Le quota est atteint !
Gérard se lève ce matin avec la certitude que cette fois-ci sera la bonne. Trois dimanches bredouille, ça commence à bien faire. La gibecière crie famine ces derniers temps, il en a déjà manqué deux vraiment faciles et ses potes commencent sérieusement à se moquer de lui et leurs plaisanteries à ses dépens l’énervent de plus en plus. Aujourd’hui ils vont voir ce qu’ils vont voir !
La veille il a encore démonté, nettoyé, remonté son fusil, avec un soin particulier à la mise au point de sa lunette de vue. A 200 mètres il peut toucher une canette de bière, il ne manquera pas sa cible, il en est sûr, avant que le quota ne soit atteint.
Déterminé, il jette sa parka sur l’épaule, sort et va rejoindre les autres.
Le paysage défile monocorde entre les rails. Tout le monde roupille sauf Francis qui me tient compagnie. Pas facile de conduire les yeux fermés !
- Je suis naze, me dit-il, je n’ai pas récupéré.
- Normal, on a peine dormi après le concert.
- Oui, surtout qu’on s’est donné à fond quand même !
- Ça valait la peine, du monde dans la salle, et le son, super bon le son.
- T’as vu le matos qu’ils avaient mis, pas étonnant…
- Et le sonorisateur, il y avait longtemps qu’on n’en avait pas eu un aussi juste, ah les retours !
- Ouais, génial !
- Bon, ok, le cachet pas terrible, mais c’est super bon pour la promo du CD, ces concerts en province.
- ……..
- Et pour l’enregistrement des voix en studio, on fait comment ?
- …….
- Hé Francis, tu dors ou quoi ?
Francis s’est endormi, la tête posée sur la vitre.
Bon, il faut que je fasse gaffe à ne pas roupiller moi aussi.
Ils marchent en file indienne à travers la forêt domaniale, ils marchent en silence, le fusil accroché à l’épaule. Seul le bruit des feuilles et des branches écrasées les accompagne.
Le froid est sec ce matin.
Ils se dirigent vers le champ de colza en lisière de forêt. On a repéré sa trace hier au milieu des labours. Il vient manger la jeune pousse fraîche et humide du printemps qui s’annonce.
Gérard en est sûr, aujourd’hui c’est son jour. Sa main caresse la crosse de son fusil et ce contact sur le bois verni le rassure.
Comme ils l’ont répété la veille, ils se séparent à l’entrée du bois, chacun sait ce qu’il doit faire et où se diriger afin de rabattre ainsi la cible au centre de la clairière. Les consignes doivent être respectées à la lettre, la chasse à balle c’est dangereux, il y a déjà eu des accidents.
Gérard s’éloigne, il lève son fusil et pointe sa lunette vers ses compagnons. Il les distingue nettement au milieu de la visée.
Je n’en peux plus, il faut que je m’arrête boire un café, je ferai de l’essence en même temps.
A 5 km un panneau indique une station service. Tout le monde dort dans l’habitacle et je commence sérieusement à me décrocher la mâchoire.
Fermée pour cause de travaux ! Comment ça fermée, super, génial ! Ça tombe bien, bon la suivante est à 30 bornes, j’espère que je vais tenir jusque là. En attendant, je vais m’arrêter pisser un coup à la prochaine aire.
« Aire de ne pas y toucher ! » tu parles d’un nom ! Je stoppe rapidement sous la pression de cette envie urgente !
La lumière grise du petit matin accompagne mes ablutions. Je retrouve Francis près de la camionnette fixant le pneu avant droit :
- Je crois qu’on a un pneu crevé, il va falloir changer de roue !
- Oh non par pitié, il faut enlever tout le matos pour l’atteindre.
- Et si on remettait juste de l’air, il n’a pas l’air très à plat ?
- Ouais si tu veux, mais il faudra le changer vite, on ne tiendra pas comme ça jusqu’à Lille.
- Bon, on va rouler peinard jusqu’à la prochaine station pour ne pas abîmer le pneu et on demandera là-bas.
- De toute façon, je dois boire un café, je dors complètement.
- Si tu veux, je te remplace au volant maintenant.
- Mais on avait dit après Dijon…
- Ouais, mais j’ai bien dormi, ça va aller.
- Bon, ok, comme tu veux, je ne dis pas non, au point où j’en suis…
Francis prend le volant, on repart tranquilles.
Gérard suit le chemin forestier qui s’enfonce dans la forêt. Il a décidé de couper à travers bois au lieu de longer la lisière comme prévu, au diable les consignes, il le veut avant les autres, il est sûr qu’il se cache dans les sous-bois qui bordent l’autoroute, la dernière fois c’est là qu’on l’a vu. Il avance à pas de loup, l’oreille aux aguets, il fait attention au vent qui brise légèrement de ne pas y être justement, sous le vent. Son cœur bat plus vite à fur et à mesure qu’il ralentit sa marche.
La main est ferme sous le fusil, la balle engagée dans le canon…
Soudain il est là ! Devant lui, à quelques mètres, il mâche les feuilles d’un arbuste.
Gérard s’immobilise et lentement le met en joue. Dans l’œil de la lunette, il distingue nettement le poil beige de la nuque et cette trace blanche qu’il doit viser.
Son doigt tire doucement sur la gâchette et il est lui-même surpris par le coup de fusil qui claque comme un fouet dans la brume du matin.
Gérard relève la tête, il ne l’a pas vu tomber, merde raté ! Ce n’est pas possible, à moins de 50 mètres, c’est inimaginable !
Il le voit qui s’enfuit déjà, sautant, bondissant d’un taillis à l’autre, file vers la droite en sortie de forêt, prend la passerelle qui surplombe l’autoroute et s’enfonce dans les bois.
Nom de nom de nom de dieu ! Gérard se met à courir comme s’il pouvait le rattraper.
Il monte sur le talus qui borde l’A31 et l’aperçoit de l’autre côté, immobile, les sens aux aguets, scrutant les alentours. Gérard le pointe, le vise et tire…
Le carreau de la vitre côté chauffeur explose dans un grand bruit taillé d’éclats de verre.
Francis avec un cri de surprise s’effondre sur le volant de la camionnette.
Je hurle ! Stupeur, affolement, qu’est ce qui se passe ?
Par je ne sais quel réflexe, je prends le volant et dirige la camionnette vers la bande d’arrêt d’urgence et miracle, arrête le véhicule sans trop de casse.
Ça pisse le sang de partout. Les autres derrière, paniqués, crient leur incompréhension.
Francis râle et de son cou s’échappent des flots de sang ininterrompus, rythmés par les battements de son cœur. Avec mon mouchoir, je fais un point de compression sur la plaie.
Putain, appelez les flics et le Samu, y a Francis qui est train de crever !
La mort ça pue et ça colle aux doigts …
Francis est mort derrière un volant de camionnette, dans mes bras, mon pote musicos s’est fait tirer comme un lapin !
…et dire que c’est moi qui devais conduire à ce moment-là !
La nuit va bientôt tomber et avant que de revenir dans les bois, il va passer dans le champ de colza, les jeunes pousses sont fraîches et goûteuses avec un délicieux petit goût de noisette, il en fera son repas de ce soir…
Ce soir il est tranquille, le quota est atteint !