Le Meilleur Était A Venir

Par Anna369

 

- La voilà, la voilà qui arrive ! dit Mireille tout en regardant à travers les stores.

Raymond s’avance, la tête haute et le pas régulier, vers la porte d’entrée. On sonne. Il ouvrit aussitôt la porte et s’écarta pour laisser passer une femme brune aux cheveux attachés en un épais chignon, épaules relevées, dans la quarantaine, drapée dans un long manteau noir et tirant une grosse valise grise derrière elle.

Mireille l’invita à s’asseoir à la table à manger dans le salon. Elle avait mis pour l’occasion sa jolie nappe pour invités, blanc cassé et brodée de fleurs turquoise. Elle disparut quelques minutes dans la cuisine, avant d’en revenir avec un plateau d’argent sur lequel étaient posés du thé glacé, trois verres et une carafe d’eau. 

Le trio s’assit, Mireille et Raymond tout sourire. Les épaules de la femme se détendaient.

- Bienvenue chez nous, Judith lui dit Raymond.

- Merci de m’accueillir. Vous me sauvez. Littéralement.

Après avoir bu quelques rafraîchissements, le couple amena la femme à sa chambre où elle s’installa.

C’était désormais officiel. Raymond et Mireille avaient désormais une colocataire. Celle-ci représentait une rentrée d’argent supplémentaire et ils en éprouvaient un grand soulagement. Surtout Raymond, qui peinait de plus en plus à subvenir à tous les besoins du foyer avec une pension de retraite qui ne faisait pas le poids face à une inflation généralisée. Mireille disposait également de sa petite retraite et participait activement aux finances du ménage mais elle s’accommodait bien mieux que son mari de la situation. Cette idée de colocation, c’était surtout celle de Raymond et Mireille, en bonne épouse, l’accepta.

Le premier soir, le couple invita Judith à partager leur dîner.

- Vous êtes courageuse de lancer votre propre activité dans le contexte économique actuel, affirma Raymond.

- Je ne sais pas si c’est du courage. Je compte faire ça en parallèle de mon emploi salarié. Je dispose donc d’un filet de sécurité au cas où cela ne fonctionnerait pas.

- Une activité de conseil, c’est ça ? s’enquit Mireille.

- Tout à fait. C’est celle qui ne nécessite pratiquement aucun apport en capital. Et puis maintenant, j’ai enfin la disposition d’esprit pour commencer. Comme je vous l’avais dit la dernière fois, mon divorce vient d’être prononcé récemment. C’est donc un tout nouveau départ pour moi. 

- Je suis désolée, dit le couple en chœur, ce qui fit sourire Judith.

- Merci. Tout le monde n’a pas la chance comme vous de tomber sur quelqu’un avec qui on passe cinquante ans et on en redemande. Les noces d’or, c’est comme ça que ça s’appelle, et les vôtres approchent, exact ?

- Exact ! répondit Raymond avec fierté. Nous avons l’intention de marquer le coup, n’est-ce pas ma chérie ?

Mireille, subitement mal à l’aise, hocha la tête en silence.

Une semaine s’écoula paisiblement pendant laquelle Judith partait travailler le matin et rentrait en fin d’après-midi. Elle retrouvait le couple de retraités qui s’occupaient chaque jour à des tâches différentes : jardiner, cuisiner, bricoler, coudre, regarder la télévision,…

Un soir, Raymond et Mireille dînaient tranquillement, leur poste de radio posé sur la table qui diffusait en sourdine une musique jazz, lorsqu’on sonna à la porte d’entrée. Etonné, le vieil homme alla ouvrir et se retrouva nez à nez avec une dame d’âge mûr, les traits tirés, petite, corpulente, les lèvres rouges, les yeux charbonneux et vêtue d’une longue robe à fleurs et d’un blazer beige. Avant qu’il n’ait pu prononcer un mot, Judith apparut comme par magie à ses côtés, un sourire jusqu’aux oreilles à l’attention de l’inconnue :

- C’est bon, c’est pour moi, je m’en occupe.

Judith, suivie de la dame, durent traverser le salon où Mireille, surprise par cette intrusion, posa ses couverts et interrogea son mari du regard. Ce dernier haussa les épaules. Les deux femmes s’enfermèrent dans la chambre de Judith d’où parvenaient échanges vifs, exclamations, rires et parfois, de longs silences. Une heure plus tard, la dame traversa de nouveau le salon, un sourire plaqué sur son visage dont les traits s’étaient apaisés.

Le lendemain, c’était au tour de deux autres personnes de venir rendre visite à Judith. Un jeune homme, la vingtaine, l’air perdu, les cheveux gras et en bataille, avait sonné un peu avant dix-neuf heures. Puis, à vingt heures, une trentenaire dynamique, à l’allure sophistiquée s’enferma à son tour avec Judith dans sa chambre. Dans le salon, Mireille était inquiète.

- Est-ce que vous aviez abordé ces visites tardives au moment de la signature du bail ?

- Je t’avoue que non, je n’y avais pas du tout pensé. Mais je vais lui en toucher deux mots. Rassure-toi, ma chérie.

Une fois la dernière visiteuse partie, Raymond appela Judith qui vint le rejoindre à la table à manger. Un peu à l’écart, Mireille pliait du linge propre sur le canapé.

- Cela fait déjà deux soirs que vous recevez plusieurs visiteurs et il me semble que vous ne m’aviez pas mentionné ce point avant de louer notre chambre.

- Ben si. C’est mon activité de conseil. Je l’ai officiellement démarrée.

- A partir de chez nous ?

- Oui, vous vous doutez bien qu’au démarrage, je n’ai pas les moyens de louer un bureau dédié mais dès que cela sera le cas, je le ferai.

- Et on parle de combien de temps, là ? Parce que ces allées-venues sont quand même très gênantes pour ma femme et moi. Nous aurions su cela avant, nous ne vous aurions pas loué la chambre.

- Oh non ! s’écria Judith d’un ton implorant. Ne dites pas ça ! Donnez-moi deux mois pour faire décoller un peu mon activité et ensuite, quoi qu’il arrive, je recevrai mes clients ailleurs.

Mireille leva la tête un instant de son tas de linge et demanda, une pointe de méfiance dans la voix :

- Et dans quoi conseillez-vous vos clients au juste ?

- Je propose des services de voyance et de délivrance des mauvais sorts.

Interloqué, le couple ne sut plus quoi dire. Fière de son effet, leur colocataire rejoignit sa chambre.

Les jours défilaient comme les clients de Judith. Son carnet de rendez-vous s’emplissait à vue d’œil. Le vieux couple voyait passer chaque soir dans leur salon des gens de tous âges rejoindre Judith dans sa chambre et en ressortir de bien meilleure humeur que lorsqu’ils y étaient entrés. Interpellé par ce phénomène, Raymond profita un soir de l’absence de Mireille partie visiter sa sœur pour en savoir plus.

- Que dites-vous à tous ces gens ?

- Les gens ont besoin d’espoir. Je leur dis tout ce qui le leur redonne.

- En gros, vous leur dites ce qu’ils veulent entendre.

- Y a-t-il un problème à cela ?

- Vous donnez peut-être de faux espoirs à certains qui ont besoin de bien plus que de belles paroles pour s’en sortir.

- La vie le leur fera comprendre. Voyez-vous, s’il y a des coups à donner, je laisse la vie s’en charger. Moi, je préfère caresser dans le sens du poil.

Raymond resta pensif un moment. Une question vint alors déchirer le silence :

- Voulez-vous une séance ? Je vous l’offre.

Raymond ne s’attendait pas à cette proposition. D’abord amusé, son cerveau se mit contre toute attente à tourner à plein régime et finit par en considérer le sérieux. Il est vrai que ses finances le préoccupaient depuis toujours et encore plus depuis qu’il avait pris sa retraite. Il vivait avec un profond sentiment d’insécurité dont il n’était jamais arrivé à se défaire et qui s’amplifiait avec le temps.

- D’accord, s’entend-il dire.

Raymond et Judith allèrent s'asseoir devant la table de sa chambre. Elle lui tira les cartes, associées à des noms et des caractéristiques qui lui étaient inconnus : le Pendu, le Bateleur, l’Empereur, le Pape, l’Hermite,... Raymond était fasciné par tous ces personnages dans lesquels Judith semblait lire comme dans un livre ouvert.

Sans interruption, celle-ci évoquait des prédictions aussi merveilleuses les unes que les autres. Il est vrai que Judith caressait dans le sens du poil et Raymond était loin de se douter à quel point cela lui plairait et le rassurerait. Cette nuit-là, il s’endormit comme un bébé, la paix dans son cœur, même si sa tête ne cessait de lui répéter que tout ceci n’était qu’élucubrations fantaisistes.

Insidieusement, une habitude s’installa. Une fois le dernier client de Judith parti et Mireille couchée, Raymond se retrouvait devant une colocataire qui ne reculait devant rien pour lui prouver, grâce à ses cartes, que le meilleur était à venir. Il buvait ses paroles. Il lui posait des questions et clac-clac-clac, les cartes étaient posées sur la table et les réponses annoncées avec une certitude extraordinaire. Graduellement, la logique désertait le cerveau de Raymond. Il payait désormais Judith pour ces séances dont il ne pouvait plus se passer. Il était près d’épuiser toutes ses économies, y compris celles réservées à la fête de son anniversaire de mariage avec Mireille. Raymond était devenu accroc. Il le savait sans le savoir. C’était une sensation étrange. Comme s’il ne s’appartenait plus.

Un soir, Mireille découvrit que son mari, au lieu de regarder la télévision dans le salon, passait son temps avec Judith à se faire tirer les cartes. Elle avait ouvert doucement la porte, vu quelques volutes de l’encens danser dans la pièce, les regards de son mari et de Judith concentrés sur la table et les cartes posées devant eux. Mireille explosa de colère, elle se dit fatiguée, déçue, trahie et exprima haut et fort son désir de voir cette « colocataire de malheur quitter leur maison, c’est soit elle, soit moi ». Judith la fusilla du regard.

Deux semaines plus tard, le quotidien « La Gazette du Bourg » publia un affreux fait divers : « Le corps sauvagement poignardé d’une septuagénaire a été retrouvé à son domicile. Le mari est rapidement passé aux aveux. Il s’agit pour lui d’un acte de légitime défense car, selon ses dires, sa femme était possédée par un démon, lui avait jeté un mauvais sort et qu’il lui fallait s’en libérer. Il impliqua leur colocataire qui se disait voyante, affirmant que ce serait elle qui lui avait fait part de ces informations mais, après interrogatoire, la colocataire fut blanchie et libérée. Le mari risque la prison à perpétuité ou bien l’internement dans un hôpital psychiatrique si des troubles mentaux avérés le dégagent de sa responsabilité pénale. Ironie de l’histoire : le mari a tué sa femme le jour de leur cinquantième anniversaire de mariage. »

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