Le marchand de sable
Ça faisait des mois qu'on vantait à Alois les mérites de la Corse. Paysage magnifique, soleil écrasant, très bonne bouffe... Jusque là, il donnait raison à ses collègues. Depuis une semaine, il ne s'était pas passé un jour sans qu'il se gave de sandwich au lonzu ou coppa avec du fromage en guise de beurre ; il vivait en short et t-shirt et devait se retenir de photographier les mêmes coins pour la centième fois.
La seule chose qui le hérissait, c'était la foule, il rêvait d'une bronzette sur la plage en tête à tête avec lui-même. Il avait essayé de se mêler aux touristes, se répétant que certains supportaient ça tous les ans et qu'ils n'en étaient pas morts.
Alors certes, il avait pris son pied en matant les filles en bikini, mais ça ne suffisait pas à oublier les marmots et leurs cris, les grands-mère en maillots deux-pièces, les bedonnants, les familles se partageant un pique-nique, la forêt de parasols cachant l'horizon...
Non vraiment, une fois lui suffisait. Fort heureusement, le gérant de là où il logeait avait pu lui conseiller « un petit coin isolé et parfait ».
Alois quitta son hôtel en milieu de matinée, toutes les indications en main, et finit par tomber sur une crique paradisiaque en contrebas, après un quart-d'heure de marche à travers les broussailles. Pas un chat, une eau bien bleue, du sable bien jaune, un horizon dégagé ; la journée promettait d'être idéale. Il descendit le plus précautionneusement possible, abandonna ses baskets une fois en bas et alla installer sa serviette. La plage ne chauffait pas encore trop entre ses orteils, il devina que si ça risquait de taper en plein midi, les roches lui apporteraient ensuite toujours assez d'ombre.
Debout, poings sur les hanches comme un super-héros, il admira un petit voilier au loin. Ses lunettes, sur le haut de son crâne, empêchaient ses cheveux de lui gâcher la vue. Il vérifia l'état de son bronzage – loin d'être merveilleux mais, au moins n'avait-il pas choppé de coups de soleil – puis se demanda si ça lui ferait plaisir d'amener Marie ici l'année prochaine.
Marie, sa jolie collègue depuis un certain temps. Marie qui l'avait embrassé quelques jours plus tôt à un after-work. Il se souvenait du délicieux parfum de nicotine dans son haleine et, sur le coup, il l'aurait bien entraîné dans sa chambre.
À moins qu'il n'assume son mauvais comportement et retourne vers Maximilien.
Marie, c'était la belle surprise d'un soir dans une période morose. Maximilien représentait un peu plus ; des soirées douillettes, plusieurs années d'amour, des petites attentions comme des nuits exténuantes. Après, avec Maximilien, il s'engageait dans la routine, la vie posée ; aimer Maximilien à son retour de Corse, se faire pardonner son écart avec Marie, c'était se décider à assumer sa trentaine et faire un gros doigt aux gens de la Manif pour tous.
Ce dernier point lui plaisait beaucoup.
Sur un soupir, Alois se mit en maillot de bain et courut dans l'eau pour se changer les idées.
Il plongea et nagea jusqu'à en avoir mal aux bras, avant de repartir où il avait pied pour barboter. Il adorait abandonner son corps au rythme des vagues, cherchant des coquillages quand il pouvait toucher le fond.
Au bout d'un moment, impossible de faire taire la sale impression d'être observé, il se retourna. Il n'y avait personne sur la plage, par contre un gamin l'observait du haut des rochers.
Après plusieurs longues secondes de silence, Alois lui adressa un geste de la main, espérant se montrer aimable sans pour autant l'encourager à le rejoindre. Le gamin dit :
Vous devriez pas être là, m'sieur.
Puis il tourna les talons et décampa.
Sale gosse.
Il rentra en fin d'après-midi, affamé, collant de sel et la peau encore chaude. Il avait médité durant sa sieste, retournée sa situation dans tous les sens et décidé de téléphoner à Maximilien.
Salut Alois, répondit-il sans paraître surpris. C'est bien la Corse ?
Ça manque de toi.
Le soupir de Maximilien le fit grimacer. Quand tout allait bien, c'était le genre de réplique qu'il appréciait. Il disait qu'il ressemblait à un petit zonard trop certain de son charme, que ça le rendait assez immature pour qu'il le trouve mignon.
Désolé, Max, se reprit-il en espérant qu'il ne raccroche pas. Mais c'est vrai, j'ai envie de te voir.
Ses yeux cherchèrent un appui rassurant dans sa chambre, mais il n'y avait rien d'intéressant Il avait lâché son sac sur la moquette et sa serviette encore humide y faisait déjà une tache ; le mobilier était d'une triste sobriété, les rideaux d'une couleur indéterminée et même la vue ne valait rien du matelas où il s'était assis.
Il va falloir qu'on ait une discussion sérieuse.
Tout ce que tu veux, répondit Alois. Je peux rentrer plus tôt.
Il voulut se lever pour voir le soleil se coucher sur la ville, mais il se sentait trop las. Ses muscles rompus par la nage et l'inactivité refusèrent de le porter et il n'insista pas. Sa main, par contre, serrait son portable comme si ça pouvait le rapprocher de Maximilien.
Non, grommela Maximilien. Profite de tes vacances. Ça me charme pas, cet accès de culpabilité à dix-neuf heures.
Ça le blessa plus qu'il n'aurait osé l'admettre. Comme s'il avait deviné – Maximilien devinait toujours, c'était la première chose chez lui qui lui avait inspiré une profonde tendresse – il ajouta d'un ton radouci :
Je t'aime, Alois, mais c'est une étape très importante. Si je te pardonne, ça va devenir plus sérieux entre nous. Si tu le sens pas, alors ce sera mieux pour nous deux qu'on arrête là. On va prendre le temps d'y réfléchir, posément, encore quelques jours. On discutera à ton retour.
Alois murmura un assentiment, broda sur la perfection de ses vacances quand Maximilien essaya de poursuivre une conversation ordinaire, mais ressentit un vide douloureux quand il raccrocha.
Il l'aimait aussi, plus que Marie c'était évident, mais l'aimait-il assez ?
Il balança son téléphone sur l'oreiller, bascula en arrière un moment et, quand il en eut marre de ruminer, réessaya de se lever.
Ce fut une tentative pitoyable, qui le mit mal à l'aise. Il n'avait jamais eu ce qu'on appelait « les jambes lourdes » mais c'était exactement ce qu'il ressentait. Il traîna ses pieds comme deux poids jusqu'à la cabine de douche. Là, tandis que le jet brûlant lui relaxait le dos et les épaules, il se massa les mollets sans savoir si c'était utile.
Finalement, épuisé d'avance à l'idée de descendre trouver à manger, il retourna à son lit où il s'écroula nu, presque essoufflé.
Il aurait dû s'inquiéter, peut-être, mais le sommeil le gagna trop vite.
Au petit matin, il se sentait très en forme, seulement affamé. Il bascula ses jambes au sol en s'étirant, le cœur plus léger, réalisa-t-il, que depuis un moment. C'était clair, Maximilien lui pardonnerait ! Il avait encore du sable collé sur les jambes, malgré sa douche de la veille, et eut l'impression de passer un bon moment à tout enlever avant de s'habiller.
Malgré son appétit, il ne mangea presque rien. Il tâcha de se convaincre que c'était à cause du pain (sûrement rassi) et de la qualité du café (insipide) mais le fait était qu'après une simple gorgée, il s'était senti ballonné. Non, plus que ça, plombé de l'intérieur. Il décida de l'ignorer : c'était pas en Corse qu'on choppait un virus exotique, ce ne devait pas être grave. C'était encore une magnifique journée ; il remonta chercher ses affaires de plage, acheta un sandwich sur la route et retourna à la crique.
Descendre les rochers se révéla beaucoup plus dur que la veille. C'était ses pieds, cette fois-ci, qui lui paraissaient coulés dans du plomb. À mi-chemin, il comprit qu'il faisait une bêtise. Il aurait dû se coucher ou filer voir un médecin. Il regarda au-dessus, au chemin parcouru qu'il lui faudrait reprendre, et une énorme lassitude lui tomba dessus.
Il avait sommeil. C'était stupide, mais il crevait d'envie de dormir.
Le soleil lui piquait la peau et pesait sur ses paupières ; il avait la gorge sèche, le souffle court et s'écroula sur le sable plutôt qu'il n'y sauta. Il développa des efforts surhumains pour étaler sa serviette dans une zone d'ombre et s'y allonger comme si de rien n'était, casquette sur les yeux.
Peut-être pouvait-il appeler un docteur d'ici ? Mais il s'endormit avant de se décider.
Ce fut les fourmis dans ses jambes qui l'arrachèrent au sommeil. Il grogna d'abord, bougea en espérant qu'elles partent, mais la sensation se fit de plus en plus envahissante. Ça lui remontait dans les genoux et lui contractait les muscles. Il finit par ouvrir les yeux et se figea de stupeur, la bouche ouverte.
Ses mollets étaient comme sillonnés de veines gonflées. Sauf qu'elles étaient plus petites, plus fines, et blanches. C'était comme du blanc d'œuf, songea-t-il dans un état second ; s'il le perçait, un liquide gluant lui coulerait sur les doigts. Il essaya de bouger les jambes mais n'y parvint pas ; ses pieds restèrent profondément enfouis sous le sable.
Il voulut toucher mais c'était comme effleurer du papier de verre. Il respira longuement, calmement, essaya de se raisonner.
Il rêvait, forcément.
Mais les fourmillements n'arrêtaient pas. Alois se pinça, fort, bien décidé à se réveiller. Il pressa la peau de son avant-bras entre le pouce et l'index.
Son pouce tomba.
Il se détacha dans un nuage de grains de sable et tomba par-terre où il se désagrégea.
Alois hurla et se démena pour bouger. Poussant sur ses bras il parvint à arracher ses pieds du sable ; mais il n'avait plus de pieds. Et les veines pompaient, pompaient, remontant déjà à mi-cuisse, et sa jambe s'effritaient progressivement.
Il voulut se frotter le visage ou s'arracher les cheveux, tout pour se réveiller, mais ses doigts s'écrasèrent contre son front, arrachèrent des mèches qui devinrent du sable qui lui rentra dans les yeux.
Il ne voyait plus rien. Sa bouche s'ouvrait mais il vomissait du sable au lieu de crier. Il tendit ses moignons, cherchant de l'aide, et une main immense se referma sur son coude.
Une main brûlante, grêlée, dont les ongles s'enfoncèrent dans sa chaire, l'anéantirent, avant de fourrager dans son buste.
Alois s'enfonça dans la plage qui lui rentrait dans le nez et la bouche, dans les oreilles et les yeux, par les trous dans ses épaules, circulant dans ses veines, traversant son œsophage.
Vous auriez pas dû rev'nir, m'sieur.
Pourquoi le gérant l'a envoyé là-bas ? Et qui est l'enfant ?
En tout cas, c'est fluide et on est bien prit dans ton histoire.
Nascana
J'ai beaucoup aimé, on dirait une de ces nouvelles dans le bouquin Contes Glacés, avec ce côté fantastique sans explication. Bien flippant, comme il faut ! Je crois que je me répète,aussi par rapport aux commentaires des autres haha...
Bravo et bonne chance pour le concours :D
Oh bah non faut pas être dégoûtée de la plage 8D C'est rien d'horrifique c'est... un retour aux sources, une façon de ne faire qu'un avec la nature... C'est une nouvelle très philosophie hippie en fait (comment ça, je ne suis pas convaincante ? :p)
"Contes glacés" ? Ca ne me dit rien. Mais je suis bien contente si mon texte t'a plu ! (et ne t'en fait pas, on se répète pas mal en concours de nouvelles, c'est plutôt normal ahaha)
Biz !
D'un coté, c'est bien que ce soit une énorme surprise justement. Avec tout ce qui lui occupe la tête, son boulot, ses histoires de coeur surtout, les vacances, tout ce qu'il y a de plus "normal" en fait, on peut pas s'attendre à ce qu'il se transforme en sable xD la description est très bien faite ! et ça laisse un tas de questions en suspens. Il ne doit pas être le premier ni le dernier à se perdre là-bas (c'est peut-être uniquement des gens d'ailleurs cette plage) et comme il est dans une période de réflexion, je me suis demandé si c'était une condition prérequise pour se transformer en sable.
De l'autre, tout est justement tellement normal qu'il y a au final peu de temps pour l'aspect surnaturel. J'aurais beaucoup aimé le voir développé un peu plus ^^
Arg mon ordi a bugué et n'a pas gardé ma réponse... Bref je t'y disais que j'étais entièrement d'accord avec ton point négatif. Si j'avais écrit ce que je voulais initialement, la nouvelle aurait été beaucoup trop courte (mais l'histoire d'amour et ses réflexions n'auraient pas existés)
Je suis tout de même contente d'avoir pu éveiller ta surprise !
Merci Jam <3
Ça fait longtemps que je dois revenir te lire, et j'aime toujours autant ta façon d'écrire, alors il va falloir que je me magne les fesses haha
Bonne chance pour le concours !
Du coup moi j'aimais pas Alois, donc je suis bien contente qu'il lui soit arrivé de la merde, eh ouais ! Aucune compassion pour les gens qui se changent en grain de sable, c'est comme ça.
En tout cas, j'ai bien aimé tout ce côté un peu fantastique-horreur, même si être changé en grain de sable me semble être assez cool si on compare à d'autres choses. Du coup, je me demande qui est ce gosse qui a l'air de savoir parfaitement ce qui se passe sur cette plage, c'est son histoire à lui que je veux maintenant ! Qu'est-ce qu'il fait ? Est-ce qu'il est vraiment marchant de sable ? Il vend les gens en souvenir ? Brrr.
Bravo pour cette nouvelle ma Claquounette, on retrouve bien ton style et ça me plaît toujours autant <3
Ah tu as pensé à des trucs plus cools que moi pour ce gamin ! Je l'imaginais très au courant (enfin, sa maman l'était, et il aurait répété ce que disait sa maman) mais j'avais pas vu plus loin (la magie des nouvelles...). Je pense qu'il a une vive en animal de compagnie :p
Merci Lethé !
J'aime bien la transition de la réalité ordinaire des vacances, avec les pensées amoureuses d'Alois, à une horreur qui surgit d'un coup, à un moment où on ne s'y attend pas.
Ton style et les descriptions détaillées que tu fais, soit des lieux (hotel, plage), soit des sensations, et à la fin du corps d'Alois, tout cela est bien écrit et précis.
Merci pour cette histoire.
A plus
Chris
J'ai vu que tu avais publié une nouvelle, est-ce qu'on te verra sur le forum à l'occasion ?
Merci beaucoup pour ton commentaire (aha si tu savais... Le cadre nouvelle me fait du bien parce que j'ai une tendance à trop décrire les lieux et paysage. J'apprends à me restreindre, à garder le minimum syndicale (ou le minimum qu'il me plaît de partager) du coup ça me fait sourire que tu aies trouvé ça précis :) )
Merci pour ta lecture !
l'horreur! j'ai flippé! j'étais là, en train de trembler de tous mes membres et j'ai failli pleurer de peur.
La fin est tellement... bizarre! ça fais flipper!!!
tu fais vraiment peur avec tes histoire!!!!!
Bon, c'est super , on kiffe mais on a sourtout peur!!!
Alors, si je peux voter (comme j'en ai écrit une pour le concour je ne sais pas), je sais pas qui voter puisque toute les histoire font peur!!!! (en tous cas, je gagnerai pas mais je me suis bien amusé à l'écrire!)
Super!!! vraiment! On flippe et on en redemande.
Pardon, c'était tellement nul... la blague tentante....
Hello Sarah !
Eh bien, je ne pensais pas déclencher une telle réaction, merci pour ton retour plus qu'enthousiaste :) Mais bien sûr que si tu pourras voter ! (quand les votes seront ouverts, bien sûr)
Et ne dis pas que tu ne gagneras pas, je trouve super que tu aies essayé et soit sûre que je passerai sur ta nouvelle au bout d'un moment uhu
Je ne raconterai pas le gobage sableux de prochains malheureux mais je prends note ahahaha Encore merci !
Pour une nouvelle horrifique, ça c'en est bien une ! J'en ai froid dans le dos, soleil corse ou pas o.O C'est d'autant plus choquant que tout le début est normal, avec les considérations touristiques et les problèmes du coeur du héros, auquel on s'attache bien... Bon, l'avertissement du gosse met la puce à l'oreille, mais on ne s'attend pas à ça, absolument pas ! Puis j'aime bien le fait qu'il n'y ait pas d'explications, juste... l'horreur.
C'était donc très réussi tout ça !!
Je suis très heureuse si ça t'a fait frissoné en dépit de ce beau soleil, Rim ! Merci pour ton retour !