Le phare d'Eilean Mor n'est clairement pas le poste que voulait Thomas Marshall. Bien trop sinistre. Pourtant, on le lui a attribué, croyant que son esprit était assez fort pour supporter les conditions de travail. Il est vrai qu'elles ne sont pas simples à vivre, être complètement isolé sur la petite île pendant six semaines dans l'attente de jouir des deux semaines sur la terre ferme, le tout avec deux compagnons seulement. Le phare, en revanche, est plutôt confortable puisqu’il est neuf. Mais les bourrasques semblent parfois le ronger et les eaux tumultueuses à ses pieds paraissent vouloir l'avaler. De plus, il y a ces étranges légendes, celles qui racontent que l'île est peuplée d'habitants surnaturels...
Marshall frissonne et réprime ces pensées. Si on a songé qu'il serait assez résistant, il le sera. Il serre le col de son ciré, enfonce ses pieds dans d'épaisses bottes puis sort. La porte bat un peu dans le vent mais le vieil homme la retient avant qu'elle ne claque. Il serait idiot de fragiliser les gonds. Ses mains sont profondément enfouies dans ses grandes poches. Marshall a demandé à sa sœur de les lui doubler en fourrure et est désormais ravi d'y avoir pensé.
Son regard parcourt la petite île. Minuscule serait plus réaliste, sa longueur ne dépassant pas les cent-cinquante mètres. Son pas est rapide, cependant, il ne cherche pas la vitesse mais la chaleur que lui procure ce mouvement. Maudits soient MacArthur et Moore pour lui avoir laissé la tâche ingrate qu'est l'arpentage d'Eilean Mor. Ils ne sont arrivés que trois jours plus tôt, pour la mise en service du phare, et n'ont toujours pas eu le temps de faire le tour des lieux. Ce sera prompt, techniquement.
Faisant attention où ses pieds se posent, il parcourt les lieux. Les cailloux recouvrent le sol, tout comme les trous, mais il n'y a pas un seul arbre. Les yeux de Marshall sautent sur les quelques tas de pierres. Ce sont les restes des rares habitations à avoir été construites ici. Il y en a quatre, déjà à moitié abattues par le manque d'entretien et le temps peu conciliant. L'une d'elle a été dévorée par les bruyères qui abondent sur ce côté de l'île et une autre semble proche de l'effondrement. Marshall les trouve pittoresques.
Il tire sur son écharpe, espérant pouvoir faire un troisième tour autour de son cou. C'est qu'il fait froid dans cet air mordant ! Certes, il est habitué à l’Écosse, puisqu'il y est né, y a grandi et vécu, mais les Îles Flannan sont différentes. A l'écart, loin du pays, faisant face à l'Atlantique, elles sont dangereuses et c'est bien pour cela que le phare a été construit, pour prévenir les navires venant de l'océan. Une main s'abat sur son épaule et il sursaute, soudainement tendu. Il a beau ne pas être froussard, il est écossais. La superstition fait partie de son éducation. Sa première pensée est donc qu'une fée n'a pas apprécié qu'il dévisage sa maison et veuille maintenant l'emporter. Peut-être le dévorera-t-elle ?
- Bah alors, Marshall, tu rêvasses ?
L'homme se détend. Cette voix rauque et un peu tremblante, il la connaît. Il se retourne et fait face au doyen des gardiens, Donald MacArthur. Son visage, buriné par les embruns, présente aussi de profondes rides. Marshall sourit.
- Et toi, MacArthur, tu ne dors pas ?
Il hausse les épaules.
- Le vent me fait penser aux cris d'un each uisge.
Un frisson court le long du dos de Marshall. Il est vrai que les bourrasques heurtant les falaises produisent le son que ferait l'esprit malin. Le regard un peu voilé, il regarde autour de lui, craignant sans l'admettre de voir le cheval sombre, mais non, l'île est toujours aussi déserte. MacArthur remarque son coup d’œil suspicieux et lâche un rire contrit.
- Désolé.
Marshall sourit. Ce n'est pas sa faute, ils n'y peuvent rien si ils sont écossais et si leur esprit a été nourri depuis le berceau par des légendes et des histoires de fées. Il pose la main sur le bras de son aîné.
- J'ai fini de faire le tour. Rentrons.
Deux semaines plus tard, MacArthur part pour ses quatorze jours de repos quand James Ducat prend sa relève. Puis la quinzaine suivante, c'est au tour de Moore de quitter l'île pour laisser son lit à MacArthur. Puis les mois ont passé et l'année 1901 a approché.
Le douze décembre, à treize heures, le vent monte. Ducat, qui dormait, sort de son lit, soudainement alerté par un coup contre les poutres. Enveloppé dans un long peignoir en laine rêche, il descend l'escalier et découvre ses deux compagnons attablés autour d'un thé chaud. Ils lèvent des yeux étonnés vers le nouvel arrivant.
- Ducat ?
- Je crois qu'un oiseau s'est encore perdu autour de la lampe. Où est le balai ?
Il est résigné. Ce n'est pas la première fois que cela arrive, un volatile emporté par hasard dans une tempête ou un coup de vent trop fort, égaré loin de son habitat naturel, trouvant refuge dans la charpente du phare. MacArthur lui tend l'objet, un sourire narquois aux lèvres. Aucun d'eux n'aime se lancer à la chasse à l'oiseau. Ils sont petits, furtifs. Terriblement agaçants à attraper.
Ducat saisit le balai et grimpe jusqu'au dernier étage, là où la lampe brûle chaque nuit pour épargner des vies. Ses genoux protestent un peu. C'est qu'ils ont cinquante ans d'âge, dont la majorité passée dans l'air humide du bord de mer écossais. Ils grincent un peu mais ne s'avouent toujours pas vaincus. Levant sa lanterne, Ducat cherche l'animal mais ne voit rien. Il a beau vérifier tous les coins, pas une trace de vie. Peut-être s'est-il simplement enfui comme il est arrivé.
Son regard se porte au-delà de la baie vitrée qui orne le haut du phare. Il interrompt son mouvement. Des nuages approchent, et pas des cotonneux. Des gros. Menaçants. Noirs et lourds de la promesse d'une tempête. Le quinquagénaire serre les lèvres. Un temps pareil brise parfois la lampe et c'est une horreur de faire parvenir de quoi la retaper. Sans compter que les heures sont comptées puisque cela doit être fait avant la nuit tombée.
Ducat étudie à nouveau le ciel. Elle sera bientôt là, peut-être une ou deux heures. Avec un peu de chance, espère-t-il, elle ne cassera rien et aucun nouveau naufrage ne sera à ajouter parmi les nombreuses victimes des Îles Flannan. Il descend. L'escalier craque sous ses pantoufles fourrées. Ses compagnons sont toujours attablés dans la même position.
- Une tempête arrive.
MacArthur et Marshall lèvent la tête, peu surpris. Après tout, ils sont dans la saison violente depuis deux bons mois. En revanche, l'air vide de Ducat les laissent interdits. Il semble fixer un point invisible sur la table mais, avant que ses collègues puissent l'interroger, son regard s’éclaircit soudainement. Il s'ébroue comme un chien sortant de l'eau. D'un geste de la main, il les rassure puis reprend silencieusement son visage enjoué. L'espace d'un instant, il a cru voir une sorte de brume flotter au-dessus du bois, mais il a dû rêver. D'autant plus qu'aucune vapeur ne peut sourire ainsi.
A seize heure, la nuit tombe déjà et MacArthur gravit les étages pour allumer les milliers de bougies qui assurent la vie aux navires. Comme les premières bouffées de la tempête les frappent déjà, il ne s'attarde guère au sommet. Aucune envie que les vitres explosent et que les éclats le transpercent. C'est déjà arrivé, dix mois plus tôt, et le souvenir est particulièrement douloureux, même s'il n'a été que peu atteint.
Ses vieux os protestent à chaque marche pourtant, stoïque, il poursuit. Il sait qu'il ne tiendra pas plusieurs hivers à ce train-là mais, après tout, sa retraite est proche.
Il s'installe à la cuisinière, faisant lentement bouillir le lait. Ducat pense que c'est une boisson de faible, pour les femmes et les enfants mais MacArthur sait qu'il n'en est rien. Après tout, il en boit bien, lui. De plus, qui n'aime pas le riz-au-lait ? Un dessert chaud, sucré, qui tient à l'estomac et réconforte les gardiens pendant leurs longues veillées. MacArthur agite une main au-dessus de la casserole d'étain, attirant les effluves jusqu'à son nez. Un régale. Il ferme les yeux, savourant l'odeur sucrée. Se relevant, il attache distraitement sa chevelure blanche. Elle n'est pas très fournie mais toujours plus que celle de Moore, qui est presque chauve.
Marshall est installé à la table de la petite cuisine, penché sur l'épais cahier où il enregistre leurs journées. Le visage pensif, il gratte contre son menton le bout de son porte-plume à réservoir. Il a entendu parler il y a peu d'un nouveau nom pour l'objet, le « stylographe », et il est vrai que c'est bien plus court. En revanche, il ne sait toujours pas bien maîtriser l'outil. Il le secoue trop fort et projette des gouttes d'encre sur la feuille, ou encore pas assez et il n'écrit plus, ou même il renverse l'encrier en remplissant le petit réservoir. Pourtant, il avoue qu’il est pratique, une fois maîtrisé.
L'horloge sonnant les dix-sept heures le fait sursauter. Marshall vérifie à droite puis à gauche qu'il n'a pas été surpris dans sa rêverie. Non, Ducat est toujours dehors, en train de vérifier que toutes les caisses ont été rentrées tandis que MacArthur a disparu, laissant son précieux dessert mijoter. Il reviendra rapidement puisqu'il ne doit pas brûler. Le regard du vieil homme se tourne avec envie vers la grosse casserole. Au début, il doit admettre qu’il était assez suspicieux, pourtant, dès la première bouchée, il a été conquis. Passant sa langue sur sa lèvre sèche, Marshall se détourne. Non, ce n'est pas pour maintenant.
Son attention revient sur le carnet de suivi. La dernière entrée date de ce matin. Le bout de son porte-plume contre sa joue, il se relit. C'est succinct, comme toujours. 12 décembre. 9 heures. Temps nuageux. Vents forts mais habituels. Le vieil homme retire brusquement l'objet de là où il avait glissé, c'est-à-dire sous sa dent, quand le goût âcre de l'encre se répand sur sa langue. Il plisse le nez, le visage froissé. Il sort son gobelet, le remplit d'eau et se gargarise avant de cracher dans le seau. Beurk.
MacArthur le fixe étrangement quand il revient dans la pièce. Il cligne lentement les yeux.
- Ducat a besoin d'aide, une des caisses a été oubliée.
Marshall hoche la tête et se redresse, bien qu'ayant toujours l'affreux goût de l'encre dans la bouche. Il retient un haut le cœur et sort, stoïque, se drapant dans son ciré. A peine a-t-il clos la porte qu'une bourrasque le cueille. Les pans de son habit volent, battant ses flancs avec force avant qu'il ne parvienne à le fermer. Son écharpe manque de lui échapper. Ses doigts sont déjà gourds. La vision rendue trouble par le vent, Marshall se repère plus par ses souvenirs que par ses yeux. Il manque plusieurs fois de s'écraser à terre mais parvient chaque fois à reprendre son équilibre. Et heureusement car une chute dans de pareilles conditions aurait été réellement infortune.
Ducat est là, sur le quai de débarquement nord, tentant en vain d'attacher une imposante caisse. Même si MacArthur l’avait prévenu, Marshall est surpris : ne les avaient-ils pas toutes rentrées la semaine dernière ? Qu'importe. Elle ne doit pas se perdre. Prenant place à côté de son compagnon, Marshall s'appuie de tout son poids sur l'énorme objet, passant outre ses articulations protestantes. La nuit sera douloureuse. Pendant ce temps, Ducat, reconnaissant, est parvenu à entourer la caisse de la corde, l'enroulant adroitement avant de l'attacher fermement à une des bittes d'amarrage. Puis les deux compères s'en vont, bon gré, mal gré, aidés par de violentes poussées dans leur dos.
Plusieurs fois, l'un manque de tomber, trébuchant sur un caillou, sa chute précipitée par les coups de vent mais ses genoux ne touchent jamais le sol car son compagnon l'a retenu. Enfin, ils parviennent au phare. Délaissant la porte principale, trop grande pour être ouverte par un tel temps, ils pénètrent dans le bâtiment par une petite ouverture sur la face sud -si tant est qu'une tour circulaire puisse avoir une face sud- c'est-à-dire la moins exposée à la tempête. Le calme soudain qui envahit leurs oreilles à un quelque chose d'inquiétant et d'angoissant mais déjà MacArthur les entoure d'attentions, les aidant à ôter le ciré trempé qui s'est collé à leur peau, tirant vers eux les pantoufles chauffées par la cheminée. Avec un plaisir non contenu, Ducat et Marshall enfilent les chaussons fourrés, passant avec délectation un épais chandail autour de leurs épaules.
- Eh bah c'est pas ce soir qu'on verra les étoiles, bougonne le plus jeune.
MacArthur rit nerveusement.
- Non en effet, ce sera déjà salutaire si aucun navire ne s'échoue. Je déteste entendre les cris des naufragés.
Il frissonne soudainement et son regard laisse percer une pointe de peur. Il hésite mais lâche finalement, trop nerveux pour se contenir :
- Vous pensez que les each uisge se risquent à entrer dans les maisons ?
Marshall se mord la lèvre. Ce foutu démon. Puis il secoue la tête, ses mèches grises projetant des gouttelettes dans l'air.
- Non, ils ne font que parcourir la lande et les bords de mer. N'est-ce-pas, Ducat ?
Ce dernier ne répond que par un « Mmf » peu commode. Il étire le dos, ses épaules carrées pointant sous l'épais tissu de son gilet. Son regard est étrangement dur ; où est passé l'homme jovial que tous connaissent ? Marshall se mord la joue mais ne commente pas. Après tout, la tempête met leurs nerfs à rude épreuve. MacArthur, lui, ouvre la bouche pour répliquer mais le coup d’œil que lui jette son compagnon l'encourage à rester muet. Le silence s'installe dans la pièce, entrecoupé par moment par les bûches qui craquent dans la cheminée.
Plus tard dans la soirée, alors que le dîner a passé, Marshall ressort son carnet, le laissant choir lourdement sur la table. Ducat, qui somnolait, sursaute, grommelle puis change de position avant de se rendormir. Peu troublé, l'autre sort son porte-plume, le remplit précautionneusement d'encre -sans oublier d'en étaler sur ses doigts- tout en réfléchissant à ce qu'il va pouvoir écrire. Puis, enfin, la plume glisse sur le papier, grattant et crissant contre les fibres plus épaisses. 12 décembre. 21 heures. Sommes isolés par la tempête. Mer déchaînée, vagues gigantesques dont certaines touchent le phare. Là, il s'arrête. C'est vrai que la houle est impressionnante. Il n'a jamais vu ça. La hauteur focale du bâtiment, c'est-à-dire la hauteur de la mer à la lampe, est d'une bonne centaine de mètres, or quand il est monté vérifier l'heure précédente qu'aucune des bougies n'avait été soufflée, une vague s'est écrasée sur les vitres. Un frisson court dans son dos. Oui, le vent est violent ce soir. Une nouvelle bourrasque frappe le phare. Marshall entend les vitres vibrer trois étages plus haut. Ducat se relève et s'étire, dérangé. Il lance un regard noir au plafond.
- Tout ce fatras me donne envie d'ouvrir la porte, quitte à me faire emporter par la tempête.
Ses yeux se tournent avec hostilité vers les murs qui, bien que forts de presque un mètre de pierre, semblent minces face à la furie du temps. Marshall déglutit légèrement mais ne répond rien. Enfin, Ducat croise les bras sur la table et se réinstalle sans cesser de maugréer. Alors que sa respiration ralentit et que son ronflement monte, la plume reprend son chemin sur le papier. Ducat irritable. Après tout, c'est vrai et suffisamment rare pour mériter une mention dans le carnet.
Posant le porte-plume, le vieil homme absorbe une énième tâche d'encre à l'aide d'un morceau de papier buvard avant de masser sa main avec une grimace de douleur. L'arthrose est terrible, surtout par ce temps, quand l'humidité envahit chaque parcelle d'air. L'escalier de la tour craque dans l'angle du bâtiment. Marshall ne lève pas la tête. Rien de bien étrange, tout bouge quand un ouragan pareil déferle sur l'île. De plus, MacArthur est à l'étage et doit se mouvoir pour faire fuir la fatigue qui ce soir colonise la moindre de leurs cellules. Il se secoue. Lui aussi devrait bouger ou il finira par s'endormir. Avec un regard d'envie vers Ducat, il se redresse avec précaution, dépliant son dos et ses longs membres. Il grogne, glisse la main dans ses cheveux. Le cordon de cuir qui les retenait en arrière s'échappe et tombe à terre. Avec un nouveau son irrité, Marshall s'accroupit, tâtant le carrelage de ses doigts avant de trouver le lien. Alors qu'il se relève en maugréant, tentant en vain de rassembler sa chevelure filasse dans sa nuque, les marches craquent à nouveau. Marshall hausse la voix :
- MacArthur, tu tombes bien. Je sais que c'est un peu bizarre, mais tu voudrais bien me tresser les cheveux ? Je n'arrive pas à lever les bras suffisamment haut.
Ça lui fait un peu honte de l'avouer, alors que l'homme qui descend est son aîné d'une dizaine d'années, mais qu'importe, c'est la réalité et il déteste quand ses cheveux lui tombent devant les yeux. En revanche, il n'envisage pas de les couper car, dans sa famille, tous les hommes les portent sous les épaules.
Sans répondre, MacArthur s'approche dans son dos. Ses longs doigts fins se glissent entre les mèches, les entrecroisant adroitement. Marshall lui tend machinalement le cordon par-dessus son épaule. Alors que le vieil homme le fixe au bout de la tresse, le bout de ses doigts effleure la peau de l'autre. Ce dernier est envahi par un grand frisson. C'est froid, très froid, et presque humide.
- Qu'est-ce que tu fais, Marshall ?
La voix a un ton légèrement inquiet. Il se retourne brusquement, et la sensation dans sa nuque disparaît. MacArthur se tient sur l'antépénultième marche de l'escalier, à quelques mètres de la table où dort toujours Ducat. Ses sourcils sont légèrement froncés.
- Quoi ? croasse l'autre.
Hum, le froid a déjà attaqué sa gorge. A cette vitesse-là, sa voix s'éteindra avant la fin de la nuit. MacArthur plisse le visage. Il fait un vague geste de la main vers la porte d'entrée.
- Tu étais complètement immobile, fixant le mur la bouche ouverte, comme s'il y avait quelque chose et que ce quelque chose n'était pas plaisant à voir. Tout va bien ?
Marshall frémit.
- Tu es sûr, MacArthur ?
Lui est pourtant certain de n'avoir rien vu. MacArthur s'assure à nouveau de son état mais ne se détend que légèrement quand son camarade répond à l'affirmative. Il finit de descendre l'escalier.
- Bon, j'ai vérifié en haut, le vent n'a rien cassé et la lampe est toujours en marche, bien qu'avec cet ouragan, je ne sais pas trop si elle est visible à temps.
Son corps s'effondre sur une chaise sans grâce dans un grognement de satisfaction, inconscient du trouble de son compagnon. Marshall lève une main, ignorant la douleur qui brille le long de sa colonne vertébrale, et tâte sa coiffure. La tresse est serrée proprement. Mais si MacArthur était en haut, qui était dans son dos pour la réaliser ?
Plus tard dans la soirée, alors que le trio de gardiens mange le riz-au-lait avec bon appétit, un grand bruit résonne au-dessus d'eux, comme si quelque chose de lourd s'était écrasé sur le toit de la partie habitable. Interloqués, ils échangent un regard. Le son se reproduit dans les secondes suivantes, les faisant sursauter, puis une autre fois, et encore une. Quelques minutes passent avant que le silence ne revienne.
MacArthur lâche brusquement la cuiller qu'il tenait toujours en suspens. Elle heurte violemment le bord de son bol, les tirant de la profonde torpeur dans laquelle ils se sont enfoncés. Ducat se redresse vivement, avalant une bouchée qui a perdu tout son goût.
- Qu'est-ce...
Ses yeux sautent d'un collègue à un autre, interdits. Il lève un doigt tremblant vers le plafond.
- Vous aussi vous avez entendu ? N'est-ce pas ?
Son regard est un peu fuyant, comme s'il n'arrive pas à focaliser son attention sur les deux hommes. Ses prunelles décolorées sautent d'un objet à un autre sans vraiment s'y accrocher dans un geste saccadé. Marshall pose une main sur son épaule. Ducat sursaute et ses yeux s'éclaircissent légèrement.
- Vous avez entendu ? répète-il.
- Oui, on a entendu, confirme MacArthur, l'air préoccupé.
Marshall se demande ce qui le trouble le plus des chocs répétés sur le toit ou de la panique soudaine de Ducat. Probablement cette dernière. Après tout, Ducat est le plus jeune d'entre eux, tout juste quarante-huit ans, et il n'est guère impressionnable, habituellement. De plus, ces sons en haut sont surprenants, certes, mais ce ne serait pas la première fois qu'une tempête projette des objets sur leur toit, même s'il est vrai qu'un intervalle aussi régulier est étrange... Marshall réprime un frisson. Un regard vers le doyen confirme sa pensée.
Dans un craquement d'os, MacArthur se redresse pour lentement monter les escaliers. Ses deux camarades restent immobiles en attendant qu'il descende. Enfin, la voix de basse s'élève depuis l'étage :
- Quoi que ça a été, le plafond n'a pas été perforé.
La tension quitte légèrement les épaules de Marshall. Ducat, lui, s'effondre sur la table, soudainement mou comme une poupée de chiffon.
Marshall le retient juste à temps avant qu'il ne glisse à terre.
- MacArthur ! Besoin d'aide !
Le vieil homme dévale les escaliers, ignorant les douleurs qui parcourent son corps. Marshall tenant leur compagnon par les épaules, MacArthur lui frappe doucement les joues, puis avec plus de force. Ducat ouvre les yeux avec une lenteur infinie. Son regard est trouble. Il lève des doigts hésitants vers le visage qui lui fait face.
- Pourquoi il y a deux MacArthur ?
Il plisse les yeux, son front se ridant plus encore.
- Ah non, un seul.
A nouveau, son corps tombe en arrière avec la grâce d'un cachalot. Son visage s'est détendu, revêtant une expression si douce qu'elle paraît enfantine. Marshall ôte peu à peu ses mains de ses épaules, échangeant un long regard avec MacArthur. Comme Ducat ne paraît plus susceptible de s’écrouler, ils s'éloignent légèrement. Lui arbore un sourire d'une rare innocence. Il éclate de rire, tel un enfant ravi, alors qu'il lève la main pour toucher quelque chose que lui seul peut voir.
Les deux gardiens le fixent, stupéfaits par son comportement. Il semblerait qu’il ait perdu l'esprit. Avant qu'ils n'aient pu réfléchir au phénomène, Ducat baille longuement, s'étire avec langueur avant de croiser les bras sur la table, de poser sa tête par-dessus et de s'endormir promptement.
Marshall cligne les yeux, n'en revenant pas. Il tourne légèrement la tête, histoire de vérifier que MacArthur a lui aussi vu la scène. En effet, il est immobile, la bouche légèrement bée.
Alors que vingt-trois heures approche, Ducat quitte le sommeil, l'esprit tranquille.
- Mais tu ne te souviens de rien ?
- Pour la troisième fois, non, répète-t-il, l'air agacé.
Le coup d’œil entre Marshall et MacArthur achève de l'irriter.
- L'un de vous peut-il m'expliquer ce qu'il s'est passé, cordieu ?
Tandis que le plus vieux tente de lui résumer la situation, le second l'examine. Ducat semble totalement remis. Son regard est clair, ses manières franches, sa parole vive. Comme d'habitude. Peut-être avait-ce été une crise de démence précoce ? Si ce n'est par la façon dont MacArthur se comporte, il aurait été persuadé d'avoir été lui-même victime d'une hallucination tant tout semble normal.
Ducat lâche une exclamation incrédule en entendant le récit de son passage à vide puis de son égarement. Marshall secoue la tête. Dehors, la tempête gonfle toujours plus. Le cor d'un navire gronde dans le lointain, rappelant soudainement les gardiens à leur devoir. Avec un juron fleuri, Marshall gravit la centaine de marches menant en haut du phare. La douce et chaude lueur des lampes à pétrole l'accueille, le faisant soupirer. Bien que tout semble en ordre, il vérifie avec attention chacune des vitres, cherchant la moindre fissure, mais le verre résiste à l'ouragan et aucune trace n'est à noter. Soulagé, le quinquagénaire retourne dans la pièce commune à une vitesse modérée, la douleur dans son dos s'étant réveillée.
Marshall retrouve MacArthur et Ducat accoudés côté à côté autour d'un nouveau bol de riz sucré. Il les rejoint rapidement, alléché par l'attirant fumet. La petite horloge murale sonne les vingt-trois heures. Ils dévorent le dessert avec bon appétit, le bruit de mastication couvert par celui de l'ouragan derrière la porte.
Une nouvelle demi-heure passe. Ducat est monté dormir, sous l'insistance de ses collègues ; MacArthur range machinalement la cuisine, savonnant les bols dans l'évier, et Marshall passe la serpillière sur le carrelage du rez-de-chaussée. Il faut bien s'occuper. Plongé dans ses pensées, ce dernier n'entend pas tout de suite le petit son, mais, quand il se répète, son oreille l'a repéré, reconnaissant un bruit humain. Il semble que c'est une sorte de... sanglots ? Surpris, le vieil homme se redresse. Abandonnant le balai contre le mur, il se glisse dans la pièce principale, découvrant avec une stupeur plus grande encore MacArthur, accroupi dans un angle, le visage plongé dans ses mains, les épaules secouées par des pleurs silencieux. Le doyen gémit comme un enfant.
Marshall hésite, la main à moitié tendue vers le vieil homme. Peut-être ne veut-il pas être vu dans cet état ? Puis il se décide et ses doigts effleurent le bras flétri par le temps. Avant qu'il n'ait pu s'en rendre compte, MacArthur s'est redressé et enserre son collègue, ses pleurs redoublant. Marshall fait un pas en arrière, surpris par l'attitude du sexagénaire, puis tapote machinalement le dos de celui qui, pendu à son cou, irradie une peur telle qu'elle envahit peu à peu Marshall.
- Elle me regarde.
Il sursaute. La voix de MacArthur est si étrange ! Si différente de la normale... Rauque mais presque aiguë, un peu sifflante tout en hoquetant par moment. Les yeux de l'homme bougent dans tous les sens comme s'ils cherchent quelque chose dans la pièce. Ils roulent, grand ouverts, écarquillés sur une vision qu'eux seuls perçoivent.
- Elle me regarde, murmure à nouveau MacArthur dans un nouveau sanglot. Elle est là, Elle me regarde...
Marshall lance un regard autour de lui mais ne voit rien. La main du doyen s'agrippe fermement à son col pour capter son attention. Ses prunelles humides paraissent incapables de rester concentrées sur un point unique.
- Fais-La fuir, reprend-il de sa voix cassée, fais-La fuir, fais-La fuir, fais-La fuir ! Elle me regarde...
Puis ses pleurs redoublent à nouveau, les larmes trempant la chemise de son camarade. Marshall le fixe, hébété, et doigt par doigt parvient à le décrocher. Gardant ses mains dans les siennes, il guide MacArthur jusqu'à une chaise où il s'effondre. Il a arrêté de pleurer mais gémit toujours. Son regard ne se fixe pas encore mais sa respiration est moins saccadée.
- MacArthur ? MacArthur, répète Marshall en claquant des doigts sous son nez pour attirer son attention. Calme-toi, il n'y a personne.
Le doyen marmonne, le visage un peu plus fermé.
- Qu'est-ce que tu as dit ?
- Bien sûr que si, y'a quelqu'un, Elle est là, derrière toi, tu ne La vois pas ?
Un frisson court le long de la colonne vertébrale de Marshall, comme si un seau d'eau glacé s'était renversé dans son dos. Il se retourne mais encore une fois ne remarque rien de singulier. La porte est fermée, les joints qui empêchent les vagues de se glisser sous sont scellés et intacts. Les fenêtres et les volets n'ont pas bougé, la buée les poissant. Rien.
- MacArthur, c'est dans ta tête, d'accord ?
Il ne faut surtout pas qu'il se laisse entraîner dans l'angoisse du vieil homme. Il n'y a personne, il en est sûr. Il faut qu'il en soit sûr. Des craquements les font sursauter et se tourner, la mine effrayée, vers l'escalier, mais ce n'est que Ducat qui descend. Il s'étire avant d'arrêter son geste en voyant ses deux collègues. Ses yeux glissent de Marshall, droit devant la table, à MacArthur, assis sur sa chaise, qui enserre ses genoux de ses bras tout en se balançant lentement.
- Que se passe-t-il ici ?
En quelques minutes, Marshall lui a résumé la situation. Ducat secoue la tête, incrédule. MacArthur est le plus terre à terre des quatre gardiens du phare. Ou du moins l'est-il habituellement. Là, gisant tel un enfant, dodelinant de la tête comme s'il avait cinq ans, il semble avoir à son tour perdu l'esprit. Avec mille douceurs, Ducat parvient à le convaincre de lâcher ses genoux pour se lever puis l'accompagne à l'étage. Sur le trajet, MacArthur se remet à pleurer mais ce ne sont plus des sanglots de peur, ils expriment un soulagement intense.
- Elle est partie, chuchote-il à Ducat. C'est merveilleux, Elle est partie !
Son rire s'enfuit, aussi léger qu'un papillon.
Marshall masse ses tempes du bout de ses doigts secs puis s'assoit. Il verse dans son gobelet un fond de whisky qu'il avale d'une gorgée. Enfin, il ouvre le carnet, sort son porte-plume et réfléchit à ce qu'il peut rédiger. 12 décembre. Minuit. Bien, date et heure, c'est un bon début. Il se gratte le menton. La tempête fait toujours rage. Sommes isolés, ne pouvons pas sortir. Légèrement hésitant, il tient la plume à quelques centimètres du papier avant de reprendre. Ducat tranquille. MacArthur pleure. Le vieil homme se ressert un verre qu'il boit plus lentement, ignorant le feu qui coule dans sa gorge.
Plus tard dans la nuit, MacArthur se réveille en hurlant. Il glisse de son lit, les pieds emmêlés dans sa couverture, se lève dans un bond et s'étale à nouveau, manquant de se cogner la tête au coin de la commode. Il tend les mains devant lui, égosillant un long « non » puis s'effondre au sol. Ses compagnons grimpent le rejoindre à toute vitesse mais MacArthur s'est déjà calmé. Il est assis par terre, les jambes repliées contre lui. Son visage se tourne avec candeur vers les nouveaux arrivants.
- Elle est déjà repartie, vous savez.
Cela n'empêche pas Ducat de vérifier chaque coin de la chambre. Son esprit rationnel lui intime de n'en rien faire car il est absurde que quiconque puisse entrer dans le phare ainsi scellé, surtout par ce temps, mais il ne peut pas s'en empêcher. Il tapote le bras de MacArthur.
- Tu as raison, il n'y a personne.
Pourtant l'impression de grand froid, celle qu'il a ressentie bien plus tôt dans la journée, s'est glissée dans son dos. Des doigts gelés palpent son cou et il frissonne. Le regard songeur de Marshall se tourne vers lui.
- Ça va, Ducat ? Tu es pâlot.
La sensation disparaît promptement. Ducat secoue la tête.
- Rien. Je dois juste être fatigué.
Un bâillement le coupe à point nommé. Marshall cligne des yeux. Lui aussi est épuisé, n'ayant pas dormi depuis presque une journée. Il réprime son envie de s'étirer. Il s'accroupit pour aider MacArthur à se recoucher mais ce dernier le repousse dans un geste d'enfant.
- Noon, je veux pas.
Il secoue vivement la tête, ses mèches blanches volant autour de ses oreilles.
- Je veux pas sinon Elle va revenir, affirme le doyen avec un regard craintif.
Ducat ouvre la bouche mais il l'interrompt :
- Je veux pas mais je veux prier. Prier La repoussera.
Sa certitude est troublante, pourtant, Ducat et Marshall ne répliquent pas. Surpris, ils regardent le vieil homme se redresser tant bien de mal, joignant les mains sous son menton. Enfin, ils décident de le laisser tranquille, puisque cet appel à la religion semble le réconforter.
- Il est devenu fou ? chuchote Ducat.
Marshall se mord la lèvre et avale un nouveau fond de whisky. A ce train-là, il sera rond avant le jour.
- Peut-être, répond-il enfin sur le même ton.
Le silence tombe sur la pièce. Une bûche craque dans la grande cheminée, projetant des étincelles contre les pierres du foyer.
13 décembre. L'ouragan a continué toute la nuit. Le vent a tourné et vient du nord-ouest. Sommes fatigués. Ducat toujours tranquille. MacArthur prie encore.
Midi. Jour gris. La pluie a cessé mais les nuages nous entourent toujours et le vent n'est pas tombé. Ducat et moi avons rejoint MacArthur dans ses prières.
Marshall frotte le bout de son porte-plume contre sa joue. Il a prié pour la première fois depuis des années. Cela lui a fait bizarre de demander l'aide du Seigneur, même si le geste a été réconfortant, comme si s'en remettre à une entité supérieure pouvait les sauver. Il range soigneusement le stylographe dans sa pochette, ferme le carnet. Ses paupières sont closes mais il a si souvent rangé l'objet qu'il peut trouver sa place sans regarder. L'homme ouvre le yeux avant de touiller le ragoût, préférant ne pas prendre le risque de mettre la main dans le liquide chaud.
Le déjeuner revigore les trois gardiens. Certes, MacArthur est encore perturbé par cette mystérieuse créature qui semble lui apparaître régulièrement. Certes, Marshall tombe de fatigue et manque s'endormir la cuiller à la main. Certes, Ducat est légèrement nerveux, sa paupière tremblotant dans une sorte de tic nerveux. Mais il n'y a eu aucune crise de folie depuis plusieurs heures et ce répit est bienheureux.
Dans l'après-midi, Marshall monte dans la chambre pour dormir tandis que MacArthur se colle à une fenêtre, observant la tempête qui gronde toujours derrière et que Ducat s'installe confortablement avec un livre près de la cheminée. Plusieurs fois, la sensation qu'un liquide froid et visqueux coule dans son dos s'installe pour repartir quelques secondes plus tard. Alors que sonne les dix-sept heures, MacArthur s'anime à nouveau, son visage flétri froissé par l'angoisse. Il s'approche sur la pointe des pieds de Ducat et chuchote à son oreille :
- Tu La vois ?
Ducat fixe d'un regard morne le coin que lui montre MacArthur avant de s'immobiliser. Il y a en effet quelque chose. Une sorte de brume sombre sans forme particulière flotte quelques centimètres au-dessus du sol. Elle se déplace brusquement et disparaît, s'évanouissant sans laisser de traces. L'air revient brusquement dans les poumons de Ducat. Il tousse, crachote et reprend son souffle sans se souvenir d'avoir retenu sa respiration.
- Tu L'as vue ? reprend MacArthur.
- Oui, je... L'ai vue.
Il cligne les yeux. L'espace d'un instant, il a reconnu une forme humanoïde dans la fumée. Un corps maigre, vêtu de haillons brumeux. Mais c'est le visage, la seule partie semblant tangible, qui l'a le plus troublé, une face sombre et émaciée. Sur chacune de ses joues étaient dessinées deux flèches pâles et son front était peint de noir ; ses cheveux étaient coiffés en une multitude de tresses fines dans lesquels étaient entrelacés divers objets. Il a reconnu des pièces, une plume et un morceau de bougie. Ses yeux... deux trous semblant plonger vers les enfers. Elle a levé un doigt vers ses lèvres, ses lèvres où se dessinait un sourire carnassier, puis s'est évaporée.
Oui, il L'a vue.
Ducat secoue la tête. Serait-il en train de perdre la tête lui aussi ? Il frotte ses yeux de ses poings fermés, tentant en vain d'en ôter l'image troublante. A côté de lui, la main posée sur son biceps, MacArthur le fixe. Ce dernier hoche finalement la tête.
- Oui, ça se voit que tu L'as vue.
L'air satisfait, le doyen lâche le bras de son camarade et, d'un pas un peu sautillant, retourne s'installer à son poste près de la fenêtre. De temps à autre, il semble apercevoir quelque chose d'intéressant dehors et émet un petit son de joie enfantine. Dans son dos, Ducat est resté immobile. Son esprit n'admet pas l'expérience qu'il vient de vivre. Il La repousse et pourtant Elle s'est marquée sur sa rétine et ne veut pas la quitter. Le vieil homme croit entendre un rire froid dans son dos mais il n'y a personne. Un long tremblement le prend par surprise. Son livre glisse à terre dans un son explosif mais il ne cherche pas à le retenir. Quand son corps accepte enfin de se détendre, il plonge le regard dans les flammes, espérant que le feu brûlera l'image collée sous ses paupières.
Marshall n’en peut plus de cette tempête. Des ouragans, il en a rencontré des tas, que ce soit pendant son enfance sur les côtes écossaises, lors de ses vingt années de navigation à travers les océans ou durant sa carrière en tant que gardien de phare. Pourtant, celle-ci le met particulièrement sur les nerfs. Certes, elle est violente, mais il a vu pire. Ce doit être les crises de MacArthur et de Ducat. Oui, c'est évident. Par moment, ils lui paraissent fous, à regarder dans le vide, l'air hébété, pour en ressortir totalement affolés, angoissés par leurs visions. Il frémit. Leur délire serait-il contagieux ? Il n'espère pas. Il reste encore huit jours avant qu'un navire accoste et puisse emporter les malades. Huit jours au minimum pendant lesquels il lui faudra s'occuper de ses deux collègues qui semblent retournés en enfance. Le 21 décembre, pas avant. Le vieil homme soupire, passant une main rugueuse sur son visage.
Il est vrai que la nuit du 13 au 14 n'a pas connu de nouvel incident majeur mais Marshall n'a pas pu se reposer, énervé qu'il était par les derniers événements. En effet, en fin d'après-midi, il a empêché MacArthur d'enflammer les poutres de la pièce centrale -il agitait un tisonnier chauffé à blanc, soit disant pour repousser la mystérieuse Elle- puis Ducat s'est mis à geindre et à pleurer avant de tout simplement perdre connaissance. Enfin, le doyen a de nouveau fait des siennes en tentant d'ouvrir la porte principale pour qu'Elle puisse sortir car Elle était enfermée dans la cuisine.
Marshall réprime un nouveau bâillement. Ses yeux piquent mais il ne peut pas dormir. Pas avec ces énergumènes éveillés. Un instant, il songe à les assommer mais repousse l'idée. Ce ne serait pas très gentil. Mais peut-être s'y résoudra-t-il s'ils persistent à agir d'une manière aussi... absurde. Le vieil homme frotte encore ses yeux avant de se lever. Il préfère mettre toutes les chances de son côté pour ne pas sombrer dans le sommeil. Il frappe les pieds contre le sol, la vibration résonnant dans sa chair, agite les bras pour faire circuler le sang.
Vers le milieu de la journée, Marshall profite du silence que lui procure l'endormissement soudain de MacArthur et de Ducat, étrangement lovés sur le carrelage de la cuisine. Ne voulant pas les réveiller, de crainte que le cirque reprenne, il se contente d'étaler des couvertures sur les corps inanimés. Le quinquagénaire ferme les paupières de contentement. Le calme. Il avait oublié sa saveur. Yeux clos, il écoute le fracas de la tempête contre les murs du phare, le rugissement du vent et le ressac des hautes vagues en contrebas de la falaise. L'ouragan lui paraît étrangement paisible après les turbulences causées par MacArthur et Ducat.
Discret, Marshall s'affaire dans le logis, redressant les objets renversés, récurant le sol à l'endroit où un bol de riz-au-lait est tombé. L'après-midi est avancée quand les deux gardiens se réveillent, calmes et frais, ne gardant aucun souvenir de leur crise de démence. Après s'être assuré que les laisser seuls ne mettra pas le phare en péril, Marshall s'effondre sur son lit et s'endort dans l'instant pour n'émerger que le lendemain matin.
Il baille longuement, s'étire. Puis se souvient d'un coup des événements la journée précédente. Sautant sur ses pieds, il se retient un instant contre la porte, le temps que le voile noir qui couvre ses yeux s'enlève, avant de dévaler l'escalier. MacArthur et Ducat sont tranquillement installés dans la pièce principale, le premier buvant un épais café tandis que le second est plongé dans un roman. En entendant le nouveau venu ils lèvent la tête mais ne semblent pas perturbés. Marshall soupire lentement, soulagé. Le délire n'a pas repris.
MacArthur fait un vague geste vers la cuisinière :
- Café ?
Le quinquagénaire hoche la tête et savoure la boisson chaude. Habituellement, il n'aime pas ça, et ce café est vraiment corsé, bien qu’étrangement revigorant, mais sa tiédeur envahit peu à peu les moindres pores de sa peau, laissant un petit feu dans le creux de son estomac. Pouah, le goût est toujours aussi affreux, pourtant le vieil homme doit bien admettre que cette sensation calorifique est... réconfortante. A dix heures, le ciel se dégage brusquement. Avec un soulagement intense, les trois gardiens sortent du phare où ils ont été enfermés trois jours durant, inspirant avec joie l'air piquant de la brise marine. Le souffle du vent, bien que toujours fort, est d'une vigueur plus habituelle pour l'île. Marshall lève le visage vers les quelques nuages restants, fermant les yeux de béatitude.
Le reste de la matinée passe sans incident. Ducat monte laver les lampes et les remplir de pétrole pour n'avoir qu'à les allumer le soir venu, tandis que MacArthur, grinçant et baillant, prend son tour de sommeil. Marshall, lui, sort son carnet de bord peu après le déjeuner. Il charge soigneusement son porte-plume en encre. La veille, il n'a rien noté. Il a oublié de le faire, occupé qu'il était à empêcher le phare d'imploser.
15 décembre. 13 heures. Tempête terminée. Mer calme. Nous aussi.
Le vieil homme pose son stylographe sur la table, savourant ces quelques mots. Enfin ! Il peut enfin l'écrire ! Il se laisse tomber contre le dossier de sa chaise. Son dos heurte le bois dur mais qu'importe, le calme est revenu. Il sourit comme un bienheureux sans savoir que sa joie sera de courte de durée.
En effet, l'heure suivante déjà, MacArthur commence à s'agiter. Alors qu'il dormait, il a crié qu'Elle était là et voulait le manger. Réveillé de son cauchemar, il ne s'est pas apaisé, bien au contraire. Battant des bras devant son visage, fermant les paupières pour fuir sa vision, il gémit, hurle encore, pleure. Marshall ne parvient pas à le calmer et, impuissant et fatigué, ne peut que le surveiller pour l'empêcher de se blesser seul. Finalement, un peu après quatorze heures, MacArthur se recroqueville dans un coin et se mure dans le silence. Ses yeux se meuvent dans tous les sens, sautant, roulant dans un mouvement saccadé tandis qu'il marmonne de temps à autre des paroles incompréhensibles.
Épuisé, Marshall refait pourtant soigneusement les lits, pliant les plaids avec attention. Puis il poursuit son rangement dans la cuisine, où il lave et range chacun des couteaux et autres instruments de cuisine avant de les poser délicatement dans leurs tiroirs. Ses mains s'agitent pour empêcher son esprit de s'endormir. Non, il ne peut pas encore se reposer, pas avec MacArthur dément. L'idée de le laisser sous la surveillance de Ducat est tentante si l'on oublie que ce dernier a lui-même eu des crises de folie. Le vieil homme frotte sur son visage sa paume rougie par le savon noir, tentant d'en ôter la fatigue. C'est peine perdue. Réprimant un bâillement, Marshall parcourt le salon du regard. Son dos se redresse brutalement. Ducat a disparu. Il était pourtant là, dans son fauteuil favori, à peine deux minutes plus tôt !
Après une très courte fouille, il retrouve le gardien dans la chambre, assis à côté de MacArthur, se balançant sur un rythme lent.
- Ducat ?
L'interpellé lève un visage livide. Il chuchote :
- Elle est revenue.
Ses yeux sautent, fixant un point juste derrière l'épaule de Marshall. Ce dernier réprime sa première impulsion qui est de vérifier. Non, ce n'est pas rationnel.
- Elle est revenue pour nous tuer.
MacArthur opine vigoureusement et poursuit sur la même lancée :
- C'est vrai, Marshall, Elle nous l'a dit. Elle dit que nous devons pas rester plus longtemps sur Eilean Mor, parce que c'est son île. Elle dit qu'un an c'est déjà trop long.
- Et aussi que si on part pas maintenant, Elle va nous manger. Tu l'as dit ça, MacArthur ?
Le nommé secoue la tête.
- Non, mais c'est vrai qu'Elle a dit ça aussi.
Il lève un regard implorant vers Marshall.
- Dis, tu veux bien qu'on s'en aille ?
Le gardien s'accroupit doucement devant les deux fous, espérant ne pas leur faire peur.
- Le bateau arrivera la semaine prochaine, vous vous en rappelez ?
MacArthur ouvre des grands yeux effarés.
- Mais c'est beaucoup trop tard !
Il bondit en avant, agrippant le bras de Marshall. Son regard délirant se plante dans le sien.
- C'est beaucoup trop tard, répète-t-il, il faut qu'on parte avant. Elle l'a dit, Elle l'a dit qu'il faut qu'on parte avant.
Ses lèvres tremblent. Il recule, s'adossant à nouveau à son mur. Ducat passe un bras autour de ses épaules et chuchote quelque chose à son oreille. Cela semble le détendre car son visage se lisse et il ferme les yeux. Ducat lance un regard à Marshall, l'air de dire qu'il maîtrise la situation. Sans demander plus, ce dernier s'échappe, laissant les deux fous ensemble.
Le vieil homme s’assoit, fourbu. Il baille, ferme les yeux pour les reposer légèrement. En l'espace de quelques secondes, il sombre dans le sommeil sans s'en apercevoir.
Un courant d'air frais le frôle. Il s'enroule autour de ses pieds, s'insinue sournoisement sous son pantalon, son pull, chatouille son ventre et son cou. Il se réveille. L'espace d'un instant, Marshall, encore immergé dans son rêve, ne se souvient plus de rien. Où est-il ? Puis il se rappelle et ses épaules s'affaissent. Eilean Mor. Toujours Eilean Mor. Le vieil homme soupire, s'étire avant de s'immobiliser. Pourquoi la porte est-elle grande ouverte ? Il plisse les yeux, ayant perdu l'habitude de voir la lumière du soleil. Un éclat de rire retentit dehors. Pris d'une pensée soudaine, Marshall se tourne vers les porte-manteaux, ses doutes se concrétisant : les cirés et les bottes de Ducat et de MacArthur ont disparu. Un frisson le parcourt. Ne voulant pas perdre de temps, il se rue hors de la maison en chaussons sans enfiler son manteau et ses propres chaussures. Le froid mord ses bras nus, les semelles claquent contre ses talons.
Il ne lui faut que peu de temps avant de trouver les deux déments. En effet, ces derniers ne se sont guère éloignés et ont pris le chemin le plus direct vers la falaise, c'est-à-dire tout droit en coupant par la bruyère. Grommelant, Marshall les imite pour les rejoindre. Quand il arrive à leur niveau, Ducat et MacArthur se tiennent proches du bord, serrés l'un contre l'autre.
- Tu es sûr ? demande Ducat d'une voix un peu trop aiguë.
- Oui. Tu as entendu Marshall, le bateau ne va pas venir avant une semaine. Si on ne saute pas, Elle va nous manger. Tu as entendu ce qu'Elle a dit n'est-ce pas ?
Ducat hoche la tête. Il sursaute et se retourne, la mine coupable, quand l’intrus fait craquer une branche.
- Marshall ! croasse-t-il.
Ce dernier lève les mains pour montrer qu'il ne leur veut pas de mal. Il fait encore un pas en avant, tentant d'ignorer les vagues qui s'écrasent une cinquantaine de mètres plus bas.
- Ducat, MacArthur, vous voulez bien rentrer avec moi ?
Le doyen secoue vigoureusement la tête, ses mèches emmêlées volant tout autour.
- Non, Elle ne veut pas de nous ici.
- Je suis sûr que je peux La convaincre de nous laisser tranquille le temps que le bateau arrive. Tu veux bien essayer avec moi ?
La volonté de Ducat semble légèrement flancher. MacArthur s'en rend compte et serre son bras, répliquant plus fort :
- Non, Elle ne veut pas de nous ici, Elle l'a dit, il faut que nous partions.
Il fait volte face. Marshall tend la main en avant mais le vieil homme a déjà sauté, emportant Ducat dans son sillage. Ce dernier, dans un instant de lucidité, cherche à se rattraper. Il ne trouve rien, si ce n'est la manche de Marshall. Le tissu se déchire pourtant, c'est déjà trop tard : il a perdu l'équilibre. Ses chaussons glissent dans l'herbe mouillée et il tombe à son tour.
Sa chute lui semble ralentie. L'air glisse entre ses doigts, plaque ses cheveux sur son visage. Dans un dernier éclat de lucidité, Marshall se demande si quelqu'un le regrettera.
Puis l'eau se referme sur lui, telle un lourd linceul sombre.
Joseph Moore débarque sur Eilean Mor le 26 décembre. Ayant quitté la terre ferme le 21, le navire a été pris dans une violente tempête et n'a pas pu accoster avant ce jour. Son soulagement est teinté d'inquiétude : sur le quai, il n'y a ni caisse vide, ni corde d'amarrage prête pour eux. Le gardien fronce les sourcils, soucieux. A pas vifs, il grimpe jusqu'au phare. Le portail et la porte principale sont grand ouverts. Une flaque s'est étendue sur le seuil, la pluie ne rencontrant aucun obstacle. Dans la cuisine, tout est en ordre, les couteaux sagement rangés, la vaisselle soigneusement lavées. Moore hausse la voix, appelant ses collègues mais seul le silence lui répond. Craignant de trouver les cadavres des trois autres s'il continue, il recule et attend que deux marins l'aient rejoint. Le trio ainsi formé s'enfonce dans le phare. Les lits dans la chambre sont propres et faits. Les lampes, au dernier étage, ont été récurées, remplies de pétrole et sont prêtes à être allumées. Un frisson parcourt Moore. Mais où ont-ils pu passer ? Les marins et lui dévalent les escaliers, s'époumonant. Ils parcourent l'île mais doivent bien se rendre à l'évidence : les trois gardiens se sont évanouis dans la nature.
De retour au phare, Moore espère trouver une réponse dans le carnet de bord mais son trouble croît : de quelle tempête son collègue parle-t-il ? De l'ouragan que lui-même a essuyé la veille ? Mais où se serait-il caché ces dix derniers jours ? Et puis, un temps si terrible que ses camarades, pourtant marins aguerris et peu pieux, ont commencé à prier ? Il ne comprend rien. Fermant lourdement le cahier, Moore retourne au bateau. Sur terre et en mer, les recherches sont lancées. De longs mois passèrent sans nouvelles des trois hommes.
Encore aujourd’hui, cette mystérieuse disparition n’a pas été résolue. De nombreuses théories ont été énoncées, les aliens, une folie peu à peu installée, un nouveau triangle des Bermudes, mais rien n’a jamais été prouvé.
Et vous, qu'en pensez-vous ?