Il flottait dans la ville une atmosphère d'attente, insurmontable, qui arrivait à remplir ces avenues vides, noires, silencieuses. Entrecoupées de cette poussière rauque et sèche, comme dans un coup d'électricité, on distinguait le goût du ‘bientôt’. On voyait descendre sous le Dôme Saint-Jean, depuis le 7ème ciel, cette fébrilité calme et tendue qui précède les soirs de grande fête. Elle continuait, cette impatience, tourbillonnant dans le Grand Puits, jusqu'au premier étage - assurément.
Tranquillement, sans presser, j'accompagnais cette fébrilité, descendant moi aussi l'avenue en colimaçon le long du Grand Puits. Une immense arche noire veinée d’argent, comme tous les bâtiments, m'indiqua que j'arrivais à un nouvel étage. Juste en dessous de la devise, « Nsiétcha, pour l'éternité », était écrit en lettre d'or qu'il s’agissait du quarante-deuxième étage. Qui doit être compris comme quarante-deux avant le dernier étage. Celui d'où j'étais partis, l’étage le plus haut. Information utile, je ne les avais pas comptés. Je profitais de la légère avancée faites sur le Puits, pour admirer la ville éternelle.
Nsiétcha – ville éternelle, ville lumière, paradis en suspend - qui attend patiemment que la dernière pierre soit posée. Celle qui célébrera des millénaires de travaux, des milliards et milliards d'étages. Et surtout l'Architecture. Cette science qui permet à un souvenir de vivre à travers la pierre noire veinée d’argent. Cette technicité qui autorise à un être de continuer à vivre entre et parmi les bâtiments où il a vécu. Cet Art qui fera briller de vie et de joie Nsiétcha, pendant l'éternité entourée de ses habitants passés - une fois la dernière pierre posée.
Cette pierre permettra aux multiples générations qui ont participé à la construction de la ville, de rentrer dans la Fête. Ils ont vécu de ce rêve : Vivre la Fête Éternelle. Leurs souvenirs en sont imprégnés. Quand je les réveille, ils ne parlent que d'Elle : « Est-ce bientôt le début ? L'Aube sans fin ? L'Arc est-il posé ? » Ils le sentent, que la fin est proche. Ils ont tous hâtes de vivre la Fête, de sortir de la pierre, d'être enfin plus que de simple des souvenirs. Ils la veulent cette Fête, où tous pourront revivre éternellement, dans le souvenir de la ville. Chacun à son étage, dans sa maison, se félicitant de la réussite de leur rêve, se célébrant eux-mêmes. Et revivant à jamais la même félicité. Nsiétcha pour l'éternité.
Au bord du grand puits, j'observe les étages se succéder en haut et en bas, le peu de lumière se reflétant infiniment sur la pierre noire. En bas, bien plus loin que les reflets ne portent des gens doivent attendre depuis des millénaires. Attendre le début, ou la fin.
Une lumière plus proche que les autres me détourne de ma contemplation. Un homme se dégage de la pierre, accompagné d’un enfant. Celui-ci est encore plus transparent que son père. Le souvenir d’un Souvenir. Translucide, légèrement brillant, je vois la main du père prendre celle de l’enfant, et lui montrer un point bien au-delà. Bien au-delà de mon temps, quelque part situé sous leur souvenir. Un murmure faible, inaudible, à peine une brise, me parvient tandis que le père explique à l’enfant :
« Tu vois, là haut c'est le quarante et unième étage qui vient de commencer. » Et l’enfant hoche la tête, tant de compréhension, que d’acceptation d’une vérité paternelle. Je ne bouge pas. Je suis assez près, juste devant leurs yeux, pour les toucher. Mais mon bras, comme avec n’importe quel autre spectre, serait passé à travers.
« Dans peu de temps nous déménagerons au-dessus. Tu as de la chance de vivre un tel changement. Tes grands parents, et les leurs, ont toujours vécu au quarante-deux. Toi tu auras vécu dans deux étages ! »
Et le reste de la conversation se fond, tandis que les spectres disparaissent. Aucun d’eux ne m’a remarqué, même si j’étais au milieu de la direction montrée. Ils n’étaient pas assez éveillés. Ils attendent depuis quarante-deux étages, et doivent avoir tant oublié de la vie. Seul l’Arc, finissant la ville éternelle, leur rendra cette volonté – et bien plus encore – la vie même. Sortis de la pierre, ils singeront éternellement leurs vies, ravis de l’éternité gagnée.
Je continue le tour du Grand Puits en colimaçon, comme depuis des mois, descendant peu à peu les étages. Comme souvent ailleurs dans la ville, des lumières scintillent à ma venue, quelques murmures se font entendre. Les morts réagissent à ma présence, ils veulent vivre, fêter : avidement. Mais tant que l'Arc ne sera pas posé, ils resteront morts, rien de plus que des froides lueurs agitant la pierre noire. Rares sont ceux qui apparaitront comme l’homme et son enfant : en souvenirs.
Je m'approche du bâtiment qui m'intrigue depuis quelques semaines : une avancée majestueuse en plein cœur du Puits. Une accroche telle un rocher au milieu d'une route infinie, lisse et silencieuse, d'une précision inégalée. Il avait fallu être immensément riche, et puissant pour pouvoir faire une telle entorse à la Loi de l'Architecture – et très orgueilleux.
Plus j'avance plus j'aperçois la disharmonie qu'il y a entre ce bâtiment et tous les autres l'entourant. Il se dégage de celui-ci une atmosphère de sérénité, tandis que c'est l'exubérance qui prime parmi tous les autres. Il n’est pas lié aux autres bâtiments de son étage. Comme un raté sur la toile, c’est un bâtiment d’un autre âge.
Mes pas m'amènent directement vers l'entrée, naturellement attiré. Irrésistiblement, sauf que je n’ai aucune envie d'y résister. Au milieu du jardin, parmi les allées, je comprends ce qui m'a attiré, le bâtiment est conçu dans le même style qu'au 7eme Ciel. C'est d’ailleurs une très bonne copie de ma propre maison – quand elle-même sera finie.
A peine ai-je posé un pied dans l'entrée, que tout s'illumine totalement, et prend vie. Aussi simplement et rapidement, que la lumière chasse le noir, qu'un mot brise en silence. Voilà la vie qui revient prendre ses droits sur la mort. Les fontaines, sèches depuis longtemps, s'emplissent d'eau clair. Les arbres, pétrifiés depuis des années, reprennent des feuillages, et abritent des oiseaux mécaniques, qui chantent. Le parc à enfant s'emplit de cris de joie, de jeux. Tout y est faux, que des souvenirs, des reflets du passé. Dans l'entrée au-dessus de la porte, la devise s'illumine de couleurs variantes au gré du temps qui passe : « Nsiétcha, pour l'éternité ». En serait-il autrement ?
« Bonsoir, Monsieur ». Le majordome me surprend dans ma contemplation. Il est rare, que les souvenirs s'adressent d'eux-mêmes à des vivants. La moitié n’ont pas gardé assez de volonté pour même vous apercevoir, encore moins pour vous parler de cette voix forte, énergique : vivante en somme. J'avais assez souvent joué avec des souvenirs pendant ma jeunesse - tentant tant bien que mal d'échapper à mes devoirs : le dernier chantier - pour reconnaître un mort. A ne pas douter celui-ci était bien un fantôme. Il se dégageait de son être une lumière, comme une peau luminescente. A l'opposé son regard était pâle, fade, semblant perdu dans un vide, invisible de la chair.
« Si vous voulez-bien me suivre dans la grande la salle, il me fit un signe invitant à l'accompagner. La plupart des invités sont déjà arrivés, et Madame sera ravi de vous voir enfin. »
Un lampadaire m’éclaire et me révèle ce dont Nsiétcha m’a couvert. Un bel habit bleu. Pas n’importe lequel. Pour cette soirée, elle me revêt de mon habit de prédilection. N’étais-je pas le dragon, en mon temps ? Et celui-ci brodé à même l’habit, se frotte sur ma peau au gré de ses mouvements.
Je suis le majordome dans cette maison que je connais par cœur, vers la grande salle. Nous passons devant l'étude ouverte par un mur de verre. Sur le majestueux autel, identique à celui que j'ai gravé, règne le livre de plan de la maison. Au détour d'un escalier nous voilà arrivé dans une salle hors normes, pour une maison.
La même où mon père avait réalisé une grande fête pour mes vingt ans. La majorité des invités avaient été des « personnes qui ont donné beaucoup pour cette ville » - comprendre de grands noms, mais morts – et mes deux compagnons de jeux – les seuls êtres vivants du même âge que moi. Nous avions mis nos plus beaux habits, chacun représentant nos enseignes : la tour verte pour Laëtitia, le renard pour Luc, et moi un dragon. Comme une partie de Chlimbo.
Le lendemain, cette même salle, et les mêmes habits, servaient pour leur oraison funèbre. Ce fût la dernière fois que le Chlimbo fut joué.
La salle de cette maison n'avait pas été reproduit à l'identique, sur un quart du mur, une grande baie vitrée permettait d'admirer une vue sans pareille sur le Puits. A cet endroit, le mur et la terrasse, étaient faits de verre, donnant l'impression de marcher dans le vide au beau milieu du Puits. Un orchestre jouait quelques morceaux de valse, pendant que des convives faisaient voler leurs robes en rythme. Tandis qu'on avançait dans la pièce, l'orchestre se tût, et les invités regardèrent le majordome attendant son annonce. Et c'est par ma fonction qu'il me présente :
« Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, le dernier tailleur de pierre, le Tailleur de l'Arc »,
Je m'attendais pas à ça en ouvrant le texte ! Superbe surprise !
Ta ville géante est fascinante, magnifiquement décrite et empreinte d'une mysticité remarquable. J'y vois le fruit de siècles de travail, l'achèvement ultime d'une civilisation.
Je suis vraiment curieux de l'intrigue que tu vas développer à Niétscha, je lirai ça avec attention.
Le concept des souvenirs est génial, celui des souvenirs de souvenirs aussi, c'est une bonne idée de les mettre en italique pour les détacher du reste.
Vraiment top ! Impatient de lire la suite.
Une petite coquille :
"personnes qui ont donnée beaucoup" -> donné
Un plaisir,
A bientôt !
J'ai 'emprunté' le concept de souvenir à l'Assassin Royal de Robin Hobb.
J'ai beaucoup hésité à les mettre en italique, pour mieux les détacher du texte. Tant mieux si tu trouves que c'est une bonne idée.
Merci pour la coquille.
A bientot
Arnaud
Intriguant comme texte, il y a de quoi explorer de nombreuses possibilités scénaristiques ! Je suis curieuse de la suite, ce chapitre posant de nombreuses questions
Je me suis permise de relever quelques coquilles :
Une immense arche, noire veinée d’argent comme tous les bâtiments, m'indiqua que j'arrivais à un nouvel étage. : j’aurai plutôt mis la virgule après « noire »
Juste en dessous de la devise, « Nsiétcha, pour l'éternité », était écrit en lettre d'or qu'il s’agissait du quarante-deuxième étage. Qui doit être compris comme quarante-deux avant le dernier étage. Celui d'où j'étais partis, l’étage le plus haut. : je trouve ce passage confus, et m’interroge sur l’utilité des deux dernières phrases ? De plus le mot « étage » est beaucoup répété
Quand je les réveille, ils ne parlent que d'Elle : « Est-ce bientôt le début ? l'Aube sans fin ? L'Arc est-il posé ? » : il manque le « L » majuscule à « l’Aube »
Au bord du grand puits, j'observe les étages se succéder en haut et en bas, le peu de lumière se reflétant infiniment sur la pierre noire : je mettrai un « ainsi que » avant « le peu de lumière »
En bas, bien plus loin que les reflets ne portent, au tout premier étage des gens doivent attendre depuis des millénaires. : une virgule après « étage »
Aucun commentaire n'arrive trop tard. Je suis preneur de toutes remarques.
Merci pour les coquilles. La toute première me pose une question sur l'utilisation de la ponctuation. Je voulais vraiment mettre en avant que le 'comme tous les bâtiments' soit associé à noire veinée d'argent. Je regarderais mais tu as surement raisons.
Pour les étages (je travaillerais à réduire la répétition), je voulais faire comprendre que les étages se comptait à partir du haut. L'étage le plus haut étant le zéro (ou le un), puis on descend au deuxième étage etc....
L'idée étant de ne jamais indiquer dans mon texte le nombre d'étage depuis le bas. Je me rappelle que j'avais déjà tourner plusieurs formulations différentes de ce passage pour trouver quelques chose qui me semblait compréhensible. J'essaierais de le retravailler.
Merci encore pour tes remarques.
Le concept de bâtiments qui recèlent des souvenirs me fait beaucoup penser aux villes des Anciens dans Robin Hobb - une source d'inspiration?
Un bémol pour moi : l'utilisation de l'italique en fin de texte. Trop de mots différents sont accentués de cette manière je trouve (ça pourrait être seulement réservé au mot "souvenirs", pour le démarquer en tant que concept particulier?)
C'est tout à fait d'inspiration de Robin Hobb ! de la pierre noire veinée d'argent, aux souvenirs. J'ai pris cette idée que je me suis amusé à tordre.
J'essaiyais effectivement de démarquer les concepts spécifiques aux souvenirs, mais peut-être est-il suffisant d'accentuer le seul mot souvenir.