Un crapaud quitte son promontoire, perturbant dans une onde parfaite la quiétude de mon domaine.
Un homme est entré discrètement. Assis en tailleur au bord de l’eau, il m’observe. Dressé entre nous, un érable centenaire se déploie de toute sa ramure d’ors et d’ocres. La pleine lune perce timidement la voûte feuillue pour s’échouer sur le visage de l’homme. L’air hâve comme lessivé par la lumière pâle, il me regarde encore. Les faveurs de la nuit en font un être gris, comme ses cheveux noués en un chignon propre, comme ses iris. C’est un vieillard. Comme moi.
- J’espère ne pas te déranger. Je voulais te voir une dernière fois.
- Je ne vous en veux pas, mais, puis-je savoir pourquoi ?
Frappés de stupeur, ses yeux s’écarquillent et sa mâchoire s’affaisse.
-Tu… Parles ? Mais tu es…
-Un Lotus, oui.
-C’est impossible. Ou alors, c’est bien que…
-Vous êtes mourant ? Délirant ? Peut-être est-ce dû à cela. Peut être pas. Cela importe-t-il ?
Comme l’érable, l’homme paré d’or est maculé d’ocres, rouges ceux-là. Comme l’arbre, ses couleurs signifient qu’il s’apprête à tirer sa révérence. Bien sûr, pour le vieillard, elle sera bien plus abrupte. Il inspire douloureusement.
-Non. Tu as raison, cela importe peu. Tu m’as toujours fasciné, toi, l’inamovible. Au cœur du tumulte de ce palais, d’aussi loin que je puisse me souvenir, tu as toujours été là. Assis au centre de l’étang, ta corolle blanche dressée vers le ciel. À chaque épreuve, je suis venu te voir quand on m’attendait auprès de mes conseillers. Je les entendais parler, raconter à qui voulait l’entendre que j’élaborais les plus fines stratégies dans la quiétude de ce jardin. Que ce lieu rendu sacré par ma présence était le berceau de mes plus grands projets, le cœur de mon royaume. J’ai vu le monde, les terres gelées, ressenti leur froid mordant. J’ai asservi le désert, conquis les montagnes. Pourtant, chaque victoire m’évoquait ton nom. Chaque voyage me menait invariablement à toi. Ils ont toujours vu en toi mon confident, mon inspiration. Rien n’est pourtant plus faux... J’essayais simplement de te comprendre. Je ne cessais de me demander pourquoi il ne t’était jamais venu à l’idée de quitter ces lieux. Pourquoi, alors que l’érable te ravissait peu à peu le soleil, tu restais stoïque. Pourquoi, tu ne préférais pas la mort à l’immobilité. J’ai demandé, on m’a dit qu’il s’agissait là de ta nature. Du fait que tu es une plante. Mais je vois le blé s’en aller vers d’autres champs, le bambou tracer d’étonnants chemins. Le pissenlit prendre son envol. Pas toi. Toi, tu restes ici comme un vieux fils de paysan, accroché à ton lopin. Tu trônes ici, nourri par la boue et la fange, et pourtant tu rayonnes de pure délicatesse. Pourquoi ? Pourquoi restes-tu ici dans l’ignorance, si paisible quand un monde à conquérir t’attend hors de ces murs ? Pourquoi t‘épanouis-tu sans faillir à chaque cycle quand je n’ai cessé de me flétrir ?
-Mon Roi, voyez ce jardin, il est le monde au centre duquel je siège. Chaque saison il change, se mue, jamais il n’est le même. Je pourrais demander à la curieuse corneille d’emporter ma graine, de m’aider à étendre mon royaume. À quoi bon pourtant ? Ainsi transporté ailleurs, ne serais-je pas pourtant le même ? Ne serais-je pas, une fois encore, le centre de mon monde ? Si je suis si paisible, mon Roi, c’est que je ne vois pas dans l’horizon de fin en soi. En ne cessant de le poursuivre, vous en avez oublié le monde que vous fouliez de votre pied. Ainsi, de ce jardin, je connais chaque être et l’infinie étendue de leurs nuances. J’en aime le voile argenté des matins de printemps comme le feu de joie qui s’empare de lui à l’automne. Que connaissez-vous, de ce monde qui vous appartient sinon ce que vous lui avez infligé. Vous êtes-vous seulement assis pour l’observer, le voir être sans vous et vous sans lui ? Car ce n’est qu’ainsi qu’il déploie sa beauté et s’offre à vous. Quand immobile, vous rendez les armes, cessant de le soumettre à votre volonté. Si vous vous êtes flétri, c’est que vous n’avez pas de sève, pas de racines. C’est que jamais vous n’avez appartenu à ce monde, vous ne lui avez rien offert de ce que vous êtes, vous vous êtes imposé. S’émerveiller, c’est s’arrêter. Mûrir, c’est ralentir. Pensez donc, si vous êtes le centre de votre monde où que vous soyez, n’est-ce pas vos contrées intérieures qu’il tient d’explorer ?
Tandis que je l’entretenais, le regard du vieillard s’est perdu dans son jardin. Il le dévore de ses yeux, silencieusement, donnant à chaque reflet, chaque ton de bleu, de gris le temps d’émerger de l’écorce bariolée ou il se cache. À chaque nuage qui passe ou s’en va, il découvre un paysage aux mille visages, aux mille lumières.
-Tu as peut être raison, Lotus. Il est trop tard alors, n’est-ce pas ? Quelle ironie, c’est quand le temps file d’entre mes plaies qu’il m’apparaît enfin pour ce qu’il est. C’est ce que je jalouse le plus chez toi. Cet éternel recommencement à chaque saison. Ton immortalité.
-Mon Roi, croyez-vous vraiment que je sois celui que j’étais l’automne dernier ? Je suis moi aussi, en train de mourir. Le froid des nuits d’hiver aura raison de moi. Nous sommes semblables vous et moi, mais nous renaîtrons.
-Nous serons réincarnés ? Je ne comprends pas Lotus.
-Quand le froid gèlera ma sève, boursouflera les rhizomes, j’éclaterais en une multitude de fragments minuscules, je coulerais lentement au fond de cette mare jusqu’à m’y décomposer. Cette graine que vous m’avez vu porter est tombée à mes pieds et en grandissant, c’est de moi qu’elle se nourrira. Ainsi, une part de moi l’habitera. Je serais elle, je serais l’eau qui la porte et tout ce qui l’entoure. La poussière de ce que je fus dans ce qui sera. Il en va de même pour vous. On ne meurt jamais vraiment.
Le Roi ne répond pas. Son regard s’est éteint et il s’effondre sans bruit. Doucement, son corps glisse dans l’eau. Dignement, cette dernière l’accepte en sa demeure.
Depuis ce jour dès qu’ici est prononcé le nom de celui dont le jardin porte le deuil, une feuille d’érable rougit.