La journée avait commencé comme tant d’autres, dans la douceur grave du silence. Le grincement lointain de la cloche des matines, à l’orée de la nuit, avait tiré les frères de leur couche de bois, et l’abbaye s’était éveillée comme un corps unique : calme, régulier, pétri de siècles.
Arnalt, comme à son habitude, s’était levé d’un seul mouvement, sans traîner. Il aimait cette heure suspendue où les voix humaines cédaient toute la place au chant du vent dans les cyprès et au craquement du bois sous les pas. Il aimait plus encore la psalmodie dans l’obscurité, quand les voix s’unissaient sous les voûtes et que l’ombre, habitée par la prière, semblait battre au rythme du cœur de Dieu.
Ce matin-là, rien ne laissait deviner le moindre trouble. Après les matines, chacun s’était vu confier sa tâche : le vieux frère Théodoric s’était dirigé vers l’atelier de reliure, frère Anselme s’était installé au jardin pour tailler les rangs de fenouil, et les jeunes oblats, sous la surveillance attentive de frère Gérault, avaient repris l’étude du psautier dans le cloître.
Arnalt recopiait un passage de la Règle de saint Benoît sur un petit rouleau, à la lueur pâle du jour naissant. Il aimait ce travail patient, le frottement de la plume sur le parchemin, la lente apparition des mots sacrés, chacun porteur de sens. Mais contrairement à d’autres, il ne se contentait pas de les copier : il les interrogeait, intérieurement, avec ferveur. Pourquoi ce silence imposé à table ? Pourquoi cette humilité radicale ? Pourquoi ces jeûnes réguliers ? Il ne remettait rien en cause — mais il voulait comprendre, savoir pourquoi Dieu demandait cela, et ce que cela révélait de Sa nature.
Vêtu de sa tunique de bure, la corde ceignant ses reins encore minces, Arnalt était concentré, absorbé — jusqu’à ce que, vers la fin de l’heure de tierce, un bruit incongru vienne briser le calme : un galop lointain, une voix étrangère, puis un claquement net de métal sur pierre.
Un silence s’installa.
Peu après, frère Jehan, le portier, pénétra dans le cloître à grandes enjambées. Il soufflait fort, les joues empourprées, et s’approcha de l’abbé Géraud, qui lisait alors un volume dans la galerie. Ils échangèrent quelques mots que les autres ne purent saisir — mais la réponse de l’abbé, bien que prononcée bas, s’éleva distinctement :
« Ah ? Voilà donc que la noblesse ne prévient plus. Nous sommes honorés… et surpris. »
Quelques instants plus tard, la cloche de l’hôtellerie fut actionnée. Dans l’agitation contenue, chacun s’affairait. Frère Léon fut envoyé inspecter les chambres destinées aux hôtes laïcs de marque ; le cellérier courut aux réserves ; les frères cuisiniers commencèrent à allumer les fourneaux en vue d’un repas plus abondant. Même les oblats furent mobilisés pour balayer le cloître et poser sur les tables des nappes en lin réservées aux visiteurs de haut rang.
Enfin, à l’heure de la sixième, la procession apparut à l’orée du chemin.
Elle s’annonçait de loin : un nuage de poussière, des reflets métalliques dans le soleil, des hennissements. En tête, un écuyer portait haut l’oriflamme aux armes du comte : d’azur semé de castels d’or, et le champ héraldique claquait fièrement dans l’air. Puis venait le comte lui-même, monté sur un destrier sombre, drapé de housses brodées. Il portait une cotte de maille visible sous une tunique richement ornée de filets d’argent, et sa tête, nue, laissait voir une chevelure noire bouclée, coupée court selon la mode militaire. Sa barbe était taillée avec soin, ses yeux clairs, durs, évaluateurs. À son flanc pendait une longue épée à pommeau ciselé, son baudrier décoré de rubis incrustés. Il portait sans honte tout le poids de sa naissance.
Raimond de Castelreng, comte d’Alet, baron de Saissac, vassal direct du roi de France et vétéran de Crécy, ne laissait aucun doute sur l’idée qu’il se faisait de son importance. Il était accompagné d’un chapelain à robe pourpre, d’un page blond d’environ douze ans, d’un ménestrel armé d’un luth, de deux écuyers, et d’un petit cortège féminin : une dame montée sur une haquenée blanche, voilée de dentelle fine, et une suivante aux traits délicats, coiffée d’un touret léger.
Mais ce furent les hommes d’armes qui frappèrent le plus Arnalt. Huit cavaliers les suivaient, tous en armes : brigandines de cuir bouilli, cottes d’acier battu, cimiers ornés de plumes et de croix. Leurs boucliers affichaient l’écu du comte, et certains portaient encore la poussière sèche des routes. Un arbalétrier tenait son arme à la hanche, tandis qu’un autre gardait en bandoulière une dague effilée.
Les portes s’ouvrirent dans le craquement du vieux bois. L’abbé Géraud s’avança à leur rencontre, flanqué du prieur et du frère aumônier. Il bénit le comte d’un geste ample, tout en retenant une ironie calme dans la voix.
« Le Christ soit loué de votre arrivée, Monseigneur de Castelreng. Voilà qui étonnera le calendrier : vous n’étiez pas attendu aujourd’hui. »
Le comte mit pied à terre d’un mouvement souple, laissant son écuyer tenir sa monture. Il répondit sans se départir de son assurance :
« Dom Géraud, je suis certain que votre sainte maison accueille la Providence, même lorsqu’elle prend les atours d’un gentilhomme pressé. »
L’abbé sourit sobrement, mais ses yeux restaient perçants.
« L’hospitalité est un devoir, pas un caprice. Mais soyez le bienvenu. »
La procession pénétra dans la cour, guidée avec soin. Les femmes furent conduites vers la galerie des hôtes nobles, sous la conduite du frère hospitalier. Arnalt, dissimulé derrière une colonne, eut tout juste le temps d’apercevoir la noble dame descendre de sa haquenée : elle portait des souliers brodés, une robe de soie couleur de perle, et son visage — d’une finesse qui évoquait les miniatures de l’Évangéliaire — le frappa d’un coup. Son regard croisa le sien brièvement. Elle sourit à son écuyer, pas à lui. Mais ce fut suffisant pour qu’un trouble ancien remonte en lui, fait d’admiration, de distance et d’un certain vertige. Il n’avait pas croisé de femmes nobles depuis l’enfance — et encore, il n’en gardait qu’un souvenir vaporeux, entaché de chagrin.
Lorsque tout fut installé, lorsque les chevaux furent menés à l’abri, les coffres rangés, la poussière retombée, Arnalt sentit que quelque chose s’était déplacé, imperceptiblement, dans l’ordonnancement du monde. La venue de ces êtres venus d’un autre monde — brillants, forts, assurés — éveillait en lui une chaleur étrange, mi-curiosité, mi-doute.
La salle des hôtes, vaste nef annexe construite à la fin du siècle précédent, avait été nettoyée de fond en comble. On avait déroulé sur les longues tables les nappes les plus fines, disposé les salières de bois tourné et les aiguières d’étain. Une large tapisserie représentant l’épisode du songe de Charlemagne ornait le mur du fond, face au grand siège d’honneur où devait prendre place le comte. Deux chandeliers en fer forgé brûlaient déjà, bien que le soleil dardât encore ses rayons dorés par les étroites fenêtres ogivales.
Arnalt, comme les autres oblats en âge de servir, avait revêtu une tunique propre, plus ample, ceinte à la taille par un simple lien. Il avait reçu ses consignes de frère Léon : tenir les jarres de vin sans renverser, éviter de croiser le regard des dames, ne point parler sauf si on lui posait une question, et s’éclipser dès que le repas serait terminé.
Le comte de Castelreng entra le dernier, escorté de son page. Il s’inclina devant la croix de pierre sculptée au-dessus de l’entrée, par pure convenance, avant de se tourner vers l’abbé Géraud, qui déjà l’attendait, debout en bout de table.
— Voici, dit le comte avec ce sourire satisfait propre aux puissants qui savent être chez eux partout, un havre de paix au milieu des pierres et des affaires d’hommes. J’espère que vos cuisines seront à la hauteur de la réputation de votre piété, mon Père.
Géraud inclina la tête, sans s’émouvoir :
— Ici, Monseigneur, nous nourrissons l’âme et l’estomac. Pourvu que vous ayez faim de vérité comme de viande.
Un murmure amusé parcourut les convives. Le comte sourit plus largement, mais il fut un instant désarçonné. Il se contenta de s’asseoir.
Le repas fut servi en plusieurs temps. D’abord un potage clair aux herbes du jardin, accompagné de pain noir, puis un poisson bouilli — probablement une carpe du vivier de l’abbaye — relevé d’une sauce à l’ail. Ensuite vinrent des œufs pochés, des poires cuites au vin et, pour finir, un fromage blanc battu.
Arnalt se déplaçait en silence, vase après vase, plateau après plateau. Il allait, venait, inclinait légèrement la tête, remplissait les coupes sans un mot, mais son esprit, lui, volait d’une phrase à l’autre.
— …ils disent que les Anglais sont à Bordeaux, mais ce n’est pas là que ça se joue, non, non. C’est le Languedoc qu’ils lorgnent, et Toulouse surtout. Le Prince de Galles n’a pas traversé la mer pour l’odeur du vin. Il vient pour brûler, pour prélever rançons, pour humilier. C’est une guerre d’usure.
C’était la voix du comte, grave, un peu traînante, gorgée de cette assurance propre à ceux qui ont vu de près la guerre et veulent s’en faire une gloire. Il parlait avec emphase, non pour informer, mais pour impressionner.
— Le roi Jean… fit alors un chanoine un peu chauve, en bout de table.
— Le roi Jean est un homme de cheval et de panache, répondit le comte en tranchant une poire de la lame de son couteau. Mais il ne sait pas gouverner la peur. Le peuple tremble et il faut une main ferme pour empêcher les villes de pactiser. Moi, si j’étais à sa place…
Il laissa sa phrase en suspens, ce qui en disait long. Géraud, en face de lui, ne sourcilla pas. Il se contenta de porter une gorgée d’hypocras à ses lèvres.
— Et vous, Père, dit le comte, brisant le silence, que pensez-vous de cette guerre ? N’est-ce pas le fléau de Dieu pour punir nos vices ?
— Non, répondit Géraud sans hausser la voix. C’est le fruit de nos orgueils. Dieu ne nous punit pas : il nous laisse libres. Et les hommes font ce qu’ils veulent de leur liberté.
Un nouveau silence. Cette fois, les dames échangèrent un regard discret. Le chapelain du comte hocha la tête, comme pour dissiper une gêne.
Arnalt, lui, tenait sa jarre de vin contre sa hanche, les bras légèrement tremblants. Chaque mot du comte le fascinait. Il y avait là, entre deux bouchées, le récit d’un monde qu’il ne connaissait que par les livres : Bordeaux, les bateaux anglais, les flèches noires de Crécy, les chevaliers renversés dans la boue, les villes mises à sac, les terres du roi prises et reprises comme des pions de bois.
— Et vos gens ? demanda l’abbé après un moment. Vos terres de Castelreng sont proches du chemin de Foix, non ?
— Mes gens sont loyaux, Père. Et bien armés. Nous avons renforcé les murs de la basse-cour et fait venir des arbalètes de Gênes. Si les Anglais s’aventurent jusque-là, ils trouveront accueil.
— Vous leur offrirez l’hospitalité ? dit Géraud, un pli amusé aux lèvres.
— Une hospitalité de plomb, dit le comte. Et d’acier.
Arnalt retint un frisson. Ce n’était pas de peur — mais de trouble. Il ne savait comment nommer ce mélange qui l’envahissait : fascination, peut-être, mais aussi un malaise. Ce comte, si glorieux, si certain de lui, si riche… n’était-il pas à mille lieues de l’Évangile qu’il récitait chaque jour à l’office ? Ce monde fait de murs, de glaives et d’arrogance lui paraissait à la fois splendide et brutal.
Et pourtant, il sentait quelque chose vibrer en lui. Un appel sourd. Il n’en comprenait pas encore la nature.
La dame blonde rit à une remarque du ménestrel. Un instant, elle tourna la tête, et son regard passa de nouveau sur Arnalt, qui s’était figé un instant. Elle ne le vit peut-être pas. Mais il se sentit vu.
Le pain rompu, le poisson servi, et les premières coupes de vin vidées, le ton dans la salle s’était un peu détendu. Le comte, d’humeur expansive, semblait ravi d’avoir pour auditoire les religieux et notables qui l’écoutaient avec la déférence due à son rang. Il parlait fort, animait la conversation de gestes larges, et ponctuait ses phrases de sourires destinés à ses propres gens.
— Je vous le dis, mon Père, cette chevauchée anglaise sera leur chant du cygne. Le Prince Noir ne connaît pas nos terres. Il brûle les bourgs comme un soudard, mais il ne tient aucune place forte. S’il s’enfonce plus avant, l’ost du roi Jean lui tombera dessus, comme le marteau de Dieu. Nous avons des lances, des hauberts, des cœurs de feu. Les chevaliers francs ne se débandent pas devant des archers pouilleux !
Il ponctua sa tirade d’un claquement sec sur la table. Certains acolytes opinèrent du chef, galvanisés.
Géraud, lui, demeura immobile. Il reposa lentement sa coupe avant de répondre :
— Que Dieu vous entende, Monseigneur. Mais ce ne sont pas les cœurs qu’ils visent, ces Anglais — ce sont les récoltes, les silos, les âmes des paysans qu’ils jettent dans l’effroi. Ils ne prennent pas les villes, non ; ils les vident.
Le comte ricana.
— Peur de quelques sabots ? Il suffit de lever les bannières. J’ai vu l’ost du roi de mes yeux, l’an passé à Chartres. De fiers barons, des jeunes nobles par centaines, prêts à combattre. Le Prince Noir verra ce que vaut la chevalerie du royaume de France.
Il reprit un morceau de fromage, le mâchonnant avec satisfaction, comme s’il venait de gagner la bataille par sa seule parole.
— Ce n’est pas la force qui m’inquiète, répondit Géraud après un silence. C’est la division.
Le comte haussa un sourcil.
— Que voulez-vous dire ?
— Que certaines fidélités se monnaient en ce siècle troublé. Les Plantagenêt ont les coffres pleins. Ils savent où frapper, qui flatter, à qui faire miroiter terres et alliances.
À ces mots, le comte parut sur le point de répliquer… mais il se retint. Son regard glissa un instant vers deux chevaliers assis plus loin dans sa suite, qui, justement, s’étaient tus.
Pendant ce temps, Arnalt remplissait une coupe à ras bord, concentré, mais son oreille captait chaque murmure.
— On dit que le seigneur de Puylaurens a envoyé son fils à Bordeaux, glissa un moine convers à son voisin, à mi-voix.
— Et celui de Montaigut aurait épousé une Gasconne. Les deux partis sont contents, dit l’autre. C’est un mariage… diplomatique.
— Et Bertrand de Foix ? demanda un jeune chapelain, penché entre deux bouchées. Il penche d’un côté, puis de l’autre. Il est cousin du roi, mais il négocie avec les Anglais pour garder ses terres intactes.
— Que Dieu garde les vassaux à l’âme double, murmura un autre.
— Ce n’est pas un secret, reprit alors Géraud, plus fort, en s’adressant au comte. Le roi Jean peut compter sur le courage des siens… mais pas toujours sur leur loyauté.
Le comte se redressa un peu.
— Pour ma part, dit-il, je suis homme de France. Mes ancêtres ont combattu à Bouvines. Mon sang n’ira pas grossir les rivières anglaises. Quant à ceux qui hésitent… eh bien, la guerre les jugera.
— La guerre ne juge rien, répondit Géraud, le regard plongé dans sa coupe. Elle révèle ce que nous sommes déjà.
— Ah ! vous me parlez de guerre, Père Géraud… Laissez-moi vous dire ce que j’ai vu, de mes yeux, sur les rives du Gave, l’an dernier.
Le comte Raimond se pencha sur la table, sa voix se fit plus grave, et la salle se tut comme happée.
— C’était au sud de Lourdes, aux confins du Béarn. Une embuscade. Une bande d’Anglais et de routiers gascons descendus de la montagne, couverts de fer et de peau, hardis comme des loups affamés. J’avais avec moi trente lances, et un détachement de jeunes écuyers de la vicomté de Couserans. Ils étaient vaillants, mais verts.
Il attrapa une miche de pain, la brisa en deux comme pour illustrer son propos.
— Ils ont fondu sur nous au crépuscule. On a entendu le hennissement des chevaux avant de voir les bannières. Le ciel était noir, les arbres rouges de feu. Je me suis placé au centre, mon écuyer m’a passé mon heaume. J’ai crié "Raimond de Castelreng ! Par le roi !" et j’ai chargé.
Il eut un sourire fier, presque exalté.
— J’ai brisé deux lances, reçu un coup de masse sur l’épaule, et mis un chevalier anglo-gascon à bas. Un homme immense, avec une croix de Saint-André sur le pectoral. J’ai planté mon espée dans sa gorge, et je l’ai regardé mourir. Il m’a souri en mourant, le bougre.
Quelques-uns dans la salle esquissèrent des rires d’approbation ; d’autres, plus discrets, gardèrent les yeux baissés.
— Nous les avons mis en fuite. Deux morts de notre côté, six chez eux. On a ramené leurs têtes à Foix. C’est comme ça que l’on gagne la guerre, Messires. L’acier, pas les prières.
Un silence accueillit ces mots. Même l’abbé Géraud ne répondit pas tout de suite. Il contempla longuement le comte, puis murmura :
— L’un n’exclut pas l’autre, Monseigneur. L’épée agit. La prière endure.
Le comte haussa les épaules.
— Endurer n’est pas gagner.
Le reste du repas se passa dans une succession de récits et de toasts. Le comte évoqua la croisade d’Alphonse de Poitiers, la forteresse de Mauvezin, les alliances entre rois et ducs, les traités bafoués, et les hommes qu’on trahit pour quelques arpents de terre.
Plus tard, la nuit tombée, la cour de l’abbaye fut rythmée par le claquement des sabots des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir. Des serviteurs éteignaient les torches une à une. Les dames de la suite du comte s’étaient repliées dans les quartiers qui leur avaient été alloués. Un calme pesant avait remplacé le tumulte du repas.
Arnalt, après avoir aidé à ranger les tables et apporté des brocs d’eau dans les cellules réservées aux hôtes, s’accorda un détour par le cloître. L’air était frais, les étoiles perçaient un ciel d’encre. Il longea lentement les galeries, les doigts glissant sur la pierre lisse des colonnettes.
L’écho du récit du comte résonnait encore dans son esprit. Il revoyait les gestes, le feu, le sang dans les yeux du seigneur. L’assurance, la brutalité. Et puis… ce moment étrange, presque poétique, où l’homme avait parlé du sourire d’un mourant. Cela l’avait troublé plus qu’il ne voulait se l’avouer.
Il s’arrêta sous l’arcade du petit clocher. Son regard se leva vers les étoiles. Il murmura un verset du psaume qu’ils avaient chanté plus tôt : "Benedicam Dominum in omni tempore..." — Je bénirai le Seigneur en tout temps.
Mais son cœur n’était pas tranquille.
Il pensait à la noblesse de ces chevaliers, à leurs capes brodées, à leurs voix sûres. À la beauté éclatante des dames, à leur langage raffiné. À l’assurance avec laquelle ils parlaient du monde, de ses dangers, de ses lois.
Tout cela était-il vanité ? Ou bien y avait-il une part de vérité dans cette force brute qu’ils revendiquaient ? Une manière, peut-être, d’honorer Dieu autrement qu’en psalmodiant ?
Arnalt se rappelait l’enseignement de saint Benoît : ora et labora. Prier et travailler. Mais la guerre… la guerre était-elle un travail saint ? Était-ce là une vocation ? Une autre voie de vie ?
Il ne se sentait pas prêt à répondre. Il ne voulait pas quitter le cloître. Et pourtant, quelque chose en lui — un germe à peine visible — avait été semé ce soir-là.
Le chant des grillons couvrait maintenant le silence. Arnalt fit demi-tour, les mains croisées dans les manches, et regagna son lit. Il s’endormit tard, les images du banquet, des armures, des femmes et du comte hantant ses songes — entre rêve et désarroi.