Les Bonheurs de Sophie

Notes de l’auteur : Petite nouvelle, texte court. Bonne lecture

Énième rancard, énième ennui.
Retour à la maison d'enfance pour Noël, il était temps. Cette année fut longue, tumultueuse, intense.
Dernier Noël ici, les parents se font la belle au soleil.
Ils m'ont prévu une activité qui ne m'emballait pas des masses. Ranger ma chambre d'enfant. Trier, jeter, archiver. Je lui avais dit que tout était à jeter. De toute façon que reste-t-il de ces années ?


Ma porte a toujours grincé. Je crois que c'était une ruse de ma mère pour l'informer quand je rentrais tard de soirée. Au fond je n'ai jamais voulu que ça change. 
Les cartons vides sont déjà prêts à être remplis. Mes vieux habits prennent vite de la place. La médiathèque sera ravie de récupérer quelques livres oubliés. Il reste ma table de nuit, il doit y avoir quelques broutilles à jeter. Oh surprise, encore un livre. Un livre bleu. Ce livre bleu. Me voilà téléporté 20 ans en arrière. Dans mes mains, mes doigts caressent cette couverture d'une vieille édition des "Malheurs de Sophie". Sophie. Ma Sophie. Un "nous" chassé de mon esprit d'un amour oublié. C'était son livre préféré. Sophie était une rigolote, une charmeuse aussi. Si je ferme les yeux, je pourrai peut-être entendre son rire raisonner dans l'escalier. Et ce livre me fait aujourd'hui encore rire. En le voyant, la surprise a laissé place à une sorte de sérénité retrouvée. Et me voilà à sourire bêtement en ouvrant cet ouvrage. Quel carnage. Elle avait écrit partout dedans. Dessiné aussi ! Je tourne les pages et les souvenirs reviennent. Elle avait transformé les Malheurs de Sophie en les Bonheurs de Sophie. Quelle naïve audace.


Sophie, premier amour, "celui qui dure toujours".


Elle était partie loin après le lycée. Quelques messages échangés pour les anniversaires, Noël. Je me rends compte que j'ai pensé à elle tous les ans ces 20 dernières années sans savoir la femme qu'elle était devenue. Comme si elle sortait d'un rêve pour s'échapper dès le lendemain.
Tiens, est-ce que j'ai toujours son numéro ?


Recherche Google
Elle vit à Paris. Ça me fait sourire, encore, elle qui ne voulait pas quitter sa province. 
Que dit Facebook ? Pas grand-chose.
Insta ? Elle a peut-être un pseudo.
Bon et LinkedIn ?


Elle a travaillé en agence de voyage.
Puis récemment CAP pâtisserie. Changement de cap. Jolie photo pro. Mais rien sur sa vie privée.


Qu'es-tu devenue chère Sophie ?
Sait-elle que je suis également dans cette ville ? Suis-je également un fantôme du passé pour elle ?


Il est déjà tard, j'ai rêvassé pendant près d'une heure sans m'en rendre compte avec la Comtesse de Ségur dans les mains. 


Je regarde ma montre, ce n'est plus l'heure pour l'appeler. Mais quelle idée, pour lui dire quoi ? "Eh salut, tu ne devineras jamais..." c'est ridicule. Ou alors un message ? Je secoue la tête comme à chaque fois qu'une idée plus catastrophique que les précédentes me vient à l'esprit.


Maman me sauve. Elle vient voir ce que je fais et s'inquiète de la corvée qu'elle m'a donnée.
Elle me sauve sans le savoir et nous filons dans le salon rejoindre papa.


C'est le réveillon, le 24 décembre, et ce soir ils ont sorti le grand jeu de la nostalgie. Chamallows, chocolat chaud, madeleines, confitures, des plaids et un film.
Pendant le film je regarde mes parents, leur complicité, leur amour, leur bonheur à deux. Une claque se rajoute à celle de cet après-midi. Oui j'en suis où moi dans ma vie ? À presque 40 ans quel est le bilan ? Suis-je à l'endroit où je voulais être quand j'étais au lycée ? Suis-je à l'endroit où j'ai envie d'être aujourd'hui ?


De retour à Paris. Le grand projet d'architecture arrive sur la fin. La rénovation de la Samaritaine est enfin arrivée à son terme. 
C'est au détour d'une rue que je l'ai retrouvée. Du moins, le hasard serait-il si cruel si ce n'était pas elle ? Quand j'ai lu le nom de cette boutique, ou devrais-je dire de cette petite pâtisserie, mon cœur a fait un bon. "Les Bonheurs de Sophie" a ouvert il y a quelques mois. 
Google encore.

Je connais ainsi toute la vie juridique de cette petite entreprise. Ce n'est pas son nom de jeune fille. Elle se serait mariée. J'en suis heureux, mais qu'est-ce cette pointe de déception ? Mon ego aurait-il préféré qu'elle m'attende ? Me voilà dans un mauvais téléfilm. L'idée disparait. Je souris et suis heureux pour elle.


Pour autant je n'ose rentrer.
Je ne souhaite pas jeter un caillou dans l'étang calme de ma vie et me faire surprendre par des remous non maitrisés. Je suis un froussard des émotions, un froussard de l'amour, un cœur fragile qui se protège, mais sait-il seulement de quoi ?


De toute façon je vis dans le rush de mes projets. Mes amours sont des bâtisses en pierres magnifiquement stoïques par nature, mais qui fleurissent à chaque printemps et qui se réchauffent à chaque hiver. 


Alors j'ai dessiné. J'ai dessiné sa devanture, l'immeuble de sa boutique. Je l'ai dessinée à Paris, je l'ai exportée à la campagne, celle qu'elle aimait me partager pendant nos années.


Puis Noël est de nouveau arrivé.
Je viens de terminer mon dernier dessin. "Les Bonheurs de Sophie", au printemps, avec de jolies fleurs colorées sur les balconnières et deux jeunes adultes devant cette porte bleue. Tels les personnages du roman, Paul et Sophie, des cookies plein leur panier.
En le terminant, je sens qu'il faut maintenant choisir la prochaine page de ma vie. 
Alors, demain allons ouvrir cette porte bleue. Que retentisse la clochette d'entrée. À notre souvenir, c'est son amitié avant tout que je souhaite voir scintiller dans ses yeux.

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