Gris. Tout est gris. Le ciel, la route, les visages, les pavés.
D’un gris clair, anthracite, métallique, couleur d’ardoise ou taupe… Gris.
Même le banc froid est d’un terne morose.
Le banc. Un jeune homme y est assis depuis des heures. Il ne bouge pas. Il compte les visages qui défilent devant lui, les autos, les pigeons. Il contemple les lourds nuages qui traînent autour des immeubles serrés, les taxis qui fusent et la masse humaine qui se cogne sur les trottoirs trop étroits.
Il ne bouge pas.
Sa chemise mauve flotte autour de lui, ses lunettes le cachent du monde, ses cheveux en bataille lui donnent un air d’enfant, son short trop grand et ses chaussures trouées jurent avec les pantalons droits et les chaussures neuves des employés pressés.
Il observe la vie qui grouille, s’agglutine et se dissous devant son banc rugueux.
Il est seul.
Il écoute les crissements des pneus, les grognements des moteurs, les cris des Hommes en colère, les sifflements intrusifs, les bribes de musiques qui se mélangent à l’ambiance générale pour former un tout dissonant et agressif.
Il attend.
Immobile au milieu de l’agitation générale. Statue dans le chaos.
Il sent, malgré lui, ce qui l’entoure : la fumée acre dégagée par les pots d’échappement, l’odeur acide de la transpiration, celle désagréable de la flaque d’urine qui stagne contre l’abribus et celles écœurantes de nourriture frite qui erre à chaque coin de rue.
Un papier butte contre son pied, poussé par l’air épais de l’après-midi. Le prospectus d’un mouvement anarchiste, naturellement appelé ’’Louise Michel’’. Les lettres en gros caractères rouges, piétinées par la foule, palissent pour se fondre dans le lavis de gris citadin. Il le repousse doucement et suit du regard sa course tortueuse et hésitante.
Dans tout ce désordre incolore, seul ressortent les points des feux de circulation, rouges, oranges et verts, et la végétation frêle du parc, de l’autre côté de la rue. Le parc, unique source de sérénité feinte au milieu du capharnaüm urbain. Ce parc, pâle imitation d’une nature riche, verte, vivante et belle, attire violemment le jeune homme. Il veut se lever, fuir le gris, la foule et toutes ces choses qui le démangent violemment, le piquent, le submergent et lui martèlent les tympans. Il veut s’engouffrer dans le parc, disparaître sous les arbres rassurants, sentir la terre sous ses pieds, s’asseoir dans les feuilles et entendre les insectes striduler autour de lui. Mais il a promis d’attendre.
Il ferme les yeux quelques instants, pour se convaincre de ne pas partir, de rester vissé sur son banc. Quand il les rouvre, le soir est tombé, et la nuit a fait fuir les Hommes. Une brise fraîche se lève pour chasser les odeurs aigres de la journée. Elle est chargée d’une humidité qui le fait frissonner.
La rue est à présent déserte, sourde, neutre. Le bruissement des feuilles du parc et le hululement d’une chouette sont les seuls bruits qui brisent l’agréable silence. Un petit groupe de chats vagabonds a remplacé le fouillis structuré des Hommes. Le Soleil agressif a laissé place a une Lune ronde et douce. Un des lampadaires à la lumière jaune grésille paisiblement. Quelques étoiles clignotent dans le ciel, les lourds nuages ont disparut totalement. Tout est calme, à l’exception du jeune homme qui s’impatiente sur son banc en pierre, incapable de contenir plus longtemps tout ce qu’il a péniblement vu, senti et entendu des heures durant.
La brise souffle un peu plus fort, agite la broussaille du parc et dresse les poils de ses jambes. Il va partir, il n’en peut plus. Il redresse lentement son buste, peut décidé à quitter le calme qu’il a souhaité toute la journée, car il sait que s’il part maintenant tout recommencera le lendemain. Il prend appuie pour se lever, et s’arrête.
Entre les buissons du parc, une ombre étrange est apparue. Une ombre barbue, en salopette de travail et des outils de jardins plein les poches.
La Bêche.
C’est son nom.
C’est son nom du moins depuis que l’ombre, le vieux jardinier, porte son outils de labour sur l’épaule, comme un baluchon.
Ce soir, son baluchon est prêt. Il va partir. Des années qu’il veut partir sans s’en sentir le courage. Ce soir il est prêt.
Il enjambe promptement le muret grisâtre du parc, et se poste droit face au jeune homme, la route les séparant. Il s’écoule quelques secondes avant qu’ils ne se reconnaissent.
Alors le jeune homme se lève, quitte son banc gris et froid, traverse lestement la rue, en flottant presque au dessus du bitume sombre qu’il haït profondément. Il peut enfin dégourdir ses membres, se décoller de la pierre froide et dure, fuir l’odeur de l’asphalte et les mégots qui jonchent le sol.
C’est lui qu’il attendait.
Arrivé de l’autre côté de la route, il observe le vieille homme, étudie avec attention les détailles de son visage, sa peau parcheminée, presque entièrement dissimulée par une épaisse barbe, des sourcils broussailleux et de larges traces de terre sombre. Il veut sonder ce visage qu’il rêvait tant de voir, et se réjouit de n’y déceler qu’un air de vieux chêne paisible. En compagnie de cet être hors du temps, des normes et du genre humain, il se sent tout de suite en sécurité. Il sourit, comblé, en voyant des feuilles coincées dans les plis de la salopette usée par le travail de la terre. La vieille ombre attendait simplement, en bon misanthrope, que les Hommes s’en aillent pour sortir de sa retraite.
Le solitaire brise soudain son immobilité, tendant brusquement un arrosoir vide au jeune homme, qui s’en saisit avec ravissement. La Bêche, prêt, tourne alors ses talons terreux, enjambe à nouveaux le muret sale et terne, et disparaît dans les buissons du parc. Sans hésiter, le jeune homme glisse la anse de l’arrosoir sur son bras, enfonce ses lunettes sur son nez et s’aventure dans la végétation verdâtre du parc, à la suite de l’ombre du jardinier. Les voilà qui quittent enfin ce monde froid, bruyant, gris, droit, stressé, stressant, symétrique, oppressant et avide.
Il quittent définitivement la scène, se dérobant au monde absurde et grégaire des Hommes.