LE PULL GRIS TOUT DOUX
J’avais envie de rentrer. Je suis resté jusqu’au décompte, j’ai fait bonne figure, maintenant basta.
Je tourne maladroitement la poignée de ma porte d’entrée, en essayant de pas foutre trop le bordel. Pas que je risque de réveiller les voisins — c’est pas tant une question de volume sonore que de motricité réduite. La dernière coupe de champagne était de trop, mais bon, vue l’année toute pourrie que je viens de passer, j’avais bien le droit de me consoler un peu. Fort possible que demain, je me souvienne pas de la soirée en entier.
Rien à foutre.
À l’instant où je referme la porte derrière moi, j’entends le grincement de la chatière. Je m’installe sur mon pieu, et dans la minute, le chat vient se frotter à mes pieds. J’attrape le félin qui se met à me couvrir de léchouilles sur le bout du nez.
— Alors, toi, mon gars, t’en a rien à foutre de la nouvelle année, hein ?
Il me regarde et plisse les yeux alors qu’il enfonce ses pattes dans mon épaule en ronronnant de toutes ses moustaches.
— Du moment que t’as des croquettes et que tu peux aller courir la gueuse dans la résidence d’à côté, t’es content, pas vrai ? Ça te fait rien, à toi, de savoir que je passe encore un nouvel an tout seul comme un con. Je suis juste un pauvre type, qui est encore tombé amoureux d’un crétin, et qui s’est fait larguer comme un malpropre. C’est tellement nul. Tu sais quoi, le chat ? Y’a plus que toi et moi, maintenant, alors je vais te dire un secret. J’voudrais que pour 2020, ça change tout ça. J’voudrais me trouver un mec avec qui je m’entendrai sur toute la ligne. Quelqu’un de bien, avec qui je pourrais être enfin moi sans avoir peur. Et de la bienveillance. Je veux de la bienveillance, merde. La vie est déjà chiante de base, alors juste de quoi se consoler, ce serait pas mal. J’ai envie d’être bienveillant, envers moi pour commencer. Faire peut-être un peu plus attention aux jolies choses, prendre le temps de vivre. Arrêter de fumer, aussi. J’ai plus les moyens de toute façon.
Le chat laisse échapper un miaulement, et bondit hors du lit. Il a dû entendre un bruit qui m’échappe dans ma brume goût champagne. Si la petite minette des Kochanowski a eu la permission de minuit, je le reverrai pas avant au moins deux jours. Au moins, y’en a un qui s’amuse.
Je m’enroule dans ma couette et je m’endors instantanément.
*
Je me réveille. J’ai la bouche pâteuse et les idées pas très fraîches.
Je fronce le nez. Hé mais ? C’est quoi cette odeur ?
Je mets un pied devant l’autre, tout débraillé, encore en T-shirt et en jean.
C’est moi, ou ça sent le bacon ?
Putain y’a quelqu’un dans ma cuisine.
À travers les volets ouverts, la lumière s’enfonce douloureusement dans mon crâne. L’intrus se retourne et me salue :
— Bonjour, Mathieu !
Ah. Il a l’air de me connaître.
— Euh…, je bredouille tel le dernier des demeurés. Salut ? Pardon, mais t’es qui ? Qu’est-ce que tu fous dans ma cuisine ?
— C’est moi, c’est Stéphane !
Ça me dit vaguement un truc, mais quoi ? J’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.
— T’étais pas à la fête d’hier soir, par hasard ?
Il plonge vers moi de grands yeux verts. Réflexion faite, avoir un beau gosse dans la cuisine le premier janvier, c’est une bonne façon de commencer l’année.
— Le courant passait bien entre nous, non ? Enfin, c’est ce qui me semblait ? Tiens, petit déjeuner.
Il me tend une assiette avec des œufs au bacon et des toasts. Je le regarde, ahuri. Il a l’air content de lui en plus, et moi, ce genre de repas, c’est LE truc que je peux pas refuser.
— Ben…merci, je lui souffle.
— Je squatte chez toi, c’est la moindre des choses !
Il me pose une tasse de café devant l’assiette, s’en sers une, ajoute un nuage de lait, puis s’assoit en face de moi. Je sais pas quoi dire, déjà parce que j’ai la bouche pleine, et parce que ce gars a l’air cool. Il porte un de ces pull gris tout doux, une petite accumulation de bracelets noirs autour du poignet. Il a des cheveux bruns, courts et épais. Il passe la main dedans pour les remettre en place.
Il ressemble à un hippie, mais classe.
Je me souviens plus bien si je me le suis tapé ou non, mais l’option devient de plus en plus envisageable à chaque minute qui passe.
— T’as un bel appart’, tu fais quoi, dans la vie ? me demande-t-il.
— Rien de palpitant, je suis chef informatique dans un laboratoire du CNRS. Je passe mon temps à rattraper les conneries des grands pontes de la physique quantique quand ils font planter leur messagerie Outlook, pour faire simple. Et toi ?
— Oh, je me balade de ci, de là.
Ok, il me joue la carte du gars mystérieux. Il prend la pose, tasse fumante en main, et se tourne vers la baie vitrée.
— J’adore boire mon café en regardant le ciel. Je trouve que c’est très apaisant, pas toi ?
J’ai surtout l’impression qu’il a pas tout à fait décuvé, lui non plus, mais rien que pour prolonger l’expérience, je tente.
C’est vrai, c’est pas si mal. Pour un premier janvier, il fait plutôt beau. Froid, mais beau. Mais il me manque un truc.
Mon royaume pour une clope.
Je me lève pour voir si par miracle la maison de la presse en bas de chez moi est ouverte. Pitié, pitié, pitié…c’est bon, rideau levé, l’enseigne clignote, tout va bien. Plénitude de la Sainte-Trinité ( café / clope / Apollon ) d’ici cinq minutes.
J’enfile mon manteau par-dessus mes fringues froissées de la veille, glisse mes pieds dans mes baskets et attrape mon portefeuille.
— Tu vas quelque part ? me demande Apollon-Stéphane.
— Me chercher du tabac. Si tu veux fuir, c’est maintenant, je glisse avec un sourire en coin.
— J’avais envie de sortir un peu, mais je suis bien là, finalement. Peut-être tout à l’heure.
Je claque la porte. Une fois dehors, je frissonne un peu. Une sensation étrange, vite passée, dont je m’inquiète pas plus que ça. Je trouve que je prends quand même vachement bien la situation. En même temps, j’en ai un peu trop chié l’année dernière pour être encore sensible aux absurdités de ma vie.
Personne dans la rue. C’est agréable, une ville déserte. J’inspire un grand coup, le silence, le froid qui pique les joues, le rayon de soleil. Ouais, ça va être bien.
Je continue à marcher et je trébuche sur mon lacet. Je me penche pour renouer ma basket et là, dans une fissure sur le béton, je vois un truc vert. Je le suis des yeux, et là, je le vois.
Un œillet a poussé contre le mur du mec qui répare les téléphones. Je trouve ça fou, qu’au milieu du goudron, une toute petite fleur de rien du tout arrive à pousser comme si elle ne craignait rien ni personne.
Je l’observe un long moment, et là, je réalise : ils avaient mis quelque chose dans le champagne, c’est pas possible. Tout ce qu’il se passe depuis ce matin, ça me ressemble pas. Puis la fleur, là. C’est un œillet, mais comment je le sais ? J’ai une tronche d’encyclopédie botanique ?
Je reprends mes esprits et j’arrive à la maison de la presse.
— Bonjour, Matthieu !
Décidément, c’est une manie ! Tout le monde connaît mon nom, aujourd’hui ?
— Bonjour, je réponds. Un paquet de Dromadaire, s’il vous plaît.
Avec un sourire chaleureux, le buraliste m’attrape mon Graal de la journée.
— 13 euros et 45 centimes, s’il vous plaît. Je vous souhaite une excellente année 2020, et plein de bonnes choses !
Je dégaine ma carte bleue, et de l’autre côté du comptoir, le sourire diminue.
— Je suis désolé, j’ai une panne de réseau internet depuis ce matin. Mon terminal carte est complètement hors service.
Les mots sortent de ma bouche malgré moi :
— Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas pressé. Attendez-moi, je vais retirer du liquide au distributeur, là-bas.
Je sors.
Et je panique.
C’est quoi ces conneries ?! Comment ça, je suis « pas pressé » ? Je TUERAI pour ma cigarette. Et faut que ça tombe aujourd’hui ! Pourquoi j’ai dit ça ?
C’est quoi, ce merdier ?
J’arrive au distributeur siglé d’un écureuil et encore tagué des dernières manifs. J’insère ma carte. Je pense déjà au bonheur qui va m’envahir sur le trajet jusqu’à la maison, les poumons pleins de fumée, pour retrouver Stéphane-Apollon et voir s’il veut pas que je passe les mains sous son pull gris tout doux.
« La distribution des billets sur cet appareil est momentanément indisponible, souhaitez-vous continuer ? »
C’est une blague ? C’est une caméra cachée, hein ? Y’a pas d’autre tabac dans le quartier, et j’avais déjà de la chance de tomber sur un d’ouvert aujourd’hui. En plus, le distributeur est hors-service ? Le plus proche, c’est celui du métro, à vingt bonnes minutes de marche.
Fait chier.
Je rentre chez moi, j’ai les boules, j’ai comme l’impression qu’il y a un truc qui cloche, mais je mets pas le doigt dessus.
Apollon-Stéphane m’accueille avec ma tasse de café qu’il a fait réchauffer en m’entendant dans les escaliers. Cette journée est tellement bizarre que je tente le tout pour le tout.
Je l’embrasse.
Juste comme ça, pour voir.
Mais ça marche.
Il répond au baiser, se blottit dans mes bras. On se jette sur le canapé, et là, enfin, je lui enlève son pull gris tout doux.
Et tout ce qui va avec.
*
J’émerge doucement. La nuit commence à tomber. Mon nouvel amant est assis en caleçon sur le plan de travail de la cuisine, et mange avec délice des céréales dans du lait. Je sais pas d’où il sort, mais ce mec est encore plus doué qu’il en a l’air. La meilleure partie de jambes en l’air de ma vie.
— Hey. T’es encore là ?
Il me fait une adorable moue.
— Je me disais que je pouvais bien rester encore un peu.
— Ouais. Ouais ça me paraît bien.
Je me lève à mon tour et me mets une tasse de café à réchauffer dans le micro-ondes. Sans faire attention, je me prends les pieds dans la gamelle d’eau du chat.
— Merde !
J’éponge avec un torchon, je change l’eau du bol et réinstalle tout par terre. Tiens, le petit filou a dû repasser pendant qu’on faisait des bêtises sur le canapé, y’a moins de croquettes que tout à l’heure.
— T’as un chat ? s’enquiert Apollon-Stéphane.
— Ouais, un chartreux. Il se balade un peu partout, il fait sa vie, mais quand il a besoin de chaleur et de nourriture, t’inquiète qu’il sait où rentrer ! Tu l’as peut-être vu.
— C’est bien possible, oui, murmure-t-il avec un sourire et les yeux qui brillent. Comment tu l’as appelé ?
— Hawking.
Je me tourne vers lui, soudain pris d’un affreux doute. Je repense à la soirée, à quand je suis rentré, à mes bonnes résolutions, et à toutes les choses bizarres qui sont arrivées depuis ce matin.
En face, il me lance un regard amusé en plissant les yeux, et je comprends que les emmerdes ne font que commencer.
Parce que j'ai pas de céréales dans le placard.
Je t'avoue que j'ai mis un peu de temps à comprendre ce qui se passait vraiment, j'ai du lire les commentaires pour m'aider, mais c'est très bien amener, je suis juste pas très douée haha
Hahaha ne t'inquiète pas, tant que tu as apprécié ta lecture !
À bientôt et merci de ce retour !
J'ai mis loooongtemps avant de comprendre ! :-)
Avec la souris de MLdlG, vous faites la paire, du coup, j'ai pas tilté (car je l'avais lue avant [l'excuse du mauvais joueur !]).
Bref, un grand miaou pour ce soir !
J'ai été embarqué jusqu'à la toute fin quasiment, tu as très bien réussi ta chute. Aussi j'ai bien aimé la mise en pratique de la bienveillance.
Il y a une belle douceur dans ton style, on a envie de se pelotonner contre le chat, le pull, le monsieur... Une belle petite pépite au milieu de l'hiver ;-)
Coquilles et remarques :
— t’en a rien à foutre [t’en as]
— je passe encore un nouvel an tout seul [Nouvel An]
— J’voudrais que pour 2020, ça change tout ça [Il faudrait ajouter une virgule avant « tout ça ».]
— J’voudrais me trouver un mec avec qui je m’entendrai [je m’entendrais ; conditionnel présent]
— La vie est déjà chiante de base [expression grammaticalement fausse, employée à tort et à travers tout comme « à la base » (qui, elle, est grammaticalement correcte) ; c’est une impropriété (bien qu’elle colle avec le langage du narrateur)]
— Le chat laisse échapper un miaulement, et bondit hors du lit [La virgule est superflue ; les deux verbes conjugués ont le même sujet]
— C’est moi, ou ça sent le bacon ? [La virgule est superflue]
— s’en sers une, ajoute un nuage de lait [s’en sert]
— un de ces pull gris [pulls]
— Ok, il me joue la carte [OK]
— Je trouve ça fou, qu’au milieu du goudron [La virgule est de trop]
— Tout ce qu’il se passe depuis ce matin [Je dirais « ce qui se passe ».]
— Je TUERAI pour ma cigarette [Je tuerais ; conditionnel présent]
— le distributeur est hors-service [hors service]
— Y’a plus que toi et moi / y’en a un qui s’amuse / Putain y’a quelqu’un / Y’a pas d’autre tabac / y’a moins de croquettes [Y a / y en a / y a ; il n’y a pas d’apostrophe parce qu’il n’y a pas d’élision ; c’est une simple ellipse du pronom : (il) y a, (il) y en a.]
Oui, l'idée c'était la transformation totale et définitive en chat, hein. :p
Blague à part, c'était très agréable à lire. C'était en effet tout doux comme le pull. Bien joué !
Ce concours est l'occasion de découvrir des Plumes et des plumes que je ne connais pas et je suis ravi d'avoir fait la connaissance de ta plume ! Ca me donne encore plus envie d'aller te lire.
Merci pour ta participation ! :D
Bravo
Une lecture très agréable et très amusante !
Et c'est bien trouvé. Vraiment bien trouvé. Je relirai à tête plus reposée pour retrouver les indices que j'ai potentiellement manqué. (j'avais écrit mangé... Oups)
Sinon j'aime beaucoup la façon dont le destin écarte la cigarette, faudrait que j'arrive à faire souhaiter ça à ma sœur.
Merci pour ce moment ! :)
Bravo, et merci pour ce chouette moment !
oh ! très joli ! très belle chute réussie. \o/ très beau titre du coup :)
Je voyais pas où tu voulais en venir, j'ai adoré, c'est très en douceur (comme le pull ^^), tu dissémines des petites touches discrètes dont le parfum explose à la fin, vraiment bravo ! :)
C'était la première fois que j'écrivais une nouvelle, l'exercice me plaît beaucoup.
Mais quel bonheur quand la lumière s'est faite dans ma tête !
Merci pour cette nouvelle bien délicieuse a lire !
Félicitations, grâce à toi j'ai lu ma première nouvelle zoophile ! XD XD XD
J'ai même fait lire à mon mari (qui a adoré), pour être vraiment sûre de mon coup avant de faire un commentaire graveleux. Lui a pigé à "Hawgking", moi seulement aux céréales...
Du coup j'ai tout relu, et ça s'emboîte parfaitement. C'est même encore meilleur à la deuxième relecture, parce que tu ris d'avance de tous les petits indices que tu sèmes.
Bref, excellent !