Eurasie, an 2664
Cela faisait déjà une dizaine d'années que l'humanité avait connu un tournant majeur. Il s'agissait là d'un bond évolutif en terme de perception de notre Monde, comme à chaque fois que des individus à la logique évasive avait permis l'extraction de notre système de pensée pour l'ancrer dans un nouveau modèle. A l'instar de Christophe Colomb posant un pied en Amérique et élargissant ainsi le domaine habitable terrestre aux yeux de l'Europe, l'invention de la machine à voyager dans le temps avait repoussé les limites de l'exploration spatiale. Ces expéditions transgressaient les règles universelles de la physique quantique. Aussi, il avait été mis en évidence qu'une anomalie dans le continuum espace-temps pouvait advenir à la suite d'une de ces pérégrinations. Même si ces failles apparaissaient dans les calculs comme des hypothèses très improbables, elles conduisirent néanmoins l'humanité à composer des règles simples pour entériner l'utilisation de la machine. Ces anomalies étaient définies comme des changements dans le passé ayant des répercussions sur le présent et pouvant forger une nouvelle réalité. Il avait donc été décrété que les périodes postérieures à l'apparition de notre espèce sur la planète, comprises entre 300 000 ans avant notre ère et le présent, étaient prohibées d'exploration. Pour viser large, l'autorité avait imposé à la science l'interdiction formelle d'un voyage programmé au delà d'un demi-million d'années. Les motifs avancés étaient qu'un contact avec les humains préhistoriques pouvait enclencher un bouleversement sociétal d'une telle ampleur que les dommages collatéraux sur notre existence seraient dramatiques, avec l'effacement de notre civilisation dans l'histoire du Monde en paroxysme du désastre. Suivant à peu près la même logique, l'idée d'un voyage dans le futur fût elle aussi totalement écartée. Dès lors, la machine à remonter dans le temps était devenue un outil de renseignement archéologique permettant d'imposer un point de vue unique sur nos conceptions du passé. Preuves à l'appui, ces informations étaient communiquées en temps réel par des missionnaires équipés de caméras orbitaires avec une fonctionnalité infra-rouge, de capteurs dermiques et nasaux permettant de reproduire l'environnement tactile et olfactif de l'époque, mais également de prothèses intra-osseuses permettant une augmentation de la vélocité et de l'endurance en cas de danger immédiat. Ces précurseurs, que l'on appelait les “sujets”, possédaient de plus une nouvelle condition physiologique liée à la respiration : la présence d'un mucus sécrété autour des alvéoles pulmonaires améliorait les fonctions respiratoires dans des environnements pauvres en dioxygène. Les informations sonores étaient transmises en direct grâce à l'implantation de deux radios tympaniques ultrasensibles et amplifiaient aussi les capacités auditives des sujets. Pour couronner le tout, les consignes depuis le présent étaient transférées grâce à l'implantation d'une nano-puce neuronale dans le corps calleux afin de minimiser le temps de réaction et de compréhension.
La machine à voyager dans le temps ressemblait à une cabine cylindrique reliée à demultiples branchements électriques et fonctionnait grâce à la maîtrise d'une substance nouvellementdécouverte baptisée « éther ». Dans un petit compartiment à l'apex de la machine, on trouvait lamystérieuse essence dont les vapeurs impalpables s'adonnaient à une danse, balayant le volume deleur contenant et donnant l'illusion d'un déterminisme hypnotisant. Au moment du transfert spatio-temporel, une petite quantité d'éther était libérée dans la cabine et le sujet devait alors ouvrir uneboussole électronique, comparable à une montre à son poignet, pour emprisonner quelques vapeurs.Ce processus ingénieux permettait de le faire revenir dans le présent grâce à l'incroyable propriétéde l'éther : les liaisons de ses composants primordiaux se conservent malgré les écarts spatio-temporels.
En ce jour d'Avril, une mission d'exploration avait été lancée afin de documenter la flore Jurassique de l'actuelle Antarctique et le sujet ayant été choisi se nommait Yvan Hiréi. Avant sonassujetisation (processus par lequel un être humain devient un sujet), Yvan était un botaniste etchimiste confirmé mais dont la qualification ne lui permettait cependant pas d'avoir un emploi fixe.Le scientifique vouait un amour inconditionnel pour la science. Ballotté dans un quotidien instable,il n'arrivait néanmoins pas à s'accomplir dignement. Yvan décida alors de passer les tests d'aptitudesphysiologiques et rencontra un succès impressionnant : Aucun rejet de greffe, une visiontrichromatique non altérée et un encéphale en parfait état étaient quelques-uns des nombreux pointspositifs post-opératoires. Il ne tarda donc pas à recevoir ses premières missions d'exploration.
Avant d'entrer dans la machine à voyager dans le temps, les sujets devaient être précautionneux quant à la vérification de leur équipement. Les connectiques numériques entre le poste central d'observation (dont on utilisera à présent l'acronyme PCO) et les nombreuses puces électroniques intra-corporelles étaient minutieusement vérifiées. On fournissait également un kit de soin hyper-revitalisant en cas de blessures graves qui se présentait sous la forme d'une solution à injecter en intra-veineuse. Ce kit permettait la restauration quasi-instantanée des fonctions musculaires et osseuses pour les fractures ou les plaies profondes. Enfin, les fournitures alimentaires apparaissaient comme des sachets effervescents qu'il fallait diluer dans de l'eau et apportaient toutes les molécules nécessaires afin d'éviter les carences.
Yvan entra dans la cabine, régla sa boussole sur 160 millions d'années et attendit les instructions du PCO. « Tout est OK Yvan » annonça la voix métallisée de l'ordinateur. « Nous procédons au transfert ». En tournant une molette sur le tableau de bord, les scientifiques restés en observation avaient enclenché le processus. La machine à voyager dans le temps se mit à ronronner tout d'abord, puis le bruit s'amplifia petit à petit tandis que la cabine prenait alternativement des teintes rosées, bleutées ou blanchâtres. Le bruit devint sourd, violent, et ses tonalités électroniques rendaient le spectacle assourdissant. « Quelque chose cloche » songea Yvan. « En théorie le transfert devrait déjà avoir eu lieu ». Crescendo, les sens du sujet arrivaient à saturation. Des crépitements se matérialisaient, de manière aussi brève qu'intense. C'était maintenant des éclairs qui fendaient l'espace à mesure que l'atmosphère se chargeait en tension. Au moment où Yvan poussa un râle de douleur, une onde d'une puissance inouïe l'emporta.
Puis, plus rien. Le cataclysme avait laissé place à un silence de mort. Pendant une, deux, dix minutes aucun signal sonore ou visuel sur les ordinateurs. « Yvan tu nous reçois ? » (…) « Yvan, si tu es en vie, réponds nous. » (...) « Yvan ? » « Yvan ??? » « YVAN !!! »
« YVAN !!! » L'appel semblait lointain comme parvenant de l'autre bout d'un tunnel. « Yvan nous t'en supplions, donne nous un signe de vie... » La conscience regagnait petit à petit le corps du sujet. Tel un animal finissant son hibernation, ses perceptions devinrent plus précises. C'est d'abord un picotement dans la narine puis une sensation farineuse dans la bouche qui furent les causes finales du réveil : du sable s'était immiscé dans ces orifices. Un éternuement violent parvint à l'autre bout de l'espace-temps. « Hourra Yvan ! Tu es en vie ! Quel soulagement... » Le contact visuel et sonore se restaurait à mesure qu'Yvan regagnait ses esprits. « Où suis-je ? » questionna-t-il intérieurement. Le PCO découvrait la scène en même temps que le sujet. A perte de vue, on pouvait contempler un paysage semi-désertique parsemé de quelques plantes sèches. On aurait dit qu'elles avaient été disposées là de manière anarchique, comme si un géant étourdi avait laissé tomber quelques graines le long de son chemin. Au loin s'étendaient les dunes, majestueuses et dont les courbes lointaines adoucissaient la rigueur instaurée par la végétation. « A première vue, il semblerait que tu ne sois pas au bon endroit, Yvan. Qu'indique ta boussole ? » Avec un mouvement d'une lenteur insoutenable, Yvan porta la montre dans son champ de vision. D'abord interloqué, le scientifique sentit ensuite l'effroi l'envahir : le cadran restait bloqué sur 300 000 ans. « Qu'est ce que cela signifie ? » murmura Yvan. « Cela signifie que nous avons un très gros problème. En réalité, tu ne te trouves pas à une époque aussi reculée. Pour des raisons éthiques, la fabrication de la boussole impose un affichage qui ne va pas au delà de 300 000. Non seulement, tu n'es pas au Jurassique, mais il y a une infime probabilité que tu te sois téléporté durant la période historique. Quand tu te seras remis de tes émotions, enclenche la procédure de retour. Tu ne peux pas rester ici.» Cette complication était probablement due aux conditions précaires du transfert. Yvan resta groggy encore quelques minutes mais il se résigna finalement à repartir dans le présent. Cependant, au moment où il s’apprêtait à programmer son retour, il remarqua une fissure sur sa boussole. En se concentrant un peu mieux il découvrit que l'éther avait fuité de son compartiment. Sordide constatation. Il y eut ensuite un moment de flottement qui fut rompu par le PCO : « Si tu veux rentrer, il faut retrouver l'éther » annonça-t-il d'un ton grave. « Il est probablement dispersé dans les environs, tu n'as pas de temps à perdre. De récentes études ont permis de constater que l'éther se condensait en halo autour des êtres vivants. Tu devras préférentiellement chercher près des arbres ou à la surface de l'eau pour maximiser tes chances. Nous avons maintenant une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est que selon nos calculs, ta boussole contient encore 0,7% de l'éther que tu as emporté et cette quantité s'avère être suffisante pour le drainer. La mauvaise, c'est que pour maximiser tes chances de rentrer en vie, il faut que tu retrouves l'équivalent de 98% du volume de la boussole. En d'autres termes, il s'agit de la quasi-totalité de ce que tu as emmené. » Yvan digérait les informations à mesure qu'elles arrivaient. Se concentrer demandait déjà un effort démesuré. Comprendre relevait presque de l'impossible. « Combien de temps cela prendra-t-il ? » Parvint néanmoins à articuler le sujet. « Nous ne savons pas. Cela peut prendre quelques jours comme quelques semaines. Tout dépendra du niveau de dispersion de l'éther. » Le botaniste était beaucoup trop las pour manifester son abasourdissement. Il repéra une petite banquette de sable ombragée par un contrefort rocheux et commença à accepter la tâche qu'il allait devoir accomplir.
Ses pensées vagabondaient déjà depuis près d'un quart d'heure quand il aperçut au loin une silhouette. Ses contours imprécis se matérialisaient à mesure qu'elle approchait : il s'agissait d'un dromadaire à l'allure particulière comme s'il présentait une deuxième bosse. « C'est sûrement un chameau alors ! » Plaisanta le naufragé intérieurement. Son sourire s'effaça quand il s'aperçut qu'il ne s'agissait pas d'une deuxième bosse mais bien d'un humain qui chevauchait l'animal. Ni une, ni deux, le promontoire qui servait d'abri se transforma en cachette. Yvan remarqua sur la trajectoire de l'individu une structure en pierre circulaire dont l'agencement des matériaux faisait penser à un puit. Son hypothèse était devenu une prédiction quand il vit l'homme s'arrêter près de la cavité et descendre de son camélidé. La scène se déroulait à une centaine de mètre sous ses yeux mais les facultés physiques du sujet lui permettaient de percevoir chaque détail. Aussi, il remarqua un enfant à l'arrière de l'animal. Probablement une petite fille qui devait avoir une dizaine d'années. L'homme et l'enfant étaient vêtus avec des tissus leur empaquetant le visage à la manière de chèches et commençaient à saisir des gourdes en peau de bête harnachées à l'animal. Pour Yvan, leur dialecte devenait également parfaitement audible. La prononciation des phrases possédait une touche mélodieuse car les phonèmes des voyelles enrobaient leur gutturalité. Cela ressemblait à de l'arabe et même si Yvan n'était pas locuteur de cette langue, il distinguait néanmoins des différences qu'il n'arrivait pas à caractériser. « C'est de l'araméen » l'informa le PCO. « Ce qui signifie qu'on a des indications sur l'année et l'endroit dans lesquels tu te trouves. L'araméen était couramment parlé il y a entre 3500 et 2000 ans dans les régions du Proche-Orient frontalières à la Méditerranée. Au vu de ces nouvelles données, nos estimations sur ta position englobent un territoire d'environ 60 000km² s'étendant sur le désert de Néguev et sur une partie du Sinaï en actuelle Israël et Égypte. » Voila qui n'arrangeait pas l'affaire. Non seulement il fallait composer avec la présence des humains ce qui transformait la collecte de l'éther en partie de cache-cache digne des plus grands films d'espionnage, mais aussi avec la rigueur du climat imposée par la topographie désertique du milieu. « Il s'agit probablement de la mission la plus périlleuse de l'histoire des voyages spatiaux- temporels, Yvan. Néanmoins, nous t'accompagnerons tout au long de ce périple, sois sans crainte. Maintenant, il semblerait que la lumière de ton astre commence à décliner, il faut donc que tu organises ton abri pour la nuit. »
Suite à ces dernières paroles, le sujet s'appliqua à confectionner sa couchette et ne tarda pas à s'emmitoufler dans ses vêtements à la manière d'une chenille dans sa chrysalide. Seule la tête dépassait de cet amas de textile mais le confort sommaire de cette position était contrebalancé par la présence des constellations illuminant et irradiant les pupilles du botaniste, dont la grandeur et la majesté semblaient dominées par l'astre divin, étoile des bergers.
Un mois s'était écoulé depuis l'arrivée du botaniste dans cette contrée exotique. Tous les jours, le sujet s'émerveillait de la beauté de chaque paysage, entre mer et désert, que pouvait lui offrir son séjour atypique. Physiquement, Yvan commençait à évoluer : sa pilosité faciale regagnait petit à petit ses droits ce qui masquait le léger creusement entre ses mâchoires. Afin d'assurer sa survie, le naufragé s'était rapproché des zones côtières qui présentaient des températures plus clémentes. Néanmoins, cette tactique présentait un désavantage notable car la plus forte concentration humaine près des côtes devenait un frein à la collecte. Grâce au travail du PCO, une carte mentale des villages à proximité de la mer avait été dressée dans l'esprit d'Yvan et se documentait à mesure de sa pérégrination. Il n'arrivait pas très bien à l'expliquer, mais le scientifique se découvrait un véritable désir de découvrir la culture de ces peuples ancestraux. Aussi, à chaque fois qu'il lui arrivait de se trouver à proximité d'autres humains, il écoutait et observait les conversations qui étaient ensuite traduites par le PCO. Il se pouvait également que ce comportement soit une stratégie de défense pour essayer de combattre la solitude.
Le sujet faisait des progrès incroyables en araméen ce qui contrastait avec ses piètres résultats en collecte d'éther. En un mois, seulement 11% du contenu total de sa boussole avait été restitué et ses vivres sous forme de sachets effervescents étaient en voie de disparition. Pour Yvan, la solution à ses problèmes devenait évidente : il fallait qu'il entre en contact avec les populations locales. L'idée avait germé dans son esprit à mesure qu'il se confrontait à la difficulté de sa mission et avait fini par persuader les parties les plus réticentes de sa conscience. Il exposa donc son point de vue au PCO qui rejeta catégoriquement la proposition : « Tu es complètement cinglé Yvan ! Aurais-tu oublié l'existence des paradoxes temporels ? Nous maximisons tes chances de rentrer en vie, fais-nous confiance et tout se passera bien ! » Mais le voyageur ne voyait pas les choses sous cet angle, et il rétorqua à son tour : « Je n'ai plus rien à manger et je vais commencer à mourir à petit feu mais peut-être que cela vous arrange. Et puis d'abord, vous formulez des conjectures sans avoir de preuves : qu'est ce qui prouve qu'un contact avec des populations semi-nomades va changer la face du Monde ? A mon sens, il n'y a rien du tout. Il se pourrait même que cela m'aide à rentrer rapidement. Notamment si je n'ai plus à passer le plus clair de mon temps à esquiver ces gens ». La décision du scientifique était dores et déjà prise, et il ne cherchait à travers cet échange qu'un consentement tacite. En fin de compte, qu'est ce qui pouvait l'empêcher d'agir à sa manière ? Pas grand chose, et certainement pas le PCO qui se trouvait à des années-lumière d'ici. « Nous te mettons en garde Yvan. Si tu enfreins le protocole, tu seras jugé en conséquence ». « Qu'à cela ne tienne ! Je vais hâter la procédure de retour dans ce cas ! » Ironisa-t-il. « Plus sérieusement, ces gens peuvent m'aider et je peux en faire de même ! Il y a cette famille qui vit dans un petit village au nord-est d'ici. Nous avons cru comprendre qu'un de leurs membres ne pouvait plus se déplacer, Vous vous souvenez ? Et bien je peux leur venir en aide. » Le comité de scientifiques n'approuvait pas du tout cette décision et il répondit du tac-o-tac. « Tu nages en plein délire Yvan, la vie de ces gens est devenue, en l'espace d'un petit mois, si importante à tes yeux ? Et puis de toute manière ce n'est pas le principal problème. Confronter ces peuples à nos technologies pourrait bouleverser notre histoire. Ta propre survie est en jeu aussi, tu y as pensé à ça ? » « C'est en ce moment même que ma propre survie est en jeu. » assena fermement le sujet pour clore le débat. C'est après cet entretien qu'Yvan rassembla ses affaires et prit la route vers le nord. Les dernières tentatives de dissuasion se raréfiaient et semblaient totalement ignorées par le scientifique à mesure qu'il marchait, contraignant le PCO à assister impuissant au départ d'un électron libre à l'avenir incertain.
Grâce à la carte mentale, le trajet d'Yvan avait été déterminé depuis son départ. En un jour et demi de voyage, voilà qu'il arrivait aux portes du petit village côtier où se trouvait l'infirme. Le botaniste s'étonna encore de voir un lac dans cette région désertique mais sa présence expliquait aussi celle des villages implantés aux alentours. Cet oasis gigantesque se révélait être un avantage de taille dans une région où l'accès à l'eau était d'une grande complexité.
Le naufragé avait organisé son inventaire de telle sorte à passer inaperçu. Il avait camouflé toutes ses possessions anachroniques pour ne laisser paraître que le plus simple. Ce mois d'exploration avait usé ses habits : l'apparence hirsute que lui donnait ses cheveux et sa barbe renforçait la puissance du leurre. C'était avec un mélange de sérénité et de détermination qu'il pénétra dans la bourgade, conscient que se poseraient sur lui les premiers regards des peuples autochtones. De son point de vue, il aurait semblé que son allure n'attirait pas beaucoup l'attention. Le botaniste se faufilait dans les ruelles à peine délimitées et dont les contours épousaient la forme des bâtisses. Elles étaient notamment constituées de pierres liées entre elles grâce à de la glaise utilisée comme ciment. Le scientifique contemplait cette architecture d'une époque révolue avec une admiration teintée d'émoi et c'est en arpentant les grandes allées qu'il ressentit une vibration sur son poignet. Discrètement, il regarda sa boussole qui indiquait maintenant la valeur 12% et se félicita
intérieurement d'avoir pris cette initiative.
Il fallut environ une demi-heure à Yvan pour retrouver la personne connaissant le garçon infirme. Le botaniste décida donc d'entamer une filature qui ne lui valut aucune prise de risque grâce à sa vision améliorée. Quand il vit le villageois pénétrer dans une bâtisse, Yvan laissa passer un quart d'heure pour s'assurer de l’authenticité du domicile. Après quoi, il se présenta devant le seuil et frappa à la porte. C'était une jeune fille d'environ une quinzaine d'années qui lui ouvrit. Elle n'était pas très grande et assez menue ce qui revoyait probablement l'estimation de son âge à la hausse. Ses grands yeux noisettes étaient encore imprégnés de candeur mais Yvan décelait dans ce regard une vivacité et une intelligence peu commune. « Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » l'interpella la petite femme. « Je suis médecin » parvint à articuler le sujet dans un araméen correct. « J'ai entendu parler de la maladie d'un des vôtres, je peux le soigner. » L'adolescente resta dubitative, toisant le nouvel arrivant alternativement de bas en haut à la manière d'un scanner. « Je connais tous les médecins du village, mais vous je ne vous ai jamais vu, d'où venez vous au juste ? » Le scientifique marqua un temps d'arrêt avant de rétorquer : « Avant j'habitais dans les régions du Sud mais la famine a eu raison des miens. Depuis j'erre à la recherche d'un toit et de nourriture en échange de mes services ». La jeune fille fronça les sourcils pendant quelques secondes avant de crier : « Amotz !! Nous avons de la visite pour Symon ! » Dans la maison, Yvan percevait de l'agitation. Un homme approcha et prit ensuite la place de la petite femme. « Et bien, c'est comme ça qu'on t'a appris à accueillir les invités, Sahar ? Entrez noble étranger et expliquez nous la raison de votre venue. » Yvan s'assit donc à la table d'Amotz et récapitula les informations qu'il venait de transmettre à Sahar. « Je vois... Vous savez, beaucoup de médecins dans la région se sont intéressés au mal qui paralyse mon frère mais aucun d'entre eux n'a trouvé de réelles solutions. Vous pouvez essayer, si vous le souhaitez, de lui rendre l'utilisation de ses jambes même si je pense que cela est peine perdue. Suivez moi, je vais vous indiquer où est ce qu'il se trouve. » Le botaniste emboîta le pas à Amotz et se retrouva dans la chambre du prétendu Symon. Dans la pièce, on pouvait voir l'infirme qui semblait s'éveiller après une longue période de somnolence. Il s'adressa à Amotz avec ces mots : « Frère qui est cet homme ? Encore un médecin ? Cesse donc de vouloir me guérir. Cela fait longtemps que je suis résigné à accepter ce sort. » « Laisse nous essayer une dernière fois, Symon je t'en prie. Je n'ai pas conduit cet homme, il est venu de lui même. Honore au moins sa visite, c'est tout ce que je te demande. » Symon posa un regard vide sur son frère et finit par hocher la tête en guise d'approbation. Yvan laissa passer quelques secondes le temps qu'Amotz quitte la pièce puis se présenta au chevet de l'infirme. Le sujet enleva ensuite le sac de ses épaules, s'accroupit et commença à fouiller à l'intérieur. Il en ressortit une seringue avec les molécules hyper-revitalisantes en suspension dans leur solution. « Pourvu que ça marche » implora intérieurement le botaniste. Symon semblait totalement amorphe à tel point qu'au moment où le naufragé découvrit ses jambes, il ne réagit pas. Il ne réagit pas non plus quand le scientifique injecta le liquide dans ses quadriceps. Un instant plus tard, les muscles de l'infirme furent pris d'une intense contraction comme si de gigantesques crampes avaient envahi toute leur surface. La léthargie quitta entièrement le corps du malade au moment où il poussa un violent râle de douleur. Alerté par le bruit, Amotz débarqua en trombe, se saisit de l'imposteur et le plaqua contre un mur : « Que lui avait vous fait ? » Vociféra-t-il. « Vous n'êtes qu'un charlatan. Regardez comme il souffre ! Vous l'entendez crier ? » Le sujet reçut ensuite un violent coup sur le crâne qui le fit s'effondrer au sol. « C'est ainsi que doit se terminer ma vie alors » songea Yvan. Le regard du scientifique fut d'abord rivé sur le deuxième coup de poing qui allait s'abattre puis il ferma les yeux. « Adieu, Monde merveilleux. C'était une belle épopée. » Pendant cinq secondes qui parurent une éternité, le coup ne vint pas. il ne se passa rien, pas même un bruit. Quand la victime ouvrit les paupières, elle vit le poing d'Amotz qui avait été retenu par quelque chose ou plutôt quelqu'un. La main de Symon s'était saisie de celle de son agresseur, lui même se tenant debout et faisant face aux deux protagonistes. « Amotz, cesse de le battre. Regarde donc qui se tient devant toi. » L'instant suivant l'incompréhension d'Amotz, les deux frères s’étreignirent chaudement, les yeux embués de larmes. « Je vous présente mes excuses les plus sincères, Ô grand médecin. En guise de pardon, acceptez ma requête : je jure de donner ma vie pour vous en gage de celle que vous avez rendu à mon frère. » Yvan était encore au sol, incapable de saisir toute la continuité des événements quand Amotz reprit : « Quel est votre nom, noble étranger ? » Le botaniste se massa les tempes et bredouilla sans réfléchir : « Je suis sujet. » Il n'y avait pas de traduction araméenne pour ce terme et l'adrénaline encore présente dans le corps du scientifique altérait sa compréhension de la situation « Sujet, c'est ça ? Sujet, permets moi de conter ton exploit à travers le Monde » intervint Symon. « Oui c'est cela, nous porterons la nouvelle, nous serons tes apporteurs » renchérit Amotz. Le naufragé groggy n'eut pas le temps de rétorquer que Symon filait déjà à l'extérieur : « regardez, regardez, je marche, je cours ! » Et en un rien de temps, tous les faubourgs apprirent la guérison miraculeuse de l'habitant.
Le soir de cette aventure, le village organisa un banquet pour célébrer l’événement. Yvan était évidemment convié et fut impressionné de l'intensité avec laquelle les villageois le contemplaient. Les enfants touchaient ses vêtements comme pour s'assurer de leur authenticité et les adultes se tenaient à distance manifestant une sorte de respect teinté de stupéfaction. Les vivres abondaient, et Yvan déduisit que cela engendrerait des semaines de sacrifices pour contrebalancer la perte de ces réserves alimentaires. Toute la nuit, des jongleurs et des musiciens donnaient une représentation. Parmi eux, des flûtistes en tailleur faisaient se mouvoir un reptile apode au gré des tonalités de leur instrument : c'était la première fois que le scientifique voyait des charmeurs de serpents. Le fête prit fin lorsque les lueurs de l'aube, pudiques mais insistantes, chassèrent l'obscurité de la scène, emportant avec elles les dernières bribes d'exultation; reliques fragmentaires et témoins d'une liesse appartenant désormais au passé.
Pendant ce temps en 2664, un conseil avait lieu au PCO, à l'abri de l'écoute du botaniste. « C'est une catastrophe » disaient les uns. « Il faut mettre un terme aux agissements d'Yvan, le sujet devient trop dangereux pour nous et notre histoire. » « Comment comptez-vous procéder ? » Disaient les autres. « Nous n'avons aucun moyen d'interférer avec lui. » « En l’occurrence, si nous pouvons. Il suffit d'envoyer quelqu'un pour l'éliminer. » Il y eut ensuite un moment de flottement dans l'assemblée. Le membre du PCO qui avait émis l'hypothèse poursuivit : « En admettant qu'il n'y ait pas un autre bug dans la machine, le sujet que l'on enverrait pourrait immédiatement revenir. » « C'est trop dangereux, comment comptez-vous vous y prendre ? En tirant une balle dans sa tête ? Laissez-nous rire. Les choses ne feraient qu'empirer » « Non, nous pouvons l'empoisonner ou l'assassiner discrètement, ce qui demanderait néanmoins quelques semaines de préparation. Nous jouerons sur deux tableaux, en transmettant à Yvan de fausses informations pour faciliter l'approche du deuxième sujet » «Y a-t-il un candidat prometteur parmi les volontaires à l'assujetisation ? » « Nous n'aurons qu'à effectuer les tests et retenir le plus brillant. Avec un peu dechance, nous pourrons former ce nouveau sujet en moins de trois mois. » « Je connais Yvan depuis longtemps, bien avant son assujetisation. Il est pour moi un ami et un excellent collègue de travail. Je suis contre cette proposition d'en finir avec lui. » Les avis entre les membres du PCO étaient très partagés, à tel point qu'on pouvait voir l'émergence de deux camps, les pro-Yvan et les anti- Yvan. Le comité organisa donc un vote à main levée pour décider de son sort. Les résultats furent si serrés, que les scientifiques durent recompter chaque voix, trois fois, avant de trancher.Yvan devait être éliminé.
Six mois s'étaient écoulés depuis les soins prodigués à Symon et l'existence d'Yvan avait été apprise par tous les villages alentours, la nouvelle se répandant comme une traînée de poudre. Il semblerait même que par-delà la région, la présence du botaniste était connue. En effet, le sujet avait été convoqué quatre ou cinq fois dans des territoires lointains pour administrer des soins ou donner des conseils. Grâce à ses multiples voyages, le contenu de sa boussole affichait désormais la coquette somme de 87% mais les derniers pourcentages arrivaient difficilement et le courageux naufragé commençait à percevoir une nouvelle difficulté dans sa quête. C'était surtout grâce au travail de Symon et d'Amotz, s'impliquant à merveille dans leur rôle d'apporteurs, que la renommée d'Yvan traversait aussi facilement les frontières. Il y avait une telle ferveur dans les intentions des deux frères qu'à présent pas moins de dix personnes supplémentaires assuraient leur rôle. Le botaniste venait notamment d'être convié chez l'un d'eux afin de discuter de problématiques économiques. Yvan ne percevait pas vraiment l'utilité de monnayer ses services même s'il devait l'avouer, compter uniquement sur la bonne volonté des gens ne remplissait pas toujours l'estomac.
L'apporteur chez qui le botaniste se rendait s'appelait Toiracsi et possédait une magnifique oliveraie dont les arbres aux troncs massifs se trouvaient séparés des allées par des petits murets en pierre. Il se tenait devant l'entrée de son domaine quand il vit le botaniste arriver. « Sujet ! Je fais les cents pas depuis un quart d'heure car j'attends ta venue avec impatience. Entre ! Installons-nous et conversons ! » « Tu aurais du te détendre l'ami. Me rencontrer ne devrait pas impliquer des considérations si importantes. Allons donc ! Montre moi le chemin. »
Les deux hommes arrivèrent dans un petit jardin, en partie protégé du soleil grâce à la densité des feuillages des oliviers, créant une sorte de pénombre localisée. Après avoir choisi une place confortable, Toiracsi rentra dans le vif du sujet : « Sujet, si nous vendions tes pouvoirs, nous pourrions devenir riche. Les gens sont déjà prêts à payer une fortune pour te rencontrer ! » « Je ne cherche pas la fortune ou la renommée, mon ami. Seul le bonheur des gens est important à mes yeux. » « Mais tu dois bien agir selon d'autres motivations ! Personne ne se consacre entièrement aux autres sans jamais penser à soi. » Toiracsi ne tenait pas en place, se tordant nerveusement sur son siège. Yvan fronça les sourcils : « Qu'entends-tu par là, je ne te suis pas. » « Mais enfin, si tes motivations ne sont ni l'argent, ni la gloire et ni le plaisir, que cherches-tu je te le demande ? » Yvan n'aimait pas la tournure que prenait la conversation. Il resta muet tandis que Toiracsi poursuivait : « A moins que tu n'achètes la volonté du peuple pour des raisons, disons, politiques ? » Le visage de l'apporteur se crispait par moment et le reste de son corps semblait agité de spasmes. Ses membres se mouvaient comme animés d'une volonté propre, ce qui décontenançait encore plus le scientifique. Il bredouilla : « Bien sûr que non ! Je... Je cherche juste à rentrer chez moi ! » Toiracsi avait les yeux exorbités à présent, il fulminait, les veines faciales proéminentes. « JE LE SAVAIS ! Tu n'es qu'un horrible menteur Sujet. GARDES !! Saisissez-vous de lui. » Le botaniste n'eut pas le temps de réagir que déjà une dizaine de soldats l'encerclaient, brandissant leur javelot dans sa direction. « Vous êtes en état d'arrestation, Sujet, pour motif de haute trahison envers l’État. Vous serez jugé devant un tribunal et devrez répondre de vos actes » déclara le décurion. Ensuite, tout se passa très vite. Les légionnaires emportèrent Yvan et le présentèrent par la suite au procureur de la région qui déclara sa sentence : peine capitale pour avoir détourné le peuple.
Dans la radio tympanique de Toiracsi résonnait à présent les paroles du PCO : « Nous nous sommes enfin débarrassés d'Yvan même si au fond, cette nouvelle n'est guère réjouissante. Il restera à jamais dans nos mémoires comme le sujet rebelle, celui qui entreprend les choses à sa manière, toujours à l'encontre des instructions. » « A toujours tout faire à l'envers, il n'était plus sujet. Il était Jet-su à la rigueur » ironisa l'apporteur. « Ha ha ha, tu as peut-être raison. Quoi qu'il en soit, tu as fait du très bon travail en menant à bien cette mission. Tu peux à présent enclencher la procédurede retour vers notre époque, Judas. Nous t'attendons. »