Un flocon se posa sous son nez. Adrianne le chassa d’une brève expiration, sans prêter attention aux frères de l’importun qui la recouvrait petit à petit. L’hiver était là. Mais son attention était ailleurs. Quelques pas devant elle, Sakti était à genoux devant une stèle grossière posée sur un tas de terre fraichement retournée. Elle finissait de réciter un hommage aux guerriers tombés au combat contre le Pukeï-Yaku. Adrianne avait été étonnée d’apprendre qu’il existait des chants spécifiques pour ceux qui mourrait contre le chaos. Qu’importe le passé, le statut ou la race, ceux qui luttaient contre cette menace et qui disparaissaient en le faisant avaient le droit à ces honneurs. Ces trois derniers jours avaient été très instructifs. Dans les moments de conscience de Sakti du moins. Cette dernière avait passé le plus clair de son temps à dormir, dans un état proche d’une transe étrange, pour accélérer le plus possible sa guérison. D’après elle, cette méthode était sans danger, mais plus longue et moins efficace. Elle darda son regard sur cette dernière. Agenouillée dans la neige immaculée, ses longs cheveux d’ébène la drapaient de tout son long, formant une magnifique corolle noire dont elle était le centre. Elle termina son cérémonial, se redressa et se retourna vers Adrianne. Comme mû d’une volonté propre, ses cheveux glissèrent dans son dos, révélant sa peau blanche et son armure de cuir du même ton. L’améthyste au centre de sa poitrine semblait étinceler d’une force nouvelle, comme pour compenser les trois marques de griffes maladroitement réparées qui courraient le long de son buste.
Une bourrasque de vent souleva une bouffée de poudreuse, brouillant la vision d’Adrianne quelques secondes. Dans son armure, au milieu de cette petite rafale, Sakti avait l’air presque immatérielle. Son armure et sa peau la confondaient avec l’ensemble, ne laissant que l’améthyste et ses cheveux, ondulant au gré de la rafale, être tangible. Un vrai fantôme dans la tempête. Le vent retomba, brisant la scène. Sakti se dirigea alors vers le cadavre de la bête abattue lors de leur rencontre. D’un signe de tête, elle invita Adrianne à la rejoindre. Elle dégagea la neige accumulée sur le flanc de la carcasse d’un revers de la main puis passa ses doigts de long des écailles. Elle s’arrêta au bout de quelques secondes, fit apparaitre une petite lame au creux de sa main et entreprit de desceller une des écailles. Après quelques efforts, celle-ci tomba dans le creux de sa main. Elle la tendit à Adrianne, le soleil matinal se reflétant à sa surface.
— Elle est un peu grande pour la transformer directement en pointe de flèche mais je pense que tu comprendras rapidement pourquoi nous les utilisons.
Le poids de l’écaille la surprit. Elle examina l’objet de plus près. Il était étrangement dense pour sa taille, et ses bords effilés semblaient capable de trancher le cuir sans effort. La partie externe faisait preuve d’une impressionnante dureté tandis que la base la rattachant à la chair était bien plus souple. Elle tourna son regard vers le reste de la dépouille sur laquelle Sakti s’attelait à retirer des écailles de tailles plus modeste. Un frisson la parcourut. La créature la terrifiait, même gelée et morte. Et dépecée. Adrianne regarda avec incrédulité l’Oyukini débiter à toute vitesse les écailles de leur surface. Leur chute, d’abord amortie par la neige, produisait maintenant une myriade de tintements métalliques alors qu’elles s’entrechoquaient sur le sol. Elle se rapprocha, fascinée par la précision des mouvements.
— C’est impressionnant de te voir à l’œuvre…
— Oh, merci ! Mais c’est une question d’habitude. Je t’apprendrai à le faire à l’occasion. Elle s’interrompit un instant. Enfin, si nous recroisons un Pukeï-Yaku… Quoi qu’il en soit, il faut que je sépare les écailles intéressantes de celui-ci avant que sa chair pourrisse. On pourra toujours venir les récupérer plus tard…
Elle reprit son dépeçage effréné. Bientôt, l’ensemble de la bête fut mis à nu. Adrianne, ne pouvant l’aider dans sa tâche, avait décidé de rassembler les écailles dans de grands sacs en toiles récupérés un peu plus tôt. Quand ils étaient pleins, ils finissaient dans un trou qu’elle avait creusé au pied de la petite falaise délimitant la clairière. L’endroit n’était pas difficile d’accès, cela lui permettrait de venir les récupérer plus tard, en plus de les conserver à l’abri du temps glacial. Alors qu’elle ramassait les dernières elle entendit un bruit sourd derrière elle. Se retournant, elle vit Sakti allongée dans la neige.
— Tout va bien ? s’inquiéta-t-elle.
— Non. Mais rien de grave. Laisse-moi quelques instants pour récupérer.
Adrianne fini silencieusement de remplir le sac, la surveillant en coin. Elle le rangea avec les autres et reboucha le trou. Ces écailles attendraient surement jusqu’au printemps. Elle se retourna juste à temps pour voir Sakti se relever, chancelante. Elle s’approcha pour l’aider, lui saisissant le bras et l’accompagnant sur quelques pas.
— Le vertige est en train de partir. J’ai probablement trop forcé en allant vite sur les écailles…
— Tu as dépecé cette bête en moins d’une matinée, bien sûr que tu as trop forcé. Il y a encore quatre jours tu vomissais du sang dans ton sommeil…
Sakti ne répondit rien, probablement consciente de sa situation. Elle garda le silence alors qu’elle la guidait jusqu’à leur petit camp improvisé. Elle la fit s’assoir, relança les braises mourantes avec un léger jet de flamme et mit deux morceaux de viandes à réchauffer au-dessus du feu. Manger leur ferait toutes les deux du bien. L’odeur commença bientôt à se répandre jusqu’à leurs narines, faisant grogner leurs estomacs respectifs. Elles échangèrent un sourire gêné. Ces derniers jours avaient installé une certaine familiarité entre elles. Mais elles restaient tout de même méfiantes l’une de l’autre. Adrianne avait dû se faire violence pour accepter de la détacher le matin même. Non pas qu’elle ne faisait pas confiance à Sakti, mais elle avait l’impression de perdre sa dernière véritable défense contre un danger potentiel. Heureusement, l’état de cette dernière avait eu raison de ses appréhensions. Elle lui tendit sa part et attaqua sans tarder son propre morceau de viande. Prendre des forces était nécessaires si elles voulaient pouvoir rejoindre la civilisation.
— Adrianne. Je me posais une question.
Elle redressa le regard. Elle avait à peine avalé son premier morceau alors que Sakti avait déjà englouti l’entièreté de sa part. Elle lui fit signe de continuer.
— Pourquoi avoir enterré tes hommes et leurs armures dans deux tombes différentes ?
Elle déglutie difficilement et s’éclairci la gorge.
— Les corps resteront ici, sur le lieu de leur mort. Leurs armes et armures doivent revenir à l’armurerie pour être réparées et utilisées par d’autres. Nous n’avons pas les ressources nécessaires pour nous permettre de perdre autant de pièces.
— Oh. Je comprends. Je me demandais simplement si c’était un de vos rituels pour vos morts.
— Non, habituellement, nous ne dépouillons pas nos morts. A vrai dire… j’aurais aimé ramener leurs corps auprès de leurs familles, mais cela m’est impossible. Et le temps de revenir…
Elle ne termina pas sa phrase et finit de manger en silence. En temps normal elle aurait ramené les corps jusqu’au village le plus proche afin qu’ils soient rapatriés. Mais elle était seule et plusieurs jours s’était déjà écoulés depuis leur décès, rendant les dépouilles difficilement transportables. Il s’agissait de la moins pire des solutions auxquelles elle avait songé. Sakti l’observait, semblant attendre quelque chose. Son comportement était étrangement calme pour une guerrière de sa tempe. Adrianne était habituée aux soldats bruyants et fanfarons. Avoir quelqu’un comme elle d’aussi silencieuse était presque dérangeant. Elle ne savait pas si cela était normal, ou du fait de ses blessures, voir même lié à la différence d’espèce ou encore au Culte de Kyralia. Elle avait encore bien trop de questions sans réponse mais ne voulait pas ensevelir son interlocutrice sous une avalanche d’interrogation. Elle décida plutôt de répondre à certaines questions que se posait certainement Sakti.
— Nous allons nous mettre en route vers Fjelletsiste. C’est un village à quelques jours de marche d’ici. Malgré tes blessures, je pense que nous pouvons y être en moins d’une semaine.
Sakti ne répondit rien mais passa machinalement sa main sur les deux petites cornes qui ressortaient de son front au milieu de sa chevelure. Adrianne comprenait son appréhension. Elle s’inquiétait aussi de la réaction des habitants. La meilleure solution étant encore de ne pas les mettre au courant qu’une Oyukini était parmi eux. Elle avait bien un moyen pour camoufler son armure si atypique mais pour les cornes… Elle sorti un pardessus aux couleurs de sa section et le tendit à Sakti.
— Enfile ça par-dessus ton armure. Cela évitera que les gens paniquent au premier regard. En revanche pour le reste, je ne sais pas trop comment faire, un capuchon ne fera illusion que de loin et il ne dissimulera pas la couleur de ta peau…
— J’ai peut-être la solution pour cela.
Sakti se leva et enfila la tenue tendue par Adrianne. Cela recouvrait entièrement son armure, la faisant passer pour un habitant ou un soldat de la région, si on omettait de regarder son visage ou ses mains. Elle se concentra. Adrianne sentie les flux d’énergies se tordre autour d’elle. Qu’essayait-elle de faire ? Des gants noirs nervés de veines parme apparurent autour de ses avant-bras. Un masque similaire apparu devant son visage. Sakti tourna son regard vers Adrianne.
— Je n’ai pas mieux. Cela suffira ?
— C’est bluffant… oui, je pense que cela suffira. Il ne faudra juste pas les retirer devant les villageois… Ils me connaissent plutôt bien, je te présenterai comme une prêtresse de Kyralia un peu… particulière. Ce ne sera pas vraiment un mensonge.
— Pas de problème, je ne tiens pas vraiment à les affronter de toute manière… mais pourquoi ce village particulièrement ?
— Ce n’est pas lié au village, c’est simplement l’endroit civilisé le plus proche. J’aimerai t’amener ailleurs mais nous ne pouvons pas vraiment partir pour traverser les montagnes sans équipement, en dehors des routes habituelles, en plein hiver, avec des blessures comme les tiennes et le risque de d’autres… créatures se baladent dans la nature. La meilleure solution consiste à rallier ce village, faire quelques provisions et suivre la route jusqu’à Storagraven.
— Storagraven ?
— L’endroit où je veux t’amener. Il m’est difficile de te le décrire justement… disons que c’est un lieu très important pour mon peuple. Le seul qui pourrait t’accueillir… peut être. Je n’en sais rien. Je l’espère. Je…
— Le plus simple, coupa Sakti, c’est que je cache ma véritable identité à tout autre personne que toi. J’ai bien compris tes inquiétudes. Je les partage aussi. Je ne pourrais pas me cacher de tous éternellement. Surtout si nous voulons changer les choses. Mais procédons un pas après l’autre. D’abord Fjelletsiste. Puis Storagraven. Nous aviserons ensuite.
Adrianne accepta doucement ces paroles. Elles la rassuraient. Depuis que Sakti était apparue, elle avait perdu pied. Ses certitudes, envolées. Ses convictions, ébranlées. Elle avait l’impression de d’être dans une chute sans fin. Sa confiance en soi était au plus bas. Un tourbillon de questions. De doutes. Il fallait qu’elle recouvre son équilibre. L’Equilibre. Là encore, une porte ouverte à une nouvelle chute. L’Equilibre. Le Chaos. Elle était certaine de n’avoir fait qu’effleurer la surface lors des échanges de ses derniers jours. Cela l’effrayait. Et si, depuis tout ce temps, l’alliance des Sept Royaumes se trompait ? Qui l’accepterai ? Qui en prendrai la responsabilité ? Que faire alors ? Elle finit son morceau de viande et éteignit d’un geste brusque les dernières flammes. Sakti avait raison. Procéder pas à pas. Les questions d’enjeux politiques viendraient bien assez vite. La première chose à faire était de rallier le village. Ce serait un bon test. Voir si leurs peuples étaient culturellement compatible. Voir si les humains pouvaient accueillir une Oyukini, même sans le savoir. Ou si la différence était trop importante. Alors ses craintes prendraient forme ou disparaitraient comme la neige en été.
— En route pour Fjelletsiste.
***
Sakti profita de la vue imprenable qu’elle avait sur les habitations pour scruter attentivement les constructions. Pendant des mois, elle avait fait demi-tour à chaque fois qu’elle avait aperçu la moindre trace d’activité humaine. Voilà maintenant qu’elle se dirigeait droit vers un de leur village. Elle tourna son regard vers Adrianne. Avec cette humaine à ces côtés, cela devrait bien se passer. Elle avait été surprise par l’ouverture d’esprit dont elle avait fait preuve lors de leurs discussions. De son côté, rejetée par les siens pour ses positions, elle avait moins de mal à accepter la vision humaine du monde. Une vision biaisée, incomplète, voir naïve. Mais logique. Pour des humains. Elle avait également craint que cette proximité qu’elle avait avec sa nouvelle partenaire s’effrite au fur et à mesure qu’elles s’approchaient d’un lieu purement humain. Cela ne s’était pas produit, bien au contraire.
Elle accorda de nouveau son attention au village. Ce dernier était ceinturé d’une haute muraille de pierre semblable à celles de certaines place-fortes. En dehors des portes, elle était néanmoins dépourvue de tours. Derrière les créneaux, elle pouvait apercevoir les maisons, construites dans un mélange de pierres et de bois. Légèrement à l’écart, au sommet d’une petite colline, semblait trôner le bâtiment le plus important. Entièrement en bois, il dépassait les autres de deux bons étages. Malgré la distance encore importante, Sakti devinait de grandes fenêtres sur la façade.
— Fjelletsiste. Le dernier village avant la montagne. Qu’en penses-tu ?
Il fallut quelques secondes à Sakti pour s’arracher à sa contemplation et répondre à la question.
— Au sein de l’Empire, la majeure partie des bâtiments sont en pierre, je ne serais pas trop dépaysée pour un premier contact. Mais ce bâtiment en bois m’intrigue.
— Ah ! Ah ! Je peux comprendre cette curiosité. C’est l’objet de notre destination. Il s’agit d’une auberge. Nous y passerons la nuit et nous y ravitaillerons avant de continuer notre route.
— Une… taverne ? C’est le bâtiment principal d’un village aussi fortifié ?
— Une auberge. Eh oui, c’est surement le bâtiment le plus important de la région. Ce village est fortement fortifié à cause du passif de la région. Il y a eu de nombreux conflits entre humains avant l’Union. Sans parler des attaques de l’Empire ou des bêtes sauvages. Par son isolement, il pouvait difficilement compter sur les autres, ils ont donc transformé leur village en petite forteresse pour tenir à distance tout type d’agresseurs.
Quels genres de conflits nécessitaient d’élever des murailles aussi massives pour protéger un simple village, Sakti ne saurait le dire. Mais elle admirait la résilience de ces humains qui, malgré la nature hostile, les guerres de territoires, les bêtes sauvages, l’isolement et la menace de l’Empire proche, avait décidé de rester ici et d’en faire leur maison. Elles reprirent la route. Le soleil commençait à décliner le long des crêtes montagneuses et il restait encore quelques heures de marches pour atteindre le village.
Enfin arrivée au pied de la muraille, Sakti se rendit compte de l’extravagance de cette protection. Cette dernière mesurait plus de six mètres de hauts et était composée d’un assemblage d’une multitude de petites pierres taillées, là où l’Empire préférait utiliser d’énormes blocs. Dans l’ouverture, les portes semblaient ridiculement petites pour l’ensemble. Elles étaient en bois, mais de nombreux renforts en fer courraient le long des battants, leur conférant une solidité supplémentaire. Plusieurs gardes étaient en faction au milieu de l’ouverture. Adrianne les héla. Bien que préparée, Sakti sentie son inquiétude monter en se dirigeant vers eux. Et si ? S’ils mettaient à jour son déguisement ? Quelle serait leur réaction ? S’ils attaquaient, devait-elle combattre ? Ou fuir ?
— Adrianne ! Vous voilà de retour bien tôt. Un problème ?
— La liste serait trop longue malheureusement. Vous feriez mieux de renforcer votre vigilance.
— Que s’est-il passé ? Le garde semblait perdu par son attitude. Et qui est-ce ? Ce n’est pas un membre habituel de votre patrouille…
Sakti se figea. Elle allait déjà être démasquée ? Elle n’avait pu répondre à aucune des questions précédentes et savait qu’elle risquait de tuer les gardes si sa réaction était guidée par la panique. Heureusement Adrianne désamorça immédiatement la situation.
— En effet. Mais ma patrouille n’existe plus. Les gardes laissèrent échapper un cri horrifié. Nous avons affronté une créature inconnue qui nous a anéanti sans effort et j’y aurais laissé la vie sans cette personne. Elle s’appelle Sakti. C’est une prêtresse de Kyralia qui parcourait les étendues sauvages comme épreuve de foi. Mais c’est aussi une très bonne guerrière. Elle a été gravement blessée en me protégeant, alors je la conduis vers Storagraven.
— Rentrez donc ! D’après vous… devons-nous rappeler les équipes des pics avant que l’hiver nous enferme ?
— Non. La vigilance doit être maintenue. Si vous envoyez un message, expliquez juste qu’il vaut mieux observer de loin les créatures inconnues et fuir si besoin. Peut-être que celle que nous avons affrontée était une exception. Je n’en sais rien. Mais cet hiver, soyez encore plus prudent qu’habituellement.
— Compris ! Combien de temps resterez-vous parmi nous ?
— Une nuit. L’hiver arrive à grand pas et faire la route de Storagraven avec une blessée sera suffisamment difficile sans blizzard.
Elles se mirent toute deux en route vers l’auberge. Sakti salua les gardes d’un rapide signe de tête, trop apeurée pour être capable de les saluer verbalement. Elle se colla à Adrianne et la suivie avec une grande application. Son regard était tout de même sans cesse attiré par de multiples détails. Là un étal possédait des aliments qu’elle n’était pas capable d’identifier. Ici un groupe d’enfants jouaient en riant avec la neige. Un homme allumant des torches devant chaque maison. Une charrette poussée par deux marchands visiblement pressés. Malgré son aspect extérieur très martial, ce village était semblable à ceux qu’elle avait pu visiter au sein de l’Empire. Après avoir grimpé la colline, elles arrivèrent enfin devant l’auberge.
De loin, Sakti avait cru que le bâtiment était entièrement en bois, mais une solide fondation en pierre taillé ceinturait l’édifice. Il semblait avoir été construit en deux parties. La première moitié semblait être une immense salle. Elle devinait, derrière les hautes fenêtres, au moins deux mezzanines donnant sur la pièce. Un bois ancien semblait avoir été utilisé et plusieurs renforts métalliques étaient visible par endroits. La seconde partie en revanche, semblait prêtre à s’envoler. Le bois clair et les arrondis donnés aux angles et aux toits contrastaient avec le tranchant de la crête des montagnes visible derrière. Une multitude de petits balcons étaient également présent. Quand elle regardait l’ensemble, Sakti avait l’impression que deux bâtiments s’étaient télescopés et que personne n’avait eu envie de les séparer depuis.
Alors qu’elles approchaient de la porte d’entrée, les voix et les rires commencèrent à se faire entendre. Sakti s’arrêta. Adrianne, qui continua quelques pas avant de se rendre compte qu’elle n’était plus suivie, se retourna.
— Que se passe-t-il ?
— Rien ! répondit Sakti bien trop rapidement. Enfin si. Je ne sais pas. Peux-tu me… laisser un peu de temps ? Pour me préparer.
— Ne t’inquiète pas, cela va bien se passer.
Voyant que Sakti ne répondait pas, elle s’approcha et la prit doucement par le bras, pour s’apercevoir qu’elle tremblait de tout son corps. Elle lui tapota maladroitement l’épaule pour tenter de la réconforter.
— Ecoute. Je vais rentrer, réserver une table, commander un repas… et tout le reste. Viens quand tu te sens prête.
Adrianne hésita un instant puis enlaça Sakti. Après une étreinte de quelques secondes, elle recula, visiblement gênée par son propre geste, puis s’en alla vers la porte de l’auberge d’un pas rapide, par laquelle elle s’engouffra sans un mot.
Qu’est-ce qui vient de se passer ? Cette question tournait en boucle dans l’esprit de Sakti, qui commençait à réussir à contrôler ses tremblements. Elle était complètement perdue mais elle était certaine que ce geste de la part d’Adrianne n’était pas anodin. Une étape, peut-être ? Il est difficile de concevoir que quelqu’un, tout humain soit-il, puisse prendre quelqu’un dans ses bras ainsi sans lui faire un minimum confiance. Elle prit appui sur le rebord du puit près d’elle et ferma les yeux. Il fallait qu’elle reprenne le contrôle de ses émotions. Et cette douleur sourde au thorax qui refusait de s’en aller. Malgré les échanges de ses derniers jours, une partie de son esprit continuait à lui dire de fuir au plus vite cet endroit remplit de monstres sanguinaires glorifiants le conflit et les massacres. Elle savait que c’était faux. Il n’y avait aucune raison rationnelle pour qu’elle soit ainsi terrifiée à l’idée d’entrer dans une auberge, tout humaine qu’elle soit. Retrouver une certaine sérénité était nécessaire. Il fallait simplement…
« C’est vous l’étrangère ? »
La faux s’arrêta net contre la gorge de l’humain. Elle fut surprise, elle n’avait pas souvenir d’y avoir fait appel. Sakti ouvrit les yeux pour découvrir un enfant humain au bout de son arme, les mains tendues en l’air, ses yeux exorbités fixée sur la lame qui menaçait de lui trancher la gorge. Après quelques secondes, son esprit se mit enfin en route et Sakti fit disparaitre son arme dans un nuage violet.
— Stupide petit homme ! Ne me surprend pas ainsi ! J’aurais pu te tuer !
— J’ai remarqué madame… répondit l’humain d’une voix encore tremblante.
— Que me veux-tu ?
— Rien ! Les gardes ont dit qu’Adrianne avait ramené une étrangère des montagnes alors j’étais curieux ! Et comme je ne vous ai jamais vu…
Sakti soupira. La curiosité avait bien failli tuer cet enfant. Sa nervosité avait également un rôle prépondérant dans sa réaction. Elle mit un genou à terre pour être au même niveau que lui.
— Navré pour ta frayeur. Je ne suis pas habitué à être en contact avec des humains comme toi. La seule chose qui puisse me surprendre normalement c’est un prédateur particulièrement habile voulant ma mort.
— Oh. Ce n’est pas grave tu sais. Un jour mon père m’a lancé une hache quand je l’ai effrayé en rentrant par la fenêtre. Lui aussi réagit bizarrement quand il est surpris !
Le petit homme n’avait plus l’air effrayé. Sakti se posait énormément de questions. Était-il normal de se faire lancer des haches dessus quand on surprenait ses parents quand on était humain ? Suivait-il un entrainement spécifique ? Tous les humains étaient-ils comme ce modèle miniature ?
— C’est vrai que tu es une adepte de Kyralia ?
— Oui, c’est vrai.
— Tu es une prêtresse ?
— Là d’où je viens, on m’a donné le titre de Gardienne de Kyralia.
— Tu gardes une déesse ? Elle a besoin d’être gardée ? Comme ma petite sœur ?
— Elle non. Mais la tâche qu’Elle nous a confiée est de garder l’Equilibre de ce monde intact.
— L’équilibre ? Comme ma pet…
— Non, pas comme l’équilibre de ta petite sœur. Un équilibre à l’échelle du monde tout entier.
— Et il se passe quoi si tout le monde perd l’équilibre ?
Sakti ne répondit pas. Était-ce vraiment le moment d’avoir une discussion théologique avec un enfant humain ? Mais ce dernier ne lui laissa pas le loisir de s’appesantir sur la question. Devant son silence, il lui posa une autre question.
— Et du coup, tu n’oses pas rentrer parce qu’il y a trop de monde ?
Ce petit homme était décidément plein de surprise.
— On peut dire ça comme ça… répondit Sakti. Je n’ai jamais été en présence de plusieurs… humains. Je ne sais pas vraiment comment ça va se passer…
— Oh mais ça va bien se passer, tu vas voir !
Avant qu’elle puisse réagir, le garçon attrapa sa main et l’entraina à sa suite. Avant qu’elle s’en rende compte, ils franchirent tout deux la porte de l’auberge et furent projetés dans une ambiance joyeusement bruyante. Des serveurs slalomaient entre les nombreuses tables et le fourmillement des conversations résonnait à travers la pièce.
— Ah ! Regarde. Adrianne est là !
Le garçon pointa une alcôve légèrement renfoncée à l’autre bout de la pièce, non loin d’une scène où plusieurs musiciens jouaient un air entrainant. Il la guida au milieu des tables et des clients, en saluant certains mais sans jamais s’arrêter. Visiblement le garçon était connu. Populaire également au vu des sourires qui s’affichaient sur le visage des personnes le regardant passer. Il lâcha sa main une fois arrivé devant la niche, devant une Adrianne visiblement surprise, mais souriante.
— Et voilà ! Pas si terrible que ça, hein ? Je file ! Bonne chance !
Le garçon reparti à toute vitesse et s’engouffra par une porte située derrière le comptoir. Sakti s’assit en face d’Adrianne. Elle regarda autour d’elle. L’alcôve était surélevée de quelques marches. D’où elle était, elle avait une vision sur l’ensemble de la pièce, scène comprise. De plus, elle était placée sous la première mezzanine, évitant l’impression d’être sans cesse observé des hauteurs. Elle se relâcha légèrement. Le garçon avait raison. Pas si terrible que ça.
— Alors ? tenta Adrianne.
— Je suis passé à deux doigts de tuer quelqu’un, mais tout va bien maintenant ! ajouta très vite Sakti devant l’air effaré d’Adrianne. Le garçon m’a interpellé alors que je ne m’y attendais pas. Mais je pense que sans lui j’aurais passé de longues heures dehors.
— Johan ? Il a un don avec les gens. Tout le monde l’apprécie. C’est le fils du propriétaire. Comment te sens-tu ?
— Toujours un peu effrayée mais ça va.
— J’ai pris la liberté de commander pour toi.
— Commander ? Commander quoi donc ?
— Eh bien… le repas.
— Oh.
— Tu pensais que je t’emmenais dans une auberge pour quelle raison ?
— A vrai dire… je n’y ai pas vraiment réfléchi. L’idée même d’entrer dans le village occupait l’entièreté de mon esprit.
— Dans ce cas-là, détend toi et profite d’un des meilleurs repas que pourra t’offrir cette région.
Elle désigna l’immense plat qu’un serveur était en train d’apporter à leur table. Le fumet qui s’élevait de la viande aiguisa l’appétit de Sakti. Elle n’avait jamais mangé de mets préparé de la sorte. L’alimentation chez l’Ordre de Kyralia était plutôt frugale, plutôt orientée praticité que convivialité. Même lorsqu’elle avait été reçue à la cour, elle n’avait pas pris part aux banquets de la noblesse. Elle admira le plat posé devant elle. La pièce était découpée en une multitude de tranches, entourées par une profusion de légumes en tout genre, baignant dans une sauce qui bouillonnait encore par endroit. Elle n’y connaissait rien à la cuisine mais se rendait bien compte qu’elle était devant une pièce d’exception. Elle jeta un regard interrogateur à Adrianne qui apporta une réponse à sa question silencieuse.
— C’est du cerf. Préparé… honnêtement, je n’en sais rien. Mais c’est parmi les meilleurs plats que j’ai mangé dans ma vie.
Elle servit deux généreuses portions dans leurs assiettes et fit signe à Sakti d’attaquer son plat. Après une brève hésitation, elle enfourna un premier morceau dans sa bouche et fut immédiatement conquise par la sensation. La viande était chaude, tendre et juteuse. La sauce donnait l’impression de faire exploser chacune de ses saveurs en bouche, l’une après l’autre, pour ensuite les mélanger dans un tourbillon de succulence. Elle savoura ces sensations. Une dizaine de jours en arrière, elle salivait à l’idée de manger un chevreuil trop cuit. Voilà qui représentait une étape inattendue dans ses horizons culinaires. Elle se mit à dévorer son plat, réfrénant le plus possible son empressement afin de profiter au maximum de ce délice. Elle s’oublia. Pour la première fois depuis longtemps, elle ne pensa plus à ses devoirs. L’Ordre. Adrianne. Ses craintes. L’Empire. Le Chaos. Les humains. Ses peurs. Kyralia. Le temps d’un repas, elle les oublia tous. Profitant au maximum de cet instant.
Elles terminèrent le repas sans un mot, au son de la mélodie jouée avec entrain par les musiciens sur scène. Quand ces derniers saluèrent leur public et se retirèrent sous les ovations, Sakti tourna son regard vers Adrianne. Elle semblait aussi repue qu’elle. Ce repas avait été savoureux à plus d’un regard. Sans l’autre, aucune d’entre elle n’aurait pu en profiter. Alors qu’elle s’apprêtait à l’interroger plus en avant sur les coutumes humaines, Johan fit soudainement son apparition à ses côtés.
— Bonsoir de nouveau ! Le repas t’a plu ?
— Succulant. C’est la première fois de ma vie que je mange aussi bien. Sakti lui sourit. Une douce expérience.
— Je me demandais… hésita Johan.
— Parle sans crainte, je ne risque pas d’être surprise au point de te menacer avec une arme.
— Vous comptez chanter ?
Sakti resta muette. Chanter ? Mais pourquoi cet humain voulait-il la faire chanter ? Devant d’autres humains qui plus est. Elle chercha du secours auprès d’Adrianne mais cette dernière n’eut pas le temps de prendre la parole que Johan repris son débit verbal.
— Non parce qu’on voit très peu de prêtresse de Kyralia par chez nous. Elles ne viennent presque jamais jusqu’ici ! Et pourtant on dit que se sont leurs chants qui guide les âmes des défunts. Et comme… comme… ses yeux allèrent et venèrent rapidement d’Adrianne à Sakti, conscient de son erreur. Comme la patrouille est… morte, on se demandait si vous alliez chanter pour eux ce soir.
Voilà qui promettait d’être problématique. Elle n’avait aucune envie de s’exposer au regard et à l’attention des humains plus que le strictement nécessaire. Mais se soustraire à ce qui semblait être une tradition risquait de tenir l’image de Kyralia aux yeux de ses gens. Un chose que Sakti ne pouvait pas tolérer. Adrianne, visiblement peinée par le rappel de la mort de ses hommes, tenta néanmoins de venir à son secours.
— Tu sais Johan, elle a déjà effectué une cérémonie lors de l’enterrement…
— Oui mais les chants sont effectués devant un public pour que les souvenirs de chacun puissent les guider vers le repos !
Une belle image. Fausse, mais réconfortante, probablement.
— Elle a été gravement blessée lors du combat, tu ne peux pas lui demander de faire cet…
— Je vais le faire, coupa Sakti.
Adrianne la regarda, incrédule. Elle vit même une pointe de panique poindre dans ses yeux. Mais elle était convaincue que c’était une bonne décision.
— Je vais chanter pour ces morts. Ce ne sera pas les chants habituels, car je ne les connais pas. Ce ne sera pas un chant en hommage aux personnes décédées, car ils ne le méritent pas. Non, ils ne le méritent pas ! répéta-t-elle devant plusieurs exclamations indignées dans la salle, qui écoutait attentivement depuis le début. Ils méritent bien mieux car ils sont morts pour une lutte qui les dépassait complètement et dont personne ici ne semble conscient. Alors en leur honneur, en leur hommage, je vais vous chanter l’histoire de la Guerre Eternelle.
Elle se leva et se dirigea vers la scène en silence. La salle entière l’observait, muette. Tant pis pour la discrétion. Elle monta les marches une à une, les craquements des planches anciennes ponctuant chacun de ses pas. Elle attrapa l’une des chaises présentes sur la scène et s’assit face à la centaine de regard qui la regardait. Elle sentie sa peur revenir. Cette fois-ci, sa volonté fut plus forte. Elle prit une grande inspiration puis s’arrêta. Ces gants en mailles n’allaient pas être pratique pour ce qu’elle s’apprêtait à faire. Elle les retira et les posa à ses pieds. Des murmures bruissèrent telle une brise dans la foule. Qu’avaient-ils donc ? Elle ferma brièvement les yeux pour se concentrer. Canalisa l’énergie au creux de ses mains puis fit apparaitre son instrument favori, le violoncelle.
Kyralia lui avait donné accès à énormément d’objets liés aux Limbes, la plupart étant des armes. Mais cet instrument était de loin son objet favori. Massif, sculpté dans un bois d’un noir profond, un réseau de nervures parcouru en permanence par le flux de la déesse le faisait luire d’un bel éclat incarnat. Les murmures reprirent de plus belle dans la salle. Elle sourit. Les membres de son Ordre avaient eu du mal à contenir leur étonnement la première fois, alors des personnes ne côtoyant pas ce genre de pratique… Elle ajusta la position de l’instrument entre ses jambes, posa son archet sur les cordes et le déplaça lentement, laissant échapper une note grave. Elle s’arrêta un instant. Le silence était revenu. Parfait. Elle commença à jouer lentement, se laissant immerger dans les notes qu’elle produisait. Puis, après avoir atteint l’harmonie qu’elle désirait avec son instrument, ferma les yeux et commença à chanter.
Dans un passé lointain, Cœur du berceau sacré
La Fracture apparue, devant des dieux troublés
Le Chaos s'en extirpa, hurlant, dévorant
Les mondes et dieux sombrèrent dans le tourment
Malgré la lutte des dieux et leurs actions
Le Chaos fraya un chemin vers Notre monde
Sur lequel il se déploya comme une onde
Mettant la Vie face à l'Abomination
Fielleuse et vile, cette entité crût loin des villes
Laissant la Vie prospérer, servant ses intérêts
Restant, pendant des siècles durant, immobile
Sa corruption accomplissant son forfait
Des tréfonds de la terre, elle est apparue
Surgissant des enfers, l'armée de corrompus
Par vagues immenses, contre Nous s'élança
Par vagues immenses, Notre sang ruissela
Vivants et dieux unirent leurs destins
Afin que ce combat ne fusse vain
Les dieux iraient combattre dans les cieux
Nous-autres la chasserons des autres lieux
Un dieu nous aida dans ce combat acharné
Kyralia rendit nos armes acérées
Déesse de la Mort et de l'au-delà
Elle voulait que le Chaos passe à trépas
Nous nous unîmes contre cette engeance
Protéger l’Équilibre, une constance
Toutes races unies par circonstances
Pour mettre fin à cette dissonance
Une lutte désespérée et acharnée
Que nous finîmes par réussir à arracher
Liesse, joie, pleurs, euphorie, gaité
Tous fier de cette union sacrée
Le Chaos n'était pas mort, point s'en faut
Il faudra un jour, combattre à nouveau
On fonda une Garde vigilante
Alerte malgré les siècles d'attente
Un jour, la corruption ressurgit
Bête et monstres se mouvant dans la nuit
Des vigilants inquiets donnèrent l'alerte
Les peuples répondirent qu'ils étaient bien bêtes
La guerre était depuis longtemps finie
Les gardiens avaient sombré dans l'oubli
L'union des races était abandonnée
Les conflits d'avarices l'avaient remplacé
Le monde, était à nouveau menacé
Et personne ne semblait s'en soucier
Malgré l'absence de réaction
Des guerriers avisés retournèrent au front
Tous, seuls et oubliés, face à l’adversité
Guerriers empêchant le monde de basculer
Tous, unis, bienveillants, la déesse veillant
L'Ordre de Kyralia repousse le néant.
Je peux difficilement changer ma manière d'écrire mais je cherche un moyen de couper mes publications sans avoir l'impression de s'arrêter au milieu de l'action. Quand j'aurais trouvé une solution, je reprendrai les publications.
En tout cas merci de ton retour ;)