Lee-Lou, le phénix à la mer

Lilou vivait heureuse dans une ville bâtie sur l’estuaire. Elle traçait son chemin avec bonheur en courant dans les rues, ses cheveux rouges se déployant derrière elle comme une traînée de flammes. Si les rois de la terre et de la mer ne s'étaient pas mêlés de son destin, elle serait devenue une brave femme, bonne mère de famille, simple tisseuse comme l'étaient ses deux parents, modestes personnes qui l'aimaient de tout leur cœur dans leur petite chaumière douillette.

Ce matin-là comme tous les autres, elle ouvrit sa porte à la volée et dévala les rues pavées, volant plus qu’elle ne courait, longeant les quais, doublant les barques de pêcheurs, passant devant le château où elle salua en coup de vent un homme maussade, le roi, qui ne lui répondit pas.

Il scrutait, de l’autre côté du fleuve, les terres sauvages qui lui échappaient, protégées par la frontière de l’eau. Il rêvait d’étendre son royaume, pour rivaliser avec les autres monarques, dont le prince Torve, son voisin, ondin régnant sous les flots, doté de pouvoirs merveilleux. Le roi était prêt à tout pour accroître son pouvoir.

Un courant d’air secoua sa barbe. C’était Lilou qui repassait, filant comme une flèche, chargée de pain frais pour sa famille. Le roi pensif rentra dans sa demeure pour mettre en œuvre ses projets. C’est ainsi que, ce même jour, il descendit dans l’eau froide de l’estuaire, avec ses sujets chargés d’or, d’objets précieux et de bijoux, pour rendre visite à Torve, prince de la mer, dans son imposant palais au fond des eaux troubles, dressé entre les pitons rocheux, façonné par la magie.

« Cher voisin, grand prince Torve, je suis bien gêné par ce fleuve qui empêche ma ville de s'étendre. Toi qui règnes sur l’eau et la pierre, ne pourrais-tu pas nous construire un pont ?  Voici des richesses en remerciement de ce service que tu me rendrais. »

L’ondin sourit, appuyé au dossier de son trône.

« Lève les yeux, voisin. Vois-tu ces pierres précieuses qui ornent chaque mosaïque sur les murs de mon palais ? Je n'ai pas besoin d'or ni de bijoux. Mes coffres sont pleins des richesses des bateaux des naufragés. En revanche, je veux une épouse humaine. Donne-moi une fille, tu auras ton pont. »

Dans le silence glacé des eaux profondes, les sujets retinrent leur souffle. Quant au roi, il sourit largement :

« Marché conclu. La fille qui la première marchera sur le pont et jettera un anneau d’or dans l’eau, celle-là sera à toi. »

Le roi rentra chez lui, content de ranger ses trésors dans ses coffrets. Il défendit à sa fille et à sa femme de sortir du château avant que tout soit sûr. Il resta toute la nuit posté à sa fenêtre et vit un miracle s’accomplir. A la lumière de la lune, des pierres massives jaillirent hors de l’eau et s’empilèrent en ordre parfait. Au petit matin, un pont reliait les deux rives.

Le roi sortit sur le seuil de son château, le poing serré sur un anneau d’or. Les premières lueurs du levant frappaient la pierre ruisselante et neuve.

Comme tous les matins à cette heure-là, une cascade de pas légers s’approchaient. Ce jour-là, Lilou ne passa pas en coup de vent devant le roi. Elle s’arrêta, contemplant le pont massif sorti de la mer en une nuit. Le roi l’appela :

« Monte donc sur le pont et jette cet anneau dans l’eau, pour remercier le prince Torve qui l’a construit cette nuit. »

Lilou prit l’anneau et s’élança, enthousiaste et honorée. Elle jeta la bague de toutes ses forces vers le large. Aussitôt la mer se souleva en une haute vague qui n’en finissait pas de grandir. La lame s’abattit sur le pont et emporta Lilou.

Elle fut entraînée dans la mer par les puissants courants dont elle ne pouvait s’écarter. Elle croyait connaître par les contes des trouvères le monde sous-marin et ses habitants, ondins aux crêtes d’argent, sirènes aux voix enchanteresses, villes sous l’eau peuplées d’enfants élevés par les poissons. Ses yeux s’écarquillèrent en contemplant le palais des mers, couvert d’une coque nacrée, aux tours en spirales, étincelant dans la lueur mordorée du soleil lointain.

Puis les courants la poussèrent sous le portail de pierre et l’émerveillement se changea en peur. L’ondin l’attendait, sourire sans lèvres, satisfait d’être livré. Elle l’interrogea poliment, puis pressement, mais il ne répondit à aucune de ses questions. Elle appela, supplia, hurla, mais les portes du palais se fermèrent et étouffèrent l’écho de sa voix.

Le matin, dès que le prince Torve lui tourna le dos, elle s’échappa. Elle traversa les flots, se joignit aux vagues et courut sur le sable, droit vers la petite chaumière de ses parents.

La porte était close et les voisins n’osèrent pas se montrer. Une voix l’interpella au travers d’un volet :

« Les soldats sont venus. Le roi a fait arrêter tes parents ! »

Alors Lilou s’enfuit à travers la ville, loin de la mer, du maudit pont, du roi malhonnête et du cruel ondin.

Le prince Torve avait découvert sa fuite. Il lança la pluie à la poursuite de Lilou. Une averse déferla sur les toits de la ville, explorant les rues, tâtant les cheveux de tous les passants. Elle tomba sur la chevelure rousse de Lilou et s’abattit en déluge sur d’elle. Des trombes d'eau lui fauchèrent les jambes et l'emportèrent, sous les yeux effarés des habitants muets, qui s’abritaient sous les auvents en souhaitant ne jamais connaître pareil sort.

Ramenée devant l'ondin, elle hurla, prenant à témoin chaque crustacé incrusté dans les murs du palais :

« Je ne suis pas ta femme !

- Mais si, ne m’as tu pas donné l’anneau d’or ?

- J’ai été piégée. Je ne t’ai pas choisi pour époux.

- Tu t’en accommoderas, ou tu mourras. »

Il scella les portes de sa demeure.

Les jours passèrent, puis les semaines, les mois et les années. Lilou eut trois enfants, encombrants bambins qu’elle berçait d’une main distraite. Chaque jour, elle s’asseyait à la fenêtre d’une haute tour et scrutait la surface. Elle pleurait des larmes de sang qui s’envolaient dans l’eau de mer, parfois happées par un poisson de passage, qui repartait en répétant les malédictions qu’elle avait murmurées tout bas à l’encontre de tous les maris et rois du monde.

Des créatures plus grosses, dauphins et bélugas vinrent à leur tour écouter cette deux-jambes à sa fenêtre. Si bien qu'un jour, Lilou tendit le bras, attrapa l’aileron d’un dauphin, qui l'entraîna à grande vitesse jusqu'à l'estuaire. Elle remercia son complice puis nagea, remontant le long du fleuve aussi loin que ses bras fatigués purent la porter. Elle se cacha sur la berge d’une rivière aux eaux limpides, sous les arbres, où la pluie ne pourrait pas la trouver.

Du fond des mers, le prince Torve convoqua alors chaque roche, chaque pierre, pour être ses yeux et ses poings. Lilou qui scrutait l’eau et le ciel ne prit pas garde aux galets, qui roulèrent sous elle, la soulevèrent et la ramenèrent, frappant ses mains qui s’accrochaient aux racines, ses mâchoires qui appelaient à l’aide, ses genoux qui cherchaient à l’éloigner dans une direction contraire.

Au palais de la mer, Lilou négocia âprement :

« Laisse-moi partir. Entre nous il n’y a que la violence. Séparons-nous.

- Nous séparer ? Que fais-tu des enfants ?

- Prends-en un, j’en prends un…

- Et séparons le troisième ! Prends une jambe et moi l’autre ! Tirons – chacun son morceau. »

Le prince Torve rit et Lilou bouillit de rage.

Trois nouvelles longues années passèrent. Aux yeux de son entourage, Lilou était calme comme le corail poussant sans bruit sur les toits du palais. Mais elle entretenait sa rage comme le volcan couve l’éruption. Tantôt elle descendait dans les caches du palais où elle jouait distraitement avec les tas de pièces d’or, tantôt elle passait ses journées à lorgner vers la surface les ombres massives qui signalaient le passage d'un bateau. Elle parlait aux poissons et aux courants légers qui n’obéissaient pas à l’ondin. Elle daignait parfois rendre visite à ses enfants gardés dans une aile du palais. Elle leur racontait alors le monde des humains et ses merveilles.

Puis un jour, elle fut prête. Elle embrassa ses trois petits, descendit dans les salles des trésors, où elle remplit ses poches de pièces lourdes et anciennes. Elle monta dans la tour et sauta par la fenêtre. Elle flotta dans le ciel de la mer et les courants légers la portèrent vers la surface, où s’approchait un bateau de marchands dont elle connaissait les moindres heures de passage. Lorsqu'elle creva le miroir des eaux, éblouie par le soleil, vivifiée par l'air frais, elle hurla à pleins poumons, alertant l'équipage.

Dès qu'elle posa le pied sur le pont, elle se réfugia dans la cale et demanda le barbier.

« Rase-moi le crâne, qu’on ne voie plus un seul cheveu rouge depuis la terre, l’air ou la mer. »

Elle se fit engager comme cuisinière pour la traversée. Quand le capitaine annonça l’arrivée prochaine au port, elle trouva refuge sur autre navire. De voyage en voyage, elle ne posa plus jamais le pied sur terre, pas plus qu’elle ne descendit dans l’eau. Elle s’abritait de la pluie sous un très large tricorne et guettait avec un œil mauvais le moindre caillou, y compris les pierres précieuses que les nobles arboraient en bagues ou colliers.

Elle était devenue Lee, la femme chauve. Elle fut matelot, institutrice, timonière, pêcheuse. Elle apprit à manier l’épée et la poudre. Elle devint pirate et se plut tant au métier qu’en quelques années, elle fut capitaine de son propre bâtiment.

Elle attaquait chaque bateau arborant pavillon royal, quelles que fussent les couleurs et la nation visée. Elle pillait les richesses, prenait des otages, rançonnait leur libération et recrutait les rebelles. Son équipage était fait d’orphelins, filles fugueuses, avorteuses, condamnés à mort échappés à la justice. Son pavillon était un phénix pleurant des larmes de sang.

Le prince Torve avait lancé la pluie sur les terres, consulté les pierres sous les mers, sans jamais trouver Lilou. Les années passaient, il enrageait et promettait récompense et richesse à toute créature qui ramènerait sa femme, vive ou mourante.

Enfin des pirates rivaux vinrent à lui pour la dénoncer.

« Il y a, à des milliers de miles, une femme chauve, au pavillon d’un phénix pleurant des larmes de sang. »

Triomphant, le prince Torve déploya sa puissance.

Lee sur son bateau sentit le ciel se tordre et la terre s’ouvrir. Elle renvoya vite tout son équipage à terre. Il fallut donner des missions et des ordres précis, afin de sauver leur trésor et d’éviter une révolte, chaque matelot souhaitant affronter l’ondin aux côtés de la capitaine. Il fallut embrasser chaque femme et lui promettre de survivre coûte que coûte. Seule à bord, elle fit ses préparatifs.

Le sol trembla. La roche des fonds marins se craquela en épines de pierre qui rompirent les flots et emprisonnèrent le bateau. Les nuages crevèrent et la pluie déferla. Mais Lee restait dans sa cabine, sabre en main, hurlant des imprécations à l’adresse des éléments, sans vouloir se mettre à portée de la pluie ou des vagues. Le prince Torve, qui espérait des supplications, vint, traversant les milliers de miles en un éclair.

La tempête cessa brusquement. Lee-Lou remonta sur le pont pour y rencontrer l’ondin, face-à-face. Il lui sourit :

« Te voilà enfin, Lilou. Mère dénaturée, épouse infidèle. Il est temps de te rattraper.

- Je n’ai rien à rattraper. Je n’ai jamais consenti à t’épouser, ni à partager ton lit, ni à porter des enfants.

- Je le reconnais. Reviens donc au palais sous les mers, tout cela peut encore changer.

- Tu as déjà eu des années pour changer. Il est trop tard, laisse-moi vivre ma vie.

- Tes mots de révolte ne serviront à rien. Choisis : c’est les enfants et moi, ou la mort. »

Le vent avait arraché les voiles et leurs lambeaux flottaient autour d’eux comme des fantômes. Les débris de la barre et de la mâture jonchaient le sol.

« Alors j’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir, répondit-elle.

- Me crois-tu bête ? Je ne te laisserai pas repartir sur ta coquille de bois.

- Laisse-moi dix minutes seule sur ce pont. En gage de bonne foi, je te donne la clef de ma cabine, je t’y rejoindrai avant que le soleil ait bougé d’une main. Vas voir, tu verras que moi aussi, j’ai pensé à toi toutes ces années. »

Curieux et content, le prince saisit la clef et descendit l’escalier. Il ouvrit la porte de la cabine de la capitaine, faisant tomber une lanterne accrochée à la poignée. Malgré la pluie, il sentit l’odeur de la poudre. Les bougies se renversèrent au sol.

Lee-Lou sauta du bastingage et plongea dans les eaux. Les flammes coururent sur les mèches. L’explosion projeta des langues de feu et pieux de bois, brisant à jamais le prince Torve et ses menaces.

Lee nagea jusqu’à la côte et prit pied sur le sable. Le sol était si doux sous ses pas qu’elle rit pour la première fois depuis que l’enfant Lilou avait jeté un anneau d’or dans la mer. Elle courut jusqu’au premier port où elle retrouva les membres de son équipage. Elle fêta sa victoire avec faste.

Lee-lou avait fait mettre son trésor en sûreté. Elle racheta un bateau plus grand et plus solide encore que le premier. Elle en est toujours le capitaine et son pavillon, phénix pleurant des larmes de sang, flotte sur toutes les mers.

Au fond des mers, trois enfants grandissent et attendent depuis lors le retour de leurs parents. Trois colères mûrissent et menacent d’éclater à leur tour.

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Kieren
Posté le 23/12/2022
L'histoire commence bien, je suis bien curieux pour le personnage de Lilou, elle a l'air d'avoir l'innocence d'un enfant. L'atmosphère est bien rendue, on sent la mer dans ce texte. Je ne sais pas par contre si l'introduction est nécessaire, sans raconter que Lilou a fuit le pays pour échapper à un mariage forcé; on aurait pu commencer directement par Lilou qui passe devant le roi. Mais je pinaille, ce texte est déjà très bien.
Erwel.le
Posté le 23/12/2022
Merci pour ton retour !
Baladine
Posté le 01/12/2022
Hello !
Contente de découvrir ton univers de conteuse ! Les cheveux rouges de Lilou m'ont tout de suite fait penser à la petite Sirène de Disney (on a les références qu'on peut hein ^^). Je trouve intéressant que le point de vue commence sur Lilou et, quand elle passe devant le roi, on revient en arrière, on rejoue la scène de son point de vue. Je m'amuse du prince de la mer qui s'appelle Torve (il a pas l'air bien sympathique, celui-là, mais peut-être qu'on sera surpris ! )
Une coquillette :
- Toi qui règne => qui règnes
- autre remarque : Torve, prince de la mer, c'est répété deux ou trois fois en peu de temps. A l'oral c'est bien de le faire, mais à l'écrit, ça fait un peu redondant.
Une broutille :
"Je pourrais, mais en échange je veux plus que de l’or. Je voudrais ta fille pour épouser son sang royal.
- Marché conclu. La fille qui la première marchera sur le pont et jettera un anneau d’or dans l’eau, celle-là sera à toi. »
=> ça m'étonne que Torve, prince de la mer, ne réagisse pas, parce que ça n'est pas du tout ce qu'il essaye de conclure et on sent bien que le roi essaye de le rouler. Est-ce qu'il ne faut pas prendre le temps de préciser que le roi réfléchit avant de poser ses conditions, et que Torve est un peu bête alors il a pas compris...? :D
Et finalement, il donne quand même sa fille ! C'est fou, ça, qu'est-ce qu'il a derrière la tête, ce roi? ^^ Tu nous laisses sur un très beau suspense, j'ai hâte de savoir la suite !
On a l'impression que Lilou est très jeune, c'est peut-être le nom ou le fait qu'à chaque fois qu'on la voit, elle court partout ! Est-ce qu'elle va se transformer en ondine ?
A bientôt !
Erwel.le
Posté le 02/12/2022
Hello, Merci pour ces retours !
Ah, tu as raison, Torve n'est pas bête, le roi ne peut pas lui répondre ainsi, sa tromperie est trop flagrante.
Lilou n'est pas la fille du roi. Je vois donc que ce n'est pas assez clair dans cette présentation.
Encore merci :-)
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