Lundi, 13h00. L’heure du lunch. Mon regard flotte de l’écran d’ordinateur jusqu’à l’horloge pour me confirmer l’information, que mon estomac me grondait depuis un petit moment déjà.
Je suis au bureau. Je dois, comme des milliers d'employés administratifs, fixer cet écran à la lumière blanchâtre des heures durant. Quelle joie de le quitter, l’espace de quelques instants, de libérer mes yeux de son emprise, de quitter ce monde de pixels, un univers imaginaire fait de fichiers Excel, de débats inutiles autour de concepts vagues. Savoir quand organiser cette fameuse réunion sur un projet quelconque, qui ne verra le jour que lorsque les intéressés auront décidé de bouger leurs fesses plutôt que de digresser en long et en large lors de réunions interminables. Voir la boîte mail qui se remplit, petit à petit, de sujets dont les préoccupations me semblent parfois à des années-lumière de ma réalité.
Quel soulagement, simplement, de quitter le bureau désert, de traverser le couloir, d’aller prendre l’air… Avant de retourner s’enfermer dans ce couloir de lino morose, aux néons jaunes, dont l’aménagement crie les délires architecturaux des années 70 ; les couleurs marronnasses, les montants en aluminium des fenêtres à battants qui laissent à peine passer l’air, les étagères métalliques dans lesquelles sont empilées des colonnes de fardes. On étouffe. J’étouffe.
Après ma balade dans le quartier, le temps de me ventiler les poumons et les idées, d’abreuver mes prunelles de ciel printanier… Me voilà de retour dans le bâtiment et ses couloirs étroits. Je prends mon temps, monte les marches une à une d’un pas lourd, heureuse de sentir mes jambes bouger avant l’immobilité forcée qui les attend toute l’après-midi.
La kitchenette du couloir est située à quelques mètres supplémentaires. J’y ai stocké mon lunch : une salade toute simple, des lentilles, des pousses d’épinard, des tomates… Un menu frugal pour certains, mais parfait pour moi, qui mange léger le midi. J’ouvre la porte du frigo, cligne des paupières. Encore une lumière blanche aveuglante, qui signe définitivement mon retour au bureau.
Sauf que. Mon regard accroche autre chose que ma mallette. Là, dans la porte du frigo. Un Petit Suisse.
L’un de ces fromages blancs, petit format, 60 grammes. Un emballage blanc et rouge emblématique. Et sans attendre, sans prévenir…
Je me souviens. Je me souviens des nombreuses fois où j’ai moi-même ouvert le petit pot cannelé, inspiré d’un modèle ancien qui trahi son grand âge. Je me souviens avoir laissé sortir ce petit morceau de fromage blanc, délicatement happé l’enveloppe de papier cotonneux, mou, qui se déchirait souvent entre mes doigts empressés. Je me souviens de ce jus blanchâtre, de l’odeur acide du lait caillé.
Je me souviens du sucre, une cuillère de poussière blanche, qu’on ajoutait invariablement à ces petits fromages, puis on touillait, touillait, jusqu’à avoir une purée onctueuse, dans laquelle, parfois, sur un coup de folie, j’ajoutais des fruits coupés ou des morceaux de chocolat. C’était mon « quatre heures ». C’était tant de moments partagés dans la cuisine parentale, généreusement éclairée par la lumière du jour. Derrière la fenêtre de la porte vitrée, le jardin, les chiens, le chat, qui ne nous quittaient pas des yeux, quémandeurs.
Je me souviens, nous étions trois. Mon père, mon frère et moi. Nous mangions des Petits Suisse. Nous partagions ce moment simple, autour d’un fromage blanc que plusieurs générations d’enfants avaient, avant nous, écrasé contre leur palais d’un coup de langue. D’ailleurs, cette tradition du fromage blanc nous avait été léguée par notre paternel, qui en grand consommateur, en mangeait parfois deux par jour. Un grand enfant, qui n’avait jamais oublié les Petits Suisse de ses jeunes années et nous en avait transmis le goût. Le papier humide que l’on déroule délicatement. La cuillère de sucre blanc. On touille, on touille… et on déguste cette délicieuse bouillie crémeuse avec la gourmandise simple d’un gamin satisfait.
Je me souviens… Et soudain les larmes montent. Je sais qui a déposé ce Petit Suisse dans la porte du frigo. Je sais qu'il est à quelques pas, au bout du couloir. Nous travaillons dans la même entreprise, partageons le même bâtiment. Mais nous ne nous voyons pas.
Cela fait quelques années. Difficile parfois, pour un enfant, de gérer l’amour absolu d’un papa gâteau. Difficile parfois, pour un papa, de voir grandir ses enfants, d’assister à leurs erreurs et de les voir devenir… différents, incompréhensibles parfois. Difficile d’appréhender leur besoin d’indépendance sans le confondre avec un rejet.
Mais cette vue du Petit Suisse… Elle me ramène à ces souvenirs, à la pureté de ces instants candides. Tout était si simple, alors. Les petites épreuves de la vie n’avaient pas encore laissé leurs marques. Nous n’avions pas, alors, accumulé les erreurs. Nous ne nous doutions pas que nous aurions tant de difficultés, plus tard, à grandir. Nous ne savions pas que viellir, c’est aussi souffrir. Et que la souffrance, quand il y a de l’amour, peut faire autant de mal à ceux qui nous aiment.
Aujourd’hui je sais. Les années ont passé. Des paroles, des actes, même anodins, ont parfois blessé. J’aimerais juste me contenter de cette carapace de grande fille, être forte, indépendante, m’envelopper dans mes reproches et aller de l’avant. Mais… il y a le Petit Suisse. Il y a la tendresse de ce petit fromage blanc qu’on écrasait contre le palais avant de l’avaler goulument. Il y a ces instants de pur bonheur, dans la cuisine ensoleillée, ces parenthèses de calme, de gourmandise et d'insouciance, où nous étions tous des enfants. Alors je prends la petite boîte qui contient mon lunch. Je prends le Petit Suisse, deux cuillères, un peu de sucre.
Et je m’en vais, vers le fond du couloir, où je peux entendre mon paternel qui tape sur son clavier, remplit ses propres tableaux Excel. Il est temps de faire une pause.
Petites remarques techniques :
- "un univers imaginaire fait de fichiers Excels" je n'aurais pas mis de s à Excel, comme tu l'as d'ailleurs fait à la dernière ligne.
- "à des années lumières de ma réalité." j'aurais bien mis un tiret entre années et lumière, et pas de s à lumière -> des années-lumière :)
- "des lentilles, des pousses d’épinards, des tomates…" je n'ai pas réussi à trouver de source pour le confirmer mais je n'aurais pas mis de s à épinard ici.
- "Mais… Il y a le Petit Suisse." c'est discutable mais je n'aurais pas mis de majuscule à "Il", je vois les deux propositions comme une phrase continue.
Commentaires moins techniques :
- Je ne sais pas si c'est une règle établie, mais je suis un peu gêné par les mots en anglais qui ne sont pas mis en italique :o "lunch" par exemple
- "Employée administrative, je dois, comme des milliers de gens," question de goût mais ça fait beaucoup de virgules pour moi, j'aurais tendance à condenser un peu comme "Je dois, comme des milliers d'autres employés administratifs,"
- "J’ouvre la porte du frigo, pouah !" j'interprète le "pouah" comme une marque de dégoût, donc je m'attendais à une odeur forte comme du moisi ^^ je ne sais pas ce que je mettrais à la place par contre
- "Et sans attendre, sans prévenir… Les souvenirs déboulent.
Je me souviens. Je me souviens" Par souci de fluidité, j'aurais bien supprimé "Les souvenirs déboulent.", que je trouve suffisamment explicite avec la suite.
- "C’était mon petit snack d’après running." je suis doublement perturbé par cette phrase au milieu d'un paragraphe très onirique. D'abord par l'orthographe "d'après running" (je ne sais pas si c'est l'italique, l'absence de tiret, ou simplement le choix du mot qui m'interpelle), et ensuite par le sens de la phrase. Je me pensais de retour en enfance, et le "snack d'après running" me fait plutôt penser à une adulte qui fait de la course à pied et s'autorise un petit snack en rentrant... et on revient directement au souvenir d'enfance.
- "autour d’un fromage blanc que plusieurs générations d’enfants avant nous, avaient écrasé contre leur palais d’un coup de langue." j'aurais positionné la virgule autre part dans la phrase, peut-être après "fromage blanc" pour souligner son importance.
Pour être honnête, je m'attendais à une fin bateau du style "en fait c'est pas du tout pour elle, elle mange le Petit Suisse et elle se fait engueuler par le collègue qui la voit voler SON Petit Suisse". J'ai été aussi surpris que touché par la fin toute mignonne, bravo à toi <3