Le lit clos

Je laissais enfin passer mes mains sur les motifs des fleurs. Tous ces détails je les connaissais par cœur, mes doigts retrouvaient instinctivement les accroches, ces endroits comme faits pour eux. J'avais passé toute l'année à essayer de me les rappeler avec précision. Alors maintenant que je les avais retrouvé, je tentais de les apprivoiser de nouveau, si heureuse quand mes souvenirs étaient justes.

Dès notre arrivée je m’étais mise à genoux sur les coussins du banc, les fesses posées sur la table. Totalement à ma tâche. Autour de moi le monde était en plein chaos, comme à chaque fois quand on arrivait quelque part. Ma mère parlait fort pour raconter la route à ma marraine, son amie de jeunesse qui nous accueillait chez elle en Bretagne, mon frère râlait qu'il avait mal au dos, ma soeur m'appelait en criant depuis l'étage, et mon père ouvrait et fermait la porte d'entrée pour poser les derniers bagages.

- Claire, va aider ta sœur là-haut, m’interpella sèchement ma mère. 

Sa voix était si différente de celle qu'elle avait pris en parlant à ma marraine. J'obéissais. Je n'avais pas vraiment le choix.

Pour rejoindre ma sœur à l’étage je devais monter par cet escalier en bois sombre qui me faisait si peur, alors j’essayais toujours de penser à quelque chose d’autre. Cette fois-là je repensais à ce que j'avais touché pendant le trajet en voiture. Ce trajet si long, où il fallait réussir à trouver des moyens de dompter l'ennui, et surtout l'attente. Alors pour cette fois j'avais décidé d'occuper ce temps à échauffer mes doigts. Dans la voiture de mon père les sièges étaient étranges, comme sa voiture. Il n'y en avait pas deux des comme ça dans notre région. Les tissus des sièges n'étaient pas en cuir, ni en plastiques, et ils étaient très lisses sur les côtés, avec quelques effets granuleux surtout sous les fesses, et des coutures épaisses avec des fils très doux, c'était surtout eux que j'avais exploré durant le trajet.

Ma mère tentait de préserver ces sièges en y posant dessus une couverture grise et bordeaux qui grattait affreusement. Je faisais tout mon possible pour éviter de la toucher. D'ailleurs toute l'année, un des enjeux était de trouver un moyen, surtout si on m'avait habillé avec une jupe ou un short, de ne pas mettre le moindre centimètre de peau en contact avec la couverture.  Alors je me positionnais de telle façon que la peau de mes cuisses ne se mettait jamais en contact avec cette affreuse chose grise. Surtout si je voulais éviter de me retrouver à avoir la peau sous mes genoux qui se mettrait à me gratter. Parce que si je grattais, cette peau très fine se couvrait de boutons épais et irritants, les mêmes qui débarquaient dans mes coudes quand j'étais en contact avec des chiens ou des chevaux, à cause de mes allergies. Je détestais ça, avoir ces boutons, parce que ça me ramenait à mon corps, et que je mettais beaucoup d'énergie à faire comme si je n’en avais pas un. Je me rêvais pur esprit, et la plupart du temps je pensais y arriver.

Il n'y avait que pendant ces moments de toucher intenses que j'étais contente d’avoir un corps, parce que je pouvais sentir tellement de choses avec mes doigts. Et le lit clos en bois de ma marraine était la plus belle chose sur laquelle j'avais le droit de poser mes mains. Cette merveille de bois sculpté était donc au-dessus du banc de la table à manger. J'avais enfin pu le retrouver après le temps du repas, pendant ce moment béni où tout le monde était absorbé par la télévision en noir et blanc de la cuisine.

C’était une œuvre d’art à ma disposition. La douceur des courbes des pétales, les endroits où le bois était si usé à force de manipulation qu'il semblait vous fondre sous les doigts. Et le poids des portes était délicieux, surtout parce que je savais que j'allais pouvoir me réfugier derrière. Mais d’abord, comme à chaque fois et parce que j’avais lu beaucoup de Club des 5, je commençais par chercher un panneau secret. Je cherchais un creux, un bout de bois qui ne bougeait pas comme les autres, et ainsi pouvoir trouver un mécanisme qui me révèlerait un long couloir d’où je pourrais m'enfuir au loin. Mais je n'en avais jamais trouvé.

Et enfin était arrivé ce moment d'extase que je gardais pour la fin, pour bien marquer le début de ces vacances chez ma marraine. J’ouvrais les volets du lit clos, je me faufilais à l’intérieur, et je refermais derrière moi. Je le faisais comme si j'étais la prêtresse d'un rituel sacré, en posant bien mes deux mains à plat sur chacun des panneaux. Et je me retrouvais enfin dans ce refuge qui m’avait tellement manqué.

- Ah tiens, elle est déjà dedans. Elle est vraiment bizarre à vouloir s'y cacher dès qu'on arrive, disait ma mère comme si le lit était insonorisé.

- Laisse-la, moi aussi je faisais pareil quand j'étais petite, lui répondit ma marraine, tiens regarde ce présentateur-là je l'a-dore. Ma mère ne pouvait alors pas s'empêcher de lui dire toutes les anecdotes autour de ce présentateur qu'elle avait vu passer dans sa propre télé durant l'année passée.

Et voilà elle allait un peu m'oublier, je savais que j'allais avoir quelques instants rien qu'à moi dans ce lit clos qui sentait la poussière et le miel. Dans cette cachette, je réussissais à faire ce que je ne pouvais pas faire chez moi, toujours sous l’œil de ma mère, ou à m’épuiser à courir après l’attention de ma sœur. Arriver à mieux vivre ce qui faisait que j’étais moi.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Erioux
Posté le 11/04/2025
Wow, c’est très sensible, j’adore. J’aime bien ton écriture sensuelle, c’est descriptif, mais immersif. Bravo. Effectivement il y a des thèmes semblable avec le début de Anna… mais ça change rapidement. Je t’inviterais à lire mon bout de livre « Dijon & daron » le début ressemble également à ton histoire (avec un ton plus clownesque) je pense que je me cache un peu derrière l’humour;) en tout cas tu réussis vraiment à nous plonger dans le monde hyper sensible de cette enfant… j’aurais aimé te donner quelques point faible à surveiller, mais j’en ai pas trouvé;)
Claraobscura
Posté le 11/04/2025
Merci beaucoup de ce retour bien trop gentil! Ca fait plaisir de lire des avis sur son travail d'écriture, on se sent moins seul dans son coin!
Oui Anna est plus dans une thématique aventure, ici je suis plus dans un travail pour m'aider à écrire ce qui est du domaine de la sensation en effet :)

Je viendrai regarder ton bout de livre dans les prochains jours pour te faire un retour !
Belisade
Posté le 27/08/2024
Bonjour Claraobscura,
Cette lecture m'a fait penser aux gestes répétitifs qu'on fait quand on est enfant, par exemple marcher sur une ligne dans la rue. C'est très bien décrit les sensations sur le siège de la voiture. Il me semble qu'on a tous vécu ça quand on était petits. Et la suite est tout aussi enchanteresse. Qui n'a pas rêvé d'une cabane pour se réfugier, dans le jardin ou dans un arbre. Alors dans un lit, c'est merveilleux. Et oui le club des 5 faisait rêver ainsi à des aventures. Le toucher du bois lisse est une sensation merveilleuse. Merci pour cette douce lecture.
Claraobscura
Posté le 27/08/2024
Merci Belisade, d'avoir pris le temps de lire et commenter mon texte, ça me touche toujours beaucoup. Tant mieux si tu as reçu de la douceur, on en a toujours besoin. Ca me fait très plaisir d'avoir pu t'en faire passer une petite tranche.
Vous lisez