Le secret de Tempotruc

– Donc tu es en train de dire que notre gars habiterait dans ce hameau paumé au large de la banlieue londonnaise.

– Londonienne.

– De quoi ?

– La banlieue londonienne.

– Ouais, ouais, change pas de sujet. C’est vraiment là qu’il habite, tu es sûr ?

– Sûr et archi-sûr. De toute façon, c’est assez logique : nous sommes au niveau du méridien de Greenwich, l’heure zéro.

Les deux hommes, appuyés contre leur voiture au sommet d’une colline, contemplaient la sauvage lande anglaise qui s’étendait à leurs pieds. En contrebas, un hameau rachitique se blottissait entre les arbrisseaux, rappelant à l’esprit les vieux contes de sorcières qui faisaient frissonner quand le soir tombait ; mais le ciel matinal était clair et dégagé, et l’air étonnement doux. Une brise légère soufflait, dissipant les volutes de fumée s’échappant de la cigarette d’un des hommes.

– On y va ? proposa son compagnon en consultant sa montre. On est déjà en retard, il est dix heures passées.

– Attends une seconde.

Il prit le temps de finir sa cigarette avant de se redresser.

Puis tous deux descendirent vers le hameau, d’un pas mal assuré au milieu des fougères et des trous de taupes. S’ils avaient su, ils auraient pris des chaussures plus adaptées.

– Je sais pas si je t’ai dit, Mac, mais mon neveu fête ses cinq ans aujourd’hui.

– Il me semblait que ton neveu était en train de préparer le concours de l’ENS… 

– Absolument.

– Alors…

– Mac, on est quel jour aujourd’hui ?

– Le 29 fév-… ah. Ah !

Ils se mirent à rire comme des gosses.

En bas de la colline cependant, leur rire s’endigua, car le hameau était tout proche à présent. C’était un regroupement d’une petite dizaine de maisons, plus ou moins alignées le long d’une ruelle pavée de travers. Il n’y avait personne dehors, à croire que c’était un lieu abandonné. Mais quelques petites touches de vie étaient visibles, un bac à fleurs au bord d’une fenêtre ouverte, un vélo appuyé contre la rambarde d'un perron, une paire de bottes en caoutchouc devant une porte d’entrée.

– C’est moi ou ça a l’air désert, par ici ? chuchota Mac à son compagnon.

– Carrément.

Ils s’avancèrent dans l’unique ruelle en jetant autour d’eux des regards circonspects.

– Ah, c’est vous les journalistes de France PA ?

Ils sursautèrent en entendant la voix dans leur dos et se retournèrent d’un même mouvement. Une jeune fille était assise sur le perron de la maison qu’ils venaient de dépasser. Pourtant, ils étaient certains l’un comme l’autre qu’elle n’y était pas une poignée de secondes auparavant.

Vêtue d’un léger short à carreaux et d’un tee-shirt trop grand où était dessinée une horloge, les pieds nus, son sourire était celui d’une adolescente réservée face à des inconnus.

– Heu, oui, c’est nous, finit par répondre Mac. Je suis MacAnish, et voici mon collègue O’Konar. Nous venons voir… Mr Tempoamserùine.

Il débita le nom en fronçant à peine le nez. Il s’était longuement entraîné durant le trajet afin de ne pas trébucher sur la prononciation.

– Vous êtes en retard, déclara la fille après avoir consulté sa montre d’un air solennel. Votre entretien était à dix heures, et il est dix heures vingt.

– Nous avons eu du mal à trouver… répondit O’Konar.

– C’est sûr que c’est un coin perdu, par ici, acquiesça la fille sans quitter sa montre des yeux. Bon, je vais vous faire une fleur…

Elle tourna la molette de sa montre.

– Voilà. Allez-y.

Elle se leva et leur fit signe de monter.

Mac jeta un coup d’œil à sa propre montre et réprima une exclamation de surprise. Les aiguilles indiquaient dix heures pile.

– J’ai changé l’heure, comme ça vous êtes là à temps, expliqua la fille. Papa n’aime pas les retardataires, et il a un planning serré.

– Vous avez… changé l’heure ?

Elle émit un soupir, comme si elle le trouvait vraiment très bête, et désigna son Tee-shirt horloge de la main.

– Si vous êtes là pour interviewer mon père, c’est que vous savez qui il est. C’est le Temps. Moi, je suis sa fille. Moins connue. Plus « banale ». Je suis l’Heure.

Les deux journalistes échangèrent un regard, décontenancés.

– Allez-y, sinon vous allez encore être en retard, et je ne vais pas m’amuser à trifouiller le temps pour vos beaux yeux. Montez.

Alors, devant son regard sévère, trop sévère pour être celui d’une simple adolescente, ils obéirent et gravirent le perron. La porte d’entrée de la maison était entrouverte. O’Konar, qui commençait à devenir fébrile, prit l’initiative de la pousser alors que son ami hésitait encore.

L’intérieur rappelait l’atmosphère d’un chalet, fait tout en bois, simple et malgré tout chaleureux. Un homme était assis sur un canapé à la housse à carreaux, un ordinateur portable sur les genoux ; il leva les yeux à l’entrée des deux journalistes. Ils devinèrent aussitôt qu’il s’agissait de Mr Tempoamserùine en personne.

– Bienvenue, mes amis. Reporters de France PA, c’est cela ? Je suis heureux de voir que vous êtes ponctuels ; ou en tout cas, que ma fille vous y ait aidé. (Il assortit ces mots d’un clin d’œil.) Prenez place, je vous en prie, et commençons tout de suite, si vous le voulez bien. J’ai beaucoup à faire aujourd’hui.

Ils s’assirent face à lui. MacAnish démarra son enregistreur, tandis que son collègue rebondissait sur les paroles de leur interviewé :

– Justement, monsieur, pouvez-vous nous parler un peu plus en détail de ce que vous faites, concrètement ? Nombreux sont ceux qui s’interrogent à propos de la fonction exacte du Maître du Temps, car ce n’est pas un métier que l’on peut trouver sur l’Onisep…

Mr Tempoamserùine esquissa un sourire :

– Bien sûr. Mon travail, dans le fond, est simple : je veille au bon déroulement du temps. C’est quelque chose qui à première vue ne demande pas beaucoup d’efforts, n’est-ce pas ? Mais en vérité, je ne fais pas que surveiller l’horloge d’un œil endormi ; il faut veiller à ce que le temps s’écoule partout de manière uniforme, tenir compte des décalages horaires, ce genre de choses… ce n’est pas simple, vous savez, avec les magnétismes des montres à raccorder, les histoires de calendriers sur lesquels personne n’arrive à se mettre d’accord – le calendrier chinois, cette horreur – et gérer les lubies de vos brillants scientifiques qui cherchent le moyen de voyager dans le temps…

– Cela vous pose des problèmes ?

– Vous n'imaginez même pas ! Heureusement, j’ai désormais le soutien de ma fille, Heure ; sans elle j’aurais fait un burn-out pendant le Nouvel An 2000. Je ne sais pas si vous avez connu les énormes bugs informatiques que ça a suscité…

– De loin, s’amusa MacAnish. D’ailleurs, on connait aussi des soucis de ce genre à cause des années bissextiles.

O’Konar tourna les pages de son calepin à toute vitesse, avant de tapoter une ligne du bout de son stylo :

– Tant qu’on parle de ça, Mr Tempo… am…

– Passez, appelez-moi simplement « Temps. »

– D’accord, heu, monsieur Temps. Nous sommes justement un 29 février, et vous devez bien imaginer que nous n’avons pas choisi cette date au hasard...

– Parce que c’est la seule de libre que j’avais à vous proposer pour l’interview, peut-être ? l’interrompit le Maître du Temps avec un sourire malicieux.

– Heu… certainement, se reprit O’Konar. Mais au-delà de ça, c’est une date assez symbolique, qui soulève de nombreux questionnements parmi le lectorat de France PA. Ce jour apparaît et disparaît du calendrier, et au vu de ce que vous nous avez dit, vous devez le détester…

– Oh ça, oui !

Le Maître du Temps rejeta la tête en arrière, avec l’expression douloureuse d’un homme qui portait tout le poids du monde sur ses épaules.

– Comme je vous l’ai dit, mon travail est épuisant moralement, mais je ne pouvais pas me permettre de prendre ne serait-ce qu’un jour de congé. Certes, j’ai ma fille sur qui me reposer, mais j’avais vraiment besoin de vacances…

Les deux journalistes, sourcils haussés, échangèrent un regard en coin, sans comprendre où voulait en venir leur interviewé.

– … Alors je me suis dit que virer un jour du calendrier serait la meilleure solution. C’est tombé sur celui-ci. J’ai créé une passerelle temporelle entre le 28 février et le 1er mars, afin que je puisse profiter du 29 pour me reposer sans que cela ne vous impacte. Après, c’est pas ma faute si vos machines sont mal programmées…

– Attendez, mais pourquoi est-ce que le 29 existe une année sur quatre alors ?

– Ah, ça, c’est parce que sinon, la hiérarchie gueulait, fit le Maître du Temps en pointant le plafond de l’index. J’ai réussi à négocier pour avoir droit à mon jour férié trois années sur quatre, mais aujourd’hui, par exemple, il faut que je bosse.

MacAnish ressentit une subite envie de pleurer. Il avait la vague impression d’avoir vécu dans le mensonge depuis sa naissance. Alors les années bissextiles… c’était juste ça ? Les explications scientifiques qu’on trouvait à foison sur Internet, tout ça n’était que du vent ? C’était juste le jour de vacances du Maître du Temps qui frôlait le burn-out ?

C’était affligeant d’absurdité.

Quand les deux journalistes remontèrent dans la voiture, MacAnish, au volant, vit son collègue en train de manipuler l’enregistreur.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Je supprime l’interview, quelle question, répondit l'autre d’une voix blasée.

MacAnish sursauta :

– Quoi ? T’es malade !

O’Konar lui renvoya un regard noir :

– Tu comptais vraiment écrire un article là-dessus ? Mac, si demain ce truc paraît dans le journal, signé de nos noms, après-demain on recevra des insultes, des menaces de mort, des demandes de démentis, et je ne nous donne pas une semaine avant de finir avec une balle dans la tête au fond d’une ruelle sordide.

– Tu exagères...

O'Konar ne répondit pas, et MacAnish fit démarrer la voiture sans rien dire.

Ils rentrèrent à la rédaction la queue entre les jambes et déclarèrent qu’ils n’avaient pas réussi à trouver Mr Tempomachintruc. Jamais personne d’autre qu’eux ne sut la vérité.

… Ah, si. Vous, maintenant.