Le loup, les moutons et la fouine

La radio s’éteignit, l’heure du couvre-feu sonnerait dans quinze minutes. En dehors du vaisseau, les dernières tentes étaient calfeutrées par des moustiquaires. Quelques coups frappés à la porte de la cabine.

— Entrez.

Blanco entre dans la pièce, droit, bras dans le dos, il me regarde de toute sa rigueur martiale. Face à lui, une historienne la trentaine tassée, recroquevillée sur sa tablette. Des notes éparses donnaient à la pièce un effet d’après tempête.

Il ne fit aucun commentaire sur le désordre de mon petit espace de travail/de repos.

— Samira…

— Tu peux lui dire que je rangerai la soute demain.

Son regard est dur, il n’aime pas être interrompu. L’habitude d’avoir un temps de parole dédié.

— Je ne suis pas venu te parler de ça.

Curieuse, je lève le nez de mon carnet de notes.

— Samira ne trouvera rien en cherchant au hasard et elle est remontée contre toi.

— Elle l’est toujours.

Il a un tic nerveux quand il est content, un sourire qui étire un seul coin de sa bouche tandis que tout son visage se contracte pour se rigidifier. Blanco ne sourit jamais, c’est dommage car avec son teint ocre et ses yeux clairs, un sourire ferait chanter ses rides de joie aux coins du regard.

— Non. Cette fois, c’est différent, insiste-t-il.

En quoi serait-ce différent ? N’était-ce pas devenu une coutume de bord ? L’usage voulant que Samira s’en prenne à sa sœur dès qu’elle débarque sur une nouvelle planète. Un rituel bien rôdé.

Le soldat fait un pas de plus, trouvant du courage dans mon silence. Je n’aime pas cette promiscuité. Signe qu’il n’était pas le bienvenu, je lorgne mollement vers mes documents semés à la volée et n’esquisse pas le moindre mouvement supplémentaire. Je ne rangerai pas pour lui.

— Tu l’as défiée. Devant nous tous.

— Elle m’y a poussée.

— C’est la même chose, dit-il en soupirant.

Son corps tout entier se détendit. Il se pencha, tout à coup assit sur ma couchette, juste à côté de moi et de mon carnet. Froissant mes calculs savants de son postérieur musclé. Il m’apparait petit et maladroit sur ce lit bas de plafond.

Je referme mon livre sèchement.

— Vous devriez vous parler.

Il repère mon expression outrée.

— Vraiment vous parler. La famille…

Il ne finit pas sa phrase, mais je comprends ce qu’il essaye de me dire.

— Elle t’a envoyé récupérer des informations sur où chercher ?

— Non, mais j’apprécierais que tu m’en donnes tout de même.

Il s’interrompt de lui-même. Ce soldat avait appris l’emphase ?

— Tu vois, je ne pense pas à toi ou Samira.

Nouveau silence. Si j’étais juge de son éloquence, je dirais que ce silence était de trop. Le chouilla qui ne sert à rien. C’est le coulis de caramel rajouté à la dernière minute sur la tarte tatin. C’est trop sucré.

— Je le fais pour l’équipage. Je le fais pour rentrer plus tôt chez moi.

Magnifique répétition. Voilà une technique facile, très efficace. Sa rhétorique n’est pas si mauvaise. Le loup sait s’y prendre pour entrer dans la bergerie, ‘y a pas à dire !

— Tu essayes de m’avoir à la culpabilité…

Son visage affable se tend. Touché !

— Penses-y, d’accord ? Vos disputes entre sœurs…

Il s’arrête, reprend

— Ça ne devrait pas nous coincer sur cette planète. Nous tous, précisait-il.

Il avait si bien appris ses leçons d’éloquence, que je me devais de luis céder un os. Au moins un :

— Moi non plus, je n’ai pas spécialement envie de rester plus que prévu au milieu de cette jungle.

Capitulation trop facile. Voilà ce que ses yeux me disent.

— Mais si tu veux t’assurer de ma coopération, apporte-moi un yaourt à la cerise la prochaine fois.

Coulé !

Il se lève, me salue et s’en va. Après son départ, je remarquais un pad sur ma couchette. Une fois branchée sur mon propre appareil, je reconnus aussitôt les cartes topographiques. Une flopée de photos prises lors de leurs excursions inutiles dans la brousse. Blanco avait anticipé mon refus. Le bougre est doué.

 

Après avoir trouvé Ventris IV,  j’avais étudié la configuration planétaire. Une étape évidente avant de se lancer à l’assaut d’une planète. Je m’étais assurée de trouver des éléments concordants, que les livraisons soient bien faites sur cette planète en dernier ressort. Je me serais trouvée bien bête de faire atterrir un vaisseau et tout son équipage sans être certaine que cette planète n’était pas, juste, un port avancé servant d’intermédiaire avec sa planète d’origine. Se faisant, les registres révélaient l’existence d’un unique spatio-port. Une aubaine.

 

Les spatio-ports sont construits sur des espaces stables, souvent un plateau calcaire, excluant les zones volcaniques, les zones humides, etc. Tout ça pour éviter qu’un raz-de-marée ou un séisme ne vienne enterrer plusieurs centaines de milliards de crédits d’investissement.  Chercher des plateaux rocheux, stables, pas de faille, pas de poche d’eau ou de gaz... Une évidence pour n’importe quelle bidasse sur ce vaisseau.

Mais cette planète a une autre particularité : les océans ne couvrent que trente-quatre pour cent de sa surface. Des plateaux rocheux, il y en a à la pelle. C’est là qu’une historienne révèle son utilité.

 

J’ai retrouvé Ventris IV grâce à des poteries. Pas n’importe quelles poteries. De tout l’équipage, j’étais la seule à connaître l’exact composition de la terre dont elles étaient faites et d’où elles provenaient. Car le nom de la région et du potier en révélaient beaucoup pour un œil avertis. Bonus, je connaissais également les principales villes de la planète.

Pour synthétiser : je pouvais retrouver les principaux centres économiques, les zones d’extractions de matériaux et par déduction, repérer le spatio-port. À… Trois hypothèses près.

Ça ne fait que trois villes à visiter. Et si spatio-port il y a, nous serons assez vite fixés. Un cargot spatial à l’abandon, ça ressemble à une petite montagne couchée sur une chaise longue. Immanquable.

 

Question finale : suis-je vraiment obligée d’en parler à Blanco ? Qui en parlera à Samira. Qui ira pêcher ce qui l’intéresse dans mon dos et qui reviendra telle une conquérante. Je vais y réfléchir en rangeant la soute…

 

Au petit matin, Samira embarqua le scoot et presque la moitié de tout l’équipage. Ne restèrent dans le campement que les fonctions supports : médecin de bord, techniciens, logisticiens et l’historienne.

Il était temps d’aller ranger la soute.

 

La journée défila au rythme des caisses à ranger et à inventorier… De quoi me faire oublier avec quel aplomb le capitaine avait emporté son équipage tout entier vers une destination dont je ne savais rien. Bizarre, n’est-ce pas ? 

A la fin de ma mission ingrate et sortant le nez dehors, je constatais le retour du scoot.

 

Victorieuse, Samira se pavanait devant sa cour. Elle revenait avec une embarcation remplie à ras-bord. De son perchoir, elle osa un regard vers moi. Son sourire carnassier tout gorgé de sang frais, Samira exultait.

Ma sœur n’étant pas du genre à savourer une victoire en silence, elle fit savoir à tout son équipage d’où venaient les bonnes idées : du lieutenant Blanco, bien sûr.

Formidable travail Blanco ! Un vrai esprit d’équipe ce Blanco ! Toujours de bonnes idées !

 

Je m’étais faite avoir par un programme espion dissimulé dans le pad. Le loup avait été plus malin que moi. Hélas, je dois bien l’avouer. Je ne suis pas très douée avec la technologie.  Même si je m’en doutais un peu.

 

C’est pourquoi je prends l’essentielle de mes notes les plus importantes sur papier. Mes carnets seraient une mine d’or pour l’entreprise de mon père ! Après tout, ils contiennent l’essentiel de mes recherches sur Nassirya.

Udyr rêverait de mettre le pied sur la célèbre Nassirya, première de toutes les colonies spatiales, fille protectrice de la planète Terre. L’héritière de la conquête spatiale. Ce n’est pas rien.

La disparition de Nassirya des milliers d’années auparavant coupèrent toutes les colonies de leur patrie d’origine. Nassirya devint une civilisation mythique. Un rêve d’archéologue et d’historien. D’un point de vue historique, la redécouverte de Nassirya, de ses vestiges, serait inestimable. Les colonies innombrables ont perdus dans la trame de l’histoire et de la distance bien des savoirs acquis sur Terre, acquis pour Nassirya. Si la Mérawen mettait la main sur Nassirya et toutes ses richesses technologiques et scientifiques…

Il se peut qu’elle devienne plus puissante que des empires ! Je n’ose pas même y penser tant ça me faire peur. Pourtant, je continue mes recherches.

 

Pour ce rêve, je suis prête à explorer toutes les planètes perdues aux confins de la Voie Lactée, pourvu que ça me rapproche un tant soit peu de Nassirya. Je suis prête également à supporter de voir ma sœur piller des tombes pour le profit familial… Ou plus exactement, celui de mon père et le sien. Je ne tire qu’un maigre salaire de ces affaires.

Non, ce que j’obtiens à chaque expédition : ce sont des indices. Des heures payées par la Mérawen pour fouiner dans les registres des chambres de commerce, les collections et archives privées et même les coffres des organisations militaires interplanétaires.

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Liné
Posté le 14/11/2022
Hello !

J'aime beaucoup l'idée de la relation entre sœurs. Elle me semble pour le moment houleuse, mais comme peuvent l'être les relations familiales de ce type. Pour le moment, j'y vois pas d'enjeu intergalactique, ce sont surtout des problèmes de longue date et en lien avec leur place hiérarchique. Je comprends la frustration de Sahar, et en même temps je rejoins Blanco quand il explique que les relations personnelles ne doivent pas envenimer tout le monde.

Ah, ce que j'ai pas dit c'est que j'ai une formation d'archéologue... Donc le travail de Sahar me parle forcément !
Dodonosaure
Posté le 22/11/2022
Merci pour ton commentaire

Je pense que tu as saisie l'essence de cette relation.
Même s'il y aura encore quelques surprises à ce sujet.
Blanco est particulier, l'important ce n'est pas tant l'argumentaire qu'il déploie pour convaincre, mais les intérêts cachés derrière, non ?

J'essaierai de ne pas dire trop de bêtises en matière d'archéologie alors... (La pression !)
Edouard PArle
Posté le 02/11/2022
Coucou !
J'ai beaucoup aimé le dialogue avec Blanco, les petits détails et constations sur leur interaction. C'était très précis et stratégique, un régal à suivre. Le bougre se débrouille bien, ça ne m'étonne pas qu'il ait fait l'agent double. J'espère qu'on va reentendre parler de lui dans les prochains chapitres. En tout cas je le plains à jouer le médiateur entre deux sœurs pas commodes.
Je poursuis ma lecture !
Dodonosaure
Posté le 22/11/2022
Blanco, médiateur... Ah, oui, il en est capable. De là à vouloir le rester... :)

Merci pour ton commentaire !
Zlaw
Posté le 29/10/2022
Rebonjour Dodonosaure !


Intuitivement, je diviserais ce deuxième chapitre en 2 parties : l'interaction avec Blanco d'une part, puis l'exposition des motivations et objectifs de la narratrice de l'autre.

La conversation était étrange, pour moi. Je suis très très mauvaise en signaux non verbaux, donc comme les deux personnages font l'effort de n'en montrer que très peu, ça ne m'a pas aidée. xD Je ne sais pas si c'était voulu, mais je ne sais absolument pas sur quel pied danser avec Blanco. La façon de le décrire de Sahar est curieusement contradictoire, d'une certaine manière. Elle arrive à former des tournures négatives avec des termes positifs, et inversement. Je ne sais pas si elle l'apprécie ou le tolère, ou même s'il la laisse carrément indifférente. Je ne sais pas si elle a pitié de lui pour être sous le joug de sa sœur, ou bien lui en veut d'être son sbire. Est-ce que son rang de militaire l'impressionne, l'effraie, ou la dégoûte ? Elle le laisse tout de même rentrer dans ses quartiers, et lui donner des conseils familiaux qui seraient déplacés de la part d'un inconnu. Je présume donc qu'ils se sont au minimum rencontrés il y a longtemps, et que même s'ils ne sont en contact que par leur professions respectives, ils ont des interactions au moins semi-personnelles au compteur. En ce qui me concerne, le jury reste ouvert sur ce personnage. Malgré son apparente "trahison" au final, ses intentions ne m'ont pas parues néfastes pour autant. Vouloir rentrer chez soi, et que le reste de l'équipage puisse en faire de même, ça ne paraît pas déraisonnable. Sahar parle de chantage, mais je trouverais presque curieux qu'elle n'ait pas cette considération en tête d'elle-même en premier lieu. Affaire à suivre. Jusqu'ici la narratrice semble un peu esseulée, et ça me paraîtrait dommage qu'elle n'ait aucune allié.

Quant à son ambition de trouver la mystérieuse Nassirya, c'est une information importante à placer au début de l'histoire, en effet. Ça justifie la façon dont elle s'écrase devant sa sœur, ce qui a mon avis n'est pourtant pas strictement nécessaire pour elle. Mais comment va-t-elle se débrouiller pour atteindre son but si elle souhaite parallèlement le garder hors de portée de sa famille ? Sachant que pour le moment, elle exploite justement les ressources de sa famille pour ses recherches... La situation initiale se met en place.


À bientôt ! =)

P.S.: ramassage de trois petits coquillages sur ta plage :
"assit" -> "assis"
"chouilla" -> "chouia"
"œil avertis" -> "œil averti"
Dodonosaure
Posté le 29/10/2022
Tu poses beaucoup de questions très justes.
La situation de Blanco est vraiment spéciale, il se retrouve forcément coincé entre les deux soeurs. Samira ne l'avouera jamais, mais elle ne peut pas ramener des reliques sans l'aide d'une boussole. Sahar est une boussole.
Quant à Blanco, il se retrouve sur ce vaisseau, à faire le lien entre le capitaine et l'équipage. Forcément, ça le met dans une situation compliquée.

Merci pour tes corrections ! J'en prends note.
MrOriendo
Posté le 20/10/2022
Hello, c'est encore moi !

Je n'ai pas pu résister, j'ai enchaîné ma lecture.
Deuxième chapitre tout aussi prometteur que le premier, Blanco a l'air d'un personnage dont il faut se méfier. D'accord, il agit sans doute au nom du bien-être de l'équipage (c'est ce qu'il affirme en tout cas), mais il m'a l'air bien retors le bonhomme.

Je vois sur le commentaire de Dragonswing que tu cherches où placer la première mention de Nassirya. Puis-je me permettre une suggestion ?
Je trouve que tu passes un peu vite sur le rangement des soutes, pendant tout le premier chapitre c'est un point de cristallisation qui symbolise le conflit entre Sahar et Samira. Et là... rien. Elle va ranger, la journée passe, c'est fini, Samira rentre.
C'est presque un peu décevant. On s'attendrait à voir Sahar pester, mais surtout je pense que c'est une excellente occasion pour caser ce petit bout de lore sur Nassirya. C'est vrai, un peu d'exercice physique, ça invite à laisser divaguer ses pensées. Ce pourrait être le bon moment pour poser une introspection sur les raisons de sa venue, ses objectifs, sa frustration parce-que sa soeur ne la comprend pas, l'empêche d'avancer efficacement dans ses recherches...

C'est juste une idée, fais-en ce que tu veux.
En tout cas, j'aime toujours autant ta plume et cet univers, et j'ai envie de savoir ce que Sahar va découvrir !
Dodonosaure
Posté le 29/10/2022
Le rangement des soutes, j'y penserai !
D'un côté, les deux éléments sont très différents l'un de l'autre et ... étroitement liés. Trouver le juste équilibre sur ce genre de chapitre et poser les bases, c'est compliqué.

Merci de ta suggestion
Dragonwing
Posté le 01/05/2022
Bien joué, Blanco, il faut l'avouer... mais une ruse pareille, ça ne marchera qu'une fois. J'espère qu'il est au courant que Sahar ne lui fera plus confiance et qu'elle ne risque plus de lui donner des indices contre son gré à l'avenir. (Juste une question : Blanco, il serait bien fils unique, non ? (¬‿¬) Parce qu'il n'a pas l'air de bien comprendre les enjeux d'une guerre fraternelle.)

Je suis très intriguée par cette première mention de Nassirya. Ça aide beaucoup à comprendre Sahar et ses vraies motivations. Par contre, je ne pense pas que j'aurais mis cette explication en fin de chapitre. Ça rend la chute assez abrupte.
Dodonosaure
Posté le 21/05/2022
J'y réfléchis aussi, justement. J'ai besoin de faire comprendre au lecteur que le personne n'est pas là uniquement pour le salaire et la position dans l'entreprise familiale. Et en même temps, je ne trouve pas d'autre moment propice pour l'expliquer... Merci d'avoir mis le doigt dessus !
Dragonwing
Posté le 05/06/2022
Peut-être plus au chapitre suivant, à la suite d'une remarque que pourrait faire Channyr ou Valère ? Ils pourraient lancer le nom de Nassirya au détour d'une conversation.
Grisélidis80
Posté le 11/09/2021
Pour l'instant, j'aime bien le scénario et j'avoue que je l'ai lu par défi, car généralement, je préfère les romans historiques, les policiers et la fantasy/le fantastique.
En plus, point positif, je n'ai pas vu de fautes d'orthographe et le texte est agréable à lire.
Dodonosaure
Posté le 11/09/2021
Si tu as passé un bon moment, j'en suis très heureuse. Merci Grisélidis80.
Lupin
Posté le 10/09/2021
Des moustiques, encore des moustiques ! Décidément, on ne s'en débarrassera jamais.

On retrouve avec plaisir le même humour, le même cynisme, et le synopsis de base est posé. Pas mal pour un 2eme chapitre :)

Vraiment pas grand chose à ajouter dessus, j'ai juste noté quelques fautes d'orthographe/inattention.

PS : j'adore le titre des chapitres.
Dodonosaure
Posté le 10/09/2021
♥ Merci Lupin !

Et oui c'est un premier jet, je ne me lance dans une relecture qu'une fois le texte complet écrit. Sinon je réécris en permanence et je n'en vois jamais le bout.
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