« Bon on fait quoi, on frappe ?
— J'y crois pas, parfois t'es vraiment trop con. On va pas frapper à la porte d'un mec qui a disparu !
— Bah on sait jamais, peut-être qu'il est revenu.
— Nan, c'est pas le genre de personne qui change d'avis facilement.
— Attends, t'imagines si c'est pas le bon appartement, et qu'on enfonce la porte ? Ce serait pas très sympa. » Il reçut en réponse un profond soupir de désespoir.
« Je me suis toujours demandé comment tu pouvais concilier ton métier et ton évident manque de discernement. Ouvre un peu tes yeux pour une fois, son nom est écrit juste ici : Nathanaël Modnar. » annonça le plus âgé des deux hommes en désignant de l'index l'inscription sous la sonnette. Il recula ensuite d'un pas et se lança à trois reprises contre la porte qui céda facilement, tandis que l'autre homme l'observait, perplexe. La décoration de l'appartement était minimaliste, c'est-à-dire qu'il n'était pas décoré. Tous les objets présents dans les différentes pièces semblaient avoir une fonction vitale, sauf peut-être l'ordinateur du salon, et l'immense boite opaque qui lui était reliée. Le jeune policier tourna plusieurs fois autour de l'imposant parallélépipède, en évitant minutieusement les nombreux câbles qui en sortaient.
« Et c'est avec ça qu'on doit le retrouver ? demanda-t-il.
— Entre autres. » répondit sans lever les yeux de son calepin celui qui semblait être son supérieur hiérarchique. Il était resté à l'entrée de la pièce, appuyé contre un mur.« Mais on sait quoi sur ce type, à part son nom ?
— Nathanaël Modnar, génie de l'informatique et en particulier de la robotique. Travaille, ou plutôt travaillait, pour un grand laboratoire de recherche sur l'intelligence artificielle, essentiellement depuis chez lui. Pas de nouvelle depuis une semaine, ce qui est très inhabituel d'après ses collègues. Il travaillait sur un ambitieux projet de simulation, on en sait pas beaucoup plus; personne à part lui n'en sait beaucoup plus. Ce "type" comme tu dis, c'est pas n'importe qui. D'après les rumeurs, il était pas loin de créer la première conscience entièrement artificielle. Donc s'il s'agit d'un enlèvement, ce que l'on suppose pour l'instant, ça pourrait dégénérer rapidement. » Son coéquipier acquiesça lentement en réalisant qu'il s'agissait en fait d'une affaire extrêmement sérieuse. Ils se mirent alors à fouiller l'appartement, en concentrant leurs efforts sur le salon. Aucune trace de lutte, tout était parfaitement propre et rangé. Quelques feuilles de notes éparpillées autour du clavier de l'ordinateur, couvertes de schémas et de symboles étranges. Il s'agissait probablement d'équations mathématiques, mais bien trop complexes pour que les deux hommes puissent en tirer une quelconque information. Rien d'utile dans les tiroirs, pas mieux autour de la mystérieuse boîte noire, qui restait inaccessible. L'unique chambre était presque vide et contenait, comme les autres pièces, uniquement le minimum vital. L'appartement semblait refuser de divulguer la moindre information sur son propriétaire. Le jeune policier s'agenouilla nonchalamment pour regarder sous un fauteuil et soupira en constatant son infortune. Il brisa alors un bon quart d'heure de silence en osant une proposition.
« On devrait allumer l'ordinateur, c'est sûrement là qu'il garde tous ses documents.
— Je pense pas qu'on y aura accès facilement. Oublie pas à qui on a affaire.
— Oui oui, je sais. Mais ça coute rien d'essayer. » Il se laissa alors tomber lourdement sur la chaise à roulettes du bureau, enchanté de pouvoir enfin s'asseoir. Mais son incompétence vint rapidement remplacer son enthousiasme initial : il était absolument incapable de démarrer la machine, qui semblait bien plus complexe qu'un ordinateur ordinaire. Bien décidé à rester assis encore un moment, il amorça un balayage minutieux de tous les recoins du meuble en espérant tomber, au terme d'un tâtonnement aveugle, sur un interrupteur. Il trouva effectivement un interrupteur, mais pas celui qu'il cherchait. Un petit bouton métallique à l'arrière du meuble déclencha en effet l'ouverture timide d'un tiroir qui avait jusqu'ici résisté à leurs efforts. Le jeune homme s'empressa d'en inspecter le contenu : un journal noir, assez épais, placé à égale distance de tous les bords du tiroir, comme une précieuse relique. Il brandit fièrement le trophée, mais son agitation n'était pas suffisante pour attirer l'attention de son imperturbable acolyte.
« Euh, patron, j'ai trouvé quelque chose !
— Hmm ? » Il tourna à peine la tête et fronça les sourcils dans l'espoir de corriger sa faible myopie.
« Ça doit être un genre de journal personnel. Je l'ouvre ?
— Bah évidemment que tu l'ouvres, et tu commences à lire aussi. » Il s'exécuta aussitôt, tandis que l'autre homme continuait ses recherches.
Récit d'une expérience : L'ultime tentative d'absolution
Premier jour : Et la lumière fut !
Je considère cette étape comme le véritable commencement de l'expérience et par conséquent de ce journal. Bien que la lumière ne soit pas un élément essentiel à leur survie, j'en ai moi-même besoin pour les observer. Aujourd'hui, j'ai donc installé l'éclairage principal de l'espace de simulation. J'ai immédiatement activé l'horloge pour tester la durée des cycles jour/nuit, et tout semble fonctionner correctement. Afin d'obtenir des résultats rapidement, la simulation se déroulera à un rythme accéléré par rapport à la réalité. Cela n'influencera aucunement les conclusions que nous pourrons en tirer, puisque tout ira plus vite.
Un sentiment presque divin m'envahit lorsque la lumière se déversa enfin sur les collines verdoyantes et dans les sombres fissures rocheuses. Un symbole de la vie, bien sûr, mais pas pour eux... je reviendrai sur ce point plus tard. Le générateur semble stable, il devrait supporter aisément les consommations futures. J'ai aussi ajusté les derniers décors, déplacé quelques arbres et dévié légèrement une rivière trop envahissante. Tout doit être parfait pour leur arrivée... J'espère pouvoir démarrer concrètement la simulation à la fin de la semaine. Plus l'initialisation approche, plus l'attente est insoutenable ! Je suis convaincu qu'un projet de cette envergure aura des répercutions sans précédents sur votre façon de percevoir les choses qui vous entourent, les gens, et vous-même.
Deuxième jour : Voir sans être vu
Aujourd'hui, j'ai disposé les quatre parois verticales autour du compartiment. De minuscules caméras sont installées sur chacune d'elle, ce qui me permettra de les observer sans être vu. C'est moralement discutable, j'en suis conscient, mais c'est le seul moyen de reproduire fidèlement les circonstances originelles. J'ai enfin trouvé la motivation nécessaire pour me pencher sur les questions météorologiques, jusqu'alors ignorées par manque cruel d'intérêt. Un algorithme plutôt banal couplé à un générateur aléatoire devrait suffire pour simuler un climat convaincant. Pour générer du hasard authentique, j'exploite un aiguillage quantique du laboratoire possédant quatre issues équiprobables. Avec quelques itérations, on atteint rapidement le million de positions différentes. Certaines d'entre elles représentent même un réel danger pour leurs futures victimes, et j'ai d'ailleurs longtemps hésité à les implémenter dans le programme, mais c'était nécessaire, toujours par souci d'authenticité. Tous les modules météorologiques sont donc prêts, déjà disposés sur la dernière paroi qui servira de toit étoilé à ce monde simulé.
Troisième jour : Les androïdes mangent-ils des piles électriques ?
Oui, incontestablement. Enfin, au sens figuré bien sûr. Pour l'alimentation, j'ai finalement opté pour des accumulateurs lithium-dioxygène, rechargeables sur les quelques stations dispersées dans l'espace de simulation. Leur grande autonomie permettra aux androïdes d'exploiter pleinement leur liberté, au lieu de perdre un temps considérable à manger et à dormir comme la plupart des entités conscientes. Puisque leurs besoins vitaux sont radicalement différents des nôtres, j'ai dû adapter l'environnement en conséquence : en plus des stations de recharge réparties sur la zone, j'y ai disposé en quantités suffisantes de nombreuses ressources matérielles. Les androïdes possèderont naturellement les compétences nécessaires pour exploiter efficacement ce matériel, mais je détaillerai leur capacités dans une prochaine entrée du journal. Enfin, ces ressources n'étant pas renouvelables, j'ai pris soin d'aménager un système de recyclage artificiel : les composants dégradés sont récupérés par le socle de l'espace de simulation, puis régulièrement remplacés par de nouvelles ressources, à une fréquence raisonnable pour éviter de trop leur faciliter la tâche. Leur gestion des ressources et des déchets restera ainsi un élément clé de leur survie; c'est une question fondamentale à laquelle nous devons prêter une attention particulière.
Le jeune policier referma lentement le journal et leva les yeux. Il murmura quelques mots d'une voix craintive.
« Nom de Dieu, Nathanaël... qu'est-ce que vous avez mis dans cette boite ?
— Il y a un problème ? questionna son collègue, qui n'avait perçu qu'un fragment du commentaire.
— Non, je dois... juste continuer à lire. A mon avis, ce journal représente notre seul espoir de retrouver Modnar.
— Bien. Dans ce cas, je vais m'absenter quelques heures, j'ai des affaires à régler au bureau. J'en profiterai aussi pour transmettre nos premières observations. » annonça-t-il en agitant son calepin, avant de quitter l'appartement d'une démarche lourde et fatiguée. Désormais seul dans la pièce, le jeune inspecteur prit une grande inspiration avant de poursuivre sa lecture du journal.
Quatrième jour : La curiosité
La curiosité philosophique est profondément ancrée dans la conscience de chaque androïde. Malgré cela, et après de longues réflexions, j'ai décidé qu'il était tout de même nécessaire de les guider, au cas où ils s'égareraient. Il fallait alors choisir un symbole, un objectif fondamentalement inaccessible représentant leur éternelle quête de sens. J'ai d'abord pensé à une immense tour circulaire, placée au centre du monde et dont les murs seraient parfaitement lisses, rendant toute tentative d'escalade illusoire. Puis la tour est devenue un phare, radiant symbole de bienveillance, balise de sécurité. Malheureusement, j'ai ensuite réalisé que je sous-estimais gravement les capacités des androïdes. Ils sont en effet conçus pour apprendre à manier des outils, à construire des mécanismes, et ils n'auraient certainement aucune difficulté, après quelques semaines, à atteindre le haut du bâtiment. Ou pire encore, ils pourraient aisément le détruire s'ils le souhaitaient... Je me suis alors penché vers une alternative céleste, une étoile nettement plus brillante et imposante que toutes les autres, placée bien sûr au centre du ciel afin qu'elle soit visible de partout. J'espère seulement qu'elle aura bien l'effet escompté, et qu'ils n'oublieront pas.
Cinquième jour : Le cerveau et l'importance du hasard
En théorie, les sujets sont des répliques d'êtres humains. Pour m'assurer de n'écarter aucun paramètre fondamental de ce que l'on appelle l'humanité, j'ai dû choisir une structure anthropomorphique, bien que ce soit un choix sous-optimal. Certes, l'alimentation et la gestion interne de l'énergie diffèrent, mais leur rapport à l'environnement est similaire au nôtre. Ces adaptations mineures étaient nécessaires afin d'accélérer la simulation, car je ne peux me permettre d'étendre l'expérience sur plusieurs années, il me faut des résultats rapidement.
Les androïdes sont dotés d'un cerveau incroyablement complexe. Chaque individu est connecté à un système quantique aléatoire afin de répliquer des phénomènes organiques sans en avoir les inconvénients. Pour simuler la reproduction, j'utilise un algorithme non-déterministe qui extrait une moitié des statistiques basiques de chaque parent et les transmet à l'enfant. Bien sûr, des mutations aléatoires peuvent survenir pendant la procédure. J'espère ainsi modéliser convenablement les effets de l'évolution sur une espèce mécanique.
Le hasard est partout, c'est un aspect fondamental de la simulation. Il n'y aurait aucun intérêt à tout cela si les résultats étaient prévisibles. Je dois observer leur gestion du hasard et de l'incertitude, leurs réactions face à l'injustice et l'absurdité de l'existence. Les androïdes possédant les mêmes capacités physiques et mentales que les humains, ils seront animés par les mêmes pulsions, les mêmes sentiments et la même folie.
Sixième jour : Initialisation
Aujourd'hui, j'ai activé les deux premiers androïdes au centre de l'espace de simulation. Ils sont vraiment minuscules, quelques millimètres seulement dans un monde bien trop vaste pour eux. Ces deux premiers sujets serviront de test, car je dois d'abord m'assurer qu'ils fonctionnent correctement avant d'activer l'intégralité de la population initiale.
J'ai pu observer leur comportement pendant trois heures, c'est-à-dire plusieurs mois selon leur perception du temps. Ils sont vraiment fascinants, leur curiosité envers l'environnement est remarquable et toutes mes mesures semblent confirmer leurs grandes capacités intellectuelles et leur habileté à manier des outils. J'ai décidé de reporter les détails techniques dans les documents annexes, pour éviter d'ennuyer les lecteurs profanes. Ces mesures devraient tout de même intéresser les spécialistes en robotique, qui constateront, je l'espère, mes efforts consciencieux dans la création d'une machine à la fois puissante et ingénieuse, mais aussi limitée et imparfaite. A l'image de l'être humain.
Leur cerveau électronique est évidemment leur caractéristique la plus importante, puisque la création d'une conscience entièrement artificielle est l'une des principales difficultés de cette expérience. Mes observations d'aujourd'hui sont tout à fait satisfaisantes à cet égard : tous les tests de lucidité ont été validés avec succès. J'affirme ainsi que les androïdes sont conscients de l'espace qu'occupe leur corps dans l'environnement, qu'ils peuvent planifier leurs actions et anticiper leurs conséquences, et enfin qu'ils sont capables d'employer la métacognition, c'est-à-dire qu'ils peuvent réfléchir à leurs propres processus mentaux. Ces informations étaient déjà suffisantes pour véritablement lancer la simulation, mais j'ai préféré attendre la première occurrence d'une forme de créativité pour valider définitivement mes suppositions. En effet, je suis convaincu que la capacité à créer une œuvre d'art, à s'extraire quelques instants de toute perspective utilitariste, manifeste un aspect fondamental de la nature humaine. Imaginez donc mon émerveillement lorsque l'un d'eux s'est assis dans le sable, a agrippé une brindille, et a commencé à dessiner un symbole abstrait sans but précis. Un dessin que personne n'aurait pu anticiper, car il émanait d'une intuition profonde et inconsciente. Ni les meilleurs informaticiens, ni même son créateur ne pouvaient prédire ce comportement. Ma créature était à son tour capable de créer.
Septième jour : Repos
Aujourd'hui, ils travailleront à ma place. Je n'ai fait qu'initier le mouvement en disposant plusieurs centaines d'androïdes dans l'espace de simulation, qui sont désormais les seuls acteurs de l'expérience. Tous mes espoirs reposent sur eux. Des centaines de petites créatures artificielles, autonomes et intelligentes, qui s'animent dans cette boîte, dans une œuvre collective que personne ne peut prédire pour l'instant. Toujours par souci d'authenticité, je ne peux influencer le déroulement de la simulation. Ils supposeront peut-être l'existence d'un créateur, comme nous l'avons fait avant eux. Ils penseront peut-être que je les protège, ou que je les juge depuis là-haut. Cela n'implique qu'eux, et je me contenterai de les observer discrètement, avec un espoir persistant : qu'ils me prouvent que nous n'étions qu'une malheureuse erreur, que tout aurait pu se dérouler autrement. J'espère qu'ils pourront me convaincre que nous n'étions pas nécessairement prédestinés à participer à ce chaos pathétique, ce désordre tragique.
Je refuse pour l'instant de croire que l'égoïsme et la barbarie sont intrinsèquement présents dans l'être humain, je n'ai donc pas particulièrement favorisé ces deux comportements chez les androïdes. L'une des grandes questions à laquelle cette expérience doit donc répondre est de savoir si ces caractéristiques peuvent émerger naturellement, à travers un phénomène de société. Pour le moment, nous ne pouvons qu'attendre, et observer.
A nouveau, l'inspecteur fit une pause et leva les yeux du journal, en les dirigeant cette fois vers l'impressionnant boitier noir au centre du salon. Il voulait regarder à l'intérieur, observer lui aussi les petits robots évoluer paisiblement dans leur environnement artificiel. Il doutait cependant que la simulation fusse encore en cours, car une semaine dans le monde réel représentait plusieurs dizaines d'années dans l'univers des androïdes. En poursuivant sa lecture, il constata aussi que certains passages du journal mentionnaient qu'il était possible d'accélérer la simulation pour gagner du temps, ce qui réduisit encore l'espoir du jeune policier. A plusieurs reprises, Nathanaël s'était ainsi permis de modifier la vitesse de déroulement de l'expérience afin d'observer précisément les étapes de développement qui l'intéressaient. Si les androïdes profitaient d'une situation stable et commençaient à entreprendre un projet à long terme, leur créateur s'économisait quelques heures d'observations en accélérant le rythme de la simulation. A l'inverse, les décisions importantes, les conflits et autres anomalies étaient minutieusement inspectés par le scientifique. Dans tous les cas, l'ensemble des données mesurées étaient accessibles sur l'immense espace de stockage de l'ordinateur, mais leur analyse complète demanderait des années de travail. En tant que concepteur de l'expérience, Nathanaël Modnar était probablement la seule personne capable de fournir les précieuses interprétations de ces données brutes, telles que consignées dans son journal.
Afin de gagner du temps lui aussi, le jeune policier se permit de sauter quelques passages qu'il estimait être trop descriptifs, ou largement au-delà de ses connaissances en informatique. En quelques dizaines de minutes, il assista ainsi, à travers le journal, à la formation des premiers groupes autonomes, séparés par des barrières topographiques ou par des idéaux divergents. Un peu plus loin, Nathanaël décrivait le processus de création de nouveaux langages propres aux différents groupes d'androïdes, puis la formation d'une véritable société avec son économie et ses lois. En quelques jours seulement, l'informaticien prodige avait atteint son premier objectif, celui d'observer une humanité artificielle, numérique, capable de répliquer des milliers d'années de comportements humains complexes.
Les descriptions de Nathanaël étaient à la fois concises, à la manière d'un rapport scientifique, et extrêmement complètes afin qu'aucun détail n'échappe à sa vigilance. Il incluait aussi régulièrement des commentaires personnels, comme son émerveillement quand l'un des androïdes exhibait son ingéniosité ou sa curiosité philosophique, sa déception lorsque des discordes puériles ralentissaient le développement d'un groupe, ou même parfois sa colère, lorsqu'il sentait les pires défauts de l'humanité émerger lentement des entrailles de ses créatures. Un nouveau saut dans le temps montra que les craintes de Nathanaël étaient justifiées. Certains androïdes tentaient d'acquérir toujours plus de pouvoir au sein de leur groupe, et d'autres s'appropriaient violemment des ressources vitales dans le but de dominer les échanges commerciaux. Puisqu'ils étaient capables de créer des outils, ils pouvaient également développer des armes, ce qu'ils firent dès que leur survie à long terme fut assurée. Des conflits mineurs éclatèrent ensuite régulièrement, puis des guerres prolongées qui ôtèrent la vie à de nombreux individus. Des schémas sociaux étranges semblaient se répéter en boucle; la violence déclenchait un élan de solidarité sincère, puis l'absence d'actions concrètes isolait subtilement les individus, et l'égoïsme croissant engendrait à nouveau la violence.
Quelques lueurs d'espoir étaient parfois soulignées par l'auteur du journal, comme la tentative d'élaboration d'une justice universelle impartiale afin de réguler les tensions, ou les quelques initiateurs d'efforts remarquables concernant la protection de l'environnement et le désarmement global. Enfin, des éclairs de génie individuels confirmaient régulièrement les incroyables capacités intellectuelles des androïdes. L'un d'entre eux parvint même, après des années d'efforts, à démontrer un important théorème sur lequel les meilleurs mathématiciens du monde réel butaient encore.
Le jeune policier avait alors largement entamé la deuxième moitié de l'épais journal et il était totalement incapable d'estimer le temps qu'il avait passé à le lire. La nuit commençait à tomber, et il aurait déjà quitté les lieux depuis longtemps s'il s'était agi d'une affaire classique, mais quelque chose de bien plus important que l'enquête elle-même retenait son attention. Comme si la réponse à une énigme existentielle était contenue, quelque part, à l'intérieur du journal. Il décida donc de continuer à lire, en luttant contre la fatigue qui diminuait peu à peu chacun de ses sens.
Malgré les perturbations récentes, j'ai désormais recueilli suffisamment de données pour exposer ma thèse principale : Les androïdes comprennent ce que j'appelle le principe mécatronique fort, par analogie avec le principe anthropique. Je base mes affirmations sur l'interprétation de leurs langages et de leurs pensées, grâce au logiciel que j'ai développé pour traduire ces signaux. Après avoir trouvé l'équivalence entre leur logique et la nôtre, j'ai pu élaborer un dictionnaire permettant de traduire aisément des phrases simples et des raisonnements élémentaires. A ce stade de l'expérience, le logiciel est stable et performant, mais je dois encore le perfectionner pour traiter les cas limites et certaines expressions complexes qui semblent s'affranchir des règles logiques usuelles.
Voici donc l'argument le plus détaillé que j'ai pu reconstruire grâce à ces données. Le raisonnement qui suit a été assemblé à partir de plusieurs discussions, ainsi qu'à partir d'extraits de divers textes rédigés dans leur langue :
"Les paramètres de notre univers sont très précisément ajustés pour permettre notre existence. Les constantes physiques, les lois qui gouvernent notre monde et la disposition des différents éléments qui composent notre environnement semblent s'articuler dans une conjonction extrêmement improbable afin de rendre notre présence possible. Deux hypothèses fondamentalement opposées proposent une explication de ce calibrage si méticuleux. La première consiste à supposer l'existence d'une entité extérieure et supérieure à notre univers, un observateur conscient qui aurait choisi de régler minutieusement tous ces paramètres pour favoriser notre développement et notre survie. Certains prétendent même que cette entité pourrait continuer à nous observer, peut-être afin de surveiller nos comportements. Par extension, cette hypothèse amena certains penseurs à affirmer que la réunion avec notre créateur devrait devenir un objectif absolu pour tous les androïdes, et que la possibilité d'une telle rencontre suffisait à redonner un sens à notre vie. La seconde suggère que cet ajustement, aussi improbable soit-il, résulterait simplement d'un tirage aléatoire parmi toutes les combinaisons de paramètres possibles. Dans ce cas, nous n'aurions personne à remercier pour avoir permis notre existence, mais plutôt une dette universelle et éternelle à rembourser envers le hasard. Car le simple fait d'exister représenterait une absurdité mathématique que l'on ne pourrait nier. Les deux hypothèses ont des implications morales importantes, mais seule la première résout en partie le problème de la quête de sens."
J'espère que vous mesurerez la portée remarquable de ce raisonnement. Je ne peux malheureusement étendre mon rapport scientifique en un essai philosophique, mais je suis convaincu qu'il faut souligner l'importance de telles réflexions pour la suite de l'expérience. Si elles parviennent à modifier leurs principes moraux de manière collective et durable, il s'agira peut-être du déclencheur de mon absolution.
Ces quelques lignes provoquèrent un sentiment d'admiration mêlée de crainte chez le lecteur du journal. Il ne put s'empêcher d'imaginer d'incroyables scénarios dignes de récits de science-fiction : Des androïdes avaient-ils réussi à s'échapper de la boite pour entrer en contact direct avec Nathanaël ? Avaient-ils joué un rôle dans son étrange disparation ? En supposant qu'ils soient parvenus à communiquer avec leur créateur, les androïdes pourraient être les seuls témoins de son enlèvement. Il fallait donc continuer à lire, et tenter d'obtenir un accès au boitier, à l'ordinateur, ou aux deux. L'enquêteur fit un nouveau saut en avant dans le temps de l'expérience et s'arrêta sur une page étonnamment couvertes de ratures. Il fut alors choqué par le contraste brutal avec le passage plein d'espoir qu'il venait de lire.
Pourquoi... Pourquoi n'ont-ils pas su empêcher cela ? Leur conscience collective et leur instinct de survie en tant qu'espèce auraient dû prévenir cet événement. Je suis pour la première, et peut-être dernière fois, incapable de justifier le comportement de mes androïdes. Une erreur ponctuelle est toujours tolérable, si l'on apprend à éviter qu'elle ne se reproduise. J'espérais qu'ils avaient appris, j'espérais vraiment qu'ils avaient trouvé la solution pour éviter ces guerres insensées...
J'ai baptisé celle-ci "L'ultime aberration", car il n'y en aura pas d'autres. Aucune civilisation ne peut se relever d'un tel degré de destruction; leur population est réduite à quelques individus seulement tant le massacre fut global et violent. Ils ont non seulement détruit leur propre espèce, mais aussi une grande partie d'un monde qui ne leur a jamais appartenu. J'ai honte. Honte d'avoir assisté à l'autodestruction de mon œuvre. Mes propres créatures me dégoûtent, et aucune illumination intellectuelle ne saurait réparer ce désastre collectif. Ils ont brisé mes derniers espoirs avec une violence inimaginable.
Puisqu'ils ont choisi de mettre un terme à l'expérience, je dois malheureusement conclure plus tôt que prévu. J'expose donc ici mes dernières réflexions sur les leçons que l'on peut tirer de cette simulation...
L'humanité n'est qu'un monstre sauvage, et certainement pas une entité libre qui a décidé consciemment de son destin ridicule. Je peux pardonner une erreur, aussi funeste soit-elle, mais je ne peux assister à la suite de cette tragédie morbide tout en connaissant son dénouement inévitable. Je prie aussi les éventuels lecteurs de ce journal de faire preuve de lucidité face à cette conclusion tragique. N'oubliez pas la valeur des grandes découvertes, des penseurs immortels et des artistes qui nous empêchent de sombrer dans la folie. Mais ne niez pas non plus l'évidente insanité dans laquelle nous évoluons quotidiennement, car nous sommes intrinsèquement condamnés à l'échec en tant que groupe, condamnés à l'errance insignifiante dans un univers qui nous ignore. Je dois désormais quitter ce spectacle absurde pour rejoindre un autre monde.
L'inspecteur referma lentement le journal en s'efforçant de rester calme et rationnel. Il avait honte, lui aussi. Il se sentait comme un enfant que l'on gronde pour avoir désobéi. Bien sûr, il n'avait rien fait de mal, mais il éprouvait tout de même la sensation désagréable d'être l'une des cibles de la colère de Nathanaël. Pour l'instant, il fallait rester concentré sur l'enquête, rassembler tous les indices du journal afin de retrouver le scientifique.
Soudain, un bruit électronique fit sursauter le jeune policier, qui s'était habitué au silence nocturne. Derrière lui, l'ordinateur venait de s'allumer et un message d'alerte clignotait au centre de l'écran. Le logiciel de surveillance automatique avait apparemment détecté une activité inhabituelle dans l'espace de simulation, ce qui avait déclenché la sortie de veille. En naviguant maladroitement dans les menus du programme, l'enquêteur parvint miraculeusement à afficher un retour visuel de l'activité en question. Il s'agissait d'un androïde, seul, presque immobile, assis sur un rocher. Un décor ravagé et stérile l'entourait, et de nombreux débris métalliques volaient aléatoirement au milieu des nuages de poussière. Le minuscule robot fixa ce paysage désolé pendant quelques instants, puis leva calmement les yeux vers le ciel de son monde. Il semblait être le dernier représentant de son espèce.
Les deux seuls êtres conscients de cette pièce partageaient le même objectif, la quête de l'un étant l'enquête de l'autre, mais ils ne pouvaient communiquer directement pour s'entraider. C'est alors que l'inspecteur se rappela du logiciel de traduction élaboré par Nathanaël. Le journal indiquait clairement à plusieurs reprises qu'il permettait d'interpréter les pensées des androïdes. Il ignorait si le dispositif fonctionnait encore, mais c'était peut-être sa dernière chance.
Au terme d'une fouille hasardeuse dans les dossiers de l'ordinateur, le policier exécuta enfin le logiciel recherché et afficha les archives des dernières heures pour la zone sélectionnée. Le même message, provenant de l'unique androïde encore actif, se répétait en boucle : "Il est trop tard. Le créateur est parti depuis longtemps, et je comprends son choix. Vous ne le retrouverez jamais, car il nous a abandonnés... Et il vous a aussi abandonnés, pour les mêmes raisons."
Confus, le jeune inspecteur regarda à nouveau les images de la caméra. L'androïde s'était relevé, il fixait le capteur et semblait s'adresser directement à lui.
Trois fois "depuis"... c'est un peu trop !
Ça me rappelle la Bible ! (commentaire fait durant ma lecture) on verra si tu vas les appeler Adam et Eve... je continue, c'est passionnant.
Septième jour : Repos (Pfff, et le septième jour, le Seigneur se reposa !) on y est !
"il s'agira peut-être du déclencheur de mon absolution.
Ces quelques lignes déclenchèrent un sentiment d'admiration" déclencheur/déclenchèrent...
Super scénario ! J'espère que le mien te plaira également. Il y aura certainement pas mal de passages qui vont t'intéresser si tu me suis jusqu'à la fin de mes quatre épisodes.
N'hésites pas à faire plein de commentaires...
Je compte deux fois "depuis" dans le passage que tu cites, je n'avais pas remarqué la répétition. Je trouve qu'elle n'est pas trop dérangeante puisque les deux occurrences n'ont pas la même signification.
Par contre je vais effectivement modifier le passage avec déclencheur / déclenchèrent, merci de l'avoir signalé.
Je lirai la suite de ton histoire quand j'aurai un peu de temps :)
Mais c'est si sombre ! Je nie, je refuse les conclusions de l'histoire.
Pendant un temps, j'ai cru qu'il y allait avoir le retournement de situation du style : les androïdes, c'est vous, inspecteur... Mais non !
As-tu vu/lu Sword Art Online Alicization ? Parce que les principes de base sont les mêmes. Mais avec des choses quand même bien différentes.
Bon, même si c'est très agréable à lire, à titre personnel, c'est pour l'instant la nouvelle qui m'a le moins enjaillé. Et rien à voir avec la noirceur de la conclusion. Non, c'est juste que le sujet et le propos sont communs. On pouvait plus ou moins prévoir la fin dès le Pitch de base exposé. Chose qui n'était pas possible avec tes deux précédentes nouvelles (même si le titre "principe mécatronique" est très alléchant il faut bien l'admettre).
Avec Eudaemonia, certes, on est sur une distopie classique. Mais le truc des émotions colorées était le petit détail qui donnait son aspect novateur et singulier.
Quant au Cimetière des possibles, alors là impossible de savoir la fin, et un thème et un propos absolument transcendant !
Ici, il n'y a rien de nouveau. Tout est déjà vu, sans un détail quel qu'il soit qui sorte de l'ordinaire.
Ça reste une bonne nouvelle, tout à fait digne d'être publiée ! Mais elle est simplement très conventionnelle.
Voila ! Au plaisir !
Merci pour ton commentaire :)
Je ne connais pas Sword Art Online Alicization, mais j'imagine que c'est une idée assez répandue.
La conclusion de Nathanaël sur son expérience est effectivement très fataliste, et j'avoue que je ne suis moi-même pas de son avis. Par contre, je pense sincèrement que si un Dieu conscient passait son temps à nous observer, il aurait honte de l'humanité et ne pourrait pas supporter de nous regarder passivement.