Le retour des flammes

Par MarineD

Une sensation de froid qui s'insinuait jusque dans ses songes tira Tobias du sommeil. Il dormait dans un lieu si inconfortable, le sol était si dur... était-il encore en chemin pour le Pays Rouge ? L'avait-on installé dans une simple tente pour la nuit ? Il frissonna et chercha par réflexe à tirer une couverture qui n'existait pas. Ses doigts rencontrèrent plutôt le tissu humide de son manteau et les boutons déjà tous fermés du col à la ceinture. Il ouvrit les yeux sur les énormes racines contre lesquelles il était appuyé, des racines habillées de statuettes de dévot et de plaquettes gravées. Le regard fixe d'une grenouille de bois clair lui remit en mémoire le rêve d'une salamandre géante. Il lui parlait, comme à une amie, alors même qu'elle s'apprêtait à le dévorer. Étrange comme certains détails lui revenaient avec force précisions, à la manière d'un véritable souvenir.

Sa conscience éveillée, Tobias réalisa qu'il se sentait bien malgré son corps douloureux. Le monde irradiait d'une chaleur qui atténuait l'inconfort de ses vêtements humides, une chaleur qui semblait provenir de la nature elle-même. Sous le couvert de l'arbre rouge se maintenait pourtant une fraîcheur intense. L'aube l'avait trempé autant que l'eût fait une courte averse. Mais la lumière du jour, au-delà des lanternes fumantes, promettait un ciel sans nuage. Tobias entendait les oiseaux matinaux pépier dans les branches et...

Son cœur rata un battement. Son attention s'était portée sur deux petits passereaux bavardant sur une branche de l'arbre rouge. Il les percevait distinctement, tous les deux, même celui qui restait silencieux un moment, en l'attente d'une réponse. Incrédule, Tobias posa sa main sur la mousse des racines, la fit glisser jusqu'à l'écorce du tronc. Ce sentiment de bien-être, cette chaleur, cette force tranquille qui avaient accompagné son réveil pulsèrent lentement, tout autour de lui. Le brasier de vie de l'arbre rouge, ardent, éclatant, projetait sur la forêt environnante sa puissance et sa sérénité. Des larmes roulèrent sur les joues de Tobias. La magie était revenue.

***

Bara fut soulagée de le revoir vivant. La prêtresse revint le chercher après le lever du soleil, comme elle l'avait promis. Cette fois, elle ne portait pas sa tenue de cérémonie, seulement une vieille jupe grise cousue de motifs fleuris qui lui descendait aux chevilles, avec un long gilet de laine et un foulard pour se protéger de la fraîcheur des bois. Elle avait aussi troqué sa lanterne contre un bâton de marche qui avait dû lui faciliter l'ascension. Son masque se balançait à sa ceinture au rythme de ses pas. Daisuke marchait derrière elle, un peu en retrait, les mains dans les poches de son large pantalon de toile. Quand ils furent assez proches pour se convaincre que leur patient était sain et sauf, Bara renvoya d'un geste le garçon chercher la chaise roulante et la béquille qu'ils avaient laissées au bord du sentier.

À l'approche de la prêtresse, Tobias distingua de mieux en mieux ses traits. Amusant, trouva-t-il, comme son visage aplati et sa bouche large lui donnaient un petit air des grenouilles qu'elle sculptait dans le bois. Sa peau parcheminée avait davantage de couleur que celle des villageois qui lui rendaient visite, la vieille femme était même plus bronzée que Daisuke. Sans doute passait-elle plus de temps à ramasser des herbes à l'extérieur, visage découvert, qu'à s'occuper du sanctuaire qui jouxtait sa maison. Tobias attendit qu'elle parvienne au pied de l'enchevêtrement de racines pour la saluer.

— On dirait que je vous dois quelques remerciements, dit-il. Peut-être même des excuses.

— Tiens donc. Le travail n'est pas encore terminé, maugréa Bara pour dissimuler tout bon sentiment. J'imagine que vous ne pouvez toujours pas marcher seul ?

— En effet.

— Il reste certaines choses que je ne comprends pas au sujet de votre état. Cependant, maintenant que la magie circule à nouveau en vous, il faut espérer que le flux de vie permette à votre corps de se réparer enfin.

Tobias ne répondit pas. Les paroles de la prêtresse cheminèrent dans son esprit, il se perdit dans ses réflexions en regardant Daisuke pousser son fardeau. Si la magie de vie pouvait lui rendre ses forces, alors, d'une certaine manière, sa convalescence commençait ce jour. Son corps venait de s'éveiller, plus d'une année après sa conscience. Il avait perdu beaucoup de temps. L'idée ne lui causa pas tant de regret, finalement. Du temps, il en avait plus que nécessaire. Il avait grandi sous l'ombre pesante de Ferris, dans l'appréhension que sa prospérité reposerait sur ses épaules, une fois son père trop âgé. Le destin avait écarté le duché de cette voie toute tracée. Ferris avait renoncé à son héritier et emprunté une route différente. À présent, perché sur les reliefs du Pays Rouge, Tobias était libre.

Daisuke approcha autant que les racines le lui permettaient avant de caler la chaise. Tobias serra les dents lorsque le garçon l'aida à se soulever, le bras sous ses épaules. Jamais ses membres n'avaient été si douloureux et sans force. Il ne fut pas capable de s'appuyer sur sa béquille. À peine fut-il debout qu'il retomba à genoux dans le tas de feuilles qui avait formé sa couche, entraînant son aide avec lui. Ensemble, laborieusement, ils parvinrent à le hisser jusqu'au fauteuil, sous le regard soucieux de Bara. Le patient installé, ils se mirent en route vers le village sans tarder.

— On dirait que vous avez passé une nuit difficile, commenta Bara.

— À tel point que j'avalerais sans broncher l'une de vos horribles décoctions de plante.

— Ah, si je ne m'étais pas tant torturé l'esprit à l'idée de vous retrouver mort, j'aurais pensé à vous en apporter une gourde. C'est tout ce qu'il faut, une gourde, pour transporter mes remèdes. Pas besoin de se promener avec un laboratoire ambulant de bouteilles, de seringues et de compresses.

Le flux de vie donnait à l'humeur de la vieille femme davantage de piquant. Derrière Tobias, Daisuke commençait déjà à avoir faim alors même qu'il avait déjeuné avant d'accompagner Bara jusqu'ici. C'est qu'il avait cru comprendre qu'on mangerait des boulettes de viande, ce jour-là, soit pour fêter la survie de l'étranger à l'épreuve, soit pour lui rendre hommage dans le cas où le résultat ne le permettrait pas. Le garçon, d'un naturel gentil et sociable, préférait sans conteste la première option. La tournure des événements l'ayant rasséréné et la pente descendante du sentier laissant à la chaise roulante le luxe de rouler plus ou moins sans son intervention, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et Daisuke avait laissé le contrôle de la situation à son estomac.

Tobias apprécia le retour de ce sentiment longtemps disparu. Celui de la vie derrière les pensées. Il avait toujours maudit son pouvoir, qui l'obligeait à associer silence et solitude, le contraignait à arracher à son entourage une part de son intimité, comme si tous les murs étaient faits de verre. Cette malédiction faisait partie de lui depuis toujours. Fut une époque, il n'eût jamais imaginé que, privé de sa perception magique, supporter ces voix incessantes deviendrait plus difficile encore. Sans le flux de vie, elles n'étaient que des voix. Tobias serait bien en peine d'expliquer la différence à autrui. Peut-être comparerait-il un brouillard spectral, sans aucune raison d'être, à la fumée d'un feu chaleureux. Les pensées s'échappaient, en réaction naturelle à la flamme de vie qui se consumait.

Une fois dépassée la forêt, le sentier coupait à travers la prairie, droit sur les rues du village Minami. Tobias l'apercevait de si loin pour la première fois. Il devait compter une vingtaine de maisons, des champs s'étalaient au sud. Le sanctuaire, avec son architecture si particulière et son toit incurvé, attirait l'œil et permettait de repérer facilement la maison de Bara. Un hennissement retentit de la longue bâtisse près de la sortie nord-est.

— C'est une écurie, là-bas ?

— Oui, répondit Bara.

Daisuke saisit le sujet de sa question. Le garçon voulut savoir si l'étranger aimait les animaux, lui aussi. Il demanda si les chevaux de trait qui l'avaient amené ici lui appartenaient. Tobias perçut son interrogation avec assez de précision, mais attendit que Bara la lui traduise en langue commune.

— Non. Ma famille possède quelques bons chevaux de selle, mais ceux du convoi n'étaient pas à moi. Cela fait longtemps que je ne suis plus allé aux écuries de Ferris.

Il n'en dit pas plus, songeant à part lui que « longtemps » se comptait en années.

— Daisuke aimerait sans doute vous faire visiter les nôtres. Il vous présentera mon vieux Mamushi. Le village a aussi une maison de thé et un atelier de peinture. C'est le maître d'atelier qui a réalisé les fusuma de ma maison. Mais avant d'aller voir tout cela, il va falloir que vous remarchiez.

Une idée vague, dont Tobias ne pouvait plus, aujourd'hui, assimiler la signification. Silencieux, il se laissa guider jusqu'aux premières maisons de Minami.

Bara fit une pause devant l'imposant torii de pierre. Elle cala le masque de salamandre sur son visage et le noua sous son chignon. Tobias la regarda faire sans rien dire. Il grava les traits de la vieille femme dans son esprit, se demandant s'il les reverrait un jour. Dès que le masque fut en place, il perçut la distance qu'il générait entre la prêtresse et le reste du monde. Une pensée de Daisuke fit écho à la sienne : eux, savaient ; eux, la connaissaient.

Que Daisuke vît les choses de cette manière interrogea Tobias. Cela ne venait pas uniquement de sa culture athosienne, comprit-il. Il y avait bel et bien quelque chose d'universel dans ce masque ; quelque chose qui indiquait que l'on avait affaire à la prêtresse avant l'être humain. Simplement, là où Tobias en éprouvait un malaise, Daisuke n'éprouvait rien de si fort. Le profond respect qu'il vouait à la prêtresse remonta en surface, accompagné d'un petit pincement au cœur. Une fois de plus, la gentille grand-mère s'en allait céder la place à la miko, la voix des esprits, guérisseuse de tous les maux. Pourtant, Tobias ne verrait plus Bara de la même manière, il le savait. Le souvenir de ses traits, et sa flamme de vie, brillante d'humanité, lui permettraient désormais de passer outre la salamandre.

Franchir à nouveau l'imposant torii de pierre fut comme revenir dans le monde ordinaire. La magie allait-elle disparaître ici, aussi soudainement qu'elle était revenue là-bas ? Mais, bien entendu, il ne se passa rien, les flux de vie continuèrent à s'agiter alentour. Tobias avait-il jamais pénétré dans la forêt des esprits ? il en doutait. Le phénomène qui lui avait rendu sa magie, quel qu'il soit, s'était selon toute vraisemblance produit dans ce bas monde.

En passant près du – moins imposant – torii de bois du sanctuaire de Minami, Tobias put détailler plus clairement les deux statues qui accueillaient les visiteurs. Ce n'étaient pas des reptiles, mais deux salamandres de la taille d'une grande jarre. Il admira l'amphibien le plus proche, qui s'enroulait sur une branche sculptée dans le même bois brun rouge. La branche était juchée sur une large pierre plate contre laquelle buissonnaient des fleurs sauvages qu'on avait laissées se développer librement. Un toit incurvé d'un bois plus clair et plus grossier protégeait l'ornement des intempéries. En croisant les yeux globuleux de la statue, Tobias entendit l'écho de cet étrange rêve dans lequel il avait fini dévoré. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque.

— Est-ce vous qui les avez sculptées ? demanda-t-il à Bara.

— En effet, répondit la prêtresse. Ce sont des salamandres gardiennes en bois de cerisier.

La seconde salamandre ne le regardait déjà plus, et lui-même ne put l'admirer plus longtemps, comme Daisuke n'avait pas ralenti le pas.

— Que représente la salamandre, ici ?

Il s'étonna de n'avoir jamais posé la question.

— C'est un esprit du feu, de l'eau et de la vie, les trois essences de la guérison. Elle peut empoisonner, soigner, ranimer les flammes de vie. C'est l'esprit de la renaissance, qui permet aux choses de brûler pour renaître sous une autre forme.

Tobias eût aimé rebondir sur ses propos, mais il ne sut pas comment poursuivre cette conversation sans confier trop de lui-même, trop de ses doutes. Les esprits sauvages que vénérait Bara existaient. Les croyances de la prêtresse s'ancraient dans une réalité on ne peut plus tangible. La foi avait peut-être exagéré certains attributs de ces créatures, mais elles n'étaient pas nées de cette volonté humaine de créer de toute pièce le sens de ce qui dépasse l'entendement. Les esprits étaient « quelque chose ». Qu'en était-il de Chimène, la Pèlerine blanche, honorée dans toutes les terres du sud, d'Athos au royaume de Phèdre ?

Partagé entre ses pensées et ses douleurs musculaires, Tobias se laissa reconduire sans plus un mot jusqu'à la maison. Là, il retrouva le confort de son matelas et, avec un certain empressement, celui promis par la trousse à pharmacie. Pourquoi se refusait-il à croire aux décoctions de Bara autant qu'à l'eau-somnia, malgré tout ce que la prêtresse lui avait déjà prouvé ? Néanmoins, force était de reconnaître le soulagement immédiat procuré par l'injection. En rangeant la trousse, Tobias observa les précieux flacons avec une méfiance nouvelle. L'immuabilité de son corps, qui l'empêchait de recouvrer ses forces, le protégeait-elle aussi de l'eau-somnia ? S'il avait bel et bien retrouvé sa capacité à guérir, devait-il craindre l'accélération de la dépendance qu'il redoutait tant ?

— Daisuke ! appela-t-il par réflexe.

Le garçon entra tandis qu'il contemplait toujours le contenu de la trousse, songeur.

— Furo ?

Surpris, Tobias recentra son attention sur son aide. Il capta la crainte du garçon devant le contenu de la trousse. Cet attirail l'avait d'abord fasciné, il n'avait jamais vu de telles seringues de verre. Mais sa curiosité d'enfant passée, il comprenait aujourd'hui que ce qu'il y avait là-dedans était « mauvais ». Un beau jour, cette valise maudite aspirerait l'âme de l'étranger.

Tobias boucla soigneusement les fermoirs et soupesa la trousse en s'interrogeant. Le sérieux de Daisuke lui arracha un mince sourire. Si un enfant de treize ans saisissait la mesure du danger, l'évaluer à la baisse relevait incontestablement d'une prétention bien adulte. Le retour de la magie venait de changer la donne. Tobias se trouvait sur la ligne de départ, et il n'y repasserait plus. Oui, plus il tarderait à se débarrasser de l'antidouleur, plus cela serait difficile par la suite. Il devait faire preuve de courage dès maintenant.

— Furo, répondit-il en tendant la trousse au garçon.

Soulagé, Daisuke prit la trousse et se dirigea vers la salle de bain. À présent, Tobias serait contraint de déranger son aide pour chaque piqûre, il se connaissait assez pour prédire l'efficacité de ce moyen de dissuasion. Cela l'inciterait aussi à retrouver la notion du temps, à caler davantage les horaires d'injection sur celles des repas, et à faire sa toilette dès que Bara venait écarter les stores le matin, plutôt que de se plonger dans une lecture puis appeler Daisuke quand l'envie lui prenait.

Tobias songea, amusé, que le métier temporaire du garçon commençait à rentrer. Un ou deux mots de langue rousse aidant, il déduisait bien mieux les consignes que quelques semaines plus tôt. Son patient demandait toujours plus ou moins les mêmes choses : se rendre à la salle de bain, nettoyer la chambre, poser tel objet ici ou là. Malgré tout, dans les premiers temps, Tobias avait dû beaucoup se répéter et rouspéter pour se faire comprendre. Mais les jours s'écoulaient maintenant sans qu'il n'eût plus à élever la voix. Ou plutôt, sans qu'il ne ressentît plus le besoin de le faire. Il réalisa soudain que son humeur était bien plus facile à Minami qu'à Ferris. Peut-être parce ce que son autorité ici n'était pas la même, ses exigences étaient allées décroissant.

Sa tête se faisait de plus en plus lourde. Être allongé ainsi sur le futon, qu'il n'avait jamais trouvé si moelleux que ce jour-là, incitait ses paupières à se fermer. La nuit passée n'avait pas été des plus réparatrices, du moins pas au sens où on l'entend habituellement. Tobias se dit qu'il devrait congédier Daisuke pour au moins quelques heures, le temps de se reposer. Mais il ne vit pas revenir le garçon.

À son retour, Daisuke trouva son patient déjà profondément endormi. Il le recouvrit jusqu'aux épaules de la couverture. Silencieux comme un chat, il alla baisser les stores pour plonger la chambre dans une semi-obscurité. Puis, avec précaution, il referma le vantail avant d'aller vaquer à d'autres occupations. Depuis ses songes, Tobias perçut une pensée fugace. Un jeune garçon était impatient de lui faire visiter les écuries de son village.

 

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