Quand Alphonse fut appelé à grands cris par le jeune Nectoux, il sut que quelque chose de grave était arrivé au village de la Celle. Les Morvandiaux n’étaient pas de nature à s’affoler pour des carabistouilles.
« Alphonse, mon gars ! Viens vite ! », hurla Nectoux, les joues roussies par sa course depuis le bourg jusqu’aux Corniauds, où vivait Alphonse. « C’est ton oncle, le père Thomas ! Allez, aboule ! »
Alphonse chaussa ses sabots et suivit Nectoux à travers les pâturages craquants de ce début de janvier 1910. L’hiver, qui avait été précoce, était dur aux paysans du coin. Ils arrivèrent à bride abattue devant la bâtisse du père Thomas, aux Ravatins. Avisant une masse de curieux disposés en demi-cercle autour de la porte d’entrée, l'estomac d'Alphonse se noua. L’assemblée se dispersa comme une volée d’étourneaux pour le laisser voir ce qui retenait leur attention. La porte entrouverte laissait dépasser deux jambes habillées d’un inimitable pantalon de flanelle couleur moutarde. Les sabots avaient volé un peu plus loin. Alphonse, submergé par l’émotion, s'avança avant d’être arrêté par la poigne de fer du gros Gagnard.
« T’as pas envie de voir ça, mon gars. C’est vraiment… », grogna le paysan en secouant avec lenteur sa tête tenant d’un bloc sur un corps pareil à un tonneau. Alphonse déglutit douloureusement, comme si l’ardoise du toit avait été pillée qu’elle se frayait un chemin dans sa trachée. Bien que ses observations ne laissaient guère de doutes quant à la réponse, il demanda :
« Il est… mort ? »
Tous acquiescèrent de cette façon pudique qu’ont les gens de la terre d’exprimer leurs émotions. Tous, sauf un. Pelisse usée sur le dos, Marcel, dit « le Cécel », pochtron notoire, s’écria :
« Un peu qu’l’est mort, l’père Thomas ! Si t’voyais l’travail. L’crâne défoncé à coups d’marteau. Y’en a partout ! », hurla-t-il en faisant de grands gestes avec les bras sans se rendre compte que l’assemblée des curieux le fusillait du regard. Alphonse, lui, s’était muré dans un silence hébété.
Chacun alla alors de son commentaire, de son hypothèse, de sa hargne envers l’assassin.
« Puisque je te dis qu’il n’était pas seul. », martela le vieux Nectoux. « Le père Thomas, bien qu’il ne soit plus tout jeune, c’était quand même une force de la nature.
— À moins que ce soit par surprise ! », intervint son fils, celui qui avait prévenu Alphonse.
« Tout ce que je sais, c’est que c’est pas un mari trompé qu’a fait le coup. », trancha, connaisseur, le cabaretier. « À l’intérieur, tout est sens dessus dessous. C’est évident qu’on cherchait quelque chose.
— Il avait un trésor, le père Thomas, tu crois, toi ? », interrogea la veuve Putreaux en postillonnant abondamment. « Je l’ai toujours vu vivre assez chichement depuis son retour de Paris, il y a dix ans.
— Justement, ça ne vous étonne pas, vous, qu’un rentier vive comme un miséreux ? », souleva le cabaretier pour qui les victimes ne sont pas toujours des oies blanches.
Soudain, dans la masse des cancans, l’attention d’Alphonse fut attirée par de nouvelles éructations du Cécel. Rapidement, les regards des habitants fusèrent dans sa direction.
« J’les ai vus, moi, comme j’vous vois là, maintenant. Deux gars qu’sont pas du pays, ma tête à couper. » Il formait le chiffre avec deux doigts tremblants, brunis par le tabac. « Les deux couraient en direction du tacot !
— Mais pourquoi t’as rien dit, beutiôt ? », bondit Alphonse prenant l’ivrogne par les épaules. Ce dernier se défendit en couinant.
« Mais personne m’a rien d’mandé, on dit toujours que l’Cécel, i' voit rien et i' comprend rien. Pis, j’sais pas dans quelle genre d’affaires i´s’est fourré, l’père Thomas. J’veux pas d’ennui, moi.
— Il y a combien de temps que tu les as vus ? ». Alphonse secoua plus fort la viande saoule.
— J’sais pas, moi, dix minutes, par là. Et arrête d’me secouer comme un prunier, gamin ! »
Alphonse avait changé de couleur. Il détala comme un lièvre en direction de chez lui, les sabots martelant le chemin de cailloux. Il enfourcha son vélo et se rua en direction de la gare. Le train, que tout le monde n’appelait que le « tacot », faisait la liaison entre Château-Chinon et Autun en s’arrêtant dans tous les pays. Certains villages étaient d’ailleurs bien plus modestes que la Celle, qui comptait tout de même une église, une école primaire et deux cabarets.
Le tacot présentait un inconvénient pour qui n’a pas l’âme contemplative : sa lenteur. Alphonse avait eu l’occasion de s’en plaindre quelques fois, mais aujourd’hui, ça jouerait en sa faveur. Il fallait absolument qu’il arrive à Autun avant ces deux assassins sans quoi ils seraient perdus à jamais, une fois embarqués dans un train, autrement plus rapide, direction Paris.
Un passage par la gare de la Celle lui apprit que le dernier tacot était passé moins de vingt minutes auparavant. Il allait falloir pédaler avec énergie, mais Alphonse, solide gaillard, se sentait capable de les rattraper. C’était capital, il le devait à son oncle.
Le père Thomas, comme tout le monde l’appelait à la Celle, avait toujours été gentil et généreux avec le jeune homme. À son tour, ce dernier le gratifiait de fréquentes visites: de véritables évènements dans la vie routinière d’un veuf. Enfant du village, le père Thomas avait passé presque toute sa vie à Paris, attirant ragots, médisances et jalousies de ses anciens voisins. Il s’y était marié, à une bourgeoise, disait-on en roulant le « r » de mépris, et avait mené une vie plutôt confortable. Une fois veuf, la solitude et l’envie de retrouver ses racines l’avaient poussé à retourner dans son village natal. Voilà dix ans qu’il habitait aux Ravatins, la maison familiale.
Des larmes tout de suite rafraîchies par le vent barraient les joues d’Alphonse qui commençait à réaliser ce qu’il s’était passé. « Pauvre père Thomas, pauvre oncle, tu ne méritais vraiment pas de finir comme ça. Je les aurai, ces petits salauds… » Il ruminait en continu ces mots quand il arriva à la Comaille, la gare après la Celle. Une bonne surprise l’y attendait. Le tacot était à l’arrêt et une quinzaine de personnes était massée sur le quai en attendant les usagers qui en descendraient.
Alphonse se trouvait loin du petit train dont il ne devait pas trop se rapprocher. Il ne pouvait donc pas être certain que les deux larrons aperçus par le Cécel se trouvassent à bord. Il n’avait cependant pas le choix que d’y croire dur comme fer.
Le jeune homme se remit en route, le corps cinglé par un vent d’est qui s’était levé, glacial. Remontant le col de son pardessus, il avala les kilomètres en suivant le tacot comme son ombre, parfois le devançant. Il se dit que, même face à des machines prédatrices, les hommes avaient toujours de la ressource.
Soudain, un peu après l’arrêt du Pré Charmois, le dernier avant sa destination, le pneu arrière éclata. Alphonse ne pouvait pas y croire : à cinq kilomètres d’Autun, ses espoirs de coincer les assassins de son oncle s’envolaient. Il vérifia pour la forme la sacoche arrière. Rien, à part des miettes. Dans sa hâte, il n’avait pas pensé à prendre de quoi réparer le vélo. Condensant toute la tristesse, la rage et le dépit accumulés en ce jour funeste, Alphonse hurla à pleins poumons. Plusieurs fois.
Il laissa son vélo derrière un gros chêne où il viendrait le rechercher, à moins que l’altercation avec les criminels n’en décide autrement. Ne croyant pas en dieu depuis une génération, Alphonse priait pour que le train à destination de Paris ne fût pas une correspondance immédiate.
Après une heure d’une course folle, en sabots, il arriva déguenillé et des ampoules plein les pieds. Autun, ville industrieuse et dynamique, présentait un contraste saisissant avec son village morvandiau. Le faubourg Saint-Andoche grouillait d’activité.
La gare de la ville, trop imposante pour le modeste tacot, se trouvait au coin de la rue. Alphonse ralentit la cadence et, se rapprochant, il fouilla du regard les quais où étaient disséminés plusieurs groupes. Hélas, aucun ne correspondait au gibier qu’il avait prise en chasse.
Longeant le bâtiment au plus près du mur, il s’y appuya à l’angle avec la façade qui donnait directement sur les quais. Là, à une cinquantaine de mètres, un grand maigre et un petit trapu d’un mauvais genre fumaient une cigarette, les bérets enfoncés sur les oreilles. Face à eux, trois gendarmes, en uniformes d’hiver, képi vissé au chef, les tenaient en respect. L’un deux désignait un sac éventré entre les deux groupes. Les assassins n’y accordaient pas un regard. Pourtant, Alphonse en avait l’intime conviction, ce sac contenait ce qui avait été volé chez le père Thomas.
Alors qu’il s’élançait pour accabler les criminels d’accusations, il fut arrêté par une poigne de fer. Cette fois, c’était celle d’un grand gendarme à la belle moustache au-dessus de laquelle il fixait le jeune homme avec toute la sévérité de la loi.
*
Ce matin-là, le père Thomas fut tiré de son lit par des bruits dans le jardin. Il jeta un œil depuis la fenêtre de sa chambre et resta figé de stupeur. Il n’était pas de toute première jeunesse et ses lorgnons, comme il disait, auraient eu besoin d’être révisés. La lumière tamisée de l’aube hivernale ne lui facilitait pas non plus la tâche. Malgré tout, il en était convaincu : trois silhouettes avançaient en direction de sa porte d’entrée. Une longue tige dépassait des mains de la plus haute d’entre elles. Le cœur battant la chamade, le père Thomas passa une chemise et sauta dans son habituel pantalon de flanelle moutarde. En descendant les marches craquantes, il pensait : « Tout va à vau-l’eau dans ce nouveau siècle ! On ne peut même plus être tranquille à la campagne ! Voilà que je retrouve des Apaches dans le Morvan ! »
Quand il arriva dans la cuisine, les malfrats avaient déjà forcé la porte. L’avait-il seulement verrouillée la veille ? Ils étaient trois : un grand mince, un petit trapu et un dernier qui semblait se cacher derrière ses complices, mal à l’aise. À la lueur du soleil levant, le père Thomas tomba des nues lorsqu’il reconnut, mal caché par son béret, Alphonse comme le troisième larron.