Le grand soir était arrivé. Tout le village s’était réuni autour d’un grand feu. Plus tôt dans la soirée, un cheval avait été sacrifié par le vieux chaman afin d’attirer l’attention des Dieux. Le sang de l’animal, mélangé aux cendres, fut utilisé pour inscrire des runes et autre symbole sacré sur le visage des danseurs qui maintenant tournoyaient autour du brasier. Entrainés par le bruit des tambours, ils se contorsionnaient et se balançaient dans tous les sens agitant en rythme les grelots attachés à leurs bras et chevilles. Des voix gutturales et puissantes vinrent se joindre aux percussions, plongeant ainsi les danseurs aux yeux révulsés dans une transe intense.
Les Dieux s’étaient enfin joints aux festivités.
Assise derrière le chaman, la cheffe du village observait le rituel avec une légère satisfaction. Tout se passait comme prévu ; les villageois festoyaient avec entrain, les guerriers tremblaient d’impatience, et les divinités semblaient avoir répondu à leur appel.
« Ils sont là, indiqua le chaman à la cheffe Sheïlma Fureur-né, nous devrions commencer à préparer les enfants pour la fin du rituel.
Sheïlma fit un léger signe de la main à deux hommes qui s’éloignèrent aussitôt.
— Penses-tu vraiment que les Dieux se battront pour notre cause vieil homme ?
Cette question, elle se l’était déjà posé plusieurs fois ces derniers jours. La bataille à venir était du suicide, elle le savait bien. Tout le monde le savait. Mais ils n’avaient pas le choix, fuir ne ferait que retarder leur sentence et il valait bien mieux mourir avec honneur au combat plutôt que la queue entre la jambe et finir damner dans le royaume des flammes. Ce rituel était alors comme un dernier espoir d’une potentielle victoire.
— Je ne sais pas Sheïlam — le chaman était le seul qui pouvait se permettre de l’appeler autrement que par son nom de guerre — Je pense qu’ils ont toutes les raisons de se joindre à nous. Ces faux Dieux que vénèrent nos adversaires menacent d’engloutir la dernière tribu qui croit encore en eux. Si notre appel est sans réponse alors c’est que nous n’en sommes pas dignes.
La cheffe grogna en guise de réponse tandis que le vieil homme retourna son visage ridé vers le feu.
Sheïlma aurait aimé avoir une autre solution que de s’en remettre totalement aux Dieux. Certes, elle leur était totalement dévouée. Elle avait vu les signes qui lui avaient fait gagner les batailles et ceux encore qui l’avaient amené à prendre la tête du village. En y réfléchissant, toute sa vie avait été truffée de symbole, d’odeur ou d’illusion étrange qui l’avait poussé à prendre telle ou telle direction. Mais elle savait aussi que tout ce qui lui avait été donné, ils pouvaient facilement le reprendre. Même si mourir au combat était un honneur, il y avait là bien trop à perdre que sa simple vie.
Un des danseurs se stoppa net. Il fut soudainement pris de violent spasme, puis s’écroula à terre. Alors que rien ne semblait avoir perturbé les villageois, deux hommes vinrent et trainèrent le corps hors de la vue de tous.
Sheïlma vit le crâne luisant du chaman complètement stoïque, comme si tout était normal et suivait son cours comme prévu. Pourtant, un Dieu venait de repartir dans son royaume. Le but étant d’en garder un maximum jusqu’à la fin de la première étape du rituel.
Un autre danseur tomba à terre.
La cheffe perdit patience et se leva brusquement de son siège.
— Des offrandes ! Jeté des offrandes dans le feu !
Un groupe d’hommes non loin de là s’exécuta et jeta vin, fleur, objets, et nourritures dans le feu. Ce dernier grimpa subitement vers les cieux étoilés crachant des gerbes de flammes de toute part dans une teinte verdâtre. Les guerriers et villageois furent ébahis l’espace d’un instant, exclamant des sons de surprise, puis se remirent joyeusement à danser, rire et boire.
Un autre danseur tomba malgré tout à terre. Frustré, Sheïlma agita ses bras musclés pour qu’on ajoute davantage de cadeaux. Le chaman se leva lui aussi, se dirigea en clopinant vers le feu, et jeta une poudre colorée dans le brasier. Ce dernier prit subitement un couleur bleuté avant de recracher un champignon de fumé plusieurs pieds au-dessus des flammes.
Sheïlma crut alors apercevoir des formes mouvantes dans le nuage, comme une scène de combat opposant des guerriers à des monstres difformes. Elle sembla être la seule à les voir. Elle, et le chaman.
— Ils aiment lorsqu’on vante les exploits de leur passé, dit le chaman en revenant s’asseoir.
— J’espère que tu as une quantité importante de cette poudre, à cette vitesse aucun d’eux ne restera d’ici la fin, dit-elle exaspérer.
— Je n’avais que ça. Il m’a fallu plusieurs lunes afin de préparer cette quantité. Mais ne t’inquiète pas, il nous suffit que d’un seul d’entre eux pour nous venir en aide.
Un autre mourut tandis qu’il parlait. Il n’en restait plus que sept.
— Je pense avoir reconnu Miassala, juste là, à ses gestes amples et courbes. Reprit le vieil homme en montrant l’un des danseurs d’un signe de tête. Nos chances d’avoir d’autres Dieux sont plus grandes tant qu’il est là. C’est un leader puissant, soucieux de justice. Sol, Rosthet et Soyan n’étaient venus que pour profiter des festivités, il n’est pas étonnant qu’ils soient déjà partis.
Le vieil homme parlait calmement, ce qui ne manquait pas d’irriter Sheïlma. Comment pouvait-il avoir l’air si apaisé alors que le destin de leur tribu se jouait dans ce rituel ?! Avait-il été en présence de signes positifs quant à l’issue des évènements ? Une vision ? N’importe quoi ?
— Fureur-né n’ait pas un surnom qui t’a été donné au hasard, plaisanta-t-il.
Ce satané chaman la connaissait trop bien pour ne pas remarquer l’anxiété de Sheïlma.
— Je suis moi aussi tout autant préoccupé. Mais je suis prêt à mourir si les Dieux ne nous trouvent pas méritants. Je suis conscient que tu portes le poids de la dernière tribu aimée des anciens Dieux…
— Des seuls « vrai » Dieux, rectifia la cheffe les dents serrées.
— Mais j’ai foi en nos Dieux et en leurs décisions, continua le vieil homme sans rien relevé. Je n’ai aucune idée de pourquoi ils ont laissé mourir les autres tribus, mais j’aime à croire que, quel que soit leur grand dessein, nous faisons partie intégrante d’un évènement majeur dans les jours à venir.
Il montra de sa main osseuse les danseurs restants se contorsionnant autour du feu.
— Regarde ! Ils sont là ! Avec nous ! Quoiqu’il arrive, c’est un honneur que tu ne dois pas oublier ! Il prit soudainement une intonation presque paternelle, ce qui ne plaisait pas vraiment à Sheïlma et sa fierté. Ta tribu l’a bien compris et fête cet évènement comme il se doit. Peut-être les Dieux te sont-ils trop familiers pour que tu en oublies leur grandeur ?
Sheïlma desserra légèrement les poings en repositionnant son imposante carrure dans le fond de son siège et parla tout bas.
— Tu as peut-être raison vieil homme.
— J’ai toujours raison, dit-il en se retournant à nouveau vers le brasier, un sourire aux lèvres que Sheïlma pouvait facilement deviner derrière son dos vouté.
La cheffe fit alors remplir son verre d’un alcool sucré et le leva à l’intention de son peuple. Tous levèrent leur verre avant de le boire d’une traite. La cheffe s’essuya la bouche du revers de la main laissant apparaitre un sourire de satisfaction. Autant profiter de ces instants plutôt que de se lamenter, surtout si c’était les derniers. De nouveau, elle but d’une gorgée un autre verre d’alcool, le jeta à terre et alla rejoindre son peuple qui dansait autour des Dieux.
Le son d’un instrument à cordes frotté vint se joindre aux voix, grelots et tambours donnant alors une tonalité riche et expressive au reste de la musique. Les notes tantôt délicates, puis intenses et frénétiques faisaient vibrer en harmonie le corps de Sheïlma qui semblait partir dans une transe ou ses mouvements ne paraissaient plus lui appartenir. Elle lâchait prise, et n’était plus l’espace d’un instant la cheffe Sheïlma Fureur-né, mais Sheïlma la simple villageoise qui profitait d’un instant d’euphorie avec les personnes qu’elle tenait à cœur. Elle dansait avec un rythme effréné avec homme et femme qu’elle connaissait parfaitement, échangeant des rires et accolades qu’elle ne savait faire que bien trop brutalement. Peut-être était-ce l’ivresse, mais elle semblait même apercevoir des animaux qui, derrière la foule de gens, dansait et jouait dans une même allégresse.
Le corps Dieu de Miassala tomba à terre, aussitôt suivi par tous les autres. Plus aucun danseur n’était en vie.
La musique s’était brusquement arrêtée. Sheïlma et tous les villageois s’étaient figés, les yeux rivés sur les corps sans vie. Même le vieux chaman s’était levé et observait d’un équilibre instable la scène avec un grand désespoir.
La cheffe se dirigea alors vers son siège dans ce mutisme oppressant ou seul le craquement du sable sous ses chaussures brisait le silence.
Elle se retourna vers son peuple et leva les bras comme pour le consoler.
— Mes amis, nous savions hélas que les Dieux pouvaient ne pas nous soutenir jusqu’au bout dans cette bataille. Je ne comprends que trop bien le désespoir qui vous envahit. Mais peut-être est-ce là un défi qu’ils nous proposent de relever. Ils nous ont fait l’honneur de leur présence ce soir afin de nous donner courage et force pour la bataille à venir. Nous avons toute leur attention. À nous de leur montrer que nous sommes des guerriers valeureux et que peu importe l’issue de notre combat, nous avons tous mérité sans exception une place à leur table. Montrons-leur que nous sommes dignes et que nous nous rions de la mort. Croyez-moi, nos adversaires trembleront comme des feuilles lorsqu’ils verront dévaler sur eux des démons en mission pour rejoindre le jardin des Dieux !
Sheïlma marque une courte pause alors que les villageois et guerriers hochaient la tête en signe d’accord. Après tout, contrairement aux autres tribus de leur peuple, ils avaient à l’unanimité fait le choix de rester et affronter leur adversaire. Sheïlma le savait, elle avait en face d’elle des combattants à la bravoure sans pareil. Que l’on jette son âme dans les flammes si même un Dieu osait en douter.
— Je n’ai qu’une question à vous poser, reprit-elle. Êtes-vous prêt à franchir avec fracas les portes du Grand Hall avec moi ?!
Après un cours silence des cris d’approbation se firent entendre d’une seule voix tandis que villageois et guerriers levaient leur poing et épée vers les Dieux. Ils acceptaient tous le défi que ces derniers leur proposaient.
Soudain, les cries se turent petit à petit et se changèrent en exclamation silencieuse. Bientôt Sheïlma remarqua les villageois faire chemin à quelque chose qui arrivait de l’extérieur du cercle.
Le chaman les vues le premier et s’écria avec empressement d’une voix frémissante.
— Amenez les réceptacles ! Vite !
Un loup à la fourrure noire, grasse et sale s’avançait lentement avec sur son dos un corbeau aux plumes blanches immaculées. Tous deux avaient les yeux révulsés, signent que des entités supérieures habitaient actuellement les deux bêtes.
Le loup s’assied alors tandis que le corbeau se posa au sol après quelque battement d’ailes. Ils fixèrent Sheïlma avec une intensité dérangeante.
Bientôt suivie par le reste des villageois, Sheïlma baissa les yeux et posa un genou à terre en tentant d’exprimer tout le respect qu’elle apportait aux Dieux qui avaient daigné leur venir en aide. Étrangement il était beaucoup plus facile d’assimiler mentalement des Dieux prenant le corps d’homme plutôt que celui d’animaux. Elle ne pouvait lire aucune expression sur le visage de ces réceptacles qui ne pouvait communiquer directement avec eux, donnant une dimension sombre et pesante à cette rencontre déjà surnaturelle.
— Je suis Sheïlma Fureur-né cheffe de ce village. Au nom de tout mon peuple je tiens à exprimer notre immense gratitude quant à votre présence et somme profondément honorés pour l’aide que vous nous apportez. Nous avons sélectionné plusieurs vaisseaux encore vierges afin de faciliter votre transition.
Plusieurs enfants et adolescents arrivèrent alors tous habillés d’une robe blanche, parfaitement lavée et aux odeurs de fleur. Le chaman les positionna côte à côte afin que les Dieux puissent faire leur choix. Ces derniers cessèrent enfin de scruter Sheïlma pour porter leur attention vers leur potentiel futur corps qui était visiblement intimidé et apeuré. Le loup se leva et passa en revue chaque enfant tandis que le corbeau se posait sur les épaules et pinçait de son bec les joues et les oreilles de ceux qu’elle montait.
— Ce doit être les amants, chuchota le chaman à la cheffe. Ils n’ont pas très bonne réputation auprès des autres Dieux. Ils ne sont pas dignes de confiance à cause de leur nature changeante. Mais j’ai toujours pensé que leur puissance effrayait les autres. Lorsqu’ils sont ensemble, peu sont les Dieux qui pourraient les contrer.
Lorsque Sheïlma porta à nouveau son attention vers les Dieux, elle remarqua alors qu’ils s’étaient arrêtés devant elle. Avaient-ils déjà choisi leurs réceptacles ? Elle n’avait pas vu qui ils avaient choisi. Pourquoi s’arrêter devant elle ?
Soudain le loup fut pris d’un sursaut et se retourna en direction de l’entrée du village. Il se mit alors à grogner avec férocité tandis que le corbeau se cacha entre les pattes du loup tout en croassant.
Un sifflement se fit alors entendre et des flèches surgirent des aires transperçant plusieurs villageois ainsi que les enfants destinés aux Dieux.
Ils attaquaient. Sheïlma mit quelque seconde à réaliser ce qui se passait. Leur adversaire attaquait beaucoup plus tôt que prévu. Ils n’auraient pas dû être là avant au moins 4 jours de marche.
Sans même en donner l’ordre, les villageois coururent à l’abri des maisons tandis que les guerriers récupéraient épées et bouclier pour se préparer à l’attaque. Une autre pluie de flèches, enflammées cette fois, volèrent vers eux.
— Bouclier ! cria Sheïlma.
Les hommes levèrent leurs boucliers d’un même geste évitant la plupart des flèches de les touchers. D’autres flèches allèrent s’écraser sur les chaumes des maisons qui s’embrasèrent rapidement.
Des cris graves et puissants se firent entendre en dehors du village quand soudain, la terre commença à trembler avec intermittence. Bientôt Sheïlma vit apparaitre ce qu’elle redoutait ; d’immenses têtes s’élevèrent de derrière les toits en feu, pour ensuite laisser place aux corps de géants à la peau grise dévastant tout sur leur passage. Palissade et maison furent réduites en petit bois tandis qu’ils les frappaient de leurs poings et bras anormalement musclés. Des guerriers tentèrent de leur sectionner les chevilles, mais les monstres les attrapaient d’une main et les jetaient comme de vulgaires fétus de paille.
Sheïlma voulut rejoindre ses guerriers pour leur venir en aide, mais quelque chose agrippa sa jambe et tira fortement. Le Dieu loup avec le corbeau sur son dos l’empêchait d’avancer. Le vieil homme qui n’avait pas bougé agrippa lui aussi le bras de la cheffe.
— Sheïlma, les Dieux auraient pu nous quitter dès le début de l’attaque, mais ils n’en ont rien fait. Ils veulent se joindre à nous. Mais pour ça il leur faut un réceptacle.
La cheffe jeta un coup d’œil aux enfants dont ceux qui étaient encore en vie agonisaient dans leur sang. Puis elle regarda ses guerriers combattre tant bien que mal les géants bientôt suivis par des guerriers ennemis qui profitaient de la brèche que leurs monstres avaient créée pour pénétrer et dévaster le village.
— Sheïlma, le temps presse !
La cheffe ne réfléchit pas plus longtemps. C’est elle qui dès le départ avait été choisie par les Dieux. Elle s’allongea alors sur le sol. De ses crocs, le loup lui déchira les veines du poignet. Il fallait qu’elle se sente mourir pour que le Dieu puisse rentrer. Ces derniers se posèrent à côté d’elle tandis que le chaman commença à réciter des incantations tout en lui marquant le visage de rune faite avec le sang qu’elle perdait.
Sheïlma sentit doucement son corps s’affaiblir alors qu’elle entendait les cris de ses guerriers, le bruit métallique des épées qui s’entrechoquaient mêler aux grognements des géants. Sa vision commença à devenir floue et les bruits de guerre se firent lointains.
Quand soudain, elle sentit comme une pression invisible, écrasée, s’insérer dans son corps, puis, tout devint noir.