Une des caractéristiques communes à la plupart des hommes et des femmes habitant cette planète est le désir de vivre, ne serait-ce qu’une heure, dans la peau du sexe opposé. Et c’est ici, en utilisant mon imagination comme moyen de transport, que je vais me payer ce luxe.
Tout d’abord, il faut construire le récipient féminin qui recevra mon âme masculine. Ah ben oui, c’est ça qui pimentera l’affaire ! Si je fais ça en changeant totalement de genre, ce sera bien moins drôle. Donc, concentrons-nous sur le récipient : elle s’appelle Samantha. Elle est brune, a le teint mat et des yeux clairs, verts, un vert rare qui attire les regards. Elle est assez grande pour une fille, un mètre soixante-six. Elle adore le sport, surtout les sports aquatiques, et s’entraîne régulièrement à la piscine municipale. Vous l’avez peut-être croisée aux vestiaires. Et si vous l’aviez croisée, vous vous en souviendriez, croyez-moi. Tout en elle respire la pureté : ses mains, ses pieds, son visage, tout est angélique. Pas mal comme récipient, non ?
Bon, maintenant vient le deuxième exercice : m’introduire dans ce corps. Ce n’est pas le plus simple, car il faut garder son calme et ne pas précipiter les choses, sous peine de sombrer dans une profonde crise schizophrénique. D’abord, j’y insère la partie de mon âme la plus superficielle, celle que l’on perçoit sans chercher à me connaître, la partie accessible à tous. Voilà, c’est fait. Pour l’instant, je ne ressens rien de particulier, ni d’agréable ni de désagréable. Maintenant, j’y place le reste de mon âme. Quelle sensation étrange… Mes appuis sur le sol sont différents, la répartition de mes organes aussi, ce qui doit expliquer cette sensation d’équilibre modifié. Cela me donne presque la nausée. Je vais sans doute m’y habituer.
Je suis dans le vestiaire de la piscine et, puisque je suis mouillée, j’en déduis que j’ai fini mon entraînement. Devant moi se trouve un sac de sport jaune et vert. À l’intérieur, mes vêtements… Mon Dieu ! Ce morceau de tissu si léger, c’est une robe… que je vais devoir porter. Ok, calmons-nous. Je suis Samantha, c’est donc normal pour moi de porter ces vêtements. Mon calme retrouvé, je me déshabille en prenant bien soin de ne rien effleurer de sensible, car après tout, je ne sais pas ce que cela pourrait produire sur moi. Me voilà habillée. Il va falloir rentrer chez moi, la journée est terminée, et je me sens épuisée.
J’ouvre la porte de ma cabine et sors du vestiaire. Je croise le regard de filles qui sont, semble-t-il, mes copines. Je garde mon sang-froid. Nous échangeons quelques mots… que je préfère ne pas retranscrire ici. Je ne savais pas que vous parliez comme ça de nous… Je suis presque choqué. Enfin.
Ma voiture est là, juste devant. Je peux rentrer chez moi. Dans l’habitacle, je réfléchis à tout ça. Je pense avoir fait une erreur en voulant conserver mon âme masculine. Et cette robe qui semble me découvrir plus que me couvrir, c’est désagréable. Comment faites-vous pour supporter ce truc qui n’isole ni du froid ni des regards ? Pour l’instant, cette expérience n’a rien d’agréable : entre cette abominable nausée et tout le reste, je suis un peu déçu. Mais la journée a été éprouvante. Épuisée, je tombe sur le canapé et m’endors d’un sommeil de plomb.
Je me réveille au petit matin. Les nausées sont toujours là, encore plus fortes. Je me précipite aux toilettes et vomis tout ce que je peux. C’est abominable. Si c’est ça, votre vie, je n’en veux pas ! Je veux revenir à mon état d’origine. Mais je ne peux pas faire marche arrière tout de suite… C’est trop tôt ! Avant d’aller au bureau, je passerai à la pharmacie.
Je me lève et me dirige vers la salle de bain pour me préparer. Je ne m’étais pas encore vraiment vue… mais là, nue, face au miroir, je me découvre. Bizarrement, je ne ressens rien d’autre que de l’admiration. Je ne suis pas capable d’éprouver autre chose que cela. En même temps, c’est normal : même avec mon âme masculine, je ne peux pas éprouver de désir en me voyant. Cette image dans le miroir, ce n’est que moi. Je peux simplement constater que je suis belle. Et c’est déjà énorme pour une fille. Vous connaissez beaucoup de filles qui se trouvent belles ? Si j’avais changé de genre en même temps que mon âme, j’aurais sans doute trouvé mes fesses trop grosses ou mes jambes trop musclées. Mais là, non. Je me trouve admirable. Finalement, tout est question de point de vue.
Mince ! L’heure tourne, je vais être en retard. Je me prépare à la quatrième vitesse… enfin, aussi vite que possible. Le maquillage et la coiffure ne sont pas vraiment mes spécialités, mais je m’en sors pas trop mal. Me voilà prête à partir.
Je descends les escaliers, me jette dans la voiture, passe la première et démarre en trombe en direction de la pharmacie. À l’avenir, il faudra faire plus attention : cette façon de démarrer n’est pas très féminine. J’aurais dû faire craquer les vitesses et partir en faisant brouter la voiture. Oh là ! Je plaisante, mesdames les Chiennes de Garde ! Vu ce que j’ai entendu sur le maître-nageur hier dans les vestiaires, j’ai bien le droit de me venger, non ? Enfin…
J’arrive à la pharmacie et me gare en évitant le créneau, on ne sait jamais. Le pharmacien est devant moi. Je lui explique mes symptômes et là, il me pose la question la plus étrange que l’on puisse poser à une femme qui était un homme la veille :
— Quand avez-vous eu vos dernières règles ?
Un petit moment de silence, comme si je calculais… Mais je ne sais pas lui répondre ! Je n’avais pas prévu ça ! Bon… Un vague souvenir de mes cours de bio en troisième me fournit une réponse très approximative :
— Euh… il y a au moins un mois.
Il me sourit et me propose un test de grossesse, m’expliquant qu’il faudra compléter cela par une prise de sang.
Je reste sans voix. Je paie et retourne à ma voiture, vidée, anesthésiée par trop de sentiments à la fois. Comment une créature issue de mon imagination peut-elle tomber enceinte sans que je le désire ? Je ne comprends pas. Et en prononçant ces mots, je prends conscience de l’abomination que j’ai créée. J’ai recréé Lilith, la première femme d’Adam, issue de la chair d’Adam lui-même… et elle est enceinte.
Lilith ne s’est pas soumise et a été chassée du jardin d’Éden. Furieuse, elle est devenue un démon.
Je suis devenue Lilith. Là, c’est vraiment le moment de paniquer et de me sortir de cette enveloppe. Mon Dieu, que vais-je engendrer ? Il faut que je retourne dans mon corps et que je remette celui-ci à sa place, dans le néant.
Mais il est trop tard. Tout bascule.
Je me sens mourir, absorbé par l’être qui est en moi. Ces abominables douleurs dans le dos… Je vais perdre connaissance…
Plus rien.
Sauf cette sensation étrange de flotter dans le vide.
Puis c’est la chute. Violente. Brutale. Douloureuse. L’obscurité totale.
Enfin, l’impact. Étrangement, sans véritable choc.
J’ouvre les yeux. Mes poumons sont vides. Je les remplis aussi vite que ma cage thoracique me le permet. Mes mains se précipitent vers mon visage. Je sens ma barbe rugueuse.
Je suis revenu dans mon enveloppe d’origine.
Je ne peux retenir mes larmes.
Cette expérience fort désagréable m’a appris deux choses :
1. Tous les fantasmes ne sont pas bons à vivre, croyez-moi.
2. Les femmes parlent de nous comme de vulgaires objets sexuels sans sentiment. Mais ça… c’est peut-être notre faute
Merci