Au petit matin, Diane pressée de partir pour éviter les obligations ménagères avait préparé le casse-croute. Gwion s’étirait et bâillait à se décrocher la mâchoire.
- Il est un peu tôt, non? observa-t-il en se raclant la joue.
- C’est l’heure idéale pour ne pas manquer le spectacle, répondit la fille.
- Le spectacle?
- Soit patient, je vais te faire visiter notre village de la plus belle façon.
*
Une longue passerelle de bois reliait la mine et la base du terril, des femmes, les hiercheuses, poussaient sur des rails de lourds wagonnets remplis à ras bord de stériles, jusqu’à un câble de traction hissant les bennes au sommet de la montagne de résidus. Gwion, caché sous la rampe, attendait le signal de Diane.
- On ne devait pas visiter ton village? demanda Gwion, fébrile.
- Oui, tu vas comprendre bientôt… tu te souviens, lorsque je dis : « maintenant », tu enfourches la rambarde, embarques dans la berline et te cramponnes solidement.
- Oui, tu es certaine que ce n’est pas dangereux?
- Non, c’est très dangereux, ne manque pas ton coup… Attention, un, deux, trois… Maintenant ! ordonna la fille.
Gwion quitta sa cachette, escalada la clôture : sur les rails, deux bennes pleines venaient de s’arrêter le temps de s’accrocher au treuil.
- Allez Gwion, tu dois monter !
Clac, les wagonnets tremblèrent, s’activèrent. Gwion enfourcha le charriot de fer et se cramponna à ses côtés comme lui avait expliqué Diane. La benne se cabra, le coussin de pierre glissa, entrainant Gwion avec lui et se stabilisa dans un angle peu rassurant.
- Sois galant et aide-moi à grimper.
Gwion souleva Diane qui se retrouva assise à côté de lui, un sourire enfantin illuminant son visage.
- Ouf, je croyais que nous allions nous écraser au sol, avoua Gwion.
- Tu n’as plus à avoir peur, profites de la montée et admires la vue.
Avec lenteur, les charriots remontaient le mont artificiel, tout en bas, l’usine monstrueuse n’était plus qu’un bâtiment parmi les autres; dans la lumière diffuse de l’aube, le village rangé ressemblait à un potager abondant où y poussaient les maisons. Diane gloussait de plaisirs, laissant balloter ses jambes en dehors de la berline, Gwion observait le petit bout de femme croche, passionnée et sans peur. Elle était comme son pays, imparfait et déchiré, d’une beauté croissante avec la hauteur. Au sommet, deux hommes attendaient les bennes pour les vider; ils fulminaient leurs cigarettes, prêts à recevoir les passagers clandestins.
- Voyons Diane, ti n’as plus dix ans… et ton dos ! gronda un des hommes.
- Monsieur Grandmont, vous fumez sur le terril? Je croyais que c’était interdit et très dangereux, déclara la petite en descendant du wagonnet.
- P’tite futée, ti as toujours le dernier mot, ti sais que je vais devoir li dire à ton père?
- Ne soyez pas inquiet, ma robe est déjà souillée de charbon, ma mère va m’étriper c’est certain. Je voulais juste faire découvrir à mon ami le plus beau lever de soleil de la région. Laissez-nous profiter de la cime un moment s’il vous plait.
- Pas plus d’un quart d’heure, accepta l’ouvrier.
Diane traina Gwion par la main et s’installa bien en vue des hommes pour éviter les ragots.
- Tu fais ça souvent? s’informa Gwion.
- Ça faisait longtemps, ria Diane.
- Tu ne travailles pas à la mine comme tous les autres?
- Non, c’est mon dos… et mes genoux, je ne suis pas conçu pour ce labeur, répondit la fille en fixant l’horizon.
- Tu as eu un accident? demanda Gwion.
- Non… c’est une maladie… les médecins, ils pensent que j’en ai pour dix ans au maximum.
- Je suis désolé… je ne voulais pas…
- Ne soit pas désolé, je suis là, à ce moment à regarder le ciel avec un garçon et j’ai congé de corvée pour la journée, plaisanta Diane. Et toi comment vont tes blessures?
- J’ai l’impression d’avoir été piétiné par un cheval et je ne me rappelle toujours de rien... Sinon ça va.
- Tu n’as vraiment aucun souvenir? Pas même une riquiqui trace de mémoire?
- Aucun… à part mon nom.
- Que c’est romantique : une demoiselle condamnée rencontrant un jeune homme amnésique au passé obscur vivant une idylle impossible au sommet d’une montagne ténébreuse hantée par deux bêtes terribles, scanda Diane en se collant contre Gwion.
- Euh… je… tu… bafouilla le garçon rouge tomate.
- Tu es mignon Gwion, mais tu vas devoir attendre encore quelques années avant de demander ma main, taquina Diane, l’achevant de son rire enjôleur.
- Tu es folle ! Qui aimerait se marier avec toi, lança Gwion pour rigoler.
Le sourire de la fille se troubla, des larmes perlèrent à ses paupières.
- Je suis désolé, je ne souhaitais pas te blesser, je n’ai pas réfléchi, regrettait Gwion.
- Non, tu as raison, je suis difforme et bossue, je ne pourrai jamais avoir d’enfants… aucun garçon ne voudra de moi… Je ne dois pas me cacher la vérité même si elle est difficile à entendre.
- C’est faux ! Tu es très intelligente… et très jolie… Moi, Gwion sans mémoire, je jure d’épouser Diane la damnée, dès que j’aurai quinze ans, si aucun prince charmant du royaume ne l’enlève d’ici là, promis Gwion, main sur le cœur et crachant au sol.
- Arrête ! Tu es fou, il ne faut pas jurer… en plus tu ne me connais même pas, je suis peut-être une stryge ou pire encore, une tordue…
- T’inquiète Anna, je ne crains pas les filles bizarroïdes.
- Comment m’as-tu appelé? demanda Diane.
- Je ne sais pas? Diane? répondit Gwion.
- Tu m’as appelé Anna.
- Désolé…
- Arrête de te désoler de tous, nous avons une piste : tu as probablement une amie, une sœur ou une âme sœur qui se nomme Anna. C’est merveilleux non? Nous allons retrouver votre mémoire sir Gwion.
*
Diane et Gwion durent descendre de leurs nuages et de la montagne de roche. Le soleil s’élevait déjà au-dessus des terrils, embrasant le village d’un éclat orangé. La fille jacassait de bonheur, le garçon l’écoutait depuis une bonne heure en parcourant les rues du quartier ouvrier. Devant la résidence familiale attendait un gaillard suspect, paletot long et képi noirs ; Diane en l’apercevant entraina son nouvel ami dans une courette.
- Je déteste ces hommes.
- Il n’est pas seul? Espionnait Gwion, le nez dépassant au coin du mur.
- L’autre est à l’intérieur, avec le maitre mineur, probablement en train d’interroger mon père et d’inspecter notre courrier.
- Ce n’est pas la première fois qu’ils se pointent chez toi?
- Non… à chaque fois qu’un truc se produit dans la mine, ils questionnent mon père et ma mère. Encore la semaine passée… à la suite du décès du vieux Sam.
- Pourquoi? Jean était-il responsable de sa mort? demanda Gwion.
- Non, il se bat pour faire reconnaitre des droits aux mineurs et à leur famille, il se sent responsable de chaque incident. Les administrateurs n’apprécient pas vraiment ses idées révolutionnaires. À chaque fois c’est la même histoire, ils envoient leurs sbires et mon père retourne docilement travailler à la mine.
- Tu crois qu’il devrait se rebeller?
- Oui ! Hier, il sort un enfant amnésique du trou, l’autre semaine, un ouvrier est mort d’épuisement devant lui, le mois passé, toute une équipe s’est noyée au fond des galeries… Personne ne semble agir : mon père a tenté plusieurs fois de soulever une révolte ou d’éveiller les mineurs, mais ils abandonnent leur insurrection et tout revient à la normale rapidement, témoigna Diane.
- Les sbires les menacent peut-être? avança Gwion.
- J’en suis persuadée ! C’est pour cette raison que j’ai décidé d’intervenir, je n’accepte pas que l’on menace ou que l’on s’en prenne à ma famille. J’ai écrit il y a quelques semaines au plus grand journaliste du pays pour le faire venir à la mine, pour qu’il constate et publie ce que les propriétaires cherchent de garder caché.
- Pourquoi ce journaliste célèbre se déplacerait-il jusqu’à votre bled perdu? douta Gwion.
- Parce qu’il nous a rendu visite à la maison l’hiver passé… j’espère une réponse imminente.
*
Le maitre mineur et ses acolytes en noir venaient de quitter la demeure. Jean, assis droit dans sa chaise avait laissé sa pipe s’éteindre, Paulette clouée au comptoir de la cuisine ignorait le bébé qui s’époumonait près d’elle, sur la table de la grande pièce, s’amoncelaient en désordre des lettres décachetées. Gwion se porta au secours du poupon pendant que Diane, accroupie devant son père, tentait de l’éveiller de sa mystérieuse torpeur.
- Papa? Papa !
- Diane, ti es déjà revenue de l’école?
- Papa, je ne vais plus à l’école depuis près d’un an. Tu as reçu la visite du porion et de ses hommes… Qu’est-ce qu’ils te voulaient encore?
- Nan, rien du tout, une tournée de courtoisie, répondit Jean confus.
- Qu’est-ce qu’ils t’ont fait? insista Diane.
- Rien du tout je te dit !
Gwion sautillait pour calmer le bébé qui réclamait sa mère, Diane courue vers Paulette, toujours impassible, les deux mains inoccupées à faire du café.
- Maman? Maman ! Qu’est-ce qui vous arrive à tous les deux?
- Tiens, une revenante ! Ti veux du café? demanda-t-elle.
- Non ! Qu’est-ce que le porion vous a fait? Il vous a drogué? Hypnotisée? Ensorcelé?
- Qu’est-ce que ti racontes petite folette? D’où qu’ch’est tas encore trainé? Ta robe est toute crottée.
- Maman, Léon pleure et tu demeures là, immobile.
- Parle-moi autrement Diane, j’allais m’en occuper, le temps de préparer un café à ton père. Je devrais être partout à la fois pendant que toi, ti t’amuses sur le terril et ti reviens à la maison la robe cochonnée? Ti sais que c’est dangereux, la fille des Bailleul est morte....
- Ça fait cinq ans que tu me racontes la même histoire : la fille des Bailleul est morte écrasée par une pierre en grappillant du charbon. Je sais. Ce n’est pas ce qui m’inquiète pour le moment, cria Diane.
- Tu ne vas pas recommencer comme hier? Retourne te calmer dans ta chambre, ordonna Paulette.
- Ni compte-pas ! Brava Diane furax. Tu viens Gwion nous repartons grappiller de la charbouille sur le terril.
L’adolescente boitillait d’un pas rapide, Gwion la suivait, devinant la souffrance qui l’accablait.
- Diane, où allons-nous comme ça? Tu veux te reposer?
- Je ne sais pas. Je n’accepte pas ce traitement injuste, ils se font manipuler et j’ai terriblement peur Gwion… je sens qu’une chose horrible est sur le point de se produire. Mon père… Il dérange… dans la mine, les accidents sont si fréquents.
- Tu crains pour sa vie?
- Oui ! J’angoisse à chaque fois qu’il descend au fond, s’il lui arrivait quelque chose, ma famille devrait quitter le coron.
- Je vais l’accompagner demain à la fosse… Je veillerai sur lui.
- Tu ferais ça pour moi? Tu es adorable, mais tu n’as que douze ans… Ils ne te laisseront jamais le suivre.
- Tu ne connais pas mon âge…je parais peut-être plus jeune, j’ai peut-être même quatorze ou quinze ans? S’illusionnait Gwion.
- Je doute que mon père accepte.
- Je saurai le convaincre, pas question que je sois relégué aux tâches ménagères avec toi !