17 Septembre 1991
Entrée numéro 53.
On m’a apporté le corps ce matin. C’est surprenant, juste un cadavre dénué de sens, encore.
J’ai examiné chaque détail, chaque blessure, chaque signe.
Pas seulement par professionnalisme, mais aussi pour comprendre.
Pour voir s’il y a un sens à cette fin.
Tellement d’années que je n’avais pas réécrit l’histoire du cadavre sur ma table, c’est un truc de jeune, de vouloir que chaque cadavre ai un sens.
Mais il n’y en a jamais eu, et ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui.
Là où il y avait un homme, il ne reste rien qu’une matière silencieuse, inerte.
La mort n’accorde aucune postérité réelle, elle efface tout, même la notion de culpabilité ou d’innocence.
Presque 16ans que je fais ce métier, je n’ai pas appris que l’humain est mauvais, le mal n’existe pas.
Je n’ai pas appris que la vie est sacrée, ça ne l’est pas.
J’ai appris que l’existence n’est pas un cadeau, c’est une catastrophe, qui peut vite se transformer en abomination.
L’ADN est une entité autoréplicative qui a menti à ses créatures pour qu’elles veuillent vivre.
La conscience n’est qu’un miroir truqué pour maintenir la reproduction d’un programme inutile.
Nous ne voyons pas le monde, nous ne comprenons pas le monde.
Notre cerveau ne fait qu’interpréter des signaux envoyés par nos organes.
Lorsque nous touchons quelque chose, nous envoyons des messages à notre cerveau à une vitesse d'environ 360 km/h.
Les signaux les plus rapides dans notre corps sont envoyés par des axones plus grands que l'on trouve dans les neurones qui transmettent le sens du toucher ou la proprioception.
la douleur étant l'une des choses les plus importantes à percevoir, elle a été la première à se développer par l'intermédiaire de petits nerfs simples.
La douleur : le commencement et la fin de toute vie, la punition aveugle et non-négociable de tout ce qui respire.
J’ai vu des dizaines de cadavres, des dizaines de paires d’yeux vides.
Assez pour savoir que tout ce qui fait notre identité est un mensonge, un mensonge qu’on met des années à construire, et qu’un inconnu peut détruire en cinq minutes avec une simple corde à piano.
Toute pensée, toute culture, toute abstraction n’est qu’une pulsation de la chair, le vivant n’est qu’une fermentation consciente de sa propre putréfaction.
Ce que nous appelons l’esprit n’est que la voix de la chair en état de panique.
Nous ne sommes que des sacs de réactions chimiques mal dosés, putrides, qui se tuent, se torturent, se trahissent et se mentent.
inlassablement.
Je n’arrive pas à oublier ce cadavre.
Cet homme était soupçonné d’actes innommables sur des enfants.
Deux interrogatoires sans pouvoir le garder.
J’ai examiné moi-même ces enfants.
Et maintenant son corps. Pale. Rigide. Tendu comme tous les autres cadavres que j’ai ouverts.
Il n’avait plus de mains sales, plus de regard fuyant, plus de souffle court.
Il n’était plus qu’un corps.
Une ligne rouge, presque propre, lui sciait la gorge, nette comme un lacet de violon. Une marque de tension sans bavure, sans lutte.
Un corps ne ment pas, mais il ne dit pas la vérité non plus. Il est juste là, comme un résidu. Une empreinte de chaleur qui ne veut plus revenir.
la pâleur de sa peau avait cette nuance cireuse que j’ai vue mille fois, un blanc sale, presque tiède, comme si la mort hésitait encore.
Ses yeux étaient entrouverts. Pas complètement. Juste assez pour laisser paraître ce qui n’était plus là.
Je les ai fixés.
Ils me faisaient penser aux miens.
Pas ceux de mes souvenirs. Non, ceux d’aujourd’hui.
Quelque chose de parti, mais que le corps refuse d’admettre.
J’ai examiné ses yeux méthodiquement, et je n’y ai trouvé aucune réponses. Pas de soulagement. Juste un autre amas de chair refroidie, vidé de ses cris et de ses fautes. Pas plus méritant de son sort qu’un autre homme mort.
Le corps était refermé. Le rapport, expédié dans les archives, comme on jette une pierre dans un puits sans fond, mais le rapport doit être complet. Même si le monde, lui, ne l’est pas.
J’aurais pu éteindre la lumière, quitter cette salle et rentrer chez moi, comme chaque soir. Mais quelque chose en moi restait figé, en attente d’un signal qui ne venait pas.
J’ai vu tant d’innocents allongés sur cette table. Tant de vies volées. Tant d’existences suspendues entre une larme et une prière.
Cela faisait longtemps que je ne cherchais plus de justice.
Ce mot est un hochet pour amuser les enfants.
Ce que je cherchais… c’était une forme. Une articulation. Un dernier sursaut d’ordre dans le chaos.
Je voulais qu’au moins ce cadavre ait un sens. Qu’il incarne un point final.
Mais ce corps ne m’a rien appris. Il pesait, comme les autres. Il sentait, comme les autres. Il était silencieux, comme tous les autres.
Il n’avait ni remords, ni secrets.
Seulement cette pâleur qui finit par recouvrir tous les visages.
Coupable ? Innocent ?
Je ne fais plus la différence. Le sang s’égoutte de la même manière, quelle que soit la faute.
C’est là le dernier scandale de l’existence : la mort ne classe pas.
Ne juge pas.
Elle broie sans hiérarchie.
J’ai voulu forcer l’univers à avouer. J’ai mis un meurtrier sur ma table.
Et je l’ai disséqué, comme les autres.
Rien.
Pas un souffle d’explication.
La mort, cette négation pure, n’a rien à dire.
Elle clôt, mais n’enseigne pas.
Elle efface, mais ne répond jamais.
Et moi, je suis là. Encore là.
Le seul vivant dans une salle où tout est mort.
Et je continue à écrire, parce que je n’ai plus le droit de croire que le silence suffira.
Si ça paraît morbide, c’est parce que moi, je sais aussi que j’ai un esprit et une âme, même si certains tentent d’expliquer leur fonctionnement par la science, à tort ou à raison, comme ici.
Tu as dit ce que tu avais à dire. Je ne partage pas forcément cette vision, mais je reconnais l’effort et la qualité de l’écriture.
Ça donne à réfléchir et un point de vue différent, donc c’est enrichissant.
J’espère te voir écrire sur le silence vivant ;)
Merci pour ton partage.
Bonne continuation à toi !