La Fleur de Lune
Ses parents l'avaient nommée Fleur de Lune pour sa peau et ses cheveux clairs, mais il ne reste personne pour l'appeler ainsi. À présent, elle n'est plus que Cette Fille. Cette fille au cœur égaré, là-bas, chez soi. Un chez-soi disparu.
Une ombre la couvre, et Cette Fille arrête son ouvrage. Elle lève des yeux plissés et reconnaît Rakim à contre-jour. Entre sa carrure et sa cruauté, ce garçon l'effraie comme il effraie le reste de la tribu. Ses membres n'ont pourtant pas autant de raisons de le craindre que Cette Fille et les autres captifs.
Et malgré elle pourtant, malgré sa peur et sa raison, Rakim lui fait souffrir le cœur. Il la nargue et la moque, comme à son habitude, et la sotte ne sait taire la joie de son for intérieur.
Aussi beau que violent, elle accueille ses gifles avec la souffrance de l’amour. Elle connaît son secret et, depuis, ne sait que l’adorer.
Rakim est terrifiant, oui. Mais Rakim a peur des Damo.
Une part d’elle le comprend. Les Yuma contrôlent le feu, fatiguent leurs proies, lancent la mort du bout des doigts et se façonnent des abris de carcasses. Et, au-dessus d’eux, règne le peuple assoiffé de sang.
Sauf que ce sont les Yuma qui l’ont privée de son nom, qui ont massacré les siens. C’est à cause d’eux qu’elle supporte la solitude sourde de ceux qui se savent seuls au monde. C’est à cause d’eux qu’elle n’ose même pas rêver qu’un jour on vienne l’aider. Les seuls qui se soucient de son sort sont morts. Alors…
Rakim balaie ses poteries d’un coup de pied. Plus qu’à recommencer.
Ce parfait enfoiré. Cet enfoiré parfait.
Le Spectre
Abi a abandonné son nom, il ne le mérite plus. Il ne lui reste personne pour l’appeler, de toute façon. Le vieil homme secoue la cape dans laquelle il a dormi et la repose sur ses épaules. Il reprend sa route, qu’il espère le conduira vers la petite-fille qu’il n’a jamais vue. Si elle a survécu.
Sur les sables, il ressasse ses souvenirs. Les grains s’envolent comme ses espoirs à mesure qu’il avance sans progresser. Puisse-t-elle vivre, puisse-t-elle survivre jusqu’à ce qu’il la trouve.
C’est sa faute, il le sait. S’il n’avait pas tant attendu de son fils, alors il serait resté. Plutôt que de se joindre au raid en quête de conquête, plutôt que de partir s’égarer dans les dunes, plutôt que de courir vers la mort, il aurait épousé une femme de la tribu. Et nul besoin pour le vieil homme d’arpenter l’étendue de la vastitude dans une poursuite éperdue.
Sa vue se brouille, moins par la faute du vent ensablé que par celle de ses souvenirs ; de ses repentirs. Il a perdu son fils, sa femme et leurs enfants au loin, là où il ne pouvait leur venir en aide. Là où il n’a pas pu les sauver. Et il se demande s’il lui pèserait plus de devoir regarder s’éteindre la chair de sa chair, ou d’apprendre la nouvelle tardive comme il l’avait fait. De les savoir morts. De s’étonner de l’insouciance de l’instant précédent. D’imaginer leur fin solitaire, loin de ceux qui les aiment. De se reprocher son absence. Sa négligence. Son impuissance à protéger la dernière de sa lignée.
Le vieil homme continue d’avancer, comme les spectres du désert. Comme un spectre solitaire.
La Fleur de Lune
Enveloppée dans sa solitude parmi ses bourreaux, Cette Fille se fissure, s’effrite, se désagrège. L’ombre revient, et son tourment esseulé laisse place à l’allégresse angoissante de la passion. Qu’importent les coups, quand il la regarde. Qu’importent le deuil et l’isolement. Qu’importe sa propre personne.
Rakim se mord les doigts, l’air incertain. Une expression qu’on ne lui voit jamais. Il cherche ses mots, bafouille et tourne en rond. Cette Fille sent qu’un autre secret cherche à franchir ses lèvres, ses si jolies lèvres.
— Je suis ton frère.
Il détourne aussitôt la tête, comme embarrassé. Cette Fille ouvre la bouche sans qu’aucun son ne sorte. Une griffe y pénètre pour lui écorcher le cœur.
Comment ? Pourquoi maintenant, seulement maintenant ? L’euphorie de se découvrir une famille dissimulée affronte les affres de s’être enflammée pour un frère.
Un sourire tranche le visage du garçon. Un sourire mauvais. Des enfants pouffent derrière les tentes, et Rakim ricane franchement.
— Elle est rouge comme un ciel couchant, haha !
— Laaaa larbiiiine est amoureeuuse de Rakiiim !
Le sourire charmant du garçon savoure sa réussite ; Cette Fille essuie l’humiliation.
Ce parfait enfoiré. Cet enfoiré parfait.
Et quand elle courtise le sommeil sous la honte et les étoiles, elle sait. Elle sait que dans le cosmos tout entier, pas une âme ne se soucie d’elle.
Le Spectre
Sous les bourrasques, le spectre retrace ses réminiscences, et les stigmates de son passé, et les promesses délaissées. Le fils envolé et l’enfant évanouie.
Sur ce qu’il s’est vraiment produit, sa mémoire se tait, puisqu’il n’y a pas assisté. Son imaginaire brode les rumeurs, tisse les murmures. Il voit clairement son fils, son fils adoré, défendre sa famille bien-aimée face aux malfaiteurs. Il le voit faillir et se métamorphoser en fantôme, celui-là même qui hante ses remembrances.
Il devine que sa bru a protégé leurs enfants de son corps, et que les lances l’ont transpercée. Il se doute que les aînés ont ralenti les poursuivants pour sauver les cadets. Et que les cadets à leur tour sont tombés dans l’intérêt de la dernière-née.
Leur ultime volonté, il l’entend toujours dans les vents qui se vantent et renvoient leur prière à Chokrit :
Cette précieuse enfant, accorde-lui une chance.
Le prix de ce caprice ? Leur propre vie. Alors la chair de sa chair, le sang de son sang, elle vit encore. Il le faut. Elle vit heureuse.
Il le faut.
La Fleur de Lune
Cette Fille s’éveille et veille, convaincue qu’une voix s’évertue à l’atteindre. Mais hors de ses rêves, il ne bruit rien que le refrain du vent.
Que croit-elle ? Les mots d’amour n’existent plus. Pas pour elle.
Seul le cruel Rakim remarque encore son existence.
Alors elle ignore ces échos d’un autre âge et se rendort.
Le Spectre
Au bout d’un souffle coupé ; à bout d’espoir, le cœur aux aguets, le vieil homme chute et rampe. La surprise l’a bousculé.
La voilà, derrière l’haleine voilée du désert. À sa portée, enfin.
Il pleure des larmes de joie, que la chaleur du désert aussitôt lui vole.
Il tend une main timide ; peur de ruiner l’instant. Et si elle le fuyait ? Si elle le repoussait ?
Il se ressaisit, secoue la tête et son esprit. D’un geste assuré, perce les mirages et s’empare du vide.
Et s’empare du vide.
Et s’empare du vide.
Et s’empare du vide.