Le vieux Kyn est désemparé. Les nouvelles apportées par le jeune Tipha le plongent dans des abîmes de pensées obscures qui nourrissent un conflit intérieur en train de s'éveiller d'un long et douloureux sommeil. Il sait qu'il va devoir partir. Affronter son passé, ses démons, ses origines. Risquer plus que sa vie. S'il sort de sa retraite, ses poursuivants pourront alors le retrouver, et lui faire regretter d'être né. Mais s'il n'agit pas, c'est son héritage qui sera menacé, et les conséquences pourront être pires encore.
Le vieux Kyn envisage aussi de mettre un terme à sa longue vie, comme souvent depuis le début de son exil. Mais étant donné ce qu'il se passe aujourd'hui dans le monde, ce n'est plus envisageable. Même la paix du trépas ne serait plus assurée. Même sa mort ne lui appartiendrait plus...
L'ermite prend sa décision, à contrecœur. La moins pire.
Il sort de sa cabane et hume le parfum du sous-bois en observant les trouées de ciel dans la canopée. Dans sa main droite, un couteau. Dans l'autre, un petit sac.
Il chemine entre les arbres, l'épaisse corne de la plante de ses pieds nus le rendant insensible aux branches et aux ronces qu'il foule.
Arrivé au bord d'une rivière, il se dénude. Pose son sac. S'immerge dans les eaux rafraichissantes. Autour de lui, le liquide se teinte de brun, des volutes de graisse sombre flottent, la vermine se noie. Il empoigne son couteau et entreprend sa fastidieuse besogne. Il tranche, il coupe, il taille, et des poignées de cheveux gras et de poils de barbe crasseux tombent sur la pellicule de graisse étirée par le courant de la rivière. Ces vestiges de l'ermite s'en vont lentement, bercés par les eaux, non sans attirer la curiosité de quelques poissons.
Kyn fait quelques pas pour trouver un coin d'eau propre et stagnante, puis y observe son reflet. Il apporte quelques dernières touches à son apparence, de son couteau devenant émoussé. Voilà. Cheveux mi-longs et modeste barbe, le tout encore raidi par la crasse. Kyn se retourne et fixe le chemin huileux qui glisse dans le courant, telle une rivière sur une rivière, emportant une nuée de frêles esquifs pileux. Satisfait, il pose son couteau sur un rocher émergé, empoigne des graviers du lit de la rivière et commence sa deuxième transformation. Il frotte, racle, décape et râpe les couches brunes malodorantes devenue cette seconde peau au fil des ans. En dessous, l'épiderme blanc ressuscite. Kyn a l'impression d'être une pomme de terre qui s'épluche elle-même. Les débris des épaisses peaux mortes partent rejoindre la grande croisade navale, mais les petits galions protéinés font le bonheur des poissons. Une flotte éphémère décimée par des krakens de rivière. Kyn s'attaque enfin à la corne de ses pieds, y taillant des tranches de cuir si grosses que même la faune aquatique rechigne à risquer de s'en étouffer.
Enfin, l'ermite va récupérer dans son sac une relique longtemps perdue -ou oubliée- dans ses affaires. Un savon. Le bloc, desséché et presque fossilisé, remplira quand même son office.
Plusieurs frictions et allers-retours dans l'eau sont nécessaires pour éliminer la crasse récalcitrante, surtout celle qui a sédimenté dans ses cheveux. Et pour la première fois, Kyn découvre l'éclat argenté de sa pilosité. La peau de son visage est redevenue blanche et sensible. Son corps lui semble plus léger, moins fripé. La caresse des rayons du soleil perçant la frondaison touche enfin sa peau neuve qui en frémit de bonheur.
Il ne pue plus. Il ne s'était pas rendu compte de son odeur avant cette remise à neuf, mais ses narines réveillées manquent de faire demi-tour en approchant de ses frusques nauséabondes posées sur la rive. Il invoque sans regret un classique sortilège de radiance, une petite flamme, pour faire disparaître le cadavéreux textile. La crasse huileuse de celui-ci se consume vite et bien. Kyn suit du regard la course de l'âcre fumée noire dans le ciel.
Le silence et la pénombre d'une petite pièce se déchirent. Un œil lumineux grossit dans un coin, laissant échapper une brise tiède et des pépiements d'oiseaux. La boule atteint la taille d'une pastèque, puis défile entre des rayons de vêtements stockés dans cette arrière-boutique d'échoppe de tailleur. Elle s'arrête, à plusieurs reprises, pour vomir un bras et avaler une tunique, puis des chausses, une ceinture, une cape, un manteau... Le propriétaire du bras referme la brèche dimensionnelle puis entreprend de couvrir sa nudité de ce nouveau larcin.
Voilà.
Après des décennies d'isolement, de pauvreté et d'incurie, Kyn ressemble de nouveau à un être humain civilisé. Il ajuste la cape blanche sur ses épaules et en rabat le capuchon sur sa chevelure argentée.
Il est temps.
Ses yeux noirs se font vitreux tandis qu'il plonge dans ses souvenirs, à la recherche d'images bien précises. De hauts murs de pierre, des torches magiques voisinant avec de riches tapisseries, un sol dallé de plaques de curiom, un plafond de voûtes majestueuses... Oui... Les images sont encore vivaces. Kyn a si souvent emprunté cette salle par le passé. La seule du royaume de Scovia où les spaciomanciens sont autorisés à ouvrir un passage sans s'attirer de problèmes ni risquer la suppression du portail. Nul doute que cette salle existe encore.
Kyn prend une grande inspiration. Le stress le saisit. Revoir sa terre natale et ses concitoyens l'effraie autant qu'il l'enchante. Mais il ignore complètement à qui il aura affaire, ni dans quels ennuis il risque de se jeter. Après tout Scovia est sous tutelle kanerante et Valdo III est mort, comme le lui a appris Tipha.
À qui ont bien pu revenir les rênes du pays ?
Il va très vite le savoir.
Il écarte les bras et invoque le frisson magique qui irradie sa colonne vertébrale. Entre ses mains, l'air fluctue, se tord, un morceau d'image de la forêt se creuse et s'étire vers l'infini. Du petit orifice dimensionnel s'échappe un courant d'air frais, une odeur de renfermé. Un parfum familier.
Kyn agrandit la brèche, mais sent rapidement une résistance.
Les sentinelles de Scovia l'ont détecté.
Une voix caverneuse et déformée de femme jaillit du petit portail :
— Qui demande l'accès ?
— Je me nomme Kyn. Je suis un scovien vivant à Coralia.
— Vous êtes seul et ouvrez vous-même le portail ?
— Oui.
— Le motif de votre visite ?
— Affaire avec le nouveau responsable du royaume.
— Accès autorisé, venez mais ne faites rien qui puisse nous menacer, nous sommes en force.
Kyn sent la résistance se relâcher. Il agrandit le portail jusqu'à lui donner une taille humaine, retient son souffle, puis pénètre dans la frontière distendue de la bulle. Il est aussitôt aspiré par l'entonnoir étiré, dont les parois mélangent des teintes forestières et d’intérieur. Il fuse dans ce courant chaotique et voit bientôt se dessiner, se recomposer, les fragments d'espace que constituent une salle souterraine, la même que dans ses souvenirs. Avec souplesse et aisance, il pose les pieds sur les dalles de curiom apparues sous ses jambes, puis expire enfin, tandis que la brèche se referme dans son dos, en un craquement sonore. Droit et digne, il lève les yeux sur le comité d'accueil. Des militaire scoviens, magiciens radiants pour la plupart, et une spaciomancienne. Sans doute celle qui l'a interrogé et qui a immobilisé son portail. Kyn sourit, car tous ont les yeux exorbités. Il sait parfaitement pourquoi.
— Qui êtes-vous ? demande la femme d'une voix chevrotante, en plissant les yeux. Votre portail était puissant, vous avez traversé sans aucune difficulté. Je n'ai jamais rien vu de tel. Pourtant je connais tous les spaciomanciens scoviens...
— Je suis bien scovien, coupe Kyn. Je ne suis pas un espion. J'ai simplement perfectionné mon art durant des années, isolé, pour mon seul usage.
— Mais votre pouvoir est trop grand pour qu'on puisse vous laisser agir à votre guise en Scovia.
— Je n'en attendais pas moins. C'est pour cela que vous allez me faire escorter auprès de votre dirigeant. Vous devez vous douter que c'est important.
La femme frémit, sa peau devenant brièvement livide. Après quelques secondes d'hésitation, elle fait un signe de tête à ses hommes. Un groupe encadre Kyn pour lui faire emprunter un couloir. Avant que l'ermite ne disparaisse de la salle, la femme restée sur place lâche :
— Si vous envisagez d'enseigner, Maître, je serais honorée de me perfectionner auprès de vous.
— J'y songerais, mais n'y comptez pas trop, jette la voix lointaine de Kyn depuis le couloir.
Dans la salle des ministres du palais scovien, le Général Felvia essuie son front dégoulinant d'un revers de manche. Il se souvient de l'offre du Roi Ander de Kanera, qui l'a nommé à la tête de Scovia pour servir la paix entre les deux royaumes, après la mort de Valdo III au combat. Felvia n'imaginait pas alors que ce statut lui mènerait la vie si dure. Certes, Ander et la princesse Tiana sont les derniers héritiers de la dynastie des Valdo, mais ils n'ont rien de scovien. Et les ministres ne se lassent pas de le faire savoir. Ils ne cessent de remettre en question la tutelle du royaume, d'appeler à reprendre les armes, de piquer Felvia en insinuant que c'est un vendu au service d'un gamin. Heureusement que son statut de général expérimenté autrefois dévoué à Valdo III inspire encore la peur et le respect. Mais pour combien de temps ?
Felvia soupire, puis prend la parole auprès de ses ministres :
— J'ai reçu un message du Roi Ander de Kanera. Ses troupes, alliées aux atalantes, ont pris possession de Nouque et du palais de Jorvassine. La Canamérie leur appartient désormais.
— Dans ce cas, qu'il nous restitue nos troupes, éructe un ministre.
Felvia s'éponge le front une nouvelle fois :
— Il demande à les conserver un temps, pour faire régner l'ordre sur Grinlandia, et souhaite en réquisitionner une partie pour attaquer Jorvassine sur le continent, là où il aurait fui.
— Vous devez refuser ! Il a été convenu d'aider à prendre Grinlandia, rien d'autre !
— J'ai déjà accepté.
Une vague d'indignation secoue les ministres, mais aucun n'ose l'exprimer devant le regard noir qu'affiche subitement Felvia. Ce dernier se lève, les poings sur la table, et gronde :
— Ander est Roi de Kanera, il est allié aux atalantes, il détient maintenant la Canamérie, les honkoniens se rangent aussi à ses côtés. Par-dessus tout, il a la faveur d'un artefact extrêmement puissant. Et je vous rappelle qu'il a épargné nos hommes, MES hommes, et moi-même, quand ses troupes ont tué Valdo III.
— Il a surtout bien nourri vos ambitions, raille le ministre.
Felvia soutient le regard de l’impertinent, puis sourit :
— Rien ne vous empêche d'aller voir le Roi Ander pour lui proposer vos services et vous plaindre de mon incompétence. Ou alors de le provoquer en duel. Si vous en revenez vivant, c'est moi qui vous réglerai votre compte.
Le ministre rougit, sans baisser les yeux. Mais un long silence s'installe autour de la table. Puis Felvia reprend :
— Ander, en remerciement de nos efforts de guerre, nous octroie des emplacements canamériens pour fonder des écoles de magie, et nous autorise à prendre des jeunes de Grinlandia dans nos académies scoviennes. Il nous octroie bien entendu les financements nécessaires et...
Des coups discrets à la porte de la salle des ministres interrompent le général. Ce dernier crie, agacé :
— Entrez ! Vous avez intérêt à ce que ce soit urgent !
Un garde entrouvre un battant et s'incline dans l'ombre :
— Pardonnez-moi Général, un visiteur inattendu nommé Kyn vient d'arriver par notre salle de transferts, depuis Coralia. Il maîtrise la spaciomancie et se prétend scovien. Il souhaite vous parler.
Felvia sursaute. Un spaciomancien scovien vivant à Coralia ? Un espion ? Le nom Kyn ne lui dit absolument rien.
— En quoi est-ce urgent ? beugle Felvia.
— Il dit que c'est important. Son pouvoir est grand, général, veuillez me croire.
Felvia consulte les ministres du regard, et tous semblent aussi curieux que lui, aussi il autorise l'entrée du visiteur. Les battants s'ouvrent en grand pour laisser pénétrer dans la salle un homme approchant la soixantaine, courte barbe et cheveux argentés, yeux noirs globuleux mais pénétrants, traits bruts. Sa tenue est raffinée sans être ostentatoire, recouverte d'une cape blanche au capuchon rabaissé. Cinq militaires radiants l'encadrent, prêts à déchaîner leur pouvoir au moindre geste suspect de l'homme.
— Parlez vite ! assène Felvia devant l'homme qui s'incline à peine.
— J'ai appris en Coralia que mon pays était devenu vassal de Kanera et d'un certain Roi Ander. J'ai également été informé du réveil des atalantes. Je dois voir le Roi Ander de toute urgence, je détiens des informations capitales. Lui seul peut m'entendre.
— Pourquoi me risquerais-je à envoyer un parfait inconnu au Roi de Kanera, et sans aucune justification ?
— Il est en danger. Lui seul peut comprendre de quoi il s'agit. Ma maîtrise de la spaciomancie est grande, je peux le faire venir, délivrer mon message et le faire repartir en un rien de temps, je dois juste savoir où il se trouve.
Felvia éclate d'un rire cynique puis jette :
— Je ne sais pas où vous vous croyez, mon ami, ni ce à quoi vous vous attendiez en venant perturber un Conseil pour requérir un entretien avec un Roi. Mais je pense que vous êtes fou. Si vous savez réellement des choses, nous les obtiendrons tout de même par la force. Alors parlez, c'est un ordre !
Les militaires radiants se tendent et lèvent imperceptiblement les mains, prêts à dégainer feu et foudre. Mais l'homme reste de marbre. Devant ce mutisme provocateur, Felvia fait un signe de tête à un de ses ministres, un petit homme frêle aux longs cheveux roux. Ce dernier opine, puis fixe Kyn.
— Ne faites pas cela, souffle l'ermite sans menace.
Le ministre neuromancien ne se laisse pas impressionner. Il fait croître un canal psychique jusqu'à la tête du visiteur, puis tente de s'insinuer dans son esprit. Aussitôt, Kyn jette son bras droit dans un petit portail apparu devant lui à une vitesse fulgurante. Sa main surgit, de nulle part, derrière la tête du ministre roux pour lui empoigner les cheveux et tirer d'un coup sec. Felvia et les autres ministres jaillissent de leurs chaises, les militaires radiants brandissent leurs mains crépitantes d'étincelles, mais tous sont tétanisés, subjugués par la scène. Les ministres voisins de l'homme roux transpirent à grosses gouttes et pâlissent comme des morts en voyant leur confrère, sans tête, le cou cambré plongé dans la brèche spatiale. Kyn se tient au centre de la salle et enserre fermement la tignasse rouge du ministre neuromancien. Ce dernier, ou du moins sa tête esseulée, a les yeux fous de terreur, sa bouche expire un souffle frénétique, entrecoupé de râles et de gémissements. La poitrine du corps visiblement décapité, sur sa chaise, semble vibrer d'une hyperventilation apeurée. Les membres tremblent mais n'osent esquisser un geste de défense. Kyn lève le menton :
— Si vous tentez quoi que ce soit, le portail se ferme et votre ami perd définitivement sa tête.
— Vous allez mourir, vieil homme, crache Felvia.
— Certainement, mais pas aujourd'hui. Maintenant que vous avez constaté l'étendue de mon pouvoir, vous allez me donner votre parole que vous contacterez le Roi Ander pour l'informer de ma demande. En attendant sa réponse, vous me traiterez comme un invité de marque et vous n'essaierez aucunement de me causer le moindre tort.