L’écho d’une vie

Notes de l’auteur : Cette histoire courte a été écrite dans le cadre d'un concours d'écriture. Le thème du concours était de sélectionner un objet à partir d'une liste proposée par le jury. Cette histoire n'a pas été retenue donc la voici maintenant. Bonne lecture.

Un claquement sec le fit sursauter, il se tétanisa lorsqu’il découvrit l’origine du bruit et vit l'objet bondir devant lui. Il tendit le bras, par réflexe, prêt à le saisir au vol, le faire taire à tout prix. Encore surpris, dans un geste imprécis, il ne sentit que le contact froid et dur sur le dos de sa main. Pris d’un nouvel élan, la petite sphère s’échappa, hors de portée, libre d’explorer la pièce et de percuter sans restriction sol et meubles dans une symphonie de notes percutantes. L’homme, impuissant, serrait de toutes ses forces les lanières de cuir du lourd sac qu’il transportait, chaque impact sur le carrelage lui glaçant un peu plus le sang, lui faisant serrer les doigts un peu plus. Le tempo s’accéléra, jusqu’à ne devenir plus qu’un son continu, le cliquettement aigüe du verre sur le carrelage raisonnant dans toute la maison. Un bruit mat signa l’arrêt de l’objet, l’ultime résonnance d’un parcours funeste alors que le silence reprenait inévitablement ses droits.

Il resta un long moment interdit, le cœur battant, les nerfs à vif. Il guettait le moindre bruit, il n’arrivait pas à se concentrer, il manquait d’air, il ne s’était pas aperçu qu’il avait retenu son souffle. Il inspira profondément, trop de bruit, il faisait trop de bruit, il devait se calmer, calmer sa respiration, la contrôler, il n’entendait qu’elle, aussi angoissante que le souvenir de l’impact de la bille, aussi rapide que l’écho de ses rebonds qui résonnaient encore à ses oreilles. La bille. Où est-ce qu’elle était ? Il regarda anxieusement aux alentours, il devait la retrouver, tout attirait son regard, les ombres dansantes, le reflet des objets, tout lui semblait une menace. Le moindre rayon de lune filtrant au travers des fenêtres était un danger, n'importe qui pouvait le voir de là où il était. Il fallait trouver cette bille, non, d’abord se cacher. Il s’abrita derrière le bar de la cuisine, à l’abri de la lumière, à l’abri des regards. Il s’assit.

Il reprit peu à peu le contrôle de sa respiration. Serrant ses genoux dans ses bras, il déglutit plusieurs fois, se réconfortant de la quiétude de la nuit. Toujours aucun signe de vie. Il serra les dents, contenant le juron qui voulait franchir ses lèvres. Il passa rageusement ses mains calleuses à travers ses quelques cheveux épars. Il n’était pas un débutant, ce n’était pas la première fois qu’il le faisait, tout s’était déroulé comme à l'accoutumé. Pas de chien, pas de système de sécurité, juste de bons vieux verrous. Discret, sans casse, seulement lui et son crochet contre les serrures du quartier. Au cœur de la nuit, il était entré dans le petit jardin, à pas de loup, une simple vitre coulissante retenue par un loquet lui barrant le chemin, une longue tige métallique et l’affaire était jouée. Il avait franchi la fenêtre, l’objet avait glissé de sa poche. Il soupira, ça faisait trop longtemps, il se faisait vieux, peut-être.

Une petite lumière au coin de l’œil attira son attention, elle était là, à quelque pas, baignée dans les rayons de la lune, brillante d’un doux éclat taquin, fière du coup qu’elle venait de lui jouer. Le même sourire qu’une petite tête blonde, la même espièglerie. Il secoua la tête à ce souvenir et s’approcha de l’objet, cette petite sphère qui lui avait causé une telle frayeur. Il tendit la main, ses doigts tremblaient. Il tremblait tout entier devant cette petite bille, si simple, une de celles que possédait n’importe quel gamin dans une cours de récré, celles qui traînaient n’importe où, au détour d’une marche, dans un terrain vague, au fond d’un carton. Une de ces vieilles billes, toujours les mêmes, toujours ce même design indémodable, une simple vague peinte à l’intérieur, de ce ton monochrome vert comme seul coloration. « Œil de chat » qu’on les appelait s’il se rappelait bien. Le genre de jouet à cacher à la vue des enfants trop jeunes, qui te les boulottaient avant même que tu ne puisses dire « non ». Le genre de babiole qui marquait ton enfance, et que tu oubliais à ton adolescence.

Il se releva doucement, de nouveau calme, de nouveau maître de lui. Pourquoi avait-il paniqué ainsi ? Ce n’était pas la première fois qu’il s’introduisait dans une maison, c’était facile, ça l’avait toujours été. Il empocha distraitement la bille et s’avança au milieu de la pièce, son sac était là, dans sa précipitation il l’avait laissé derrière lui. Il contenait tant et il l’avait laissé derrière pour une petite bille, il se faisait décidément vieux. Il l’attrapa et accéda à la salle principale de la maison, un immense foyer, contenant télé, chaîne hi-fi et bibelots. Le genre de matériel que prendrait un amateur. Trop grand, trop lourd et difficile à revendre à un bon prix derrière. Non, ce qu’il cherchait aujourd’hui avait beaucoup plus de valeur que ça. Il ne s’attarda pas plus longtemps dans la pièce et prit le couloir. Plongé dans l’obscurité, on pouvait deviner les nombreux cadres accrochés au mur, alanguis depuis une éternité par le tic-tac régulier d’une grande horloge. Il se dirigea sans hésitation au fond du couloir, vers un escalier dissimulé dans un noir d'encre. Son objectif était à l’étage.

Il s’arrêta et écouta les rumeurs de la nuit. Rien. Bien, il avait commis une erreur tout à l’heure, mais les occupants ne s’étaient pas réveillés. Il gravit la première marche, puis la deuxième, non pas la deuxième, il retint son pied. La deuxième grinçait, il allongea le pas pour l'enjamber. Il souffla, il devait se concentrer. Il reprit plus doucement son ascension, à chaque marche un cadre différent, ses occupants, toujours les mêmes, le jaugeant du regard. Des photos de familles, instants figés d’un moment de la vie des occupants, défilant à côté de lui. Il ne se souvenait pas qu’il y avait tant de marches. Il caressa distraitement la bille qu’il avait au fond de sa poche, se perdant dans ses souvenirs, son regard capturé par l’une des photos accrochées. Ils avaient l’air heureux. Trois personnes le regardaient, souriantes. Il sentit son cœur se pincer et le malaise s’intensifier, ce qu’il faisait était mal, il n’avait pas le droit de leur infliger ça, non, en fait, il avait le devoir de le faire. La tête lui tournait, il dût s’appuyer contre le mur, son bras s’écrasant sur l’un des cadres. Là encore les occupants le regardaient, mais ils ne souriaient pas, ils avaient l’air triste. Juste la mère et son enfant. Sa respiration se saccada, il fallait partir. Il ne devait pas rester ici. Serrant la main sur les bretelles du lourd sac en cuir, sentant la petite sphère au creux de sa main. La bille. Alors il se rappela.

Il jouait avec sa fille, la dernière chose qu’il avait faite avec elle. Ils étaient venus, chez lui, par la petite porte du jardin, ils lui avaient demandé de le suivre. Il se rappelait le regard d’étonnement de sa femme, puis la réalisation, elle croyait qu’il s’était rangé, que cette vie-là était derrière lui, il n’avait jamais pu arrêter. Trop de dettes, il ne savait pas comment faire autrement, il ne connaissait que ce moyen. Dans les yeux de sa femme, ou devrait-il dire son ex-femme, il y avait lu la rancune et la déconvenue, mais ce dont il se souvenait par-dessus tout c’était les yeux verts de la petite tête blonde. C’étaient ses yeux à elle qui l’avaient hanté, pleins de larmes, pleins d’incompréhension. Ces petits yeux qu’il voyait parfois au fond de cette bille.

Le cliquetis de l’horloge l’extirpa de son tourment. Le voleur eut presque envie de rire, un rire sans joie, amer. A peine sorti, et déjà il violait la loi. Pris et condamné, il s’était juré de ne plus faire un pas de côté, et le voilà aujourd’hui, un autre crime. Il y a quelques années, ça ne l’aurait même pas effleuré, il s’était toujours trouvé une raison, libérant sa conscience du mal qu’il faisait, un travail comme un autre, la nécessité d’une pauvre âme. Il s’était même fixé une ligne de conduite, pas des gens dans le besoin, uniquement des biens matériels qui n’étaient pas nécessaires, pas deux fois la même maison. Il s’était acheté une conscience, taisant sa morale derrière des faux semblants et des ronds de jambes. Il enterra tout état d’âme et gravit les dernières marches auparavant insurmontables. Tout était calme, quatre portes, deux de chaque côté du couloir. Derrière elles, le souffle régulier des dormeurs, inconscients de l’intrus qui avait pénétré leur domaine, violé leur intimité. Il appuya son oreille sur la première à gauche qui était légèrement entrouverte, la respiration lente et profonde de deux personnes remplissait l’atmosphère de la pièce. Il secoua la tête satisfait.

Il se dirigea vers la porte de droite, soigneusement fermée. Il remarqua le léger motif floral qui ornait le contour de la poignée, c’était celle qu'il cherchait. Il entra dans une petite pièce plongée dans l’obscurité. La chambre de la petite, rangée, croulant sous les objets amassés au fil des années. Des posters d’adolescentes, des musiciens, des chanteuses et des stars de ciné. Un petit miroir placé sur un bureau au milieu des livres d’études sur la médecine, on dirait. Des babioles, des gris-gris, des photos, des souvenirs d’enfance. Le papier peint d’une petite fille dans la chambre d’une jeune adulte, l’histoire d’un début de vie concentrée entre quatre petits murs. Son monde à elle, chamboulé par l’entrée d’un inconnu, d’une ombre tenant un grand sac d’une main, une petite bille de l’autre. Sa vision se trouble, ça y est, c’est trop, il n’aurait pas dû venir. Ses mains se crispent, son fardeau s’alourdit. Qu’est-ce qu’il faisait ici exactement, qu’est-ce qu’il pensait exactement accomplir ici, avec ce sac ? Il jeta un coup d’œil à l’intérieur, la lueur de la lune éclairant les billets qu’il contenait. Il était venu sur un coup de tête, pourtant il savait qu’il ne devait pas espérer, il l’avait appris il y a longtemps. Les quatre petits murs de la chambre lui rappelaient les siens, lui rappelaient la petite lumière provenant de la lucarne de sa cellule. Les jours s’étaient écoulés, identique au précédent, une monotonie grave, un temps suspendu, si long. Le monde avait avancé sans lui et il ne le réalisait que maintenant. Tout ce qu’il avait vécu lui avait semblé tellement étranger, hors de sa compréhension, comme une autre vie. Une vie qui n’était pas la sienne, une vie remplaçant l’ancienne, la mettant en veille, une vie qu’il essayait de mettre à présent derrière, récupérer la plus belle. Il était revenu, espérant que tout se résoudrait, mais il aurait dû le savoir. Ou tout du moins le comprendre lorsque les visites devinrent de moins en moins fréquentes, lorsque sa femme lui avait présenté les papiers du divorce. Le savoir surtout lorsque personne n’était venu le chercher le jour de sa libération.

Il capta un mouvement du coin de l’œil, il fit volte-face, prêt à déguerpir. Est-ce qu’il avait été repéré ? Aucun bruit. Là, dans le coin de la pièce, dans le fauteuil, une forme bougeait dans le noir. Il combattit son envie de s’enfuir et resta à regarder l’ombre se débattre avant de ne plus bouger. C’était une personne, une jeune femme, endormie. Qu’est-ce qu’elle faisait ici ? Un petit bureau jonché de papiers à côté lui répondit. La petite s’était assoupie, elle devait avoir travaillé toute la nuit, une couverture la recouvrait, le geste de deux mains aimantes passant par là. Elle avait encore les traits de l’adolescence mais son long visage anguleux suggérait déjà l’âge adulte de la jeune fille. Elle lui ressemblait tellement. Il ne sentit pas les larmes coulaient le long de ses joues. Il pleurait sans bruit, laissant s'échappait le poids des années enfuies. Il ne reconnaissait plus rien, ni les lieux ni les occupants. Il regarda de nouveau le sac et la petite bille qu’il avait dans les mains. Elle était lourde. Un objet si insignifiant, si important. Au bout d’un long moment il se leva, la tête basse, le dos courbé sous le poids de la honte et du regret. Il descendit ces marches qu’il avait tant de fois gravies et tant descendues il fût un temps. 

Une ombre sortit de la maison d’un petit quartier bourgeois, sans un bruit, sans un heurt. Une silhouette voûtée s’éloignait dans les rues calmes d’une petite bourgade, un sac à la main, une note jetée dans un caniveau. Un souvenir quitte la ville cette nuit, ne laissant qu'une petite bille sur le chevet d’une jeune femme, délaissant des écrits apposés par une main vieillissante dans une ruelle. Juste une courte phrase, une carte de bon anniversaire signée simplement, « grand-père ».

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