L'envol
Les ascenseurs provenant, ou circulant en direction du Quatrième Etage sont momentanément interrompus. Nous prions nos voyageurs de bien vouloir nous en excuser, des moyens intermédiaires seront bientôt mis en place. Les étudiants se présentant aux Examens Finaux sont priés de s'annoncer aux gares principales, des drones les transporteront vers leurs destinations respectives.
Le message résonnait sur les quais du Quatrième, répété à chaque fois que les patrouilles des Gardes se croisaient. Depuis l'attentat de la veille, les mesures de sécurité avaient été quadruplées. Le peuple des étages inférieurs avait vu leur accès aux ascenseurs restreint et les contrôles de sécurité s'étaient fait plus prononcés. Naëlle avait bien cru perdre sa commande, mais plusieurs coups de téléphone avait permis de réactiver son passe. Aucun Elite ne voulait avoir à se retrouver une couturière.Elle eut un sourire amer et ferma les yeux pour se contenir.Merde.
Autour d'elle, le plastique et le métal enfermait le Gemini dans un écrin de verre, les ascenseurs montant et descendant le long de son tronc. Un véritable autel à la gloire de l'arbre qui les maintenait en vie, loin de la terre intoxiquée par des générations d'inconscients.
Insensible à cette beauté, Naëlle sentait la brulure de la sève au travers de l'écorce, des vitres et des artifices. Elle serrait les dents sur l'intérieur de ses joues, les yeux brulants. Ne pleure pas. Son regard s'accrocha aux rares présents, se concentrant pour ne surtout pas penser. Les quais étaient dépeuplés, si vides qu'elle pouvait voir la texture du Gemini, le sentir battre, mortel derrière l'écorce protectrice. Peu prenaient l'ascenseur à cette heure-ci, pas en pleine journée. Des riches, des élites, puis des comme elle : les yeux un peu rouges, la mâchoire crispée, les lèvres fendues par les cris retenus. Au bord d'un gouffre. Ils étaient nombreux, les doigts crispés autour de leur poignet, à vouloir arracher leur transmetteur.
Le sien vrombit pour l'avertir de l'arrivée de l'ascenseur. Un frémissement. Un message. Ses pieds se trainèrent sur le métal bruni pour la faire entrer tout au fond de la cabine de verre. Elle descendait. Ses paupières s'affaissèrent. Derrière, la marque de l'écran restait, une annonce administrative imprimée dessus, pleine de condoléances et de bons sentiments.
Mise hors travail : durée minimale conseillée, une semaine.Cause : Décès.
Le transmetteur vrombit encore. Naëlle sursauta et rouvrit les yeux pour lire l'avertissement : ses fonctions vitales étaient trop déréglées, son congé serait prolongé sauf amélioration. Une grimace crispée et elle rabaissa son bras. Ses doigts glissaient sur les barres de fer. Reste debout. L'ascenseur continuait de descendre le long du Gemini. Une bouffée de haine la secoua à la vue des branches de l'arbre. Immenses, elles s'éloignaient dans les nappes d'un brouillard de plus en plus dense, révélant maisons, puis abris. Un sanglot lui serra la poitrine, la gorge, se répandit dans sa bouche et mourut sur ses lèvres. Reste droite. Respire.
La jeune femme se recroquevilla sur un siège laissé libre. Il fallait qu'elle se concentre. Karla. Karla allait encore avoir besoin d'elle. Naëlle se prit la tête entre ses mains et étouffa un cri. Crispée, secouée, elle sentit à peine son transmetteur vibrer encore et encore. Ses doigts se serrèrent autour du cuir liant l'écran à son bras. L'arrêt brutal de l'ascenseur soulagea sa peau. Des gens.
Elle essuya ses yeux et fit semblant de parcourir les nouvelles affichées sur son poignet. Les articles se succédèrent : guerre chez les Astreyiens, augmentation du niveau de vie dans les Geminis, attentat à la sève au Quatrième. Ses yeux se croisèrent. Diminution des accidentés au travail. Un rire sec lui échappa.Elle éteignit l'écran et ferma les yeux pour écouter le flot des conversations.
- Il a encore passé un décret de merde. Genre fermer les Etages va arranger les choses.
- C'est de pire en pire. Comment on peut voter pour un type aussi con et vénal ?
- Sais pas. C'est les bas étages aussi. Il leur a fait peur et paf, ça a marché.
- Promettre plus d'usines aussi. Comme si ça allait leur donner un meilleur boulot.
- L'ignorance. Ils se raccrochent à ce qu'ils connaissent.
Naëlle releva un peu la tête au discours et la rabaissa rapidement en analysant le travail des vêtements : classe moyenne, ou élites sans gout. Dans tous les cas, le couple lui servirait le même regard malsain de compassion en remarquant son nez rouge et l'amas de tissus lui qui lui servait d'habits. Non merci.
Ses pieds s'emmêlèrent dans les feuillets électoraux, amassés sur le sol du terminus. Premier Etage. L'ascenseur disparut derrière elle, l'abandonnant à sa station. Naëlle remonta sa branche, déchirée entre sa hâte et la peur de passer le seuil de sa cabane. L'écorce s'affaissait sous ses pieds, gluante et lourde. Elle renifla, fouilla ses poches à la recherche d'un tissu. Merde. La navette passa sous ses yeux. Ratée. Son sac s'écrasa à ses pieds. Un sanglot. Deux. Elle se baissa pour ramasser ses affaires sans se relever. L'amertume lui bloquait la poitrine. Seule. Ses ongles raclèrent sa gorge, la bouche ouverte sur un cri. Elle mordit son poing. Non. Pas comme ça. Pas dans la rue. L'air revint dans une déchirure.
Sans navette, la jeune femme recommença sa marche le long de la branche. Incapable de retenir ses sanglots, elle naviguait au travers de ses larmes, guidée par les écrans publicitaires. Leur lumière blanche perçait les brumes pour lui hurler leurs messages. La ferme. Ses pieds s'emmêlèrent dans un amas de vieux câbles, l'entrainant contre un mur. Elle se frotta les yeux pour se retrouver nez à nez avec l'image souriante d'un des Conseillers. Une vague de colère la souleva et son sac s'écrasa sur l'écran pour le briser. Conneries. Que des conneries !
- Naëlle !
Elle se figea. Son sac glissa le long de l'écran puis de l'écorce pour venir heurter ses jambes. Paralysée, la jeune femme regarda l'image encore un instant sans réagir. Crispée de haine. Des bras s'enroulèrent autour d'elle. Chauds. Elle lâcha son sac et s'affaissa au sol, suivie par l'étreinte. Des sanglots la secouèrent.
Isha serra doucement son amie contre elle. Les mots lui échappaient. Une vague de culpabilité se mêla à son chagrin et sa poigne se fit plus forte encore aux sons de gorge déchirés. Elles pleuraient à deux, seules dans la rue, entourées d'une brume glacée et nauséabonde. Isha redressa la tête et leva les yeux au ciel pour y faire rentrer amertume et désespoir. Ses doigts parcouraient les milliers de boucles brunes dans l'espoir d'y faire entrer un peu de chaleur et de présence, assez pour qu'elles puissent fuir le parfum empoisonné du brouillard. L'oxygène aurait bientôt totalement disparu dans les gaz du Gemini. Elles devaient rentrer. Maintenant.
Ses mains poussèrent Naëlle pour l'inciter à gravir l'échelle. La jeune femme glissa derrière le rideau de sa cabane pour s'arrêter aussitôt, frappée par l'image du corps déposé à même le sol. Une masse froide et inerte l'attendait, couverte du masque de sa sœur. Ils avaient dû la faire sourire. Elle ne voulait pas voir ça. Tiré. Tendu. Un sourire de poupée cassée. Ses pieds reculèrent, percutant ceux d'Isha qui la poussa gentiment en avant, les bras serrés autour. Elle aussi appréhendait la vue du corps inhabité. Karla avait été sa sœur par procuration, à défaut d'être la sienne. Elle serra Naëlle en un semblant d'excuses. Pour la douleur, pour l'impuissance, pour la suite.
L'orpheline resta immobile à observer sa sœur avant de s'avancer pour s'agenouiller à ses côtés. Les larmes étaient parties. Les yeux fixés sur la longue balafre brulée qui parcourait le visage et le torse de sa sœur, elle laissait la colère l'embraser. Une enfant. Ils avaient laissé une enfant se faire gicler par la sève acide. Karla n'aurait jamais dû avoir à travailler parmi les racines du Gemini. Ses doigts touchèrent brièvement la peau déjà froide et rigide. Un frisson la secoua. Elle sentit à peine Isha lui passer un masque autour du visage, concentrée à poser, un à un, ses doigts sur la masse froide devant elle. Le vide l'avait attrapée. Sa sœur était tombée et elle l'entrainait à présent.Morte.
Ses doigts se décrochèrent lentement de la main brulée, rougis par les restes de la sève. Ils ne l'avaient même pas bien nettoyée. Naëlle eut un rictus. Evidemment. Une pauvre. Pourquoi faire ? Personne ne réclamerait, puis ils avaient l'habitude. Elle se releva pour récupérer les seringues et le trousseau à statuette que les embaumeurs avaient dû laisser derrière eux. Ses mains tremblaient en dépliant le sac, elle se força à s'arrêter plusieurs fois pour respirer, le visage crispé par des vagues de chagrin. Même la colère n'était pas assez forte. La toile se déroulait par dessus le corps, englobant chaque pli dans une étreinte bientôt éternelle pour se rigidifier grâce à l'acidité du brouillard qui baignait désormais la cabane. Naëlle s'arrêta devant le visage, les mains dressées, étirant le dernier morceau du sac. Elle aurait voulu l'embrasser. Juste une dernière fois, quitte à s'empoisonner. Ses lèvres s'agitèrent faiblement, puis elle tira et claqua le tissu sur le crâne de sa sœur avant de reculer.
La mort était entrée dans la maison. Nappée de brouillard, elle touchait de ses voiles les restes de chaleur, rigidifiant le tissu autour du corps, jusqu'à le briser. Isha posa rapidement deux diodes autour du sac pour en retenir la forme avant que l'acide n'ait tout rongé. Un léger flash, et l'imprimante tridimensionnelle du trousseau commença son ouvrage dans un bruit mécanique, rythmant l'effervescence de l'acide.
Naëlle récupéra la statuette et détailla le dernier souvenir de sa sœur. Son visage s'était fermé durant la désintégration du corps et seuls ses yeux exprimaient une tristesse bientôt enfouie sous les couches de la colère et du désespoir.
- Faut qu'on parte ...
La voix avait été hésitante, vacillante dans la tourmente des émotions. Isha se rapprocha de Naëlle, les mains prises par un sac encore poussiéreux. Cette mort, c'était leur chance. Une chance terrible, mais l'unique qu'elles auraient avant longtemps. L'orpheline hocha la tête et attrapa les statuettes de ses parents pour les réunir avec celle de sa sœur au fond d'une poche. Il fallait partir.
La jeune femme attrapa son sac pour le fixer à ses épaules et à ses hanches avant d'accepter la corde tendue par sa compagne et de la lier à sa ceinture. Les deux se faufilèrent avec précaution hors de la cabane et de ses éclairages pour se glisser dans la nuit, aux abords de la branche. Devant elles, les ponts de métal brillaient de leur éclat froid, illuminés par les écrans dispersés tout au long des chemins qui reliaient maisons, branches et mines de sève. Les supports des ponts, de grands tubes de fer, s'enfonçaient dans le noir en une chute vertigineuse. Naëlle aurait donné n'importe quoi pour un ascenseur.
Après un regard l'une pour l'autre, elles plongèrent, s'agrippant de justesse à la première prise venue. Commença alors la remontée, lente et difficile. Isha passa en premier, plus forte et plus habituée à ce genre d'exercices ; dans les mines c'était son équipe qu'on envoyait escalader les branches du Gemini. Arrivée sous le pont visé, un amas de câbles lui permit de se stabiliser suffisamment et d'attacher la corde pour en jeter un bout à Naëlle, histoire de la sécuriser. Cette dernière, plus habituée aux aiguilles, guerroyait péniblement. Le masque n'aidait pas, serré autour de sa tête, il l'étouffait.
Haletante, elle se laissa tomber sur le lit des fils plastiques, la tête à quelques centimètres du vide. Son transmetteur vibra à son bras, mécontent. Trop d'efforts, et surtout mauvaise localisation. Naëlle tourna la tête pour le regarder. Un triangle jaune menaçant clignotait sur l'écran.
- Y a des mines au Troisième Etage ?!?
- Une. Viens, c'est par là.
Isha traversa le pont pour revenir sur l'une des branches du Troisième. Elle avait passé son adolescence à parcourir le moindre recoin de l'Etage. Ici, pas de cabanes, mais des maisons individuelles au métal solide, renforcées de plastique pour chasser les risques des gaz. Les écrans près du tronc étaient encore plus lumineux que ceux de la branche : énormes, ils n'avaient pas une éraflure et s'imposaient, au-dessus du terminal des ascenseurs.
Naëlle serra son sac sur son dos, elle espérait ne pas paraitre trop suspecte avec ses habits et ses bagages. Ce n'était pas sa première fois chez Isha, mais le couvre-feu donnait un autre aspect à sa visite. L'appartement, à deux pas du terminal, était désormais entouré de gardes patibulaires. Elle frotta ses habits pour les arranger et se força à se détendre pour passer la barrière d'agents. Un hochement de tête salua Isha puis les yeux se détournèrent. Naëlle ferma brièvement les siens et se hâta derrière sa compagne.
Elle respira. La maison d'Isha sentait bon les herbes médicinales. Un tintement de cloche résonna dans l'entrée et Naëlle se retrouva bientôt entourée d'une couverture râpeuse aux odeurs épicées. Les formes de Sasha écrasèrent brièvement la jeune femme dans une étreinte maternelle et puissante, consolatrice.
- C'est terrible ... J'ai fais du thé, venez.
La mère d'Isha les poussa gentiment vers le salon où une bouilloire fumante les attendait. Naëlle sentit son ventre gargouiller à la vue des biscuits. Elle osa à peine s'assoir sur les tapis de peur de les souiller.
- Servez-vous, j'ai préparé vos affaires. Je reste ici...il faut bien que quelqu'un soit là pour aider ces pauvres fous. Une bombe, sérieusement, comme si la violence allait faire bouger les choses.
Sasha avait marmonné son explication, les mains déjà occupées à fouiller dans un de ses cabinets. Des trésors s'y abritaient, loin des règlements absurdes et des propos parfois ridicules de l'intelligentsia. Sasha avait sauvé tout son matériel et ses recherches en rendant sa démission à temps. Son départ avait fait la une de tous les médias à l'époque : outrée par les manigances politiques, la Scientifique était partie tête haute, entrainant un flot de fidèles avec elle et surtout un savoir trop souvent interdit aux Etages inférieurs. Avec un Examen pour ouvrir et fermer les portes de l'avenir, qui avait encore le temps de s'instruire pour le plaisir ?
- Ah ! Trouvé. Changez-vous.
Deux paquets atterrirent sur les jambes des jeunes femmes. Naëlle retira à regrets ses voiles pour les robes lourdes et décorées des Ipshées. Elle avait dû en coudre, une fois, pour une délégation du Gemini d'Astrid. Héritières des Nobles qui gouvernaient cet arbre, personne n'oserait risquer l'incident diplomatique en les malmenant.
- Naëlle, tes cheveux te trahiront, garde bien ton capuchon sur ta tête et le voile sur ton visage. Les gardes n'oseront pas vous refuser de l'aide, mais mieux vaut rester le plus discret possible. Laisse Isha parler.
L'ouvrière hocha la tête, son visage rappelait trop celui des ouvriers du Premier Etage. Impossible qu'elle puisse être une fille de noble sélectionnée sur sa beauté. Les gardes auraient beau être effrayés, ils n'en seraient pas pour autant crédules.
- Je pourrai être un esclave sinon ... ils en ont sur Astrid, non ?
- Vous ne pourriez pas quitter le Gemini. Les Ipschées ont des passe-droits, pas leurs esclaves. Dépêchez-vous à présent, l'heure presse.
Naëlle jeta un coup d'œil à son transmetteur et plissa les sourcils d'inquiétude. Ses niveaux de stress vacillaient dangereusement de la détresse à l'excitation. Isha devait voir la même chose, elle fouillait déjà dans les cabinets de sa mère.
- Faut qu'on soit dépressive. J'étais de garde cette nuit, si le transmetteur me déclare apte au boulot, c'est foutu. Vont me chercher.
Le poignet de Naëlle vrombit doucement. Elle le regarda à nouveau pour voir un avertissement s'afficher et une invitation à la méditation. Elle montra l'écran à Isha.
- Si on stresse et qu'on a peur ça devrait jouer.
- ... même. Au cas où. Bois, y a pas trop de gout.
***
Au cas où. La couturière essuya une énième fois ses yeux derrière son voile et essaya de se concentrer sur l'allure imposante du terminal pour retenir un sanglot malvenu. Isha lui jeta un coup d'œil et se plaça légèrement en avant pour distraire le garde curieux et recommença à parler.
- ...et nos papiers sont perdus...ma sœur est terrifiée. Elle n'a pas l'habitude. Pouvez-vous nous appeler un ascenseur ? S'il vous plaît.
Elle regarda l'inconnu d'un air implorant, le visage toujours à moitié dissimulé par son voile. Son cœur battait la chamade et ses yeux fouillaient, à la recherche d'un signe lui montrant que l'homme avait marché. Prendre cette drogue avait peut-être été une erreur finalement. Personne ne les chercherait avant le matin, mais à quoi bon si elles se trahissaient au premier contrôle ? Le garde soupira et pointa leurs poignets.
- Vous ont remis ça sans vous dire à quoi ça sert ? J'peux vous authentifier avec, y a pas de peur à avoir.
Naëlle se mordit la lèvre. Même la drogue ne pouvait plus dissimuler sa peur à présent. C'était le moment de vérité. Elle tendit son poignet, priant pour que les bidouillages de Sasha passent inaperçus. Avec un peu de chance, le garde jetterait juste un coup d'œil sans vraiment essayer de les identifier. Il était tard ... la fatigue devait jouer aussi non ? Puis qui oserait prendre la place d'une Ipschée ? Ou même la toucher apparemment : les jeunes femmes durent remonter elles-mêmes leur manche. Le garde glissa son œil sur l'identité présentée et hocha la tête, faisant signe qu'on appelle un ascenseur.
- Evitez de r'venir là. C'pas aussi sûr que le Quatrième. Surtout pour des touristes.
Les jeunes femmes hochèrent la tête en chœur et rejoignirent au plus vite les cabines, le cœur à deux doigts de quitter leur poitrine. Ce n'est qu'assises en première classe qu'elles se permirent enfin de se détendre et de souffler, un rire nerveux au bord des lèvres. Isha ouvrit en grand les yeux et les roula, soulagée.
- C'est presque trop facile. Direction le Sixième !
- Faut passer leurs contrôles là aussi...et seront moins laxistes.
- On passera. Personne embête les Ipschées.
Elles n'avaient pas le choix. C'était impossible d'espérer voir un futur ici. Naëlle serra la main d'Isha et posa sa tête sur son épaule. Elles devaient y arriver.
- Ta mère ...
- Elle passera dans la révolte ... c'était couru de toute manière ... heureusement qu'ils se fichent de moi.
La couturière hocha la tête et serra un peu plus la main de sa compagne. Echouer à l'examen avait été le sujet d'une dispute mémorable entre elles. Isha aurait pu le réussir, faire des études et avoir une vie décente. A la place, elle avait pris un risque.
Naëlle se serra un peu plus contre Isha, les yeux à nouveau troubles. Droguée ou non, sa peur était terriblement réelle et croissait au fur et à mesure de leur montée. Les textures se faisaient de plus en plus artificielles et surréelles. Comme si les images des journalistes étaient sorties de son transmetteur pour se reconstituer en face d'elle. Les deux jeunes femmes levèrent les yeux en arrivant dans la périphérie du Sixième Etage. L'ascenseur parcourait désormais des branches métalliques qui s'élançaient avec délicatesse vers des cieux bourdonnant de vie.
Les yeux d'Isha brillèrent d'espoir et d'admiration devant les navettes qui s'éloignaient vers d'autres Geminis. Elle sursauta légèrement à la voix polie qui annonçait leur arrivée au Sixième, déclenchant une effervescence de gestes nerveux : elles rajustèrent leurs voiles, leurs robes, les transmetteurs grondants d'avertissements à leur bras. Elles arrivaient !
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent dans un vacarme sur les quais raffinés des Elites. Elles plissèrent les yeux. Tout resplendissait de propreté sous la lumière violente de grandes lampes. Transpercées, les deux jeunes femmes étaient ravies de leurs masques. Naëlle se rapprocha d'Isha, les yeux encore fixés sur les feuilles du Gemini pour chasser le vertige qui l'envahissait. C'était donc ça le Sixième ?
- Mesdemoiselles, je suis navré, l'ascenseur est réclamé, pourriez-vous désembarquer ?
Isha attrapa la main de sa compagne, laquelle jetait déjà un regard étrange au portier, incapable de le comprendre. La main du personnage pointait vers une des nombreuses sorties disponibles.
- Les contrôles n'ont pu être suspendus, veuillez vous installer pour procéder à votre authentification. Les Ipschées y sont également soumises, à notre grand regret, ajouta-t-il en méprenant l'incompréhension de Naëlle pour du mécontentement.
La jeune femme, toujours perdue, accepta d'aller s'installer sur les fauteuils désignés et de tendre son bras pour qu'un câble puisse être fixé à son transmetteur. Discrètement, elle tira la manche d'Isha et murmura :
- Il va voir qu'on a bidouillé ça non ?
Sa compagne secoua très légèrement la tête.
- Faut qu'on s'tire de là. J'réfléchis, cherche une sortie.
Une sortie ? Naëlle releva la tête pour regarder autour d'elles, une panique mal dissimulée dans les yeux. Partout régnaient le plastique et le métal, alliés contre le Gemini. Il devait pourtant bien être quelque part sous ces plaques. La couturière s'immobilisa sur le renflement d'un mur. Là.
- Isha. Le mur, à droite du truc rouge.
Sa compagne leva les yeux et regarda dans la direction indiquée. Son visage s'éclaira. Apparemment, même le Sixième avait des soucis avec la sève et les gaz du Gemini.
- On sprinte. Décroche-toi.
Une alarme résonna, stridente, sitôt les transmetteurs débranchés. Elles coururent vers le fond de la salle, toujours trop loin.
- Hey ! Arrêtez !
Aucune chance ! Les deux filles accélérèrent de plus belle, avec un cri d'effroi lorsque des décharges de sève sifflèrent autour d'elles : ils tiraient ! Rabattant leurs voiles, elles prièrent pour que le tissu utilisé soit assez épais pour retenir le poison. Un premier choc secoua Naëlle, une cartouche venait d'exploser dans son dos. Ses yeux s'agrandirent de frayeur et elle courut de plus belle pour rejoindre Isha qui avait déjà dégainé ses outils de travail et coupait le fer endommagé aussi vite que possible. Une langue de fumée et une légère explosion projetèrent la paroi derrière elle à la première percée.
- Vite !
Les gaz du Gemini se répandirent dans le terminal, aveuglant leurs poursuivants. Elles passèrent dans le trou en évitant adroitement les parois gluantes d'une sève corrosive. Le vent soufflait violemment contre l'écorce brute du Gemini, hurlant dans leurs oreilles et projetant de l'acide sur son passage.
- Faut qu'on monte !
Monter oui...pour attraper un vaisseau. Mais où ? Naëlle ne voyait aucune échelle et elle ne pourrait suivre son amie le long de l'écorce. Isha l'agrippa et se jeta contre le Gemini, l'entrainant avec elle. Naëlle hurla de terreur. Une secousse brutale la fit hoqueter et rouvrir les yeux : un harpon. Son regard suivit la corde, une bordée d'injure franchit ses lèvres alors qu'elles se rapprochaient de l'arbre pour l'escalader. Guidée par Isha, Naëlle sentit bientôt sous ses doigts plusieurs encoches facilitant l'escalade. Sa compagne lui sourit brièvement.
- Fallait bien s'accrocher à un endroit pour construire les Etages. Allez ! De ce côté ils pourront pas nous tirer dessus.
L'acrobate s'agita pour atteindre l'encoche suivante et laissa lentement ses pieds se déporter dans le vide. Le vent vint s'engouffrer sous sa robe en une langue glaciale et gourmande. La jeune femme ferma les yeux pour se concentrer et évaluer la charge sur ses bras avant de lâcher une main, la lancer vers l'échelle et commencer sa montée. Elle attrapa avec soulagement le bord évasé du Gemini et se hissa une dernière fois à la force des bras avant de rouler sur la passerelle extérieure à l'arbre, exténuée.
Naëlle la suivit bientôt et s'écroula à ses côtés en gémissant une fois le tronc gravit. Sa jambe la brulait atrocement, la robe ne lui avait rien épargné du poison de la sève. Elle avait l'impression d'avoir été jetée dans un bain d'acide, un bain bouillant. L'image de sa sœur traversa son esprit tandis que s'élevait la même odeur de chair brulée, chassée au loin par le vent. Isha se redressa sur ses coudes, un vague coup d'œil circulaire suffit à la faire devenir blanche. Elle avait beau avoir l'habitude de jongler entres les câbles, le vide sous ses pieds, il y avait une différence entre savoir que la chute serait fatale et voir à quoi l'atterrissage ressemblait : un marasme de rouge et de brun aux bulles géantes, comme si tout avait fondu pour s'assembler en une mixture gélatineuse.
- Ils sont là !
Isha s'arracha à sa vision. Des gardes surgissaient de coursives tout autour d'elles. Au-dessus, les drones et les vaisseaux s'écartaient pour laisser passer des patrouilles volantes. Terrifiée, elle attrapa Naëlle pour passer devant et la protéger, les mains serrées autour de son laser de découpe.
- Laissez-nous passer !
Une centaine de mètres ou deux. Les vaisseaux ne devaient pas être si loin d'ici ! La panique serra ses griffes autour de la jeune femme et elle tira au pied des gardes.
- Laissez passer j'ai dis !
Naëlle l'observait, la mâchoire serrée, comptant le nombre de mètres et le nombre de gardes. Le vent lui sifflait aux oreilles, ses mains se serrèrent autour de sa compagne. Une détonation plus stridente la fit se figer.
- ISHA !!!
Son cri transperça le vent. La respiration comme coupée, elle hurla encore une fois, les mains trop faibles pour retenir son amie. Le corps s'affaissa à ses pieds. Un lourd sanglot la secoua lorsqu'elle constata qu'Isha ne se relèverait pas. Elle se replia sur son amie. ISHA !
La jeune femme s'accrocha aux habits tachés de sang, repoussant machinalement les mains des gardes, s'en arrachant bientôt quand la colère et le chagrin furent trop grands pour rester à l'intérieur. Elle cria. Hurla. Cracha. Sur ces hommes. Sur Isha qui refusait de se relever. Et son pied glissa, sa jambe se déroba. Ses pleurs s'interrompirent. Elle versa de l'autre côté, comme au ralenti. Sa main agrippa de justesse la tunique d'un des gardes. Il la fixa, le regard un instant blanc avant d'essayer de l'attraper. Naëlle eut une ombre de sourire, tout à coup sereine. Ses doigts se décrochèrent du tissu, et elle se renversa pour les voir s'éloigner, plongeant dans les brumes de la Descente.
Je profite du Plumest Show pour motiver la procrastineuse que je suis et venir jeter un œil par chez toi (promis, je ramasse après ^^)
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Coquillettes et suggestions :
Dans le résumé : "Entouré(s) de terres acides, de grands arbres abritent pauvres et hautes classes"
Dans la nouvelle :"Le peuple des étages inférieurs avait vu leur (son - accord avec peuple) accès aux ascenseurs restreint"
"Naëlle sentait la brulure (brûlure) de la sève au travers de l'écorce, des vitres et des artifices. Elle serrait les dents sur l'intérieur de ses joues, les yeux brulants (brûlants)." Repet
"l'amas de tissus lui (mot en trop) qui lui servait d'habits"
"Les yeux fixés sur la longue balafre brulée (brûlée)"
"J'ai fais (fait) du thé, venez."
"Naëlle retira à regrets (regret) ses voiles pour (enfiler ?) les robes" On ne peut pas retirer quelque chose POUR autre chose :P
"Bois, y a pas trop de gout (goût)."
"C'était impossible d'espérer (a)voir un futur ici.
"Elle passera dans la révolte ..." Tu veux dire qu'elle rejoindra la révolte ? Le choix de verbe m'a perturbée :P
"s'écroula à ses côtés en gémissant une fois le tronc gravit (gravi). Sa jambe la brulait (brûlait) atrocement"
"Laissez passer j'ai dis (dit) !"
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Hé bien, déjà, j'aime énormément l'univers ! C'est rare de lire des nouvelles avec un monde aussi riche, c'est cool je trouve <3 J'ai adoré plein d'aspects ; l'arbre-ville, la sève corrosive, les statuettes pour les morts... En plus, je n'ai pas l'impression que ça fait « redite » avec un autre univers connu... Et contrairement aux autres plumettes qui sont passées par ici (oui, j'ai zyieuté les autres commentaires), je n'ai pas trouvé qu'il était « trop » riche... C'est peut-être un peu frustrant, parce qu'il y a plein de détails qui m'ont intriguée, mais je ne pense pas que ce soit un défaut ! Surtout que tu arrives à rendre l'ensemble facilement compréhensible en très peu de temps ! (À la limite, ce qui m'a semblé le plus superflu, c'est le côté politique et les évocations des différentes candidats...)
Par contre, j'aurais quand même une petite critique à faire... J'ai eu un peu de mal à rentrer dans l'histoire, et après un peu de réflexion je pense que c'est parce qu'on met longtemps à comprendre les raisons de la détresse de Naëlle. Du coup, on met plus de temps à s'identifier / s'attacher à elle. Pourquoi ne pas dire plus tôt qu'elle a perdu sa sœur ? Quitte à garder le reste (l'évasion, le monde dystopique...) à sa place, mais ça ferait déjà un début de piste pour le lecteur qui essaie de saisir ce qu'il se passe :P
Ah, et aussi : pourquoi les deux amies tentent l'évasion cette nuit-là en particulier ? D'après le résumé, j'ai l'impression que c'est lié à la mort de sa sœur, mais... ??
Sinon, en dehors de mon enthousiasme pour l'univers, je trouve aussi que le rythme est bon, on suit avec impatience et angoisse la fuite de tes deux protagonistes, en plus tu as une très belle plume:) J'ai même pleuré à la fin...
Me voilà de nouveau sur l'une de tes nouvelles, dans un style complètement différent de celle découverte ces jours-ci. Mais tout aussi passionnante.
Vava avait raison de dire qu'on parvenait à saisir rapidement l'univers. Tu arrives à le matérialiser en quelques lignes ce qui n'est pas toujours évident surtout lorsque le format de la nouvelle est adopté.
Je ne m'attendais pas du tout à cette chute en plus (dans tous les sens du terme d'ailleurs...).
Tu n'as jamais eu envie d'étendre cet univers ? Peut-être est-ce déjà fait ceci dit...
Une petite coquille repérée :
- "classe moyenne, ou élites sans gout" > goût
A bientôt !
Cliène
Je viens de découvrir à la fois ta nouvelle et ta plume que je ne connaissais pas.
L'intrigue est assez simple, en soi (le scénario), mais j'ai trouvé que l'univers était un peu complexe pour une nouvelle. Il y a plein de choses très intéressantes, c'est très très riche, on voudrait d'ailleurs en savoir plus. Malheureusement, le format de la nouvelle ne laisse pas le temps de développer, et j'en suis sortie avec un sentiment de frustration, parce que justement tu ouvres plein de pistes alléchantes qui ne peuvent pas être exploitées. Du coup, j'ai trouvé que le scénario était un peu noyé dans tout ça.
Si tu voulais retravailler cette nouvelle, je crois qu'elle gagnerait à être simplifiée. Ou alors, transformée en roman pour exploiter toutes les richesses de l'univers ;)
A+
Désolé pour la réponse tardive >_<
Merci pour ta lecture et ton commentaire ^w^
Haha je suis navrée pour la frustration x) . Le scénario est effectivement très très basique. L'univers s'est construit avant l'histoire et c'est les problèmes politiques des Américains qui m'ont inspirée pour une partie. L'histoire doit être simple puisqu'il s'agit juste de deux jeunes filles qui veulent sortir du carcan de la société. A la base, elles faisaient même plus que tenter de s'enfuir, elles volaient aussi un embryon pour avoir un enfant. Mais ça devenait trop compliqué à gérer en dix pages.
Si un jour j'ai une histoire à raconter dans cet univers, j'essairerai le format roman ^^ j'avoue qu'il m'impressionne encore un peu trop ( terrifier serait plus juste).
A bientôt !
Omeci
Je ne suis pas certaine d'avoir tout bien compris mais, ce qui est certain, c'est que c'était prenant !
Il y a une espèce de montée en puissance de l'adrénaline avec cette fuite qui se met en place. Mais l'excitation est stoppée de manière assez brutale. Visiblement, ça se termine mal. Plutôt mourir que de continuer à survivre dans cet environnement insécure et inégal ?
J'ai l'impression d'avoir lu un extrait de quelque chose de plus grand. D'avoir assisté à une scène d'une histoire plus longue.
Il y a des éléments et des fonctionnements qui font partie intégrante de ton univers (le Gemini, les transmetteurs, etc) et que tu connais certainement bien, mais qui sont plus difficiles à appréhender pour une lectrice-spectatrice comme moi. Comme je ne comprends pas tout, je me pose des questions et je cherche à comprendre =)