le 17 Février 2021
Chère Martine,
Les murs autour de nous ne se meuvent pas. Le temps passe sans mouvement. Les jours qui se ressemblent ont un pouvoir inquiétant. Souvent, je pense à ceux qui sont entre quatre murs pour d’inavouables raisons et qui y resteront : les prisonniers. Quel rapport entretiennent-ils avec ces murs qui les tiennent, parce qu’à la différence de notre expérience sanitaire actuelle, ce ne sont pas « leur mur » loué, acheté, choisi, aimé dans le meilleur des cas. Ceux sont des murs imposés, imposants. Certains y fracasseront leur tête. Contre toute attente, d’autres en feront des amis abritant un peu d’intimité, abritant leurs rêves tenus par des épingles, juste à côté de LA fenêtre, minuscule point vers les grands espaces, comme l’a écrit Verlaine incarcéré : Le Ciel est par-dessus le Toit.
Le ciel est là, et bien là, il est toujours là.
Le mur « aimé » c’est ce mur de cuisine, que j’ai peint orange vif. Quand je sors de ma chambre c’est lui qui s’offre à moi chaque matin. Ce orange est surprenant, il s’impose, il rayonne ! Mettez quoique ce soit dessus, image, tableau, il est laid voir sinistre ainsi que l’image elle-même. Mettez-lui un rayon de soleil du matin, il palpite de joie. Attente des rayons de soleil, attente de surprises matinales n’ont pourtant pas suffit ; un matin de fin de premier confinement, je me suis assise dans ma cuisine face à mon mur aimé. Je le haïssais. Le regarder, le voir lui et tout ce qui l’entourait était devenu insupportable, ou plus exactement indigérable, comme un met dont on a 36 fois mangé et dont on ne veut plus.
J’aurai pu jeter mon mur, ou m’y cogner désespérément, j’ai vu en lui un coupable désigné et un innocent, j’étais restée bêtement devant, ignorante qu’il allait à ce point s’inscrire dans mes pupilles, jusqu’à la nausée orange, j’aurai pu le repeindre en bleu… jusqu’à la nausée bleue… je me suis abstenue. Il fallait qu’une porte s’ouvre maintenant tout de suite et balaie la haine et la nausée, comment faire quand on nous a retiré la clé des grands espaces, qu’une forêt aimée est inaccessible même à 2 kilomètres ou 40 ? sans parler de l’inaccessible joyau… la mer…
Deux voies m’ont sauvées.
Première : la voie semée de mots
La première m’a emmenée pour sept tomes dans un univers de magie de souffrance et de jouissance, où l’auteur ne trouve pas de solution ni à son sadisme ni à ses obsessions et malmène son histoire et ses personnages. (Andrzej Sapkowski Le Sorceleur) Tant pis si la fin n’y été pas car l’auteur a perdu La grâce du début, j’ai beaucoup appris : écrire à coups nets et rapides. Une description juste est courte, jetée en quelques estafilades. Néanmoins ce qui peut magnifier l’ensemble ou plutôt transfigurer l’ensemble, c’est… la construction du récit. C’est toute la différence entre ces sept tomes publiés un à un et Le Seigneur des Anneaux écrit et digéré pendant 15 ans pour être enfin publié dans son ensemble.
Je remercie cet écrivain, Andrzej Sapkowski, malgré qu’il puisse se cogner contre les pages de son livre, il a libéré une lectrice d’un morne confinement.
La grande porte des univers fantastiques ne suffit pas, c’est du réel dont nous avons besoin quand nous vivons une situation irréelle comme le confinement. Je ne te cacherai pas Martine que je me suis jetée sur le réel dès que le confinement a cessé. Visiter de nouveaux châteaux de nouvelles grottes, de vieux musées. S’enivrer de pivoines. J’ai jeter « les corps », (le mien celui de ma fille) dans de nouvelles sensations, kayak, paddle, vélo, profondeurs de terre, imaginaire échevelé, danse folle au milieu des flammèches avec les enfants qui apprivoisent le feu, la nuit et la liberté. Nous sommes devenues les exploratrices de villes et villettes mariées à des fleuves tumultueux, elles nous ont offerts des délices de beauté et de fantaisie. Nous nous sommes laissées avalées par les méandres secrets de la Vègre, de la Vidourle et de la Loire.
Nous avons touché l’or des rivières et les plumes panachées de la huppe. Le temps des vacances est venu pour Anthony, nous nous sommes laissés « entourner » par des tours : à Sommières, à Nîmes, à Paris avec la Tour Eiffel, par des phares : pour pouvoir nous étourdir de ciel à l’arrivée, et espérer vers de nouveaux sommets qui nous tendent les bras dans le lointain : le Pic st Loup, le Mont Ventoux que nous gravissons déjà en rêve.
Et nous rajoutons du rêve au rêve : Vie de château, Source miraculeuse, Eau vivante, Vol de flamands roses. Nous avons engrangé le trésor doré des souvenirs océaniques et méditerranéens et des grands espaces passés et futurs.
Martine, je pourrais m’arrêter là, mais ce ne serait pas complet, ils manqueraient d’autres découvertes délicieuses que je veux te confier ; à toi tout particulièrement.
Les vacances terminées, il nous a fallu rentrer. Là, nous attendaient le deuxième confinement et ce vilain hybride nommé couvre-feu qui coupe bien nos ailes, quand passé le travail nous pourrions nous adonner à notre vie personnelle :
- en nous déplaçant,
- en nous réunissant entre amis écrivant,
- en retrouvant la chaleur d’un bar, d’un Globe allumé dans la nuit ou d’un restaurant aux effluves d’épices sucrées, où serrés les uns les autres nous goûterions l’Inde lointaine, le Mexique, le Japon rêvé…
Quand nous pourrions nous adonner à notre vie personnelle… le monde se ferme…
Comment continuer d’humer le vent de la liberté qui ajoute un bon tonic à chaque molécule d’oxygène ? comment continuer de déployer ses ailes quand on ne se projette plus à voyager ni loin ni après 18h ? comment « tâter » les grands espaces, entrer en contact avec eux et même y pénétrer en profondeur ? De mon canapé ? Je ne l’eus pas cru possible…
Deuxième : la voie du kaléidoscope sensuel
Ce ne fût rien de construit ou de volontaire, c’est peut-être ça un miracle… c’est peut-être ça un vrai voyage et non une excursion touristique préméditée.
Qu’avons-nous pour voyager ? nos sens et notre corps.
Ne pouvant transporter le corps pour fouetter les sens,
Fouettons les sens pour transporter le corps.
Tout a commencé avec un guide sur l’Irlande. Je suis tombée sur un objet merveilleux, le tumulus néolithique de New Grange, La maigre description m’a laissée sur ma faim, ma main a glissé vers le téléphone. En quelques clics, j’étais dans le sombre boyau au cœur du tumulus avec les différentes générations d’archéologues, un peu plus loin en glissant de pages en photos je plongeais dans les légendes et les théories magnifiques mais discutées. Ces bribes se nourrissaient maintenant à de petites vidéos, la juxtaposition de tous les éléments formait un kaléidoscope qui m’enveloppait. Je n’étais plus ici mais en Irlande. Caressant mon clavier, mon voyage se conjuguait au passé aussi bien qu’au présent. Le temps et l’espace étant indissociables, « pénétrer », se déployer dans l’espace et le temps donnait de la profondeur à mon voyage, une sensation de grand espace naissait en moi… même si je n’étais qu’assise dans mon canapé. Quel étonnement !
Je mis tout d’abord cela sur le compte de la magie de l’instant, une expérience non répétable. Le désir de m’extraire d’un quotidien qui nous englue continuait d’insister. J’échangeais à la médiathèque mon guide sur l’Irlande pour un petit guide Michelin des îles anglo-normandes qui réinsuffla de nouvelles directions à mes pérégrinations néolithiques, mais pas seulement... J’avais aussi une curiosité : comment vit-on là-bas ? Sans hésitation, je poussais la porte des Salons de Thé et des Pubs de St Hellier. Envoûtant… Le charme revint en plus convaincant encore, transportée sur cette île en fleurs je sirotais sur les terrasses.
Je n’ai pourtant jamais eu de passion particulière pour les guides de voyage, je les trouve plats parfois insipides ou confus… oui… mais pas ce petit-là… Pourquoi ? Habituellement une pensée parasite s’interposait entre moi et ce qui était écrit… Petite et sournoise, à peine consciente : ce serait mieux d’être là-bas, ce ne sera jamais comme si j’y étais, d’autres sont entrain de déguster un délicieux Cream tea derrière une baie vitrée du Blind Pig ou du Café Zephir à St Hellier. Un peu jalouse… en fait, ça me coupait l’imagination.
Cette année personne ne se délecte de creams tea à St Hellier… j’ai trouvé cela si triste, et mon désir de voyager était si grand que… J’ai osé pousser la porte avec tous ceux (j’imagine) qui se languissent ici ou ailleurs. Une clochette magique a tinté dans tous magasins de Jersey ou Guernesey que de merveilles… Rendons aussi hommage aux nombreux rédacteurs de ce guide, je peux certes faire quelques citations, qui sonneront peut-être platement à vos oreilles, car là encore c’est la juxtaposition, l’accumulation qui dessine un paysage vivant aux effluves inspirantes de crabe, de bar fraichement pêché, de scones, de bière, de whisky et confiture de pomme, le black butter. L’extension du voyage par la langue à son importance et j’y ai succombé sans hésitation, avec un bon vieux thé earl grey, une petite cottled cream, des gâteaux de toutes sortes, dans un enivrement concomitant de descriptions.
St Hellier, Bean around the world : « A deux pas du marché couvert, un café bohème apprécié des locaux comme des voyageurs, avec ses murs moutarde, son haut plafond, ses boiseries patinées et ses nombreux journaux qui traînent un peu partout. Excellent expresso, nombreuses variations de chocolat chaud et pâtisseries maison. »
Je nous y vois déjà, Martine, en escapade littéraire et linguistique, toi qui a été ma professeur d’Anglais, toi aussi, ami, amie du Globe qui connais le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates. Aspirerais-tu, toi aussi à une escapade anglo-normande ? c’est si près… Un peu plus d’une heure de ferry de Saint-Malo… c’est tout…
Au Bean around the World, nous deviserions de l’excursion suivante : chemin de douanier, visite du Tumulus de la Hougue Bea avant de nous asseoir contents au Plemont Bay Café : « des vues superbes sur la baie du haut de la falaise et délicieux scones agrémentés de clotted cream accompagneront votre jersey cream tea. »
Odeur de mer, de poissons de goemons, de fleurs, de coquille St Jacques, sous un ciel changeant où les nuages malaxés par les vents marins se métamorphosent en fantasmagories tandis que des pêcheurs immenses parce qu’ils sont nourris aux grands espaces, débarquent leurs casiers avant d’aller au Pub.
Tout cela est issu de livres « empruntés de Bibliothèque », je suis allée plus loin encore, j’ai demandé à ma généreuse famille de m’offrir des guides, L’un sur les pays Baltes, un autre sur la région Bristol et Bath en Angleterre. Le charme allait-il se briser ? J’ai fait, adolescente, plusieurs voyages dans le Somerset avec le jumelage de mon village. La lecture allait-elle briser le diadème de souvenir ? Absolument pas, il brille à nouveau de mille feux et au milieu scintille l’envie rajeunie d’y retourner chaque fois que je peux par les pages de mon guide et plus tard en arpentant ses vertes collines, en caressant l’encolure géante du cheval blanc de Huffington.
Un pays n’est rien sans la musique des mots de ceux qui y vivent. Mets un disque ! me diras-tu Martine, oui bien-sûr, mais j’ai trouvé mieux : une application nommée Radio Garden. Des petits points s’illuminent sur un globe terrestre, tu cliques sur l’endroit désiré et là… tu écoutes une radio locale. Mes oreilles se sont particulièrement installées avec les radios des îles Orcades et Shetland, là-bas au Nord du Nord de l’Ecosse, j’ai découvert de nouveaux artistes, et je me laisse bercer en faisant la vaisselle par les voix rocailleuses des speakeurs du Nord qui annoncent les vents, transmettent des messages à des îliens reculés. Le grand espace est là, j’y suis transportée, la Sarthe est loin.
Isles Orcades
La musique découverte, les histoires glanées, les recette de cuisine, la dégustation de petits gâteaux ont élargi le voyage jusqu’à le rendre familial, je me fais conteuse de mon voyage kaléidoscopique, le grand espace entre dans l’imaginaire de chacun et y crée une nouveauté source de joie, et de promesse d’horizons qui nous attendent autant que nous les désirons impatiemment.
Un guide emprunté n’est que fiançailles, un guide acheté ou offert est un mariage plein de promesse. Il est la monture précieuse de ma Mosaïque de Voyage Kaléidoscopique que je sers contre mon cœur, alors, ma Mosaïque devient château. Un château en Espagne répondra le sarcasme de certains… et bien je suis sûre moi du contraire. Bâtissons des rêves et voyons grand.
A Jersey puis à Guernesey, Victor Hugo a vécu l’exil… Une sorte de confinement insulaire. Il écrit : « Il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel » et bien, ne nous laissons pas aveugler par le rétrécissement des confinés, étirons la fenêtre du rêve pour que le ciel tout entier nous emporte, c’est possible.
Martine, j‘espère que nous pourrons bientôt de nouveau nous lover dans les moelleux coussins d’une alcôve de salon de Thé, ici ou ailleurs, qui sait ? pour y disserter à notre aise de grands espaces rêvés ou offerts de l’autre côté de la baie vitrée. Des grands espaces galactiques aussi… (c’est là que me mène la littérature en ce moment), ou des grands espaces spirituels qui se cachent comme des polissons dans les recoins du quotidien.
Bref, les grands espaces ne cessent de s’agrandir ! C’est tout naturel puisque notre univers est en extension et qu’il accélère son extension sans que personne ne sache pourquoi… Peut-être simplement, parce que son cœur comme le nôtre se nourrit à la joie des grands espaces.
Mes embrassades-accolades les plus chaleureuses à toi et à Michel qui j’espère lira aussi cette lettre, à très bientôt,
Marie
( pour la forme, attention à certaines coquilles ….)
Merci de votre doux commentaire, pour les coquilles, je dois continuer de m'améliorer!:)