Basile entra dans sa chambre d’auberge, la clef à la main, et se laissa tomber comme une branche dans un des canapés au bout du lit. C’était la cinquième fois qu’il tentait d’intégrer la cour. Et pour la cinquième fois, il renversait un verre de vin sur quelqu’un.
Tant mieux. Il n’avait que faire de jouer le courtisan de la reine.
L’épée au fond de la pièce le narguait depuis son fourreau élimé. Courtisan ou mousquetaire, ça revenait au même : travailler pour la reine. Mais c’était sa seule solution, maintenant qu’il avait tout essayé.
Il lui restait à peine de quoi se nourrir et se loger un mois : les dernières miettes de l’héritage familiale. Ses parents étaient morts il y a un an et avaient presque tout léguer à leur deuxième et dernier fils, le meilleur, celui qui savait tout faire : des mathématiques à la géographie, en passant par l’escrime, le commerce maritime et la musique.
Basile fixa le plafond, les cheveux en étoile autour de son visage. Il aimait bien les étaler sur un coussin pour réfléchir. C’était idiot, mais aujourd’hui, c’était son seul réconfort.
Le pommeau de l’épée attrapait les éclats du jour. Il se leva et s’approcha doucement, comme s’il était tard et qu’on dormait dans la pièce. Il enleva sa cape pleine de vin et la balança sur le lit. Il ne s’était pas épargné non plus. Il se baissa et saisit le fourreau à pleine main. Il se releva et brandit la lame nue dans la clarté du soir, parant d’orange les rainures du métal.
Il s’imaginait reprendre l’escrime, comme avant. Leurs parents les avaient inscrits à l’escrime quand ils étaient petits. Sans doute espéraient-ils que l’un d’entre eux rentre au service de la reine un jour. Victor avait accompli leur rêve. Il était devenu mousquetaire.
Basile la rangea à nouveau à sa place, dans ce coin de pénombre grandissante. Il n’était pas bon à l’escrime. Mais il était meilleur que partout ailleurs, et de ce fait, il aimait ça plus que tout. Si seulement, il n’en avait pas si peur.
Il boitilla jusqu’à son lit pour reprendre sa cape. Même marcher était difficile. Il sortit dans le couloir et verrouilla la porte de la chambre. Il avait perdu son pied droit. Il ne se souvenait plus comment. Mais il se souvenait tous les jours qu’il n’était plus là, remplacé par un amoncellement de pièces mécaniques : un pied bionique mal proportionné, légèrement trop court. Une main de plomb lui broyait les vertèbres à chaque pas. Les prix pour s’offrir un pied étaient mirobolants et malgré le statut de bourgeois de la famille, ses parents n’avaient jamais pu le lui offrir. Il se contentait à présent d’un prototype reconditionné, branché à ses nerfs, sa chair à vif.
Parfois, il avait envie de détruire la Terre entière. Il ne savait pas à qui s’en prendre. Il était presque né sans pied, mais six années avec deux pieds étaient assez pour souffrir de ce qu’il avait perdu.
Il descendit les escaliers en colimaçon de l’auberge, enrubannés de tapis. Il sortit sa carte d’identité de sa poche et la passa devant le portique. La porte de l’auberge s’ouvrit.
— Au revoir, monsieur Téjare, dit l’aubergiste avec un coup d’œil au-dessus de ses lunettes.
— Au revoir.
Basile remonta son col sur son nez, serra sa cape autour de son cou et ramena la capuche devant ses yeux. Le froid s’insinuait dans chaque brèche. L’air soufflait tout près de sa joue et bourdonnait à son oreille. Il n’avait pas besoin de lever les yeux pour savoir que c’était un drone de surveillance civile.
Souvent, Basile se sentait parcouru par un frisson désagréable qui remontait le long de ses entrailles, un malaise, une peur, une sensation étrange d’insécurité. Se sentir épié. Oppressé. En fait, il s’était rendu compte qu’il aimait que personne ne sache où il se trouvait, ni ce qu’il faisait. C’était un frisson agréable, excitant, d’infinie liberté.
Il rêvait de grands espaces. Mais le prix des grands espaces, c’était la mort ou l’exil. La reine n’aimait pas les citoyens revêches. Il accéléra autant que son pied bionique le permettait. Il avait horreur de se sentir claudiquer. Il mourrait d’envie de quitter le champ de vision de ces caisses blanches à hélices. Les causes de son impatience pouvaient cependant être multiples. Il comptait là-dessus pour passer inaperçu. En retard à un rendez-vous, par exemple.
Les rues étaient grises et sales sous la nuit tombante. Les déchets des maisons coulaient dans les caniveaux, devant les volets en bois fermés de ceux qui les avaient jetés. Basile n’aimait pas son quartier. Ce quartier qu’on lui avait assigné et qui se nommait ironiquement Bonnendroit était tout sauf le bon endroit. Il lui rappelait chaque jour le non-sens de son existence. À quoi bon ? Sa famille avait disparu et la moitié de ses souvenirs n’étaient que poussières et chiffons de cuvette. Il n’avait plus rien, ou presque, des rêves fantasmés et un dernier ami. Ils avaient passé leurs jeunes années ensembles, dans la même école, dirigée par les mêmes religieux. Et par une chance inespérée qui déjouait toutes les actions du reinaume, ils avaient été assignés à la même circonscription. Le reinaume considérait les grandes amitiés avec un œil suspicieux.
N’empêche, les patrouilles physiques se raréfiaient : les mousquetaires de la reine étaient moins présents qu’avant. Ce devait être à cause du changement de règne ; la vieille Marie-Josèphe était morte et la jeune Marie-Antoinette venait de lui succéder. La nouvelle reine semblait avoir du mal à asseoir son autorité.
La forge et usine d’armement était au coin de la rue. Basile descendit les escaliers à la hâte. Le drone était toujours à ses trousses. Il répétait dans sa tête : quelle plaie. Au début, il osait à peine le penser, de peur qu’on puisse entendre à travers son crâne, puis, l’idée s’était imposée au fur et à mesure de la sensation d’étouffer empirait. Maintenant, il l’insultait et le hurlait en pensée.
Il fallait qu’il le sème, qu’il l’induise en erreur avant qu’il ne pénètre l’enceinte de la forge, car, à force, les Nobles finiraient par se rendre compte que ce membre futile de la pègre allait tous les jours au même endroit, où il était déconseillé d’aller, sous peine d’être pris pour un voleur, surtout dans le noir.
Basile tourna à l’angle de la rue déserte. Il ouvrit d’un geste éclair le couvercle de la cave et sauta sur ses marches branlantes. Son pied bionique grinça sous l’impact, si bien qu’il faillit perdre l’équilibre. Si seulement son vrai pied était toujours là…
La bestiole bourdonna au-dessus de la cave fermée sans remarquer que sa cible avait subitement disparue. Les drones étaient idiots comme des pieds, à l’image des aristocrates et du Clergé qui les contrôlaient.
Quelques minutes passèrent dans l’escalier obscur. Caressé de temps à autre par de joyeux courants d’air, Basile releva le battant de la cave. Il traversa la rue en courant et se faufila sous les barbelés qui entouraient la forge. Ces barbelés ne protégeaient pas des intrusions. Peut-être y avaient-ils servi jadis, mais la ville était coincée au 18e siècle et les Nobles ne voulaient pas introduire la technologie au Tiers-État, de peur que des petits malins s’en emparent. Les drones avaient déjà été reproduits, mais leur système était tellement archaïque qu’on ne pouvait rien en tirer de plus, même pas des moyens pour exterminer le pouvoir en place... Ces petits malins avaient dû être attrapés, depuis le temps, et exécutés sur la place publique. Un nouveau joujou de la reine venait d’être mis au point : la guillotine.
— Si c’était moi qui l’avait inventée, on l’aurait nommée la Téjarille. Quelle horreur.
Il émit un petit rire. Il parlait tout seul, comme un fou, mais ça avait l’avantage de l’amuser, il se sentait moins seul. Pas deux. Non, plutôt comme s’il faisait enfin un avec lui-même.
Il passa un trou dans le mur buriné par d’autres petits malins – sans doute des forgerons, ceux-là – et s’engagea dans un tunnel noir qui s’enfonçait dans les souterrains. La porte se découpa sous la pulpe de ses doigts. Les échardes, le sable, et les cris du métal étouffé par les murs de terre. Il toqua. Quatre coups, une syncopette.
Le métal se tut et des bruits de pas s’approchèrent. Timothée apparut avec dans ses yeux bleus toute la joie du monde. Il ajusta son tablier plein de rouille et de terre battue tandis que les ombres du feu ondoyaient sur le sol et leurs visages.
— Timothée ! Enfin !
— Encore vivant ? s’étonna Timothée.
— T’imagines pas.
Basile le prit dans ses bras, brève accolade. Tête blonde contre tête brune. Chaque fois semblait être la dernière.
— Alors, la cour ?
Basile s’installa dans le canapé troué par les mites et jeta sa cape à côté de lui.
— Un désastre. J’ai renversé du vin sur la robe d’une courtisane.
Il soupira.
— Timothée, comment tu fais ? Tu sais toujours quoi faire, tu n’es jamais perdu…
— Rejoins-nous et tu verras comment je fais. La main d’œuvre manque toujours. Et tu adores les épées ! On travaillerait ensemble pour faire des armes pour les mousquetaires de la reine.
Basile se redressa.
— Je ne peux pas, je te dis.
Il ne voulait pas de cette vie, sans lumière, dans les fours. Les cheveux blonds de Timothée étaient tout collants à cause de l’humidité, de la chaleur et ses traits étaient tirés. Mais il aimait ça, cogner le métal.
— Comme tu veux, dit Timothée. Mais arrête de te plaindre.
Arrête de te plaindre.
Dans ces moments-là, Basile avait l’impression de ne pas être fait pour ce monde. Ne pas y avoir sa place. Il ne serait jamais heureux ici. L’exil était si tentant. Mais on ne savait pas ce qu’on faisait vraiment des exilés, s’ils ne finissaient pas décapités quelque part, au milieu des arbres, et les arbres étaient muets, malheureusement.
Timothée se rangea de nouveau derrière son enclume. Une lame incandescente y gisait. C’était beau, de loin. Basile ne s’en approcherait en aucun cas. C’était paradoxal, car il aimait l’escrime. Que la lame soit brûlante ou non, elle était tout aussi mortelle. Mais voilà, l’escrime était un sport avec des règles et des protections.
— Je suis désolé pour la cour, dit Timothée.
Au-dessus de lui, le plafond s’effritait et, quelques fois, des débris tombaient sur ses épaules carrées.
— Ce n’est pas grave, dit Basile. C’est comme d’habitude.
— Oui, on s’habitue.
— Ne te moque pas de moi, Timothée.
— Tu l’as cherché.
Timothée lui sourit entre deux coups de marteau.
— Ça avance bien ? lui demanda Basile.
— Bah, écoute, comme d’habitude.
Il lui fit un clin d’œil.
— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant, si tu ne rejoins pas les ouvriers de l’usine d’armement ?
— Je vais vous piquer un mousquet et…
— Et ? dit Timothée.
Basile ouvrit la bouche Et tuer la reine puis se ravisa au dernier moment :
— Et je deviendrai mousquetaire.
Timothée se mit à rire.
— J’ai cru que tu allais dire un truc du genre : « Tuer la reine et m’enfuir au 4e siècle avant Jésus Christ avec la technologie des Nobliaux ».
Timothée…
— Je serais condamné aux Enfers.
C’est déjà l’enfer.
Les coups du marteau cessèrent.
— Attends, tu es sérieux ? Tu veux devenir mousquetaire ? Comme Victor ?
— Je n’ai plus beaucoup d’options. C’est soit être contre le reinaume et mourir, soit travailler pour lui… Et je n’ai bientôt plus un rond. Je n’aimerais pas avoir à dormir chez toi.
— On finirait les deux à la Bastille.
— Haha. Mais arrête de blaguer : c’est encore mieux que fabriquer des épées pour les mousquetaires : Être un mousquetaire, toi-même !
Un silence passa, auquel Basile ne répondit pas. Travailler au service de la reine ne l’enchantait guère et le dire devant Timothée ne faisait que creuser leur divergence d’opinions. Timothée savait qu’il n’aimait pas la reine et il savait tout ce que le reinaume leur faisait subir, mais il continuait de soutenir le régime. À coups de marteau, en oubliant parfois de manger et de dormir. D’ailleurs, quelques pommes flétries pourrissaient sur un buffet, au coin d’un lit décoiffé et couvert de crasse.
— Et comment va ton frère ?
— Bien, je suppose. Tu es plus mon frère que lui. Il s’en fiche de moi. Il a pris l’héritage et il s’est barré avec. Il a quand même réussi à gagner une position respectable auprès de la reine.
Son frère lui revint en mémoire avec une précision surprenante. Un jeune homme plus grand que lui, athlétique, aux longs cheveux foncés, à la barbe courte taillée soigneusement, son air vif, sa démarche assurée… Il le détestait.
— Je m’en fiche. Je ne sais même pas pourquoi je sais ça. Et toi ? Tes sœurs ?
Timothée le regarda, à moitié grimaçant.
— Mes sœurs ont filé du mauvais coton. Je préfère ne pas en parler.
Basile se leva.
— Tu as lu les journaux ?
— Oui, répondit Timothée. La révolution commence…
— Qu’est-ce que tu ferais si tu avais la possibilité de les rejoindre ?
Le marteau crissa sur l’enclume.
— Basile, l’avertit-il.
— Quoi ?
— C’est dangereux, ce que tu dis.
— Je sais.
Basile pointa les pommes d’une main ouverte.
— Regarde, c’est nous dans cinquante ans. Je ne veux pas vivre cette vie jusqu’à devenir tout fripé. Je ne suis pas fait pour vivre dans ce reinaume. Être mousquetaire, c’est stupide.
— C’est toi qui décides.
Basile baissa la tête.
— Oui.
Il tapota le buffet.
— C’est dangereux de venir te voir.
Il se retourna vers le feu où se découpait la silhouette de Timothée.
— Je ne devrais plus revenir.
Il prit sa cape.
— Basile ? dit Timothée.
— Je vais m’inscrire au marché demain pour devenir mousquetaire. Ne te fais pas de soucis pour moi. Je serai toujours du côté de la reine.
De ton côté.
Basile poussa la porte de l’atelier. Lorsqu’il la referma, le calme froid du tunnel soulagea ses poumons. Pourquoi était-il venu ? Il se sentait si seul.
Les lueurs du matin effleuraient les carreaux de l’auberge. Basile était debout et habillé comme si la nuit n’avait jamais eu lieu. L’épée était dans son coin. Il était temps de devenir un mousquetaire et s’il n’avait pas le courage de porter cette épée, c’était sûr qu’il n’y arriverait jamais.
Il l’empoigna et l’accrocha à sa ceinture. Il était temps d’oublier la mascarade qui avait pris forme dans son esprit. Faire la révolution ? Il était malade d’y avoir cru. Il secoua la poussière que sa cape avait attrapé sur le canapé de Timothée. Son cœur se serra. Il ne le reverrait plus.
Basile passa sa carte d’identité dans le portique et parcourut les rues avec empressement. Le marché se dressait sous l’église. On entendait les huées des vendeurs de journaux et des marchands au-dessus de leurs étals plusieurs pâtés de maisons à la ronde. Venez, venez, neuf sols la botte de carottes ! Venez chez Christian !
Et les nuées de drones. Basile contint un soufflement. Il devait s’en accommoder.
Il marcha droit vers l’étal des inscriptions, entre les gamins qui couraient et les flopées de gens. Inscrivez-vous au service de la reinauté.
— Bonjour, je souhaite m’inscrire.
— Mmm, dit la vieille dame assise derrière les papiers.
Elle lui tendit un maigre paquet de feuilles. C’était le formulaire ; il le remplit, le coup de crayon amer. Il suivait les traces de son frère. Pourquoi faisait-il cela ? Pour épater les seules personnes qui lui restaient ? Parce qu’il aimait l’art de manier l’épée ? Parce qu’il voulait dire à sa peur : Même pas peur ! ? Il ne savait pas, il signa avant de trop réfléchir, avant que ses pensées ne le retiennent : espèce d’inconscient, tu n’as aucune compétence, tu crois que ta peur est une imbécile et tu verras, tu finiras unijambiste avant la fin de l’année… Et jamais ça ne s’arrêtait.
Basile Téjare. Né à Paris, 9 août 1768. Classe sociale : … Il hésita. Il écrivit finalement bourgeois, c’était toujours mieux que « Tiers-État », même si son compte en banque ne voulait plus rien dire.
— Voilà, madame.
— Bien. Vous serez contacté par drone, qui vous donnera la date et le lieu des essais. Maintenant, passez votre identité au portique, s’il vous plaît.
Il présenta sa carte à la machine : un robot uniforme sans tête pourvu d’une interface qui captait toutes les informations contenues dans la puce électronique du rectangle cartonné. Le formulaire n’était qu’une bienséance, un rituel, pour faire semblant que tout était comme à la bonne époque.
— Bonne journée, monsieur.
— De même, marmonna Basile en se retournant.
Il rangea dans sa poche son « identité ». Son corps criait famine. Il n’avait pas mangé depuis hier midi. Le marché battait son plein, joyeusement, sans se soucier des problèmes dans la tête des gens. Dans la sienne. Il avait faim mais il n’avait plus envie de manger.
On le percuta violemment dans les côtes. Il tomba à la renverse et tout son dos protesta quand ses fesses rencontrèrent la dureté des pavés.
— Pardon m’sieur Basile !
Celui qui lui était tombé dessus – un gamin des rues – se redressa et détala comme un voleur.
— Ça va pas la tête !
Connard.
Basile se remit sur ses jambes, tremblotant. Même quand il ne la cherchait pas, la violence venait le chercher. Il n’avait rien demandé ! Dans un mois, il mordrait la poussière dans une arène, entre le sang, le métal et la poudre à canon. Il n’avait pas besoin de se casser avant ! Il secoua sa cape. Ses mains accrochèrent au niveau de sa poche : un papier froissé dépassait, qu’il ne se rappelait jamais avoir glissé là.
Il le prit et le déplia. C’était le gamin, c’était sûr. Il le chercha dans la foule, à droite à gauche, mais il y avait trop de monde pour reconnaître qui que ce soit – même Victor, il n’aurait pas pu le voir – et cet enfant, il ne saurait même pas le reconnaître. Il l’avait à peine aperçu. Il savait qu’il l’avait rencontré à la douleur dans ses vertèbres.
Bonjour Basile Téjare.
Ton frère Victor Téjare a disparu. Si tu veux le retrouver, viens à la forêt, à dix-heures, quand les patrouilles seront de l’autre côté des fortifications et que les drones seront passés. Ne traîne pas, les instants sans surveillance sont courts. Il y a un passage sous les barbelés de la forge.
Et si tu ne viens pas pour ton frère, viens pour toi. Tu te demandes peut-être pourquoi tu as perdu ton pied droit ?
Nous le savons.
C’était signé par une cape de faucheuse, bleue éclaboussée de rouge. M’sieur Basile. Ils connaissaient son nom, sa famille… Victor avait disparu et personne ne l’en avait informé ? Les services de la reinauté s’occupaient toujours des familles des victimes. Cela ressemblait à une bonne farce.
Il baissa les yeux vers sa prothèse. Si c’était vrai ?
La faucheuse rouge et bleue était le symbole des Révolutionnaires. Son frère les aurait-il rejoints, malgré son image d’homme parfait ?
Le clocher sonna neuf heures. Il connaissait trop bien la trouée dont ils parlaient pour l’avoir empruntée plusieurs fois par semaine. Peut-être savaient-ils ? Ou était-ce une magouille du reinaume pour le coincer ? Qu’avait-il à perdre ? Entre se faire découper en rondelle par un mousquetaire chevronné et la guillotine, il préférait encore la guillotine. Simple, efficace. Pas de torture sinon celle de l’esprit face à la mort.
Basile quitta le marché et déchira la lettre en mille morceaux au-dessus de la Seine, caché des drones par les buissons.
Il était dix-heures quand il traversa le champ abandonné qui entourait la forge. Dix-heures et une minute quand il traversa la forêt qui s’égouttait d’humidité. Il espérait de tout son cœur qu’aucun drone ne l’avait suivi.
Plus il marchait, plus ses jambes flageolaient. Son courage, venu de nulle part, brusque espoir de changement, s’envolait par lambeaux. Son cœur battait, aussi rapide que celui d’une souris dans la gueule du chat. Il s’en voulait d’être si crédule.
Il n’y avait personne dans ces bois. La garde de la reine allait débarquer entre les troncs et l’embarquer sur la place publique, sans autre forme de procès que des supplications dans des oreilles de sourds.
Soudain, une forme se détacha. Une longue cape bleu roi et rouge carmin se gonflait de brise.
— Victor, c’est toi ?
Pourquoi disait-il cela ? Victor avait disparu, n’est-ce pas ?
La cape lui tournait toujours le dos. Ses cheveux sombres ondulaient dans l’immobilité. Basile se raccrochait à l’espoir fou. Il voulait tellement que ce soit lui. Il le voulait tellement : ce devait être lui.
— Victor ?
Il se tourna enfin. Comme un chariot à roulettes. Parce qu’il n’avait plus de jambes. Basile vacilla. Les palpitations de son cœur à ses oreilles cessèrent subitement, remplacées par un sifflement, comme celui des haut-parleurs planqués dans les rues de la cité. Au-dessus de cet arrangement de pièces et de boutons blancs, le visage de Victor, doux et jeune, et si triste le fixait. Son cou était branché à l’appareil. L’appareil était son corps. Basile se raidit. Chaque fibre de son corps de chair et de sang vivaient la déchirure de son frère. Chacune de ses cellules hurlaient de douleur et d’horreur dans le silence ; le silence même était un cri éternel. Il contenait l’explosion.
— Basile.
— Qu’est-ce que c’est ?
Les mots sortirent de lui comme des bris de verre, coulèrent comme des bulles de savon, des sanglots.
— Une punition.
— Pourquoi ?
Les larmes coulaient sur les bords de ses paupières, il les sentait à peine, lui qui naguère les enterrait dans les tréfonds de son être. Ici, plus rien n’avait d’importance. Les flots se tarirent quand il distingua le canon d’un mousquet pointé en sa direction. Le corps mécanique de Victor le tenait.
— Qu’est-ce que tu fais ? Victor.
— Je ne dirige pas mon corps. À ton avis, pourquoi me l’a-t-on confisqué ?
Son visage délicat était dévasté par la souffrance et la haine. Une haine que Basile n’avait jamais vu chez personne. Des abysses.
— Bats-toi, lui dit Victor. Affronte ta peur.
Basile recula et se mit à crier :
— Ils veulent me tuer. Hein. La reine. Parce que j’ai dérogé à la loi, c’est ça !
Victor secoua doucement la tête, un sourire médiocre découvrant ses dents.
— Je suis du côté de la reine et la reine n’est bientôt plus. C’est parce que j’étais de son côté que je n’ai plus rien.
Les Révolutionnaires.
— Ils vont t’avoir, poursuivit Victor. Tu ne m’aimes pas.
Basile ne répondit pas. Il ne savait plus. C’était son frère. Il devait l’aimer, non ? Victor voulut reprendre la parole mais le canon se retourna brusquement vers son front. Le coup de feu ébranla la forêt. Basile le ressentit mille fois, en écho. Les larmes le dévalaient. Le coup avait coupé sa respiration, arrêté son cœur, brisé ses pensées. Il se laissa choir à genoux et sortit l’épée de son fourreau.
Qu’ils viennent se battre.
— Je vais vous tuer ! hurla-t-il.
La haine de Victor venait de couler dans ses veines.
— Je vais vous broyer, vous arracher membre après membre, comme vous lui avez fait. Vous voulez libérer le peuple, vous l’assassinez. Venez vous battre, espèces d’ordures !
Il fouetta l’air avec la lame, en clopinant. Il était cassé.
Une voix inhumaine retentit, sans émotion ni forme, monochrome, partout et nulle part.
— Basile, ton frère était contre nous. C’est le destin de tous ceux qui entravent la liberté du peuple. Il ne doit pas y avoir de classe sociale. Ni de reine, ni de roi. Nous pouvons devenir les maîtres de nos existences. Nous lèverons une armée. Et nous avons besoin de toi.
— Non, dit Basile.
— Sais-tu ce qui est arrivé à ton pied ?
— Taisez-vous, sanglota Basile.
— Tu étais un enfant. Tu t’entraînais avec ton frère au maniement des armes. Vous jouiez à fendre en deux les drones qui passaient près de la fenêtre. Tu as eu le malheur d’être bon à ce jeu-là. Tu l’as fendu en deux et il s’est écrasé dans la rue, devant un Noble en promenade.
— Taisez-vous.
— C’était la sentence, continuait la voix, inarrêtable. Ta sentence. Un pied en moins. Pour mieux te contrôler. C’était plutôt clément de la part de la reine.
L’horreur dans les yeux de ses parents. L’incompréhension dans les siens. Basile récupérait morceaux après morceaux ses souvenirs. Ils avaient cessé de lui parler. Ils avaient cessé de parler entre eux ; famille écrasée par le poids d’un pied.
— Pour mieux te contrôler…
Le pied bionique se détendit tout seul et Basile perdit l’équilibre.
— La technologie nous maîtrise, Basile. À toi de choisir. Ne rêves-tu pas de retrouver ton époque ? Celle à laquelle tu appartiens vraiment ?
Basile dirigea son épée face au canon sanguinolent. Il n’avait plus rien à perdre. Sauf sa douleur.
— Montrez-moi.
La balle perfora son crâne et les abysses l’avalèrent.
Une lourde douleur tambourinait dans son front. Basile ouvrit les yeux. La lumière poignarda ses rétines. Il se redressa dans un lit d’hôpital un peu brinquebalant, aux côtés de rangées affolantes d’autres lits blancs où dormaient d’autres êtres humains.
Il avait du mal à se souvenir pourquoi il se trouvait là, même s’il avait la certitude de savoir que c’était lui qui s’était rendu ici de son propre chef. Il se retourna et s’emmêla dans le tas de fils d’électrodes ventousées à son crâne rasé.
Sa mort était donc un rêve ?
Un éclat de lumière anormalement coloré attira son attention. Un écran clignotait sur le bout de sa table de chevet. La Machine à remonter le temps : venez défier vos peurs les plus profondes et tentez de gagner la prospérité à vie ! La réalité lui retourna en pleine face. Leur pauvreté n’était pas un cauchemar. Et juste en dessous, des lettres capitales, doucement répétées à haute voix par le logiciel :
— Vous avez atteint le niveau 50 du chapitre DE CAPE ET D’ÉPÉE. GAME OVER. GAME OVER. GAME OVER.
Basile voulut sortir de ses draps, mais des liens à ses mains et ses pieds l’en empêchèrent.
Aussitôt, un jeune homme qui, lui, avait des cheveux longs et touffus, se précipita en sa direction.
— Ne bouge pas, Basile, je vais te libérer. Excuse-moi du retard, un autre joueur s’est déconnecté juste avant toi.
Il arriva enfin à sa hauteur. Ses gestes précis d’infirmier étaient apaisants. Il avait des mains froides, comme un cadavre.
— Je suis l’infirmier Achille.
— Vous m’avez dit que vous veniez d’aider un autre joueur, dit Basile en s’asseyant. Son nom ne serait-il pas Téjare, par hasard ?
— Si, très juste. Victor Téjare. Vous êtes parents ? s’étonna Achille.
— Frères.
— Est-ce que ce serait possible de… Je ne connais aucun Timothée et, pourtant, il était mon meilleur ami dans… le jeu.
— Tu peux toujours suivre les rediffusions du jeu à la télévision. C’est peut-être une IA, si tu me dis qu’il n’existe pas dans la réalité.
Basile tricota des doigts pieds. Dix petits doigts. Son pied bionique n’était donc pas réel. Ouf.
— Oui. Comme la reine.
Achille se mit à rire.
— La reine n’est pas une IA, tu te trompes. Elle n’a toujours pas perdu sa tête dans notre monde. T’imagines, cette révolution ! Comme en 1789 ! Il y a vraiment des tarés pour vouloir mettre fin à la monarchie.
Basile cligna des yeux. Dans quelle dimension se trouvait-il ? Pourquoi ne se souvenait-il pas de cette reine ?
— Depuis combien de temps je joue ?
Un bref coup d’œil à la machine à électrodes.
— Cinquante ans, dit Achille. Pas mal, pas mal. Tu as tenu longtemps. Tu vas obtenir une belle prime. À part si…
Basile explosa de rire, coupant net la prochaine réflexion de l’infirmier.
— Je n’ai que vingt-et-un ans !
— Tu es né de quelle pluie ? dit Achille avec un sourire tendre.
Mince, les biotechnologies n’étaient pas un rêve. Ce qui ne réjouissait pas Basile. Le basculement du pouvoir pour une monarchie non plus.
La porte claqua au fond de la salle. Trois personnes encapées de blanc entrèrent.
— Il est là-bas, s’exclama l’une des trois silhouettes.
En fait, ils étaient deux. Ils accompagnaient un jeune homme au crâne rasé. Basile ne mit pas longtemps à comprendre que c’était son frère.
— Monsieur Téjare, vous êtes arrêté au nom de la loi.
— Pourquoi ?
— Pour avoir collaboré avec les Révolutionnaires.
À part si… tu as émis la moindre mauvaise opinion à l’encontre de la reine.
— C’est ridicule ! protesta Basile. Ce n’est qu’un jeu !
— Qui révèlent nos peurs et nos désirs. Il fallait lire les conditions d’utilisation, monsieur Téjare. On ne peut pas accepter ces velléités révolutionnaires, vous comprenez ?
Non, je ne comprends pas.
— Quand j’ai commencé à jouer, la reine n’était même pas au pouvoir.
Les deux policiers le couvèrent d’un regard plein de pitié, ce qui l’énerva fortement.
— Et mon frère ? Il était du côté de la reine, lui !
— Il est votre frère, c’est bien suffisant.
Victor était inexpressif et sa tête tombait mollement sur le côté. Ils le tenaient plus qu’ils l’accompagnaient. L’image de son frère sans corps le hantait toujours. À présent qu’il était entier, son air inhabituel de légume paraissait insignifiant.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
— De quoi remettre ses idées en place.
Basile leva la tête vers l’agent qui avait parlé. Ils allaient lui faire la même chose, hein ? Un petit lavage de cerveau et tout rentrerait dans l’ordre ! Son cœur rata un battement quand il reconnut Timothée. Pourtant, un badge à sa poitrine indiquait Mousquetaire Marius Moon.
— Timothée ? ne put-il s’empêcher de s’exclamer.
— J’ai donné mes traits à la Machine, dit Marius Moon, avec indifférence.
Ça ne devait pas être la première fois qu’il le disait à un joueur dépité.
— Et elle t’a bien eu.
L’ombre d’une moquerie traversa ses traits si généreusement donnés à la Machine. Comment Basile avait-il pu être l’ami d’une telle personne ? Une personne qui n’existait pas. Cela expliquait pourquoi ils n’avaient aucun souvenir précis en commun et pourquoi Timothée répondait toujours avec laconisme aux questions complexes qui le concernaient directement. Mais il n’expliquait pas ce qui l’avait poussé à lui rendre visite à la forge, presque tous les jours pendant plusieurs années.
Enfin si, il l’expliquait, s’il réfléchissait. Il n’était qu’un pion, manipulé par plus grand que lui. La reine avait tout décidé : les personnages, le lieu, l’époque. C’était son arène, c’était son jeu. C’était l’occasion de prendre le pouvoir alors que la Terre entière était prisonnière d’un rêve sans fin dicté par la Machine. Elle avait voulu tester sa loyauté et elle ne l’avait pas trouvée.
Chapitre 18 : DE CAPE ET D’ÉPÉE
Niveau : 1
Joueur : Basile Téjare
Étiquette : réinitialisé
But : devenir mousquetaire de la reine
PARTIE EN CHARGEMENT…
Merci beaucoup pour ton commentaire construit et précis ! Ca me motive à écrire malgré les hauts et les bas de l'écriture (qu'on doit tous sûrement connaître, du moment qu'on écrit). Quand on est seuls face à notre texte, on ne voit pas forcément ses qualités. Encore merci ! Et à bientôt ^^