Dans l’obscurité de la nuit, la peur envahit lentement le campement. Zihan est assis à même le sol. Autour de lui, tout est silencieux : seuls les froissement du cuir et le tintement des armures troublent la tranquillité trompeuse des troupes de Xiang Yu.
L’armée du roi s’est déployée là quelques heures plus tôt avec une efficacité et une minutie militaires. Des milliers d’hommes se tiennent prêts à l’assaut, encerclant la forteresse du suzerain Liu Bang dans un siège infaillible. Demain, à la même heure, ils seront victorieux : les généraux leur ont promis le succès et la gloire, car la partie adverse est mise à mal. Seule un poignée d’hommes assurent la protection du dirigeant ennemi. Capturer la forteresse, décimer ses forces restantes et supprimer son chef, voilà le plan qui permettra à Xiang Yu de mettre un terme à cette guerre civile sanglante et d’unifier le royaume de la Chine après de longues années de division. L’attaque est prévue à l’aube.
Lorsque la nuit est tombée, le moral des soldats était au plus haut. Comment ne pas céder aux rêves de richesses et de notoriété ? Comment ne pas rire ou chanter en contemplant le visage serein de la paix ? Comment ne pas danser en imaginant le chemin du retour qui ramènerait les vaillants combattants dans les chaleurs tendres de leurs foyers ? La perspective d’une bataille sanglante au petit matin, si elle a laissé dans l’estomac des soldats un poids indigeste, n’a pour autant pas porté ombrage à la flamme de l’espoir. Zihan s’est endormi bercé par les éclats de voix de ses frères d’armes et par le doux souvenir de la soupe aux herbes sauvages que préparait chaque printemps sa mère, dans son hameau natal de la contrée de Han.
Désormais, tout a changé. Zihan, qu’un camarade a réveillé frénétiquement, contemple abasourdi le spectacle indistinct qui s’offre à lui dans les ténèbres. La forteresse devait être quasi déserte : c’est ce qu’ont affirmé les meilleurs éclaireurs de Xiang Yu. Pourtant, sur les remparts se dessinent les silhouettes silencieuses de centaines de soldats. Zihan ne les a pas entendu prendre place, pas plus que ses compagnons qui regardent, hébétés, les premières lignes ennemies.
— Ce sont les archers, murmure Tao, un grand gaillard, à quelque pas de Zihan. Combien sont-ils ? On ne pourra pas les approcher avant de subir de lourdes pertes. Les flèches vont tomber du ciel comme une pluie mortelle.
À ces mots, Zihan resserre sa main sur son propre arc, qu’on lui a assigné grâce à ses yeux perçants, mais aussi parce qu’il ne sait pas manier l’épée et qu’au village, c’est lui qui chasse le gibier pour sa famille. Avant, le son de la corde qui chante et de la flèche qui fuse lui apportait du plaisir et de la fierté. Maintenant, tout ce qu’il entend quand il bande son arc, ce sont les hurlements des mourants et le bruit sourd des corps tombant au sol.
— D’où ont bien pu sortir tous ces hommes ? demande Zihan d’une voix dont il essaie de cacher le tremblement. Les éclaireurs ont suivi l’ennemi durant sa fuite. Ils étaient unanimes : pas même deux cents hommes se sont réfugiés ici.
La forteresse, entièrement encerclée, n’a pas pu recevoir de l’aide de l’extérieur. Le campement s’agite, les murmures grossissent et l’inquiétude grandit dans les rangs. Très vite, on commente, en plus du nombre inouï de ces apparitions, leur immobilité surnaturelle. Les ombres se tiennent parfaitement droites, dominant du haut des remparts la plaine assaillie. Pas un bruit n’émane de derrière les murs, pas un mouvement ne rompt l’inquiétante catalepsie des troupes adverses.
— Sont-ils seulement humains ? interroge Tao. Regardez-les, pétrifiés comme le serpent qui dort. Ils nous observent. Je sens le poids de leur regard maudit, la brûlure de leurs yeux de démons. Les sujets de Lui Bang sont perfides et fourbes. Qui dit qu’ils ne sont pas aussi sorciers ?
À ces mots, un violent frisson d’effroi secoue le corps de Zihan tout entier. Dans son village, on croit dur comme fer aux esprits et aux diables, aux forces étranges contre lesquelles l’homme ne peut rien. Si leurs ennemis ont invoqué des démons belliqueux, l’armée de Xiang Yu est perdue.
La rumeur se répand, tordant sur son passage les tripes des soldats qui grelottent de terreur. Certains tombent à terre pour prier, d’autres feignent l’indifférence et revêtent un visage courageux. Pourtant, leurs yeux, écarquillés et hagards, s’en retournent toujours vers les spectres immobiles.
— Regarde, Zihan, reprend Tao. Ça s’agite au commandement.
Il désigne du doigt la tente royale, facilement identifiable malgré la distance et l’obscurité grâce à sa taille inhabituelle. Plissant les yeux pour mieux voir, Zihan distingue en effet des va-et-vients, rapides, pressés, autour du pavillon. Le manège dure de longs instants, puis, déchirant le calme inquiétant de la nuit, un cor retentit d’une longue note plaintive.
— La retraite ! les soldats s’exclament, abasourdis. On bat la retraite !
Chacun saute sur ses pieds et rassemble son équipement. Les tentes sont démontées et leurs tissus pliés en quelques minutes. Déjà on entend le trot des montures des généraux qui, les premiers, abandonnent la forteresse hantée à ses occupants funestes.
Zihan se hâte, emboîte le pas à Tao et rejoint les lignes de son escadron qui, malgré l’affolement, attend les ordres de son capitaine. Bien vite ils se mettent en marche : il faut être parti avant le lever du jour, avant que les statues de ténèbres ne décident de passer à l’attaque. Le bruit des pas redoublés et des souffles courts résonne dans le noir. Les chuchotements se sont tus.
La fuite est rapide et ordonnée. Les soldats, terrifiés, gardent les yeux à terre. Personne n’ose regarder en arrière, de peur de croiser le regard d’un démon. Zihan résiste à l’envie intenable de se retourner : à chaque pas, il croit entendre les arcs se bander et les flèches fendre l’air. Plus il s’éloigne, plus l’assaut semble imminent. La mort aux trousses, il garde la cadence et file en avant.
Quand les premières lueurs de l’aube éclairent enfin le ciel obscur, Zihan n’y tient plus. Certain qu’enfin, les diables passent à l’acte, il jette par-dessus son épaule un regard de terreur.
Ce que ses yeux d’archer aperçoivent au loin dans la lumière blanche du matin le laisse bouche bée : le long des remparts, soudain, les ombres ont disparu. A leur place se tiennent, incongrues et ubuesques, des statues fantasques, assemblées de cuir et de seaux, de manches en bois et de vieux casques abîmés. Ce ne sont que les bricolages habiles d’une troupe assiégée mais astucieuse qui, grâce à la pénombre et à la superstition humaine, a su mettre en échec des milliers d’hommes avec un tour de passe-passe.
Merci pour tes retours, je vais aller regarder tout ça.
Un roman inspiré d'une légende chinoise serait une bonne idée :) j'ai de la difficulté avec les écrits plus longs mais ta suggestion me donne envie d'essayer. Tout entraînement est bon à prendre de toute façon, non ?
Merci encore pour ce retour encourageant :)