L'Epreuve

Archipel de Nouméa, 2086.

 

 

Will trépignait d'impatience. Il était bientôt temps, son rêve allait enfin se réaliser. S’il était assez prêt…

Depuis deux ans, il n'avait pas ménagé ses efforts pour atteindre le rang des sélectionnés. Il n'avait pas même touché à sa Capsule, plongé dans ses études, ses recherches, et victime par conséquent d’un isolement social considérable, mais ce travail acharné, chronophage, épuisant, avait enfin porté ses fruits.

Au sommet d'un des aéroparkings de la tour de l'Ile Ouen Toro, Will attendait donc l'aéronef qui allait l'emmener vers son nouveau destin. Il était en compagnie de onze inconnus, tous quasiment aussi jeunes que lui, mais contrairement à lui, ses nouveaux compagnons semblaient anxieux, inquiets, et parfois vraiment bizarres. Deux d'entre eux, presque léthargiques, n’avaient pas lâché un mot, ni même un signe, depuis leur arrivée.

Will se détourna de ce désolant spectacle pour se concentrer sur le panorama atypique qu'offrait l'archipel de Nouméa.

Serait-ce la dernière fois qu'il lui était donné de l'admirer ?

Si oui, ces îles allaient lui manquer. Il promena son regard sur chacune d’elles et s’efforça d’en imprimer une image éternelle dans sa mémoire, en murmurant leurs noms : Citron, Tuban, Artillerie, l'île des Colons, Novîle, surplombées par l'île de Fer au loin, la plus haute et la plus verte. Il aperçut également, sur sa droite, l'île Sainte-Marie frappée par les vagues et noyée d'embruns. Plus loin, les îles Ducos et Tina étaient à peine visibles à travers la pollution humide saturant ses environs. Au-delà, il devinait la direction où se profilait la Grande Terre, et Will crut apercevoir le sommet du Mont-Dore à la faveur d'une percée de lumière.

Il avait vingt-trois ans aujourd'hui, et il se rappelait encore de la belle époque, il y a quinze ans, où les vieux ponts qui reliaient les îles n'étaient pas encore engloutis, et avaient servi, à leur bande de copains, de plongeoirs ou de pistes de courses de motag. Mais les ponts abandonnés recyclés en terrains de jeu n'étaient plus visibles aujourd’hui. Ils étaient recouverts d'un ou deux mètres d'eau. Peut-être qu’on pouvait encore nager au-dessus et y avoir pied, à condition de ne pas avoir peur des requins-sabres, ni d'attraper la métalite.

Le coucher de Soleil orna bientôt les tours de verre et de béton de l'archipel de courbes dorées iridescentes, contrastant dans un ciel brunâtre et changeant, tandis que quelques centaines d'aéronefs volaient encore vers leurs mystérieuses destinations, la plupart rentrants de Païtumbéa, le centre économique de la Grande Terre.

Will avisa les onze jeunes gens qui attendaient avec lui, montrant désormais des signes ostensibles de stress. Il remarqua que l’un d’eux portait la veste de l’école nationale de Malaoui, là où Will avait aussi étudié, ce qui le replongea dans ses souvenirs scolaires, en particulier un cours d’histoire gravé dans ses souvenirs. Il visualisa son professeur montrer aux élèves la carte tridimensionnelle de l'archipel de Nouméa, puis y programmer un retour en arrière jusqu’en 2020. Will se remémora l’hologramme afficher ainsi un archipel redevenir une péninsule d'un seul bloc tortueux, faisant partie même de la Grande Terre. La mélancolie l’avait alors saisi, car il aurait bien aimé connaître ces plages, ces rues, ces quartiers maintenant submergés par l'océan. Il aurait adoré explorer, aussi, cette barrière de Corail qui avait ceint la Grande Terre et qui avait pulsé d'une vie et d'une diversité aujourd'hui tombées dans l'oubli. La Nouvelle-Calédonie avait été, selon son professeur, un havre de verdure, de vie, de biodiversité et de culture, mais aujourd’hui, elle était reléguée au second plan, elle était une partie de ce que le monde appelait désormais la « Blind Zone ».

Les pensées de Will furent interrompues par l'agitation soudaine saisissant les onze autres jeunes gens, regardant approcher une ombre massive. Un imposant aéronef multicolore de dernière génération amorçait sa descente vers le groupe. L'antigravité quantique se résorba progressivement, et les bras d'atterrissage se déployèrent. Malgré la taille de l'engin, l'opération ne fit pas plus de bruit qu'un ronronnement électrique. Il dût attendre quelques minutes avant de voir une quelconque activité se manifester à bord, puis un son lourd coupa le silence et l’appareil vomit une rampe métallique sur le sol de l'aéroparking. Un homme aux longs cheveux bruns coiffés à la mode Australienne, et habillé d'une ample tenue multicolore frappée du logo assorti tristement célèbre dans le monde, avança jusqu'au bas de la rampe, escorté de deux femmes assorties, mais arborant une longue natte unique à l'arrière d'un crâne rasé et luisant. Will et les autres individus se rassemblèrent sur la trajectoire du trio, massés tels des lapins apeurés. Les regards terrorisés et les jambes tremblantes illustraient l'atmosphère pesante et l'odeur de la panique, et de la sueur malgré la fraîcheur de cette fin d'après-midi.

L'homme et les deux femmes avancèrent d'un pas assuré jusqu'au groupe et s’immobilisèrent dans un bel ensemble. Will aperçut des lueurs caractéristiques parcourir les yeux de l'homme pendant qu'il détaillait les jeunes gens de pied en cap. Un probable scanner rétinien. Son examen terminé, il prit la parole :

— Bonsoir et merci d'avoir répondu à la convocation, je vois que vous êtes tous présents et je vous en félicite. Vous avez peur et êtes probablement remplis d'incertitudes quant à la suite des événements, mais n'ayez aucune crainte à avoir, nous allons vous guider.

Sur ce, l'homme inspecta les jeunes gens, les dévisageant un par un, à travers un masque de neutralité déconcertant, qui ne manquait pas de déstabiliser les membres du groupe. Une jeune femme chancela puis vacilla quand vint son tour, avant de s'effondrer sur le sol. L'homme attacha autant d'importance à la malheureuse inconsciente qu'aux cafards qui filaient sur la plate-forme, et continua son inspection. Enfin, il rejoignit son équipe et reprit la parole :

— Les onze qui sont encore debout, montez à bord, je vous prie.

Les jeunes gens avancèrent d'un pas hésitant vers la rampe d'accès à l'aéronef et se mirent spontanément en file indienne. Accompagné de l'homme étrange et de ses deux comparses, Will fermait la marche. Il coula un œil inquiet vers l’inconsciente, culpabilisant de la laisser sans assistance, mais le trio impatient faisait front pour accélérer l’embarquement.

Le sas fortement éclairé donnait sur un large couloir, sur les parois duquel se trouvaient plusieurs portes en plexigraphène semi-opaque. Loin au fond, une double porte du même genre menait au cockpit.

Une des hôtesses de l’aéronef se présenta à eux et les guida vers une salle dont la porte s'ouvrit sur leur passage. Will et les autres furent invités à prendre place sur des sièges disposés en une espèce de salle d'attente, dont les murs étaient saturés de propagande de la célèbre compagnie, et plusieurs écrans holographiques montraient des images incroyables que probablement aucun des jeunes gens n'avaient jamais vues à travers leurs Capsules. Leur guide attendit que chacun ait pris place pour s’adosser à la porte donnant sur le sas, avant que la lumière de la salle ne faiblisse puis disparaisse. Un faisceau de lasers creva l’obscurité, puis un hologramme scintillant, représentant un homme âgé, apparut au centre de la pièce. Vêtu d'une ample tenue assortie aux couleurs de la corporation, il se tenait droit malgré l'âge apparent de ses traits. Bras dans le dos, solidement campé sur ses jambes, levant fièrement le menton, sa fine barbe blanche s'anima et sa voix retentit, comme émanant de toutes les directions à la fois.

« Mesdames et Messieurs, bonjour et bienvenue à bord du plus grand vaisseau Australien de notre célèbre multinationale. Je m'appelle Edward Page, je suis son Directeur Général. Ce que vous voyez de moi est un enregistrement holographique destiné à féliciter tous les candidats reçus. Vous êtes ici car vous avez répondu à notre première grande campagne de recrutement dans la Blind Zone, pour obtenir la possibilité d'intégrer la « Sight Zone », réservée jusqu'à présent aux citoyens des pays les plus riches de la planète. Vous êtes ici car vous avez réussi nos tests de présélection et avez donné satisfaction à nos évaluations bio-psycho-sociales. Vous êtes moins d'une vingtaine aujourd'hui, mais sachez qu'à travers la Nouvelle-Calédonie, vous étiez près de mille postulants à l'origine. Vous allez aujourd'hui subir un dernier test qui ne retiendra probablement qu'un candidat parmi vous, voire aucun. Ce test vous semblera certainement familier dans un premier temps, puisque vous aller le passer en Capsule. Mais ce à quoi vous allez devoir faire face sera drastiquement différent de vos précédentes expériences. Je vous laisse aux bons soins de l'équipage pour la suite. Bonne chance. »

L'hologramme disparut et la lumière envahit de nouveau la salle.

Will était inquiet, cela faisait longtemps qu'il n'avait pas touché à sa vieille Capsule, et il commençait à s'inquiéter des conséquences que pourrait avoir sur son épreuve une maîtrise oubliée d'un appareil fatigué et obsolète.

Tandis qu'il commençait à se ronger les ongles jusqu'au sang, une main étrangère saisit délicatement ses doigts et les reposa sur son genou. Offusqué, Will tourna la tête pour s’indigner auprès de l’impudent, mais son agacement mourût aussitôt. C’était une jeune femme, assise à côté de lui, le fixant avec des yeux éteints et las. Elle ouvrit lentement la bouche et lui parla d'une voix grave et monotone :

— Tu t'inquiètes ? Tu as peur ? C’est parce que tu n’as jamais utilisé de Capsule ?

— Bien sûr que si. Qui n’en a jamais utilisé ?

— Moi. Mes parents ont toujours refusé que nous ayons une Capsule à la maison. Je suis sûrement la seule de Bourail qui n'y ait jamais touché.

— Pourquoi ça ? C'est très étrange, tout le monde à une Capsule chez soi.

— Pas nous. Ils me disaient toujours que ce n'était pas bon pour ce que j'avais.

— Et tu avais quoi ?

Ils furent interrompus par la brusque ouverture de la deuxième porte de la salle. Une voix informatisée retentit et déclina une identité, puis invita la personne désignée à se rendre dans la salle suivante. Le voisin de droite de Will s'agita sur son siège. Leurs regards se croisèrent, et Will lut de la terreur dans ses yeux. Le jeune homme désigné se leva tant bien que mal et se rendit dans la pièce suivante en traînant les pieds. Avant que la porte ne se ferme d'elle-même, les autres jeunes gens purent en distinguer l’intérieur : Une grande salle plongée dans la pénombre, au centre de laquelle trônait une Capsule rutilante et d'un modèle inconnu, et cernée de dizaines d'holo-écrans frétillant de lumière et de clignotements, sous l’œil expert d'une poignée d'hommes et de femmes qui semblaient superviser le tout.

Will attendit quelques instants avant de s'adresser de nouveau à la jeune femme :

— Tu avais quoi pour que tes parents refusent d'avoir une Capsule ?

— Rien d’important... Comment tu t'appelles ?

— Will Tyler, et toi ?

— Sarah Djubia

— Je ne comprends pas, tu as réussi les épreuves sans jamais avoir touché à une Capsule ?

— Il faut croire que oui. Tu sais, j'ai travaillé dur pour y arriver. De toutes façons, je n'ai aucune activité, aucun ami, j'avais tout le temps de travailler. Je n'ai jamais aimé les gens, j'aime rester chez moi, dans ma chambre, il n'y a que là que je me sente bien. Mes parents ont toujours été très protecteurs envers moi, mais ils sont enchantés que mes facultés étranges soient enfin reconnues au sein d'une si brillante multinationale.

— Des facultés étranges ? De quoi tu parles ?

— Des pouvoirs, Will. Des pouvoirs invraisemblables. Mais personne n'a jamais voulu me croire, à part mes parents.

— Quels pouvoirs ? Dis-m’en plus, s'il te plaît.

— Je t'ai dit que je n'aimais pas les gens, tu en fais partie, et tu n'en sauras pas plus. J'ai assez souffert. Je peux juste te révéler que mes facultés sont apparues quand j’avais quinze ans, et la première fois que j'en ai parlé à l'école, j'ai été rouée de coups, j'ai même été paralysée par une neurobague qu'un sale gosse de ma classe avait dissimulée sur lui.

— Je suis désolé. Dommage que tu ne veuilles rien me dire, j'aurais aimé te raconter mon histoire qui est tout aussi étrange, mais tu ne sauras rien.

Sarah écarquilla les yeux d’indignation et ouvrit la bouche pour protester, mais elle fût interrompue par l’ouverture de la porte de la salle obscure. Personne n'en sortit, mais la voix informatisée égrena les syllabes d'une nouvelle identité avant d’inviter la personne à se présenter. Une jeune femme se leva brusquement et courut vers la Capsule. Quand la porte se referma, un silence pesant s’éternisa, chacun coulant des regards inquiets vers les autres.

Sarah reprit la parole sans quitter la porte du regard, comme pour parler à elle-même :

— Où est le garçon qui est entré en premier ?

— Il a dû finir l'épreuve et il attend dans le sas, répondit Will.

— Moi je crois qu'il est mort ! cria un jeune homme qui avait écouté la conversation.

Pris de panique, ce dernier se leva en sursaut et se jeta sur la porte de la sortie, en poussant violemment la femme qui s'y tenait. La porte ne broncha pas même s’il la tambourinait de toutes ses forces, en hurlant qu'on le laisse rentrer chez lui. Elle finit par s'ouvrir malgré lui, et trois membres de l'équipage du vaisseau réceptionnèrent le malheureux plongeant sur eux. La porte se referma tranquillement, mais le vacarme étouffé du jeune homme résonnait encore :

« Il est mort ! Il est mort ! On va tous mourir ! ».

La femme de faction se replaça devant la porte et récita, d'une voix maîtrisée :

— Veuillez nous excuser pour cet incident mineur. Personne n'est mort, rassurez-vous. Tous les candidats attendent dans une autre salle avant les résultats de l'épreuve. L'homme qui vient se sortir est probablement … (la femme chercha ses mots) … très à cran, et s'est laissé envahir par ses émotions. Il attendra dans le sas comme vous, mais pour lui l'aventure est terminée. Reprenez vos places et votre calme.

Sarah attendit que l'agitation se dissipe puis s'adressa à Will :

— Alors Will, quelle est ton histoire ?

— J'espère qu’après, tu me parleras de tes pouvoirs.

— Promis !

— Bien. Alors je suis né sur l'île Citron, à la polyclinique du 42ème étage de la tour Port Plaisance.

— C'est où l'île Citron ?

— Tu n'es vraiment jamais sortie de ta chambre, c'est fou ! C'est ici, dans l'archipel de Nouméa, pas loin de là. J'ai passé mon enfance sur l'île sans trop en bouger, puis j'ai fait ma scolarité de spécialisation à l'école nationale de Malaoui, au Nord de l'archipel, sur la Grande Terre. A partir de mes seize ans, j'ai suivi avec facilité les deux premières années du cursus d'ingénieur en électrogravité, mais j'ai commencé à mal supporter l'internat.

— Pourquoi l'internat ? Tu m'as dit que l'école était proche de l'archipel. Ce n'est pas si loin que ça !

— C'était le choix de mes parents. Ils travaillent dur depuis toujours et n'ont eu que peu de temps à me consacrer, même enfant. A l'internat, je suppose que je leur fichais la paix. En tout cas ça s'est mal passé. Toutes les nuits, le voisin de la chambre d'à côté m'empêchait de dormir en grattant le mur et en chuchotant à travers la cloison. Je ne dormais plus. Évidemment, il a toujours nié avoir agi de la sorte, il a même osé dire à tout le monde que je perdais la boule. Alors un jour je l'ai ... frappé, et je me suis fait virer, le Directeur a envoyé une gentille lettre à mes parents, qui ont tôt fait de m'envoyer dans une école spécialisée, sur l'île de Fer. Une école qui ressemblait plus à une prison qu'autre chose.

— Une école spécialisée dans quoi ?

— Dans les … adolescents difficiles.

— C'est dingue, tu n'as pas du tout l'air d'avoir été un adolescent difficile. Tu sembles plutôt être la personne la plus sensée de cette pièce.

Elle désigna du menton les autres candidats et chuchota :

— Regarde-moi ces tarés autour de nous.

Will avisa un jeune homme endormi en position fœtale sur son siège. Un autre semblait prier. Une jeune femme oscillait lentement la tête de gauche à droite en regardant le plafond. Malgré son air fatigué et ses paupières quasi-closes, Sarah avait un regard empli de dégoût et d'indignation. Elle se retourna vers Will et recentra le sujet :

— Comment ça s'est passé à l'école spécialisée ?

— Mal. Trois ans de temps perdu. Le seul et unique but de cette … école … était de nous remettre dans le droit chemin, dans la bonne société. J'ai même été forcé à prendre des médicaments. J'ai finalement pu en sortir, je suis rentré chez mes parents, et j’ai alors envisagé de reprendre mes études, quand la grande campagne de recrutement a attiré mon attention. Elle commençait à peine, et je voyais là l'opportunité du siècle pour sortir de cette merde morale dans laquelle je m'enfonçais. Je me suis précipité dans ma Capsule, j'ai sensorisé toute la documentation, j'ai téléchargé tout le programme de formation et je me suis mis à étudier. J'ai passé deux ans en solitaire, les yeux vissés sur mon holoport. J'ai passé les tests, puis l'évaluation, et j'ai attendu la réponse. Quand mon holoport m’a notifié pour m'apprendre la bonne nouvelle, j'étais au volant et j'ai failli avoir un accident avec un aérobus.

Sarah dévoila un sourire si attendrissant que le cœur de Will chavira. Les yeux rivés sur ses insondables iris noirs, il l’écouta poursuivre :

— C'est une belle histoire. Comme toi, j'ai vu dans la campagne de recrutement l'opportunité de montrer au monde ce dont j'étais capable. Je n'ai jamais eu aucunement l'intention de percer ou de faire des études en Nouvelle-Calédonie. J'étais bien trop déprimée à l'idée d'être née et de probablement mourir dans la « Blind Zone » sans jamais avoir vu le « vrai monde ».

— Je suis bien d'accord avec toi. Mais n'oublie pas que tu dois me parler de tes fameux pouvoirs.

— Oui, c'est vrai, assena-t-elle en récidivant un sourire ravageur.

Sarah se redressa contre le dossier de son siège, baissa la tête, et son regard se perdit dans le vide :

— Je suis capable de voir qui sont vraiment les gens. Je veux dire, sous leur enveloppe charnelle. Beaucoup de personnes ne sont pas des êtres humains, beaucoup sont difformes, démoniaques. Et pourtant, rien ni personne à part moi ne peut le voir. C'est en grande partie la cause de mon isolement depuis l'apparition de mon potentiel. Je n'ose plus sortir et les croiser. D'ailleurs, ça a été très difficile pour moi de me rendre à la tour Ouen Toro. J'ai pris l'aérobus depuis Bourail, et certains des passagers étaient absolument terrifiants sous leur apparence humaine. J'ai dû faire preuve de sang-froid, j'ai tenu le coup car je voulais absolument réussir et...

La porte menant à la salle de la Capsule s'ouvrit subitement. La voix artificielle désormais familière appela un troisième candidat :

« Sarah Djubia. Vous êtes priée de vous rendre dans la salle de l'épreuve s'il vous plaît. »

La convoquée bondit de son siège, jeta les bras en l'air et cria :

— Enfin ! C'est mon heure ! Oui ! Oui ! Oui ! A tout à l'heure Will !

Elle se propulsa littéralement dans l'autre salle, et la porte se referma dans un ralenti mélancolique, face à Will qui resta là, seul, face à ses inquiétudes, face à toutes les questions qu'il aurait voulu poser à Sarah, mais qui resteraient en suspend pour un long moment, voire à tout jamais. Elle lui manquait déjà, cette étrange jeune femme. Il sortit son holoport de son sac et tenta de se connecter au réseau, pour tenter de dénicher des informations que Sarah aurait pu laisser dans la toile, via ses plateformes sociales favorites, mais il se ravisa, car l'isolement volontaire de Sarah pendant des années et l'absence de Capsule chez elle n'avaient pas dû favoriser sa présence en ligne. De plus, Will constata que le réseau n'était pas disponible à bord de l'aéronef. Il rangea son holoport et prit son mal en patience.

 

« Will Tyler, je répète, vous êtes prié de vous rendre dans la salle de l'épreuve s'il vous plaît. »

La voix informatisée, plus forte que d'habitude, tira Will de son sommeil en sursaut. Il scruta les alentours et se rendit compte qu'il était seul dans la salle d'attente, hormis la femme de faction devant la porte de la sortie. Celle menant à la Capsule était ouverte. Il se leva avec une lenteur proportionnelle à son appréhension et se rendit dans la salle.

Quand la porte se referma derrière lui et que ses yeux s'habituèrent peu à peu à la pénombre, il remarqua que le personnel de l'équipe qui faisait passer le test le détaillait avec insistance et impatience. En s'approchant de la Capsule, Will vit un des hommes le rejoindre et l'inviter à y entrer. Une fois le candidat installé dans le siège de l’appareil, l'expert prit place dans un fauteuil externe, ajusta son holo-écran, et activa quelques fonctions qui refermèrent la vitre en plexigraphène de la Capsule et firent retentir autour de Will l'écho caractéristique d'une communication :

« Bonjour Will, tu es le dernier participant à l'épreuve et tu es aussi la dernière chance de ton groupe pour que l'un d'entre vous puisse être sélectionné par le programme, car tous tes camarades ont échoué. Avant de commencer, je dois te poser une question. Prends-tu actuellement des médicaments ? »

La question surprit Will. Il hésita avant de finalement répondre :

— Oui, j'ai un implant médicamenteux dans le bras gauche.

— De quel médicament s'agit-il ?

— Pourquoi voulez-vous le savoir ? C’est ma vie privée, même secret médical.

— Tu es en droit de refuser de répondre. Dans ce cas, tu peux garder cette information confidentielle et nous allons interrompre l'épreuve…

— Non ! Non, je vais vous le dire. C'est un neuroleptique. C'est un implant de Lepsychodal.

— De quelle maladie souffres-tu?

— Je … Je suis schizophrène. Mais je suis traité depuis plus de quatre ans et je suis très stabilisé.

— Je n'en doute pas. Cependant, pour la nécessité de l'épreuve, je vais te demander l'autorisation de te retirer l'implant et de t'administrer une forte dose d'antidote. Comprend bien que cette épreuve est fondamentale et requiert de la part du candidat une parfaite intégrité de sa personne, et ton médicament modifie tes sensations, tes impressions, même tes pensées.

— Vous vous trompez ! C'est ma maladie qui modifie ma perception du réel, pas le médicament ! Grâce à lui je suis moi-même ! Écoutez, si le médicament n'agit plus, je risque une rechute considérable ! Je ne veux pas retourner à la clinique psychiatrique !

— Vous n'avez pas le choix si vous voulez poursuivre l'épreuve, monsieur Tyler.

Ce brusque passage au vouvoiement déstabilisa Will. Le doute et l’angoisse l’assaillirent. Il était inconcevable d'arrêter son traitement. Mais il était inenvisageable d'abandonner l'épreuve maintenant, après tant de travail et de temps. Des sueurs froides s’agglutinèrent dans ses cheveux et coulèrent le long de son front et de ses tempes. La décision était prise :

— Très bien, allez-y, faites votre travail.

— Bien ! Merci Will.

Une trappe s'ouvrit dans le plafond de la Capsule. Un petit ensemble mécanique composé d'une micro-caméra et de plusieurs petits bras robotiques repliés en sortit lentement. L'un des bras se déploya vers le biceps du jeune homme, puis attendit. Will remonta la manche de son pull et ferma les yeux. Il sentit une brève sensation de brûlure, un léger tiraillement, puis une sensation liquide et glacée. L'opération n'avait duré que vingt secondes. Il rouvrit les paupières pour constater qu'un second bras équipé d'une seringue se dirigeait vers la veine du pli de son coude. L'injection fut courte et indolore. Le dispositif retourna dans la trappe qui se referma.

— Bien ! Maintenant Will, l'épreuve va pouvoir commencer. Tu as déjà utilisé une Capsule, je suppose ?

— Oui, mais ça fait longtemps.

— Le principe ici est le même. Tu dois placer l'inducteur neuro-magnétique autour de ton crâne, et au lieu de sélectionner toi-même tes propres programmes, c'est nous qui allons te les imposer. L'expérience que tu vivras sera plus réaliste que dans les vieilles Capsules obsolètes d'usage en Nouvelle-Calédonie. Les programmes que tu vas utiliser sont des mises en situation bien particulières auxquelles tu devras réagir selon ton instinct. Tu as bien compris ?

Pendant que Will écoutait, des sensations et des impressions tristement familières s’instillaient en lui. La voix de l’expert basculait dans les graves, la scène s'assombrissait sans raison, des murmures presque imperceptibles envahissaient ses oreilles. Il secoua la tête et lâcha :

— Oui, j'ai compris, je suis prêt.

L'homme pianota sur son holo-écran. Une série de bips retentit. L’épreuve commençait.

La surface interne de la Capsule s'illumina, scintilla, et fit apparaître une scène tridimensionnelle et panoramique d'une forêt tropicale animée. Le réalisme était saisissant. Will ne voyait là rien de comparable avec sa vieille Capsule. Bien que physiquement toujours assis, le programme représentait son corps debout, ses pieds nus enfoncés dans un épais tapis de fougères humides. Il sentait la moiteur du sol, éprouvait la chaleur de l'air, entendait des cris d'animaux sauvages, et un parfum d'humus et de pluie lui monta aux narines.

Epoustouflé par le spectacle, sidéré par le réalisme de ses sensations et de ses mouvements, il fit quelques pas, effectua quelques gestes pour étrenner son avatar, quand subitement il perçut un bruissement sur sa droite et tourna vivement la tête. Une panthère noire le fixait de ses yeux jaunes luisants. Will s’en éloigna lentement, terrifié malgré le caractère virtuel de la scène, que la sensation de danger occultait trop facilement. La panthère releva les babines et dévoila des crocs impressionnants. Sa tête s'abaissa vers le sol, son arrière-train se releva, et elle bondit en un éclair vers la gorge du jeune homme. Ce dernier esquiva bien trop tard. La panthère lui happa la jugulaire, serra sa mâchoire, tira, et une fontaine de sang chaud se déversa sur les vêtements de la victime, qui hurla de surprise et d'épouvante, bien qu’aucune douleur physique ne soit ressentie. Will savait que ce n'était qu'une illusion, et que l’éthique du programme devait proscrire la souffrance, mais la réalité de la scène était fantastique et le bouleversait.

Il voyait la panthère arracher ses chairs sous ses yeux, tandis que les murmures parasites dans ses oreilles s'amplifiaient. Quand l’angoisse atteignit son paroxysme, il sentit quelque chose céder dans son cerveau, et se retrouva subitement à la fois sous l'emprise de la panthère, et derrière elle. Cette sensation n'était pas nouvelle. Par le passé, il avait déjà eu des expériences similaires, comme se trouver à plusieurs endroits d'une même pièce, à pouvoir regarder à travers chaque paire d'yeux ses propres « copies » de lui-même. Si ces expériences avaient toujours été source d'une extrême anxiété par le passé, ce n'était plus le cas maintenant qu'il se sentait menacé par un animal même factice. Voyant la scène simultanément sous deux angles différents, le Will de derrière la panthère baissa les yeux sur ses bras tendus. Ses mains s'étirèrent, ses doigts devinrent de longues piques. Il recula pour prendre de l'élan puis projeta ses bras difformes et mortels contre les flancs de la panthère. Transpercée de toutes parts, celle-ci gémit, relâcha la gorge sanguinolente de l’autre Will, puis bascula sur le sol dans une mare de sang.

La scène se dissipa, et avec elle toutes les sensations liées à ce qui venait de se passer.

Un bref néant, puis une scène urbaine jaillit. Les deux exemplaires de Will étaient dans les mêmes positions, à l'exacte même distance l'un de l'autre que lors de l'épisode de la forêt. Ils étaient sur le trottoir d'une rue passante de ce qui semblait être une grande mégalopole. Des centaines de gens déambulaient et les croisaient sans leur accorder le moindre regard. L'espace entre les tours était saturé d'aéronefs de toutes les couleurs et de toutes les formes. Le vacarme, les odeurs rances, le goût de poussière, étaient autant de stress cumulés par les deux Will qui tentèrent de s’en extirper. Soudain, un aérobus dévia de sa trajectoire et fonça en piqué sur eux. Les passants se regroupèrent subitement en hurlant autour des deux clones et formèrent un mur humain compact et circulaire, leur coupant toute retraite. L'angoisse de Will atteignit un nouveau seuil, sans précédent. L’aérobus explosa dans la rue, éparpillant les membres, les chairs, les bris de vitre, de métal et de béton. Le cerveau de Will se fragmenta de même, et sa conscience faillit chavirer.

Quand il parvint enfin à se ressaisir après de longs efforts, il rouvrit les paupières. Ce qu'il vit alors était absolument stupéfiant, déroutant. Dans ses yeux dansaient distinctement des centaines de points de vue différents d'une scène de catastrophe. L'épave de l'aérobus était à la fois proche et lointaine, de face et de profil, même vue de dessus. Les cadavres éparpillés et démembrés qu'il put identifier avaient tous son visage. Les gens autour de lui, ou au loin, et même aux fenêtres des tours, avaient tous son visage. Will cria de panique en levant des poings serrés, et ce faisant, toutes ses copies vivantes firent de même. Ce concert de hurlements parfaitement synchronisés devint vite insupportable et dépassa les limites de la tolérance auditive. L’angoisse et l’apocalyptique vacarme lui firent perdre connaissance.

 

Un parfum de café et de pain grillé le réveilla. Il ouvrit les paupières, et se rendit compte qu'il était allongé sur un lit automatisé de type hospitalier, seul dans une chambre moderne et habillée avec goût. Une tasse fumante et des tartines reposaient sur le plateau automatique du lit. Il secoua la tête pour essayer de se remémorer les circonstances de sa présence dans cette pièce, et finit par se rappeler des épreuves de la Capsule. Il analysa son corps, se pinça, croqua dans une tartine, se leva et marcha, pour s'assurer qu'il était bien dans le monde réel et que ses sensations étaient bien physiques. Quand il s'en fût persuadé, il observa attentivement la pièce à la recherche de possibles copies de lui-même.

Non, il était toujours seul.

Il s'approcha de la seule et unique fenêtre de la chambre et observa le paysage. Il avait une vue resplendissante sur la capitale et la Banlieue Nord. Païtumbéa brillait de mille feux sous la lumière du matin. L'océan scintillait sous des nuages teintés de couleurs pastel chaudes et rayonnantes. Will évalua, par rapport au paysage qu'il voyait, qu'il devait se trouver sur une tour des sommets du Mont Mou. Il n'y avait pourtant là, de ce qu'il en savait, que des immeubles remplis de résidences privées, pour essentiellement des gens fortunés.

Il quitta la fenêtre pour éprouver la porte, qui ne s'ouvrit pas. Il n'y avait rien de perceptible sur sa surface qui pût supposer qu'elle puisse s'ouvrir de l'intérieur de la chambre, pas même un simple détecteur de mouvement ou une archaïque poignée. Will la frappa du poing, mais cessa vite, les os de sa main commençant déjà à chauffer douloureusement. La porte était supraconductrice et émettait des ultrasons ostéo-algiques. Le même système protégeait les grandes entreprises, les banques, et les institutions importantes entre autres. Il se sentit piégé. Il hurla sa détresse, appela à l'aide, sans succès, puis, impuissant, retourna s'asseoir sur le lit.

Il repensa à sa schizophrénie. Les symptômes avaient bel et bien disparu. Comment était-ce possible ? Il retroussa sa manche et découvrit, stupéfait, qu'un implant était sous sa peau. La cicatrice était visible, encore fraîche. Et l'implant était plus gros que le précédent. Will paniqua. Il gratta son bras, saisit la peau entourant l'implant puis tira dessus à s'en faire gémir de douleur. On lui avait implanté un truc dont il ne savait rien, il refusait de garder ça plus longtemps. Il cassa le boîtier de commande du lit automatisé, récupéra un éclat tranchant de circuit imprimé, et se prépara à tailler dans sa chair pour extraire le corps étranger, quand une voix grave retentit à la porte :

« Ne fais pas ça, Will. »

Edward Page se tenait sur le seuil de la chambre, paumes des mains tendues vers l'avant. Il avança lentement vers Will qui suspendit son geste en le dévisageant d’un regard méfiant. La porte se referma.

— Tu es probablement très surpris de voir le directeur en personne. Je ne suis pas un hologramme. J'ai fait aussi vite que j'ai pu pour venir en Nouvelle-Calédonie, quand j'ai appris.

— Appris quoi ? Et dîtes moi d'abord ce que j'ai dans le bras !

— Ah oui, évidemment. C'est un implant de Lepsychodal, ton médicament que tu connais bien, auquel a été ajouté un micro-dispositif électronique, un interface implant-cellules. Plus tard, tu pourras contrôler ton implant depuis ton holoport et décider du dosage, voire arrêter temporairement son effet.

— Pourquoi je ferais une chose pareille ?

— Parce que les symptômes de ta schizophrénie, bien qu'ils te rendent la vie impossible dans la « Blind Zone », vont devenir bien plus intéressants dans la « Sight Zone ».

— Vous voulez dire que j'ai réussi l'épreuve ?

— Tu as réussi, Will. Tu es même le seul en Nouvelle-Calédonie, le seul dans le Pacifique... Le seul au monde, à avoir réussi l'épreuve, au-delà de nos espérances. Les symptômes de ta maladie sont si spécifiques, avec ton type de dissociation, ta dysmorphophobie, tes hallucinations bien précises... tu étais déjà le candidat parfait.

Will comprit aussitôt les implications de cette dernière intervention :

— Tous les candidats étaient schizophrènes ?

— Exact.

— Mais qu'est-ce que vous attendez de moi ?

— Que sais-tu de la « Sight Zone », Will ?

— Je sais qu’elle comprend l'Australie, l'Amérique du Nord, l'Europe et la Chine. Ce sont les pays qui possèdent la « Vision », le programme où les gens peuvent vivre dans des mondes virtuels paradisiaques.

— Tu as une opinion très optimiste de nous. Tu crois que notre société est idéale ?

— Bien sûr ! C'est notre rêve à tous d’en faire partie ! Nous, ici, nous vivons dans un environnement figé et compliqué, difficile à supporter, nous restons esclaves de nos besoins, de notre condition, et vous, vous avez réussi à dépasser tout ça !

Edward s'assit à côté de Will au bord du lit, et soupira lentement en fixant le plafond. Il assena d’un ton grave :

— Notre société « parfaite » se meurt, Will. Nos populations décroissent à une vitesse inimaginable. Les gens ne vivent plus dans le monde réel. Quand un consommateur acquiert sa Neocapsule et découvre l'étendue de ses possibilités, il revient de plus en plus rarement dans le monde réel, et finit un jour par ne plus revenir du tout. Will, une Neocapsule offre à son propriétaire la possibilité de se créer un monde sensoriel personnel idéal. L'utilisateur est totalement déconnecté de la réalité et de sa propre vie, il peut se créer un empire à la vitesse de la pensée, se fabriquer des millions de sujets, jouir de tous les plaisirs de la vie autant de fois qu'il le désire, dans les conditions qu'il désire.

Edward se releva et se campa devant la fenêtre, bras dans le dos, puis reprit :

— Les propriétaires de Neocapsules sont connectés sur le réseau « Vision » et peuvent ainsi visiter leurs mondes personnels respectifs, en s’invitant mutuellement dans des environnements qui rivalisent de plaisirs et de prouesses sensorielles. La vie réelle est devenue sans aucun intérêt. Renoncer temporairement au statut de Dieu tout-puissant dans sa Neocapsule pour retrouver une existence de simple être humain dans une société dépérissante, c’est systématiquement vécu comme une régression insupportable. Par conséquent les utilisateurs perdent leur travail, femme et enfants, amis, vie sociale, ils mangent peu voire jamais, boivent quand ils sont assoiffés, font leurs besoins sur eux la plupart du temps. Beaucoup deviennent vite des loques humaines, et meurent prématurément, d'inanition, de déshydratation, de troubles cardiovasculaires liés à l'immobilité, de septicémies sur des escarres surinfectées, de morts subites non expliquées... Certains vivent depuis des mois dans leur monde virtuel sans en être jamais sortis, après avoir trouvé le moyen de transformer leurs Neocapsules en pseudo-lits de réanimation hospitalière ! Ils végètent dedans, allongés sur des matelas massant, alimentés par intraveineuse, gavés de médicaments, plantés de sondes...

— Je comprends. Pourquoi vos gouvernements n'ont pas prévu ça ou n'essaient pas d'arrêter le processus ?

— Nos dirigeants faisaient partie de l'élite, la première classe à avoir eu accès aux Neocapsules. Depuis longtemps, les chefs d'état et leurs ministres, ainsi que les grands patrons économiques de la « Sight Zone », végètent dans leur monde virtuel, et laissent aux employés et aux hauts fonctionnaires, ainsi qu'aux intelligences artificielles, le soin de s'occuper du reste. Je suis un des rares dirigeants économiques de la planète à rester « sobre ». Le vrai problème, Will, c’est que, bien que ma société a créé et commercialisé la première Neocapsule en Amérique, le concept a été repris voire optimisé par d'autres sociétés et d'autres états ces dernières années. Plus personne n'a la main sur le marché et la production, sur les états et l'économie, sur la distribution et la vente, ni même sur le réseau et le programme « Vision » devenu aujourd’hui complètement décentralisé. Le pire, c'est que ces gens même qui vendent les Neocapsules ne rêvent que de pouvoir s'en acheter une et d'y créer leur univers. Le monde de la « Sight Zone » est aujourd'hui divisé entre les propriétaires de Neocapsules et les autres. C'est l'accès au Paradis anticipé pour les uns, l'injustice et la punition pour les autres, c'est la nouvelle aristocratie, la nouvelle religion, le nouvel ordre... Nous sommes en pleine chute démographique, il n'y a presque plus de naissances, l'industrie se meurt à petit feu par manque de personnel, nos morts sont innombrables et exponentiels... Le comble est que même l'industrie de la Neocapsule va s'arrêter dans peu de temps, quand plus personne ne viendra travailler. C'est un genre d'apocalypse auquel personne n'avait vraiment pensé. Nous sommes parfaitement impuissants...  Presque.

— Presque ?

— Oui. Nous avons un espoir, et tu t’en doutes, l’espoir c’est toi... Le fait est que, bien que la « Vision » soit décentralisée, les connections sont nécessaires pour que les intelligences artificielles entretiennent les bases de données et les programmes, et pour que les consommateurs visitent mutuellement leurs paradis personnels respectifs. Chaque individu est connecté au réseau avec sa propre conscience qui ne peut exister qu'en un seul exemplaire, comme elle ne peut exister qu'en un seul exemplaire dans leur cerveau. La Neocapsule ne fait que tirer le contenu des pensées et des désirs d'un individu afin de les « matérialiser » dans leur paradis personnel. Ensuite, les sensations et expériences virtuellement vécues sont retransmises au cerveau.

— Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris...

— Will, si on connecte au réseau un schizophrène tel que toi, capable de dissocier son cerveau, sa pensée, sa personnalité, de déformer son ou ses corps à loisir...

— Je vais mourir d'angoisse...

— Tu vas être aidé. Imagine, toutes tes hallucinations vécues au quotidien vont être matérialisées dans le réseau, tu l'as démontré pendant l'épreuve avec une Capsule traditionnelle. Et nos calculs sont formels : tes hallucinations et les fractions morcelées de ton esprit vont petit à petit envahir le réseau, comme tu as envahi nos programmes. Les paradis personnels de nos chers consommateurs vont se trouver saturés de tes copies, qui elles-mêmes vont prendre le pas sur l'omnipotence virtuelle du propriétaire. Tu vas pouvoir transformer leur idylle en cauchemar... Les gens n'auront plus qu'une hâte, se débrancher ! Tu vas rendre le monde réel plus vivable que le monde virtuel.

— Pourquoi je ferais une chose pareille. Je ne veux pas de mal aux gens, et je doute d'être capable de faire tout ce que vous dîtes.

— Toute mon équipe est prête à t'assister dans ton « voyage ». En outre, sache que le mal est déjà là, le monde se meurt, les gens ne vivent plus. Tu vas les ramener à la vie...

 

Australie, 2086.

Will emplit ses poumons d'air et expira lentement. Un frisson agréable lui parcourut l'échine. Il se concentra sur ses muscles et essaya de les détendre un par un. Il sortit son holoport de sa poche, fit apparaître le module de gestion de son neuroleptique, et interrompit le mode automatique. Le module lui demanda de saisir un dosage. Le doigt de Will effleura le « 0 », et il sentit immédiatement un léger fourmillement dans son bras. Il rangea son holoport, s'empara du casque à induction neuro-magnétique et le plaça sur sa tête. Il s'allongea dans son siège et pensa à Sarah Djubia. Elle avait raté l'épreuve, et qui sait comment elle avait réagi à posteriori. Il ne savait pas où elle était en ce moment, ni même si elle était encore vivante, mais il avait une certitude : elle lui manquait. Mais il allait la revoir, dans le réseau. Il était bien déterminé à créer son monde idéal, où elle serait présente, jusqu'à ce que sa maladie en décide autrement et rende au monde sa réalité, en supposant qu'Edward avait raison. S'il en sortait vivant, peut-être pourrait-il la revoir, sur le sol bien réel de Nouvelle-Calédonie.

Il fit un signe du pouce à l'opérateur de sa Neocapsule et ferma les yeux.

L’invasion pouvait commencer…

 

FIN

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Alice_Lath
Posté le 05/09/2021
Yo yo yooo ! Eh bien, je crois que c'est la première fois que je lis un texte de toi ! (Je me trompe peut-etre haha, mais en tout cas je pense pas). Le concept de cette nouvelle était vraiment top, j'ai beaucoup aimé le traitement, le dévoilement progressif de l'univers, et les enjeux présentés, comme par exemple la montée des eaux. Je suppose que si les candidats étaient effrayés, c'était parce qu'ils faisaient une crise de paranoïa ? Parce que sinon, je comprenais pas pourquoi ils avaient préparé ce concours pour être fous de terreur ensuite haha
Un ptit bémol au niveau de la discussion Sarah - Will, que j'ai trouvé un poil trop narrative, et du coup qui faisait un peu artificielle dans ses tournures.
Le plot twist avec la schizophrénie était très bien trouvé en tout cas ! Jsuis contente d'avoir découvert ta plume et j'espère avoir l'occasion de lire plus de tes nouvelles à l'avenir 😄
Peace 🦔
Kevin GALLOT
Posté le 06/09/2021
Salut Alice ! Merci beaucoup pour ton commentaire qui me fait très plaisir :)
oui la peur des candidats du début est un des indices semés par ci par là pour introduire le twist, tout a fait :)
je vais revoir les dialogues pour essayer de rendre ça plus naturel, merci
A+ au plaisir de te revoir sur d'autres nouvelles
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