C’était une nuit calme. Une nuit sans vent sur un océan miroir. Les voiles du navire avaient été carguées. Ses trois mâts balançaient à peine, fendant de leur rectitude un ciel bleu sombre, étincelant d’étoiles et d’un croissant de lune à son premier quartier. Le plus élevé des mâts portait le maléfique Holly Roger en berne. Perché sur le nid de pie somnolait un garçon lourdement appuyé à la lisse, sa longue-vue de laiton étendue dans sa main relâchée. Les hommes de quart somnolaient aussi sur le pont. À l’entrepont, l’équipage dormait bruyamment. Rien d’inquiétant ne pouvait survenir. Le calme régnait. Les cordages, rangés sagement en spirale entre chaque canons de pont et accrochés au pied des haubans, donnaient au vaisseau l’impression qu’il dormait aussi, sagement et discipliné. Sous la dunette, la porte vitrée à petits carreaux des quartiers du capitaine laissait entrevoir la lumière de plusieurs chandeliers.
L’homme ne dormait pas. Il étudiait ses cartes avec attention. Pour ses hommes, la bataille qu’ils venaient de remporter était splendide, lucrative et … sanglante. Pour lui, elle n’avait fait que soulever un nombre impressionnant de soupçons.
Certes, l’armada espagnole avait été mise en déroute, son navire amiral envoyé par le fond, mais cela avait été trop facile. Oui, beaucoup trop facile. Au lendemain de l’assaut, ses cales regorgeaient de pièces clinquantes et d’or massif à profusion. Le franc-bord donnait une distance si courte que jamais, de sa longue carrière de pirate, il n’avait atteint. Il fallait absolument rejoindre la cache et le plus vite possible.
C’était bien ça l’ennui ; les éléments semblaient se liguer pour ne pas aller vite. Il s’amusait même à lui faire faire du sur-place, dans une pétole nocturne et avec un équipage repus de richesses, souriant béatement à leurs rêves éthyliques de jupons troussés. Si demain le vent ne se levait pas enfin, il faudrait sortir les avirons. Et on verra si le rhum ingurgité deux jours durant s’évaporera sous les coups de fouets et de cilice !
Sur sa table à cartes, encombrée d’une multitude de bric-à-brac, trônait un objet incongru. Quelque chose que le capitaine s’était réservé dans la distribution du trésor pris aux espagnols. Seulement depuis qu’il s’en était emparé, c’était comme une curiosité mêlée de crainte qui était montée en lui. La chose était ensorcelée, assurément. Du moins c’est ce qu’il craignait s’il y touchait une nouvelle fois. Au moindre coup d’œil jeté à ses dorures, une attirance irrésistible le poussait à s’en saisir. Alors que, instinctivement, il l’avait arraché des mains délicates d’une infante en voyage vers le nouveau monde, il avait eu le temps de lire l’inscription au dos : « Observa y vivirás para siempre » ; un miroir. Depuis, ses sentiments, d’heure en heure, finissaient par lui user la cervelle de contradictions. Une voix féminine lui susurrait à l’oreille de la regarder dans les yeux, là… tout près… à portée de main… des promesses irrésistibles et envoûtantes… Plus le temps passait, plus il était difficile de ne pas succomber.
Il avait beau se concentrer sur sa carte et son itinéraire, rien n’y faisait ; la lancinante attirance le mettait au supplice. Et si, comme il était conseillé sur son or gravé, il vivait pour toujours rien qu’en y jetant un œil ? Vivre pour toujours… faire la nique à la mort… n’est-ce pas un désir que peu d’hommes peuvent prétendre avoir satisfait ? Il serait unique. Invincible, peut-être. Eternel, certainement. Il deviendrait une légende… Le dernier des pirates… Plus rien ne pourrait l’atteindre.
Mais aussi pourquoi cette infante, aussitôt qu’il se fût emparé du miroir s’était mise à sourire. Un sourire carnassier, effrayant… Et puis elle lui avait dit, sans peur aucune :
« Prenez-le, monsieur. Lorsque que je serai reine, vous viendrez me rendre compte de ce que vous aurez vu dedans et je vous ferai amiral de ma nouvelle armada. Ainsi, je règnerai éternellement ». Evidemment, il l’avait prise pour une folle. Ces espagnols ! Toujours ce besoin de dominer le monde… Sans un mot, il l'avait saluée d’une inclinaison de la tête, son regard rivé dans celui de la jeune fille, en lui disant silencieusement qu’elle pouvait toujours courir.
Et puis, peu importe. Elle était déjà loin. Que pouvait-elle faire de plus ? Il avait le miroir et c’était le plus important. Il avait en sa possession le pouvoir de vie éternelle. Horrible tentation !
Il se resservit d’une rasade de rhum, bue à grands traits, au goulot, pour se donner du courage. Il rota. Puis il étendit le bras et saisit le manche doré du miroir. Il l’approcha pour en admirer les fines ciselures de son bois au verso, les inscriptions. L’objet était raffiné, assurément. L’ouvrage d’un maître artisan. Tout en redressant l’objet, face inversée, l’axe du miroir croisa la trajectoire d’une bougie qui s’agita violemment, au point de s’éteindre. La flamme cessa de s’agiter lorsqu’il changea son orientation. Il recommença. Amusant. Enfin, il tourna le miroir vers lui et il vit…
Le noir.
Rien que du noir en lui et autour de lui. Et le silence. Plus un clapotis de l’eau contre le vaigrage, plus aucun craquement des bois, plus un souffle d’air, son corps était comme en suspension. Etait-ce ça, l’éternité ?… Il fallut un certain temps avant de recouvrer quelque sensation.
Enfin, il vit le matin pointer sa lumière blafarde à travers les carreaux de ses quartiers. Il dessinait les formes chaotiques de la pièce mise sans dessus dessous. On aurait dit que le navire avait fait cul par-dessus tête. Un foutoir sans nom. Dans sa tête, le pirate n’était pas mieux loti. Une migraine, semblable à la salve de cent canons, lui bourdonnait soudain dans les oreilles. Il se redressa péniblement et se dirigea vers la sortie. Sur le pont, les hommes de quart étaient relevés par d’autres. Calmement. Ici, l’ordre ne semblait pas avoir été bouleversé.
Mais au moment où il héla le premier homme qui passait près de lui, ce dernier eut un hoquet de frayeur, puis d’enfuit à toutes jambes vers le gaillard d’avant. Il saisit alors le bras d’un autre pour le forcer à se tourner vers lui. Mais celui-ci se liquéfia sur place, tremblant de tout son corps. Un peu plus loin, un autre homme restait figé, les yeux écarquillés, n’osant plus faire un seul geste. Alerté par le cri du premier, le dernier homme de quart, à la barre, tourna la tête et vit. L’horreur à lui aussi se peignit sur son visage.
« Alerte ! Alerte ! Capitaine, un mort-vivant sur le pont ! Aux armes !!!! »
La vigie venait de sonner l’alarme, battant la cloche à toute volée et hurlant. Branle-bas et panique associée, l’équipage s’égailla dans tout le vaisseau.
Je trouve que tu as vraiment une très belle écriture ! La description par laquelle commence le récit, du bateau endormi et de ses occupants, est très réussie ;) On sent que tu maîtrises très bien ton sujet, que ce soit sur l’équipement d’un bateau ou sur la navigation, et ça rend le texte très réaliste et permet au lecteur de bien s’immiscer dans le récit !
Et ce miroir, super intriguant ! ^^
C'est gentil de passer par ici. Désolée pour temps de réaction, mes activités du quotidien, surtout en pleine saison touristique, me prennent tout mon temps.
Merci pour ton retour encourageant. C'est là que je regrette de ne plus avoir assez de temps pour écrire à nouveau.
J'ai en effet beaucoup étudié le vocabulaire marin. J'en avais d'ailleurs fait un petit dictionnaire que j'avais publié sur le forum PA. Je ne sais pas s'il y est encore. Je suis heureuse de voir que tout ce travail n'est pas inutile pour mener une histoire immersive.
Merci vraiment, et bonne continuation à toi.
Vef'
ben oui, je ne me suis pas trop pencher sur ta plume alors hop un tour dans les concours. Argh, quel dommage que la fin vienne aussi vite, un petit chouia de plume en plus pour épaissir le mystère aurait été du plus bel effet. <br />
mais qu'à celà ne tienne, c'est une belle réussite même si elle est fut inachevé.
Je te vois par le petit bout de la lorgnette. C'est vrai que c'est plus simple d'aller dans les one-shot pour découvrir une plume, tu as raison. Je ne sais pas si ce petit bout d'histoire est représentatif de ce que j'écris, mais quoi qu'il en soit j'écris toujours avec le coeur.
Bon, tu as remarqué le défaut principal de celle-ci : la fin. Oui, trop rapide, pas assez développé. J'avais aussi la limite de la règle du jeu et j'ai pas réussi à faire à la fois court et efficace. Si malgré ça, ça te plaiît quand même, tant mieux. Et merci.
Biz Vef'
La vie éternelle et devenir une légende ça titille pas mal tes personnages ^^
Juste une question, ça ressemble à quoi un mort-vivant ? Parce que pour moi c'est juste un mec mort qui n'a pas l'air de l'être, donc je me demande comment les hommes d'équipage ont pu, déjà ne pas le reconnaitre, ensuite savoir qu'il était mort vivant ? Squelette j'aurais pigé mais là, il fait zombi ? Vampire ?
Je sais que ce texte n'est pas parfait, perfectible, c'est sûr. Mais ouais, c'est vrai, la vie éternelle, ça titille.... Jack en fait. Non, les pirates. Enfin, si, pas mal de monde. gloups !! voilà.
En tous cas, je te remercie d'être passée par là, c'est très gentil.
Biz Vef'
J'ai beaucoup apprécié l'ambiance que tu as créée sur ce bateau. Bon je suis une quiche en la matière, et ton vocabulaire de pirate en chef m'a laissé toute impressionnée! J'avais l'impression d'y être. Et n'en déplaise au capitaine, le personnage de l'infante imprègne tout le texte malgré son absence. Elle s'enveloppe d'une aura de mystère et de puissance maléfique qui fait pas mal froid dans le dos. Mais je m'emporte xD
Enfin, je dis ça mais ce capitaine m'a quand même bien surprise. Bon, bien sûr, il n'a pas résisté, il a regardé ce miroir. Ce qui était prévisible. Mais ensuite ... transformé en mort-vivant et méconnaissable! Et on peut s'imaginer ce qu'on veut: soit qu'il va se faire zigouiller par son équipage, soit carrément qu'il va les transformer à son tour, un à un.
Oh juste un tout petit couac dans les temps verbaux lorsque tu retournes à la rencontre entre le capitaine et l'infante :
"Et puis elle lui a dit" --> avait dit
"il la salua" --> il l'avait saluée
Ca m'a un chouïa perdue dans les événements ^^' mais c'est tout. Pour le reste, j'ai vraiment aimé ton texte :)
Cela dit, je suis contente que ça t'ai plu quand même. Tu peux inventer ce que tu veux sur le sort peu enviable de ce capitaine, c'est fait pour ça. Oui, je sais, je suis une horrible fille de proposer en pâture ainsi aux plumes sadiques que vous êtes un personnage qui n'avait rien demandé au départ.
Merci d'être passée et commentéee, Jam'
Biz Vef'
Je retrouve bien ta plume dans cette nouvelle, mélange d'élégance et d'argot, avec la mer qui n'est jamais loin, les pirates non plus d'ailleurs, et pourquoi pas une petite malédiction par-dessus le marché ? Je me demandais en quoi le miroir allait transformer le pirate (puisque je me doutais que cet élément de la narration ne serait pas sans conséquence), et curieusement je n'avais pas pensé au mort-vivant. C'est pourtant conforme à l'avertissement du miroir, "Regarde et tu vivras pour toujours". Oserai-je le dire, mais un instant, j'ai cru qu'il s'était métamorphosé... en infante. Oui, oui, je venais d'échaffauder une théorie bien tordue où la prophétie ne s'applique qu'à l'infante et que chaque personne qui se refléterait dedans deviendrait un nouvelle "elle", lui assurant par la même une certaine forme d'immortalité. C'est tiré par les cheveux, avoue xD Je me suis sentie un peu bête, du coup, quand j'ai vu qu'il y avait une réponse plus évidence à l'énigme.
Je suis toujours contente de lire tes textes (sous la surveillance étroite de Ptite Voix, je présume) et j'ai grande hâte de pouvoir lire tout ce que tu écriras pour le journal !
Tu n'imagines pas comment Ptite Voix m'a à l'oeil, en ce moment. Il me surveille tout le temps. J'ai intérêt à ne pas raconter de bêtises. Il tient déjà prêt tout le matériel pour le prochain roman-feuilleton. Il est vraiment sur les startingblocks.
En fait, c'est que j'aime bien dans l'univers pirate ; le langage est riche et fleuri. J'essaie autant que possible de refléter ça. Et si j'y réussi un peu alors c'est tant mieux.
Merci d'être passée, Cricri
Biz Vef'
Franchement, on ne sent absolument pas que tu as eu la moindre difficulté pour démarrer cette petite histoire. C'est clair que tu es à l'aise dans ton univers (je suis toujours aussi impressionnée par ta maîtrise du vocabulaire, et le mieux, c'est que même si on ne sait pas à quoi tous les mots correspondent, on comprend quand même !) et ça rend une ambiance vraiment très intéressante, ce calme plat, la nuit, le confinement, malgré le fait qu'en définitive tu ne donnes aucune description "négative" de toute cette situation.
La chute était bien trouvée aussi ! J'imagine la panique quand tous les hommes ont vu débarquer ce zombie sans savoir que c'était leur capitaine ? Est-ce qu'ils vont essayer de s'en débarrasser ? Est-ce qu'ils vont réussir ? Ca ne promet rien de bien jojo pour ledit capitaine, en tout cas, qui avait réussi à me paraître sympathique (parce qu'il a roté, j'admets v.v)
Du coup je me demande pourquoi l'infante était pas une mort vivant elle aussi ? Elle n'avait pas regardé dans le miroir ? Ou peut-être que c'était elle, la "sorcière" qui l'avait maudit pour en faire ce genre d'instrument de malheur ?
J'ai été totalement emportée par ta plume en tout cas Vef ! Je me rends compte à ma grande honte que je ne te lis pas souvent, et que j'ai bien tort v.v (ah, seulement, je crois qu'à un moment y'a eu un petit problème de concordance des temps, quand tu rapportes l'épisode où l'Espagnole lui donne le miroir : je crois que tu es repassée au présent, alors que le plus que parfait aurait été plus approprié, me semble !)
A bientôt, et bravo pour ce texte !
Zibous, Danette <3
Mais, je ne vais pas y répondre parce que ce serait pas drôle. Autant laisser l'imagination courir là où elle a envie.
Il se peut bien que j'aie loupé quelques concordances de temps, oui. C'est pas bien mes copains, ceux-là. Faudra que je relise. En tous cas, si tu n'as pas boudé ton plaisir, c'est vraiment un bon point pour moi. Merci.
Quant à ne pas avoir réussi à participer au concours, ma foi, tant pis. sniff ! ça m'apprendra à mettre autant de temps pour accoucher d'une idée.
Biz Vef'