Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous les meules,
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement
Victor Hugo, Melancholia (1856)
Rue de la Ferronnerie, Paris, 1873
- Bas les pattes, sale cabot! hurla le jeune garçon en se levant d'un bond.
Surpris, l'énorme chien couleur sable s'éloigna en grognant; sa grosse truffe noire, que l'animal avait l'habitude de fourrer partout, était luisante de cirage. Il se mit à trotter avec nonchalance en direction de l'étal de boucher situé un peu plus loin, la langue pendante et baveuse, et s'allongea sur le trottoir, en dessous des poulets et des énormes côtes de boeuf suspendues dans le vide. Derrière l'étal, un homme corpulent au visage rougeaud servait un poulet rôti à une vieille dame . Il s'écria d'un air jovial:
- Désolé pour l'dérangement, Hugo! Tu connais ma vieille Piquette, toujours à fourrer son museau partout!
Il éclata d'un rire tonitruant. Debout près de sa caisse à cirage, le jeune garçon inspecta cette dernière d'un air résigné. C'était la troisième fois de la journée que Piquette, le vieux chien du Pied-Bot (qui se vantait régulièrement d'être le meilleur boucher de Paris) venait renifler son matériel de travail; et une fois de plus, l'animal avait laissé une empreinte bien nette de son gros museau sur le liquide noir et brillant. Tout d'un coup, le garçon sentir ses yeux le brûler, et il se mit à éternuer bruyamment; quelques poils de chien trempaient à la surface du cirage. "Heureusement qu'il n'y a pas de clients dans le coin", pensa t-il en fouillant dans les poches de son pantalon en quête d'un mouchoir.
Il se moucha bruyamment dans un carré de tissu noir crasseux puis redressa la visière de sa casquette; il s'essuya ensuite les mains sur son tablier constellé de taches noires qui avait dû être blanc un jour. Il portait en dessous une chemise très élimée aux poignets, si bien qu'il avait relevé les manches au niveau des coudes; il ne fallait pas que les gens de la Haute s'aperçoivent qu'il ne pouvait pas s'habiller correctement.
Une fois le chien hors de sa vue, il se rassit et reprit le vieux journal qui attirait toute son attention; il avait été jeté dans une poubelle par un homme élégamment vêtu, sous les yeux du jeune garçon. Intrigué, ce dernier l'avait récupéré dans l'espoir de s'occuper en attendant son prochain client.
Les yeux plissés, il tenta de lire le titre du journal. Il parvint à distinguer nettement certaines lettres qu'il avait apprises à l'école, à l'époque où il la fréquentait encore; cependant, les groupes de lettres formaient parfois des mots qu'il ne connaissait pas. Comme à son habitude, il abandonna rapidement l'idée de les déchiffrer et se concentra sur les images; l'une d'elle l'interpella particulièrement. Il s'agissait d'une gravure représentant une scène à la fois étrange et fascinante: un homme torse nu voltigeait entre deux trapèzes, son corps fin et musclé plongé en avant, sur le point d'attraper le second trapèze. Autour de lui, un public composé d'une cinquantaine de personnes le fixaient, onde de visages banals et sévères dont les traits étaient à peine esquissés.
Le jeune garçon en eut le souffle coupé. Depuis sa chute d'un toit quelques mois plus tôt, qui lui avait valu trois semaines d'alitement et un plâtre au bras gauche, il faisait souvent le même rêve étrange dans son sommeil agité: il se tenait sur un fil tendu entre ce qui semblait être deux arbres immenses. En bas, des voix lointaines et inconnues l'acclamaient, ponctuées parfois par des sifflements stridents et des huées. Pour maintenir son équilibre, il tendait ses bras de chaque côté de son corps, de manière à ce que ces derniers soient parfaitement perpendiculaires à ses jambes légèrement fléchies. Ses pieds nus glissaient lentement sur le fil, l'un passant devant l'autre avec aisance; à mesure qu'il avançait, la rumeur des voix s'amplifiait en contrebas, pareille à un bourdonnement d'insectes. Soudain, il s'apercevait avec effroi que malgré son évolution sur le fil, le point de repère que représentait l'énorme tronc qui lui faisait face semblait s'éloigner. Petit à petit, ses jambes se faisaient plus douloureuses, ses bras s'alourdissaient et ses pieds, qui frottaient sur le fil rêche, le brûlaient. "Ne pas trembler... ne pas tomber!" lui murmurait une voix dans son esprit.
Et tout à coup, il sentait ses jambes trembler, ses bras s'agiter fébrilement dans leur quête d'équilibre, puis son corps vaciller pour finalement tomber dans le vide...
Le jeune garçon réprima un frisson; voir cet athlète sauter dans le vide avec élégance lui rappelait ce rêve à la fois excitant et terrifiant. Lorsqu'il courait sur les toits des immeubles de son quartier, aux premières lueurs de l'aube ou du crépuscule, il ressentait une totale liberté et éprouvait un si grand bonheur qu'il aurait pu le hurler à la ville entière. Chaussé ou pied nu, il courait sur les tuiles d'ardoise des immeubles de la rue de la Ferronnerie et de la rue Saint Denis, ou marchait sur les faîtages avec la souplesse et l'agilité d'un chat. Parfois, il s'asseyait près des cheminées en compagnie des pigeons qui s'y nichaient, et contemplait, avec l'hébétude de l'enfant à peine éveillé, le lever du soleil. La forêt de toitures qui s'étendait devant lui se teintait peu à peu d'une lueur ocre et mordorée, terrain de jeux de chats errants acrobates dont les miaulements résonnaient en écho dans le ciel. En dessous de lui, aux abords des Halles, il entendait l'agitation bouillonnante des ruelles au petit matin, avant l'arrivée des premiers clients: le martèlement des sabots des chevaux sur les pavés, les cris des marchands qui s'interpellaient entre eux, les bruits de tonneaux et de caisses déchargées puis traînées sur le sol. De son poste d'observation, le jeune garçon contemplait l'imposante charpente de fonte des Halles qui flambait dans les premiers rayons du soleil, et les différents pavillons s'agiter petit à petit, grouillant de commerçants, d'artisans et de vendeurs ambulants.
Il arrivait à Hugo de s'assoupir, le dos solidement calé contre une cheminée, fatigué par une nuit au sommeil agité; le caquètement d'une poule ou les vociférations d'une maraîchère se chargeaient de le sortir de sa torpeur, et le jeune garçon se hâtait ensuite de regagner en courant la chambre de bonne où il vivait avec sa mère, rue de la Ferronnerie. Car Hugo, comme beaucoup de garçons de son âge, travaillait dès les premières heures du matin pour gagner son pain.
- Hum !
Un toussotement tira Hugo de ses pensées: il leva les yeux du journal et vit devant lui un homme bedonnant qui lissait ses longues moustaches en signe d'impatience.Il était vêtu d'un pantalon noir à taille haute, ainsi que d'un gilet assorti sur une chemise de flanelle couleur coquille d'oeuf; une longue redingote noire achevait sa tenue, ainsi qu'un petit chapeau haut de forme noir. Il tenait dans sa main droite une cane fine et légère qu'il faisait tournoyer avec détachement.
- J'ai besoin que mes chaussures soient cirées, déclara-t-il d'un air hautain.
Il était chaussé de bottes de cuir noir à lacets et talons haut.
- Pas de problème, m'sieur, répondit Hugo.
Il se leva d'un bond et invita l'homme à s'asseoir à sa place sur le tabouret ; ce dernier s'exécuta après avoir essuyé le meuble à l'aide d'un mouchoir sorti de sa poche. Le jeune garçon fit mine de n'avoir rien remarqué, posa le journal par terre et fouilla dans sa caisse; il en extirpa une brosse de bois ainsi qu'un chiffon propre.
- Z'avez bien vérifié que vos chaussures étaient propres, m'sieur?
L'homme fronça les sourcils, visiblement piqué au vif.
- Bien sûr que mes chaussures sont propres! Tu me crois donc assez idiot pour me promener dans Paris avec des chaussures à ce prix crottées et souillées?
Sa moustache frémit d'indignation. Hugo se contenta d'hausser les épaules.
- J'demandais juste, m'sieur. J'fais que mon travail.
- Ton travail se résume à faire briller mes chaussures. Le reste ne te concerne pas.
Voyant qu'il ne servait à rien d'insister, le jeune garçon s'agenouilla face à l'homme, sa caisse posée à côté de lui. De sa main droite, il trempa délicatement la brosse dans le cirage puis saisit de la droite une première chaussure; d'un geste lent et précis, il se mit à frotter horizontalement, de la pointe jusqu'aux oeillets, puis sur les parties latérales et sur le contrefort, à l'arrière, et fit de même avec la seconde chaussure.
Pendant qu'il cirait, Hugo jetait des coups d'oeil à son client, occupé à observer la rue d'un oeil las. Son ventre proéminent, qui menaçait d'éclater sous la délicate chemise de flanelle, montrait qu'il s'agissait de l'un de ces bourgeois du grand Paris amateur de bonnes victuailles, et qui avait les moyens de se les offrir. C'était un de ces personnages arrogants et autoritaires qui aimaient déambuler dans les rues, montés sur des chevaux pour éviter d'user leurs chaussures dans les caniveaux sales des rues, et qui toisaient le petit peuple de leur regard méprisant. Les hommes arboraient leurs complets noirs ou gris, leurs chapeaux et leurs gants coûteux; les femmes se pavanaient dans leurs robes aux couleurs vives garnies de dentelles, leur tête protégée par de petits chapeaux garnis de fleurs, de rubans ou de voiles, leur main tenant parfois une ombrelle.
Hugo trouvait la plupart de ses femmes très belles; elles semaient sur leur passage de délicats effluves de lavande, de fleur d'oranger ou de bergamote qui contrastaient avec les odeurs habituelles de la rue. S'il avait eu l'argent, il aurait acheté à sa mère de beaux habits et des parfums pour qu'elle puisse, elle aussi, être belle. Elle était déjà très jolie, dans sa robe de lavandière toujours sale et humide, mais elle aurait mérité, elle aussi, d'avoir ces belles choses.
Quelquefois, il croisait le regard de ces grands bourgeois qui passaient près de son étal de cirage; certains regards étaient bienveillants, d'autres polis, d'autres encore teintés de mépris. Cependant, les regards les plus désagréables étaient sans conteste ceux qui n'existaient pas: la plupart du temps, hommes ou femmes ne daignaient pas poser leurs yeux sur le petit cireur de chaussures. A pied ou à cheval, ils fixaient le bout de la rue devant eux ou faisaient mine de regarder ailleurs; peut-être ne le voyaient-ils pas, peut-être savaient-ils qu'il était là mais trouvaient indignes de leur rang de le faire exister dans leur univers.
"Nous sommes des invisibles", lui avait dit un jour Patte Molle, une amie de sa mère qui travaillait elle aussi comme blanchisseuse. "La plupart de ces gens sont des parvenus qui ont su faire fortune sur le dos des autres. Ils aiment se pavaner devant la misère pour montrer qu'ils ont réussi. Ils se croient importants parce qu'ils portent de beaux vêtements et peuvent se payer de bons morceaux de viande. Mais crois-moi, la merde qu'il chie est aussi sale que la tienne."
Une fois les bottes parfaitement cirées, Hugo invita l'homme à patienter le temps qu'elles sèchent. Il se leva et mit la brosse à tremper dans un petit baquet rempli d'eau, puis il observa les commerces qui l'entouraient; une queue interminable s'était formée devant la boucherie du Pied-Bot, tandis que la boulangère d'en face annonçait d'une voix stridente à ses clients qu'elle n'avait plus de pain frais, provoquant une huée générale. A cette heure avancée de la matinée, la rue grouillait de monde; un peu plus loin sur la droite, à l'angle de la rue de la Lingerie, un petit colporteur vendait des exemplaires du Journal amusant, un hebdomadaire satirique qui aimait se moquer des petits bourgeois; coiffé d'un béret miteux, le jeune garçon brandissait les couvertures jaunies sous les yeux des passants en braillant les gros titres pour attirer leur attention.
Le client se leva péniblement et contempla ses chaussures, l'air satisfait. Avec un bref signe de tête destiné à Hugo, il commença à s'éloigner sur le trottoir.
- Attendez, m'sieur! Vous ne m'avez pas payé!
L'homme s'arrêta brusquement et se retourna en esquissant un sourire crispé qui déformait son visage.
- Quel idiot! J'oubliais...
Il sortit une bourse de cuir de sa redingote et fit tinter quelques pièces dans sa main.
- Combien me vaut cette prestation?
Hugo, qui ne savait pas ce que voulait dire le mot "prestation", répondit:
- Ca fait 3 francs, m'sieur!
L'homme lui lança un regard noir.
- 3 francs? Mais c'est du vol!
Hugo haussa les épaules, les mains dans les poches et se balançant d'un pied sur l'autre.
- C'est le prix, m'sieur. J'ai du cirage de qualité.
D'un geste sec, l'homme jeta les pièces par terre et s'éloigna en ronchonnant. Hugo les ramassa et se rassit sur son tabouret, guettant son prochain client. Il jeta un coup d'oeil au journal qu'il avait feuilleté et qui traînait toujours par terre, ses pages voletant doucement au gré du vent. La silhouette du trapéziste semblait vivante, prête à s'échapper du papier pour atterrir en douceur sur le trottoir gris et sale. Un léger parfum de rose fit sortir le jeune garçon de sa rêverie; il leva les yeux et vit une femme qui le regardait, un timide sourire aux lèvres. Elle portait une élégante robe de satin bleu très simple, assortie à la couleur de ses yeux couleur pervenche; ses longs cheveux châtain clair étaient rassemblés en un chignon lâche d'où s'échappaient quelques boucles, et un petit chapeau bleu nuit venait parfaire sa tenue. A quelques pas derrière elle se tenait un homme au visage avenant, lui aussi élégamment vêtu.
Elle esquissa un léger sourire.
- Cet homme a été odieux avec toi, petit cireur de chaussures.
Elle se pencha vers lui et lui effleura la joue de sa main gantée.
- Ne te préoccupe pas de ce genre de personnes. Ne les laisse jamais t'atteindre par leurs mots ou par leurs actes. Tu es très courageux et tu mérites le respect autant que quiconque. Ne l'oublie jamais.
Son sourire s'élargit, puis elle retourna vers l'homme qui l'accompagnait et s'éloigna dans la rue. Bouche bée, Hugo la regarda partir, sa silhouette gracile se fondant dans la foule dense. Puis il jeta un nouveau regard à la photographie du trapéziste en souriant à son tour.
"Ne pas trembler... Ne pas tomber!"
Par contre, je trouve que le point de vue est un peu déstabilisant : il paraît des fois totalement externe (je pense notamment à "avec l'hébétude de l'enfant à peine éveillé" ), et d'autres fois on le croirait interne à Hugo - comme durant toute la description de son rêve, qui est très réussie d'ailleurs.
Quelques typos relevées au passage : "bottes de cuir noir à lacets et talons hautS"
"Hugo trouvait la plupart de Ces femmes très belles"
"la merde qu'ilS chieNT est aussi sale que la tienne" (je l'aime bien la Patte Molle)
Merci de partager ton histoire !
Ce n’est ni trop long, ni trop court mais bien espacé ce qui rend la lecture agréable et fluide.
Cette époque où on traitait les miséreux avec mépris est bien rapportée.
J’aime beaucoup : le thème, l’époque et la narration.
Par contre, il y a des petites erreurs concernant la ponctuation.
En effet, dans certaines phrases, il manque des espaces avant & après les signes suivants : (!) (:) (?)
pas un seul ne rit?
=> pas un seul ne rit ?
cabot!
=> cabot !
agité:
=> agité :
travail;
=> travail ;
m'sieur?
=> m'sieur ?
Etc…
Tout cela m'encourage à continuer mon écriture :)