Et notre vie s’était tranquillement organisée, avec son rituel d’habitudes.
Chaque jour, j’allais à l’école enseigner aux élèves de CM1.
Max, lui, travaillait au CNRS, il était chercheur en biologie marin. Il préparait un doctorat et son sujet de recherche le passionnait. Son truc à lui, c’était le phytoplancton. Si vous lui demandiez de vous parler de ses recherches, il posait son stylo, prenait une grande inspiration, fermait les yeux, pour réfléchir aux meilleurs mots possibles, avant de commencer. Puis, il vous regardait avec un grand sérieux et prenait tout son temps pour vous expliquer avec pédagogie que le phytoplancton c’était la vie, un être vivant formidable, notre moelle épinière à tous, la chose qui lui semblait être de loin la plus importante au monde. Il s’extasiait en vous disant qu’en plus d’être indispensable, c’était aussi d’une beauté à couper le souffle.
J’avais toujours eu du mal à considérer l’amas gluant et translucide qu’il extrayait sur des morceaux de coton, en filtrant l’eau de mer à travers des filtres à café Melita, comme l’espèce la plus puissante de la planète ou la plus belle qui soit. Mais, c’était de notoriété publique, il était établi que cinquante pour cent de notre oxygène était bien produit par ce chewing-gum translucide et gluant. De quoi filer des frissons aux industriels producteurs de gommes et de bonbons en tous genres, puisqu’il semblait bien que les éléments visqueux et caoutchouteux aient finalement une utilité majeure en ce monde.
Un jour, alors que je blaguais avec Max sur l’aspect poisseux, gluant et peu engageant de son fameux plancton, il me prit par la main pour me traîner de force au fond de notre garage. C’était un de ces moments, au début de sa vie professionnelle, où Max, pédagogue, prenait le temps d’expliquer les choses. Il avait installé dans le garage, sur une table et deux tréteaux, un espace sommaire, qui lui servait de laboratoire quand il n’avait pas fini de noter les évolutions de ses échantillons au CNRS. Il y avait plusieurs mois, j’avais dit oui sans hésiter pour cette installation dans notre petit chez nous, qui évitait les heures de présences tardives au laboratoire. Le plancton ne connaissait de toute évidence pas les trente-cinq heures et le garage ne nous était d’aucune utilité, notre vieille voiture dormant dehors tous les jours de l’année.
Max brancha le petit microscope. Aussitôt une lumière crue fendit la lamelle de verre, posée sur la platine. Max me poussa gentiment sur le tabouret et s’exclama :
— Regarde. Ouvre grand les yeux et regarde dans le microscope. Tu ne vas pas en croire tes mirettes ! C’est du plancton !
Je plongeai mon regard sur les deux oculaires de l’appareil ; il m’apparut un magma blanchâtre, très trouble et évanescent. On aurait dit un vieux crachat de morve.
-— Eh bien. Beurk. C’est tout ce que j’ai à dire. Je ne suis pas déçue, c’est vraiment poisseux et répugnant. Si cette chose, c’est la dernière merveille du monde, eh bien, il n’est pas joli-joli notre monde. C’est juste un morceau de magma visqueux et sans intérêt. T’as craché sur la lamelle de verre ou quoi ?
Je m’écartai sans ménagement du microscope, écœurée par la vision gluante. Je ne comprenais définitivement pas ce qu’il y avait comme intérêt majeur à observer cette chose.
Max rigola. Il fut pris d’un fou-rire qui lui secouait la poitrine. Son rire puissant rebondissait sur les murs du garage, envahissait l’atmosphère, s’amplifiait et les ondes puissantes se croisaient, se recoupaient, en résonnant sans fin dans la pièce vide. Son rire était tellement communicatif que je l’avais suivi et un hoquet joyeux m’avait bientôt soulevé la poitrine. C’était simplement irrésistible, comme à chaque fois.
Max … Max quand il riait, on s’arrêtait tous, on le regardait, on écoutait, puis on riait, on reprenait notre souffle, et on riait encore, et encore, et encore. On riait jusqu’à ce que le souffle nous manque, jusqu’à ce que nos entrailles, plongées dans une trop longue apnée, nous forcent à respirer, pour de bon. Personne ne pouvait y échapper très longtemps. Ce jour-là, entre deux vagues de rires gloutons, il me glissa :
— Grande nouille, il faut tourner la molette à ta droite…, règle donc la distance focale de l’appareil pour faire la mise au point. Sinon, c’est sûr, tu ne peux rien voir !
— Ça va ! Ils sont bien loin mes cours de biologie …répliquai-je, franchement vexée par la remarque.
Je tournai la molette ou plutôt la vis macro-métrique, située sur le côté droit de l’appareil -précision de taille pour les lecteurs scientifiques- et, d’un seul coup, tout m’apparut. Le magma visqueux se précisa et des dizaines de détails, surprenants, se dévoilèrent sous mes yeux :
— Mais ça bouge ! dis-je en fixant la lamelle, les yeux pétrifiés, subjuguée par le spectacle vivant.
— Bien sûr que ça bouge ! s’étrangla de rire mon compagnon. C’est vivant, ça oui, c’est sûr, c’est bien vivant !
Voilà que mon immonde amas visqueux s’était transformé, en un fragment de secondes, en une portion de vie grouillante, d’une beauté saisissante. Des dizaines de petits êtres qui se tortillaient sur eux-mêmes en un invraisemblable ballet fantomatique. Des minuscules cellules translucides que la lumière crue du microscope faisait briller, des formes étonnantes, géométriques, complexes, armées de petits cils qui brassaient le liquide, faisant bouger le plancton dans tous les sens. On aurait dit les dessins imaginaires de mon petit neveu Paul, quand il partait dans des délires de formes imaginaires, la couleur jaune pétante du coloriage en moins. Les formes artistiques étaient si incroyablement complexes que les plus grands artistes contemporains n’auraient sans doute pas pu les imaginer. Max avait raison, c’était bien vivant. Ca grouillait de vie et c’était simplement magnifique. Une beauté magique et contagieuse, car je m’enthousiasmais, moi aussi, pour le sujet :
— Mais il y en a pleins, de toutes les formes, on dirait qu’ils cherchent à se coller les uns aux autres. Jamais je n’aurais imaginé que c’était aussi complexe et poétique, le plancton !
Ce jour-là, cette découverte fortuite m’avait fait prendre conscience de ce qui animait les recherches scientifiques de Max : la protection et la compréhension d’une forme de vie, à la fois simple et étonnante de complexité.
Je me posai depuis de nombreuses questions métaphysiques, toutes sans réponses évidentes : comment était-il possible que cette masse d’éléments si petits, si divers, si fragiles contribue à nous maintenir tous en vie sur cette planète ? Un élément invisible, que nous n’avions pas créé, doté de quelques cellules seulement, insaisissable, dont la disparition entraînerait notre perte à tous ; des êtres si petits qu’on ne pouvait les découvrir qu’armés d’un microscope binoculaire et, en prenant le temps de s’arrêter, pour les observer.
Ce jour-là, devant mon air stupéfait et intéressé, Max prit le temps nécessaire pour me vanter tous les mérites du Phytoplancton.
Dans la cuisine, il m’expliqua qu’il existait dans ces organismes une hiérarchie assez complexe : des végétaux et des animaux, des bactéries et même des virus. C’était une vie complexe, étonnante, un monde sous-marin avec une diversité insoupçonnable pour un non initié. En l’écoutant me parler de ce monde mystérieux, je fermai les yeux.
J’imaginais un Monsieur Plancton et une Madame Plancton. Ils habitaient la mer, se touchaient, vibraient, échangeaient des informations, aimaient prendre le soleil, fabriquaient de la matière organique, vivaient au rythme de la photosynthèse.
Blop … blop … ils se multipliaient seuls par division cellulaire.
Blop Blop ils sont deux.
Blop blop ils sont quatre…seize … deux cent.. puis des milliers …
Blop blop … Des divisions cellulaires sans fin qui produisaient, depuis des millions d’années, des milliards et des milliards de petites cellules de phytoplanctons, zooplanctons et consorts.
Les yeux fermés, je voyais ces milliards de planctons, flottants dans l’immensité océanique. C’était d’une infinie poésie, ils nous rendaient, nous les bipèdes, ridiculement petits et insignifiants, à l’échelle de l’humanité.
Max me bombarda de noms exotiques : les Diatomées, les Dinoflagellés, les Coccolithophores … Ces noms sonnaient magnifiquement. Je pensais à Paul, du haut de ses cinq ans qui aurait immédiatement dessiné un petit dinosaure avec des ailes, en entendant ce nom magique …
Dinoflagellés.
Puis vint l’Holoplancton et le Méroplancton.
Des noms de tableaux, des œuvres étonnantes. De la poésie, à l’état brut.
Un sujet intéressant pour la classe de lundi prochain, qui m’évoquait mille dessins, tous plus étonnants les uns que les autres. Et, au moment, où en riant, je lui dis qu’on ne pouvait pas vraiment parler d’organismes réfléchis, que c’était des formes de vie simples, il me coupa la parole.
Alors, il m’expliqua que le zooplancton remontait la nuit vers la surface de l’océan pour se nourrir du phytoplancton, avant de redescendre vers les eaux plus profondes. Il s’enflamma en parlant et s’extasia sur le fait que ce mouvement contribuait au brassage des eaux de l’océan, et, qu’il mélangeait l’eau des fleuves avec celle de la mer. Il m’apprit que, le soir, nos lumières allumées dans les villes perturbaient certaines espèces de phytoplancton, que les minuscules organismes se trouvaient perdus, à cause de la pollution lumineuse.
Le phytoplancton possédait de toute évidence une organisation beaucoup plus complexe que tout ce que je pouvais imaginer.
Quand on arriva au Nanoplancton ; je découvris que ces organismes microscopiques, virus et bactéries océaniques, avaient des espérances de vie incroyablement longues, je réalisais que l’espèce humaine n’était vraiment rien dans le monde qui nous entourait. Une goutte d’eau.
Il me parla des migrations du plancton. Ainsi, monsieur et madame plancton effectuaient, eux aussi, des grands voyages sur des milliers de kilomètres, migrant du nord vers le sud, d’ouest en est, en suivant les courants marins les plus profonds.
Je frémis en nous imaginant l’été, pendant nos vacances à la mer, baignant innocemment dans un bain composé de milliards de monsieur et madame plancton partis en voyage, flottant entre deux eaux.
Beurk. Et re-beurk.
Max était aux anges. J’étais stupéfaite de découvrir cet infiniment petit. Cet infiniment grand, dans cette immensité océanique.
Sa passion, le combat de toute sa vie.
Le plancton, m’expliqua-t-il, était menacé ; c’était tout le sujet de son étude scientifique. Notre influence humaine sur la planète entraînait une acidification irréversible des océans. Cette acidification avait des effets dévastateurs sur de nombreuses espèces : le corail, bien sûr, mais aussi le plancton. Cela entraînait la destruction de millions de squelettes planctoniques, dissous sous l’effet des attaques acides. Cette modification environnementale engendrait une destruction massive sur cette petite société microscopique. Il fallait trouver une parade au plus vite, une solution pour ralentir le phénomène inexorable, essayer de les sauver ou au moins ralentir drastiquement les changements pour leur donner une infime chance d’avoir le temps de s’adapter à ces nouvelles conditions de vie. Tout allait beaucoup trop vite ces dernières décennies. Cela avait déjà et aurait, de plus en plus, des répercussions sur nos propres vies. Ce phénomène menaçait la survie de l’espèce humaine à long terme. Sans plancton, pas d’oxygène.
Sans oxygène, pas d’humains. Simplissime quand on suivait le raisonnement de Max.
J’étais stupéfaite. Jamais je n’avais imaginé que les recherches de Max avaient un impact si important sur notre vie de tous les jours. J’avais toujours vu les chercheurs comme des érudits en blouse blanche, des cerveaux inaccessibles, travaillant sur des concepts loin de nos préoccupations quotidiennes, Max le premier. En réalité, ses recherches nous concernaient tous. Elles étaient bien ancrées dans le réel et elles touchaient à notre survie.
En résumé, m’expliqua Max, le plancton c’était un peu les abeilles des océans. L’abnégation de millions de petits êtres, tous très occupés, qui travaillaient gratuitement pour la survie des autres.
Un concept que, nous, humains, on n’arriverait jamais à comprendre.
Je souris, en pensant que c’était une manière un peu extrême de voir le monde. Mais, sans doute, juste.
Et il conclut en me disant tristement que, pendant que l’espèce humaine se payait du bon temps, le plancton souffrait, mourait, disparaissait, peu à peu. Une extermination silencieuse et invisible dont nous étions, d’après Max, tous responsables.
Une destruction de masse qui nous condamnait silencieusement, sans que cela ne nous perturbe outre mesure.
Un véritable holocauste planctonique.