant et sec. Dans son mugissement, il entendait l'écho d’un cri. Darhien comptait bien tout détruire. Mais le vent portait encore autre chose en lui. Arcturus poursuivit ce sentiment fugace. Une sensation venue avec la nuit. Elle l'attirait droit vers la bête.

Les arbres s'effondraient tout autour de lui. Il pleuvait des branches et des lianes enflammées. Malgré tout, Arcturus avançait. Il ne pouvait ignorer le monstre plus haut que n'importe quel arbre et tout en marchant inexorablement vers le dragon, il prenait conscience de lui-même. Sa vie entière avait été bousculée. Son propre corps était changé. De la conscience de cette forêt, de l'environnement autour de lui, il percevait chaque parcelle de vie que la forêt abritait encore. Il volait avec les oiseaux fuyant la fournaise, il courait avec le jaguar et regardait avec les yeux des caïmans. Sans peine, Arcturus repoussait les troncs sur son chemin. Même, les charbons ardents de la forêt se refusaient à le brûler et le sol boueux se faisait solide et fiable sous ses pieds. Le garçon fait homme. Et l’homme devint forêt.

Darhien l'attendait, il tourna vers lui sa tête immense. On eut dit que cette confrontation était écrite. Ses yeux si grands et sa gueule prête à l'engloutir. Dans cet échange muet, ils se défièrent. Le Chasseur avait déjà survécu au monstre et le monstre ne lui offrirait pas de seconde chance. Ou bien, était-ce le dragon qui avait eu de la chance à leur toute première rencontre ?

Darhien s'élança. Sa mâchoire s'ouvrait tel un gouffre. Elle rougeoyait d'un brasier naissant et Arcturus sembla pétrifié de peur. Le Chasseur leva un bras devant lui en un geste désespéré pour se protéger lorsque l'incendie se déversa sur lui. Tout fut flammes. Puis tout devint cendres. La cascade s'épuisa et le dragon scruta le sol d'un œil satisfait. Étrange, la forêt le mit aussi au défi et le feu dont il était la source disparut sous ses yeux. Il n'y avait plus que des cendres et de la fumée pour tout héritage de sa fureur. Le dragon lorgna vers les bois et sans comprendre l'observa s'éteindre de lui-même.

Une fine pluie de poussières tombait encore sur eux lorsqu'Astérion et Charra s'extirpèrent des ombres. Les deux loups louvoyaient entre les arbres morts. Ils étaient comme la fumée d'un volcan, dense et menaçante. La rage les animait, elle donnait à leur fourrure des allures d'océan furieux. Arcturus était mort ? Leurs espoirs avec lui. Le règne des Arcturiens avait encore de beaux jours devant lui. C'est cette même rage qui dictait leur attaque. Ils fondirent sur le Darhien dont ils ne supportaient plus la présence en leur territoire. Le dragon était venu trop tôt. Et leurs espoirs avaient brûlé trop vite. Ils étaient rapides comme les ténèbres et sans crier gare se trouvaient déjà sur le dos de l'immense dragon. Les chiens féroces se saisirent chacun d'une aile dont ils brisèrent les os d'un claquement de mâchoire. On entendit alors le rugissement de Darhien. Le dragon se défit des deux loups en s’écrasant au sol, les deux loups de peur d’être réduit en miettes fuirent vers les ombres des bois.

C'est alors que les trois créatures remarquèrent une nouvelle perturbation sous les étoiles. Le feu avait comme disparu, ne laissant derrière lui que du bois fumant et des charbons encore chauds. L’incendie tout entier s’était éteint. Il y avait la forêt en ruine et le ciel au-dessus d’eux.

— Astérion ?

— Oui Charra. Je le vois également.

Il y avait également une lueur perçant les ténèbres. Elle formait des arabesques dans l'air enfumé. Les cendres s’envolaient et accrochaient son éclat chatoyant. Soudain, une corde de feu jaillit des cendres. Le lasso s'envola vers le ciel et, trouvant sa cible, glissa le long de la gorge du dragon. La corde se tendit et à son autre extrémité un homme était fermement accroché. Campé sur ses pieds et couverts de suie, Arcturus tira de toutes ses forces. D'un seul mouvement, le dragon haut comme une colline fit un pas et s'écroula tête la première dans le marais. On pouvait entendre ses mugissements intérieurs et on pouvait voir les flammes lécher ses babines scellées. De ses yeux fous, il déversait sa haine sur le Chasseur qui debout devant lui, dans ses mains aux tatouages faits de nuit, tenait une corde faite de feu. Dahrien fut réduit à se taire.

Il y avait derrière Arcturus un grand dragon blanc. Il était apparu dans le ciel comme une comète dévorant la distance entre le ciel et la terre.

Témari se posa en douceur et elle porta sur lui un regard soulagé. La dragonne retrouva une forme humaine et s'apprêta à se poster à ses côtés quand elle fut surprise par une autre corde. Piégée, elle n'osait plus bouger, car Arcturus lui faisait face à présent. Il était noir de suie, nu comme un ver et ses tatouages semblaient se nourrir des ombres.

— Pourquoi es-tu revenue seule ?

Arcturus avait un regard fou comme celui de Darhien. Mais il portait sur le visage toute la peur et la peine du monde. Il prit Témari par les épaules et terrifié devant le pire de son imagination, il la pressa de répondre.

— Où est ma Nazoska ?

Témari ne sut comment lui répondre. Il y avait trop à expliquer. Trop pour une nuit au milieu des cendres, en tout cas. Son silence redoubla la colère du Chasseur qui après l'avoir secoué de frustration, en vint à se laisser submerger par la tristesse.

Une petite main féminine se posa sur son épaule. Témari s'assit à côté de lui. Elle aussi était triste, mais elle arborait un sourire et une lueur solaire dans le regard.

— Pourquoi, murmurait-il, pourquoi maintenant ?

N'était-il pas devenu un vrai chasseur ce soir ? Il sentit avant de les voir les deux loups s'approcher également. Charra observait avec méfiance la corde de feu abandonnée au sol.

— La nuit sera courte, Arcturus. Nous avons d'autres arcturiens à chasser avant le lever du jour.

Il passa son museau sous le bras du jeune homme et tout en l'aidant à se relever lui glissa un regard doux. Celui d'une créature loyale.

— Des arcturiens, croassa Témari, c'est un peu bizarre comme nom...

Ils prirent la route sur le versant de la nuit. Le chasseur et la meute filèrent au travers des bois et des plaines, à la recherche des cinq derniers monstres d'Arcturus encore libres en ce monde. Et comme Darhien, les créatures furent surprises d'être ficelées d'une corde assez solide pour les piéger, assez forte pour les dresser.

Le jour se leva et six monstres endormis attendaient devant un volcan. La montagne s'était éteinte comme l'incendie. Elle dormait paisiblement, rejetant de-ci de-là quelques restants de fumée ocre.

Devant notre chasseur, une porte. Faite de la même pierre que la montagne et gravée des exploits de cette nuit. Arcturus y passa une main, comme pour graver à son tour le souvenir de cette chasse aux confins des ténèbres. Il se tourna vers la vallée et en son ventre coulait un lac bleu comme le ciel.

La porte s'ouvrit sur un couloir, une galerie de pierre, lisse et brillante de gravures immortalisait l'histoire des arcturiens. Il n'était pas difficile de reconnaître un grand dragon à la gueule large, Darhien. Son histoire était peuplée d'incendies rougeoyant à la lumière des torches. Ils marchèrent longuement jusqu'à atteindre une salle immense. Des sphères faites de pierre mangeaient toutes les parois de la caverne de part et d'autre d'une grande porte d'or. Elle aussi racontait une histoire. Arcturus l'observa un temps avant de comprendre que le dragon représenté dessus était la jeune femme qui bâillait à ses côtés.

Deux humains étaient aussi représentés sur cette porte, un homme et une femme. Au moment de l'ouvrir, ce fut comme obtenir leur permission pour entrer dans le cœur du volcan, le couple leur céda le passage et la porte d'or se referma derrière eux. Au cœur du volcan, entourant une cheminée fumante, des pierres lumineuses avaient pris la forme de deux chiens faisant une ronde.

En file indienne, ils descendirent les marches taillées dans la pierre et tout au bout du puits débouchait l'immense salle des Échos. Une présence invisible et silencieuse les accueillit. Elle était forte et chaleureuse, libre et aimante. C'est avec les larmes aux yeux que le chasseur s'avança au centre de la prison des Arcturiens. Sous ses yeux, les cages en forme d'œuf des derniers monstres immortels se formèrent. Durant ces quelques instants, Nazoska lui sembla si proche, Arcturus lui fit un dernier au-revoir, puis elle s'évanouit.


 

Le soleil était haut dans le ciel lorsqu'ils quittèrent le volcan endormi. Derrière eux, la salle des échos et sa porte d'or furent scellées. Arcturus allait dire adieu à la montagne et aux terres chaudes du sud quand Témari le retint.

— Nous n'en avons pas tout à fait terminé...

Charra et Astérion soupirèrent et à l'unanimité se désistèrent pour cette nouvelle aventure. Il y eut à nouveau des au revoir et des sourires silencieux. Les deux loups s'éloignèrent vers le nord, dans les montagnes, disaient-ils, se trouvaient un passage pour une île extraordinaire. Ils voulaient aller la voir par eux-mêmes.

Quant à la dragonne, elle prépara Arcturus à son nouveau défi.

— On a toute une plaine à vider de ses tribus, dit-elle. Tu crois qu'il faudra leur dire qu'ils vivront au-dessus de six arcturiens acariâtres ?

— Si on leur dit ça, ils ne voudront jamais vivre dans le volcan... Je ne sais même pas comment je vais les convaincre de me suivre dans le sud. Regarde cette terre, dit-il, elle semble stérile.

— Mais nous savons qu'elle ne l'est pas vraiment.

— Non. Elle est vivante. Et Nazoska aura besoin d'eux pour le rester. Tu m'aideras à leur parler d'elle ?

— J'aurais le droit de me transformer en dragon ?

— Autant que tu veux, lui confiait-il avec un sourire. À condition que tu me trouves des vêtements plus chauds d'abord.

— Marché conclu !

Arcturus s'apprêtait à faire un nouveau voyage et avant même de se mettre en route, il trouva un abri auprès d'une dragonne excentrique et s'y endormit paisiblement.

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