Les Héros
Adrien Reynaud
Prologue
Lorsque le réveil sonna à 6h30 précises, l’Homme avait déjà les yeux ouverts.
Rejetant ses draps d’un geste mécanique, il tendit le bras afin de faire taire les stridulations de l’appareil, et entreprit de se mettre debout. Ses gestes étaient fluides et assurés, comme quelqu’un qui se serait levé depuis plusieurs heures déjà.
Comme tous les matins, il commença par s’approcher des fenêtres de son appartement, et tira les rideaux. A cette heure-ci, tout le dehors baignait encore dans l’obscurité, dissimulant les détails du morne paysage qu’il contemplait quotidiennement depuis des années maintenant.
Situé au 3e étage d’un immeuble du quartier des Chandelles, son logement avait pour seul vis-à-vis un parking délabré, la plupart du temps à l’abandon. Les quelques véhicules qui y subsistaient, essentiellement des voitures issues de grandes séries, étaient dans un état lamentable qui aurait atterré la plupart des gens. Un lampadaire tremblant parachevait le spectacle, distribuant sur un côté du parking un faible halo de lumière sale qui servait à éclairer quelques places vides.
Mais l’homme s’en moquait. Au contraire, il était satisfait de cette tranquillité relative, cet isolement qui lui permettait d’ignorer au maximum la présence proche de ses semblables. Bien sûr, il avait de nombreux voisins, dont certains plutôt bruyants, mais il n’y prêtait plus attention depuis longtemps. Ces gens-là, il ne les voyait même plus, ce n’était rien d’autre que des ombres, parties intégrantes de la toile de fond sur laquelle il vivait.
De plus, il était facile de les éviter. Ils sortaient peu, et ne faisaient pas attention à lui. Lorsqu’il les croisait dans un couloir ou dans les escaliers, il ne décrochait pas un mot, pas un regard. Tout était soigneusement étudié pour réduire sa présence au minimum, et à présent les résidents passaient à côté de lui comme d’un fantôme.
Interrompant ses réflexions, l’Homme se détourna de la fenêtre, se dirigea rapidement vers son placard et sortit ses vêtements. Il n’avait pas de temps à perdre, et surtout il fallait qu’il reste concentré. Sa mission de ce matin allait être capitale, résultat de plusieurs semaines d’investigations et de préparatifs. Mais cela valait le coup, il en était persuadé.
Tout en se répétant intérieurement le déroulement de la matinée, il commença ses exercices quotidiens : tous les matins, sa journée commençait par un réveil physique rapide. Les séries de pompes et d’abdominaux, enchainées à un rythme soutenu, oxygénaient son cerveau et achevaient de lui éclaircir les idées. Une habitude, presque un rituel, qui lui était essentielle et qu’il ne manquait jamais d’effectuer.
Pendant 20 minutes, il s’activa, soufflant dans le silence qui l’environnait. Ni musique, ni stimulus quelconque, rien que l’effort qu’il estimait nécessaire pour maintenir son corps en condition.
Lorsqu’il en eut terminé, il se releva transpirant mais satisfait. Toujours sans émettre un son, il se dirigea vers la salle de bain. Durant tout ce temps, son visage n’avait rien exprimé, gardant une expression parfaitement neutre.
Au sortir de sa douche, il enfila ses vêtements, pantalon de toile et T-shirt gris uni, et entama un rapide petit déjeuner. Ses pensées étaient accaparées par l’importance de la tâche qui l’attendait, et à laquelle il allait devoir faire face dans très peu de temps. Tout était prêt, il s’en était encore assuré la veille. Il avait pour règle de ne rien laisser au hasard : la négligence était synonyme de paresse, et c’était là l’apanage des gens faibles. Et lui n’en faisait pas partie.
Lorsqu’il se leva, son regard rencontra son reflet dans le miroir face à lui. Il s’immobilisa, contemplant la glace. Son regard était toujours le même : des yeux gris, froids, à première vue inexpressifs. Des paupières qu’il maintenait assez basses soulignaient cette expression de détachement neutre, presque d’ennui, qu’il arborait en permanence. La plupart du temps, les gens s’arrêtaient là, ne cherchant pas à en voir plus.
Mais si l’Homme décidait de les regarder dans les yeux, alors tout changeait. Car derrière cette façade imperturbable, on pouvait voir au fond de sa pupille une légère lueur. Celle d’une détermination féroce, implacable. Une de celles qui dérangeaient, et parfois qui faisaient peur.
Dès lors, on ne pouvait plus ignorer sa présence. D’un seul coup, il semblait remplir toute la pièce, sa silhouette immobile jusque-là banale devenait omniprésente, et son silence presque écrasant. De manière incompréhensible, son visage pourtant inexpressif pouvait alors avoir sur les gens un effet paralysant, car son regard morne était celui, imprévisible, de tous les possibles.
7h10. L’Homme achevait de se préparer. Il enfila un long manteau de laine noire, usé par le temps et les intempéries. Dans le quartier misérable où il logeait, ce simple habit lui donnait une certaine prestance. Non pas qu’il s’en souciait d’ailleurs, il avait juste besoin de transporter certaines choses dans ses larges poches intérieures.
L’Homme s’approcha de son bureau. Dans un coin de la table impeccablement nettoyée, trônait une petite boite blanche en carton, dont le couvercle était déjà enlevé. Il y plongea sa main avec délicatesse, presque déférence, et en ressortit une petite médaille en argent. De la taille d’une grosse pièce, les fines inscriptions gravées sur ses deux faces étaient tellement usées qu’elles en devenaient presque illisibles.
Il la soupesa, la gardant au creux de sa main quelques instants, appréciant son poids, sa texture dure et froide. Pour la première fois depuis qu’il était levé, ses pensées semblaient être ailleurs. Tournant et retournant le petit objet dans sa main, il paraissait comme hypnotisé par les reflets métalliques, ses sourcils légèrement plissés trahissant une profonde réflexion. Puis, sortant brutalement de cette contemplation, il referma le poing et la fourra dans l’une des poches de sa veste d’un geste souple, retrouvant toute sa concentration.
7h15. Il n’y avait plus de temps à perdre, impossible d’être en retard pour ce rendez-vous. Ses yeux gris balayèrent une dernière fois la pièce, puis il s’avança vers la porte d’entrée. Au moment où sa main atteignit la poignée, il s’interrompit.
Malgré lui, une légère appréhension était montée au cours de la matinée, réprimée par les stimulations successives que lui avaient apportés ses exercices et la nourriture. Mais maintenant qu’il était sur le point de partir, il ne pouvait plus rien laisser au hasard : il était nécessaire, comme d’habitude d’ailleurs, de faire preuve d’un professionnalisme parfait.
L’Homme prit une profonde inspiration, et pour la première fois, un mince sourire apparut sur ses lèvres. Malgré tout son talent et son expérience, il ressentait cette fine anxiété à chaque fois, même s’il n’avait aucun doute sur la réussite de sa mission. Certains comportements subsistaient même après tout ce temps, sans qu’il puisse les maitriser parfaitement.
« C’est bien normal. » Fut la dernière chose qu’il se dit avant d’ouvrir la porte et de sortir d’un pas décidé.
Après tout, ce n’est jamais facile de tuer un homme.
Chapitre 1
24 heures plus tôt
Le soleil commençait tout juste à se lever lorsque Nicolas acheva d’ouvrir les volets de la maison. Comme tous les matins, il allait se retrouver en retard s’il ne se dépêchait pas un peu.
Un coup d’œil rapide dans sa chambre lui apprit que son lit ne s’était toujours pas fait de lui-même. Haussant les épaules, il descendit en trombe au rez-de-chaussée. Sous ses pas précipités, les marches de bois de l’escalier émettaient une série de craquements. Etrangement, ce simple son avait pour lui un effet réconfortant : c’était le son familier de la routine, la même depuis 8 ans qu’il habitait ici.
Presque tous les jours de semaine, Nicolas se réveillait seul chez lui, ses parents quittant leur domicile tôt le matin pour aller travailler. S’il avait appris à s’habituer et même à apprécier ces moments de solitude, il n’en était pas moins content de pouvoir retrouver chaque jour ses amis une fois au lycée.
Se précipitant dans la salle à manger, il lança rapidement l’ouverture automatique des stores. Les battants de plastique s’ébranlèrent avec leur bruyance habituelle. Peu à peu, un timide flot de lumière vint compléter les lampes déjà allumées dans la pièce, révélant la salle à manger. Assez grande, mieux aménagée que le reste de la maison, il était visible que les parents de Nicolas avaient décidé d’en faire la pièce phare. Un large canapé d’angle en tissu gris était posé dans un coin de la pièce, face à un grand écran posé sur un meuble. Quelques mètres plus loin, une table à plateau de verre et des chaises assortis occupaient le centre, sous un lustre joliment coloré.
Sur certaines parois de ce contour rectangulaire, des tableaux assez basiques achevaient de remplir la pièce, donnant à l’ensemble un aspect d’aisance matérielle, sans pour autant basculer dans le luxe.
« Il serait vraiment temps de jeter certaines de ces toiles », songea Nicolas, jetant un regard peu amène sur l’un d’entre eux. La grande diversité des styles présents l’avait toujours rendu perplexe : Comment ses parents pouvaient-ils apprécier à la fois un paysage superbement dépeint, et un ramassis de formes géométriques ? « Je me demande à combien on pourrait le vendre sur E-Bay. Si tant est que quelqu’un veuille de cette escroquerie », ricana-t-il intérieurement.
Il passa devant le miroir du salon, et s’arrêta un instant pour ordonner un minimum ses cheveux brun foncé. Les cernes qui soulignaient ses yeux marrons témoignaient assez de son manque de sommeil, sans qu’en plus il ait la coiffure de quelqu’un tombé du lit.
Se faufilant dans le couloir qui menait à l’entrée, le jeune lycéen s’aperçut qu’il était déjà 8 heures. Ethan était certes souvent en retard, mais ce n’était pas une raison pour l’imiter, décida-t-il.
Il enfila ses baskets et sa veste, fourra ses clés dans sa poche, et sortit en prenant soin de refermer derrière lui.
Il traversa rapidement la petite dizaine de mètres de jardin qui le séparait du portail, et s’avança dans la rue. A cette heure-ci, il n’y avait pas grand monde encore, et un certain calme planait sur l’ensemble du quartier. Ce dernier, situé au Nord-ouest de la ville, n’était certes pas le plus luxueux, mais il avait le mérite d’être relativement paisible comparé à d’autres. De plus, il proposait un avantage indéniable selon Nicolas : celui d’avoir un certain nombre de résidences avec jardin. Pour la plupart, ce n’étaient pas des châteaux, mais cela lui suffisait bien. Il trouvait que le fait de posséder une parcelle de terrain propre, même minuscule, changeait considérablement la manière de voir son foyer.
Il s’en était rendu compte lorsqu’il avait déménagé il y a quelques années, quittant le quartier des Faubourgs qui tombait en décrépitude. La sensation d’espace procurée par ce nouveau terrain bien délimité était accompagnée par un sentiment de véritable propriété, presque de sécurité, très différent de la vie en appartement ou l’on savait d’autres gens présents juste derrière un mur.
Une voiture passa en rugissant, soulevant une des nombreuses flaques d’eau qui constellaient la route. Nicolas fit un pas sur le côté pour l’éviter, et leva les yeux. Il apercevait à présent sa destination : une intersection avec un boulevard, sur lequel s’élevait plusieurs immeubles. Pour la plupart de style orienté haussmanien, ils formaient une rangée d’habitations plutôt esthétiques et accueillantes, bien loin des immenses HLM gris que l’on pouvait trouver dans les quartiers sud de la ville.
Marchant d’un pas vif, Nicolas finit par apercevoir, à quelques centaines de mètres de lui, la silhouette de son ami. Pour une fois, Ethan semblait être en avance, campant sur le trottoir qui faisait l’angle des 2 rues. Les deux jeunes hommes n’habitaient qu’à une dizaine de minutes à pied l’un de l’autre, d’où leurs déplacements souvent communs.
Nicolas pouvait à présent le distinguer un peu mieux : comme à son habitude, il était habillé plutôt légèrement vu le temps, ne portant qu’un simple T-shirt. Ses cheveux bruns coupés courts étaient impeccablement coiffés en brosse, témoignant d’une certaine attention portée à son apparence.
- « Alors Nico, tu t’es perdu ? le héla Ethan avec un sourire aux lèvres.
- Je cherchais un moyen de t’éviter, c’est tout, répliqua l’intéressé du tac au tac.
S’arrêtant finalement face à lui, Nicolas le salua à la manière de leur lycée, en lui topant dans la main. Ils se mirent en route, s’échangeant les dernières nouvelles depuis hier.
« - Tu savais que Monsieur Verfeuille revient aujourd’hui ?
- C’est vrai ? S’étonna Nicolas. Ça fait déjà presque une semaine qu’on ne l’a plus vu au lycée, qui t’a parlé de son retour ?
- Ben était en salle des profs hier, il a entendu d’autres profs en discuter. De toute façon, on verra bien en deuxième heure.
Après un cours silence, Ethan rajouta :
-Tu penses qu’il lui est arrivé quoi ? Sofya dit qu’il est surement malade, et qu’il doit suivre un traitement très contraignant.
- Je ne sais pas, répondit Nicolas, songeur. Mardi dernier, il n’avait pas tellement l’air en mauvaise forme physiquement, mais plutôt fatigué, un peu comme s’il avait des problèmes personnels…
-Ouais. Au fait, je te ferai écouter les dernières musiques que j’ai trouvées sur Youtube. Elles sont super, c’est une sorte de mélange…
Intérieurement, Nicolas leva les yeux au ciel. C’était tout à fait le genre de son ami, dès qu’un sujet ne l’intéressait plus, il passait au suivant sans aucune transition. Et ce nouveau sujet était souvent en rapport avec lui-même.
Pendant qu’Ethan expliquait en quoi le style original de ces musiques était formidable, le jeune homme continuait d’hocher la tête d’un air distrait. Au fur et à mesure qu’ils marchaient, le soleil s’élevait peu à peu, baignant d’une lumière jaune les bâtiments qui les entouraient. Les deux jeunes hommes croisaient peu de gens dans les rues, essentiellement des adultes en costume à l’air pressé, ou bien des lycéens de leur âge à la démarche nettement moins vive.
Pour rejoindre leur lycée, il leur fallait retourner dans le cœur du quartier de la Nouvelle-ville où habitait Nicolas. Mais si ce dernier avait la chance de loger dans une zone résidentielle plutôt agréable, ce n’était pas le cas pour tout le reste du quartier. Ici, la verdure déjà peu abondante 5 minutes plus tôt se faisait de plus en plus rare, à peine quelques arbres sur le bord de route. Le jour levant révélait peu à peu des trottoirs goudronnés, que l’on découvrait assez peu entretenus.
Au bout d’un moment, Nicolas entendit une clameur qui montait en puissance peu à peu. Il savait exactement de quoi il s’agissait : derrière l’angle de cette rue, le devant du lycée Pierre de Ronsard était obstrué par plusieurs centaines d’étudiants qui profitaient des dernières minutes avant le début des cours pour se retrouver et discuter entre eux. Il jeta un coup d’œil à sa montre : il était bientôt 8h20, les cours commençaient dans 10 minutes. Bien sûr, les portes de l’établissement étaient grandes ouvertes depuis 8h, mais absolument personne n’allait se risquer à y entrer avec une demi-heure d’avance.
Franchissant finalement le coin de rue fatidique, Nicolas embrassa du regard le spectacle qui s’offrait à lui.
L’entrée était composée d’un long bâtiment rectangulaire de pierre, d’un blanc cassé. Seul le premier étage était utilisé pour des salles de classes, la base étant uniquement composée d’une série de portes vitrées qui permettait le passage simultané de nombreuses personnes. Derrière ces portes, on pouvait distinguer la cour, de forme vaguement hexagonale, qui occupait le centre du lycée. Tout autour, 4 autres bâtiments bien distincts en dessinaient les limites.
Devant cette entrée, un large espace pavé abritait la réunion matinale des élèves : de nombreux groupes étaient là à échanger bruyamment, plus ou moins nombreux et de tous les âges. Certains avaient des cigarettes à la main, et en tiraient régulièrement une bouffée, l’air distrait.
- Regarde, Mathieu est déjà là, fit Ethan en pointant du doigt l’intéressé.
Il désignait ainsi un jeune homme aux cheveux châtain clair, qui se tenait à quelques mètres de là, en compagnie d’autres garçons et filles. De carrure plus importante que la plupart des autres élèves, une barbe de quelques jours soulignait volontairement son âge légèrement plus grand que les autres. Comme toujours, remarqua Nicolas, il se tenait très à l’aise au milieu de tous ces gens, fumant d’un air distrait une cigarette qu’il avait probablement « empruntée ». Il portait bien sur son éternelle veste de cuir, que Nicolas soupçonnait d’être son bien le plus précieux tant toutes les occasions étaient bonnes pour la porter
Nicolas le connaissait depuis le collège, depuis que Mathieu avait redoublé sa 4eme et s’était retrouvé dans sa classe. Il s’était toujours demandé si c’était son année de plus qui lui donnait une telle assurance dans un milieu social : quel que soit la situation, Mathieu était toujours capable de fraterniser avec les gens, leur parlant avec un naturel qui semblait impossible au jeune homme.
Ethan s’avança et Nicolas le suivit, balayant la foule du regard. Apparemment, Elise n’était pas encore arrivée. Il en ressentit une pointe de déception.
Lorsque Mathieu les vit arriver, il se tourna vers eux en souriant et leur fit un grand signe de la main pour les inviter à rejoindre le groupe. Après les avoir salués, il s’adressa à Ethan avec un clin d’œil, en lui montrant sa cigarette encore fumante.
- Alors Ethan, tu veux toujours pas essayer ? Ça te tuera pas, tu sais, ajouta -t-il avec un petit rire.
L’intéressé refusa sur le même mode, sous les rires du groupe autour de lui. Entre les deux, c’était un petit jeu qui se poursuivait depuis le début de l’année. Mathieu ne s’attendait pas à ce que l’autre accepte, mais cherchait juste à le taquiner sur un sujet que lui-même voyait comme anodin et sans problématiques aucunes.
Les trois amis commencèrent à discuter entre eux, s’isolant légèrement du groupe de Mathieu, jusqu’à ce qu’une Peugeot grise s’engage dans la rue. Tous trois s’interrompirent alors, et la fixèrent tandis qu’elle s’avançait jusqu’à s’arrêter quelques mètres avant le lycée. La portière du côté passager s’en ouvrit, et une jeune fille à l’air furieux en sortit. Elle se pencha pour arracher de l’intérieur du véhicule un sac à main de couleur beige, faisant voler ses cheveux bruns qui lui arrivaient à hauteur d’épaule. Claquant la portière, elle s’avança de quelques pas en direction de la foule, et son regard se posa sur le groupe de Nicolas.
Ce dernier sentit une légère contraction au ventre, qui lui était familière. Chaque fois qu’il retrouvait Elise, il lui semblait qu’il avait oublié à quel point il la trouvait mignonne. Elle était plutôt petite et assez fine, mais ne dégageait pourtant aucune fragilité, bien au contraire. Nicolas la savait très sportive, et savait par expérience qu’elle pouvait faire preuve d’un fort caractère lorsque quelque chose lui déplaisait vraiment.
- Elise a pas l’air contente, s’amusa Mathieu.
- Surement toujours pour cette histoire de transport, suggéra Nicolas.
- Faux, intervint Ethan, je parie qu’elle s’est encore embrouillée avec sa sœur, c’est tout.
La jeune fille vint se planter devant eux et lâcha, haussant les sourcils dans une moue exaspérée :
- J’ai essayé de renégocier avec ma mère, mais rien à faire : ça va faire trois semaines qu’elle refuse de me laisser aller et rentrer du lycée toute seule.
Nicolas adressa à son voisin un regard suffisant, tandis que la nouvelle arrivante enchainait.
- Je peux comprendre qu’elle s’inquiète …mais j’ai quand même 17 ans, et on ne risque pas grand-chose dans la Nouvelle-Ville.
« C’est toujours ce qu’on croit, songea Nicolas. Mais le quartier des Faubourgs était bien différent il y a quelques années, tout a changé très vite. Et je ne pense pas que les évènements de ces dernières semaines restent cloisonnés à certaines zones de la ville uniquement ».
Mais déjà, une sonnerie stridente annonçant 8h30 retentissait, interrompant ses pensées. Dans un mouvement de foule, la cohorte de lycéens s’ébranla pour se rendre dans les salles de classe, emportant avec elle la clameur des discussions. La journée commençait.
La première heure, cours de mathématiques, semblait s’étirer à l’infini aux yeux de Nicolas. Assis sur le côté de la classe avec Ethan pour voisin, il recopiait tel un automate le cours que son professeur écrivait au tableau. Intégrales, loi normale, il survolait tous ces concepts avec indifférence. Tant qu’aucun examen ou autre enjeu important ne lui mettait la pression, il lui était toujours difficile de s’investir pleinement dans les cours.
Tout comme son ami, qui s’ennuyait ferme à côté de lui, Nicolas était plutôt bon élève. C’est d’ailleurs une des choses qui les avaient rapprochés très vite : tous deux avaient des facilités certaines, mais manquaient d’assiduité pour les exploiter correctement.
« - Qui veut corriger l’exercice quatorze ? Interrogea le professeur. Son regard se porta sur la seule main levée de la classe. Sofya ?
Derrière Nicolas, une voix posée s’éleva alors, et commença à détailler ses réponses. A entendre le son de cette voix uniquement, peu de gens auraient pensé à une simple lycéenne, tant elle était calme et assurée. Le sérieux, presque le professionnalisme qui s’en dégageaient n’avaient rien à envier à ceux d’un adulte. Pourtant, il n’en était rien, et c’était bel et bien un membre de leur classe qui parlait. Sans même se retourner, Nicolas savait exactement qui venait de prendre ainsi la parole : une jeune fille d’une blondeur extrême, assise dans le fond de la salle.
Sofya Dovalovitch était une de ces personnes qui suscitaient la curiosité de tous les gens de son âge, tant elle paraissait mystérieuse. Très peu bavarde, elle était extrêmement concernée par sa scolarité, et avait toujours fait partie des meilleurs élèves de la promotion. Durant les années précédentes, sa seule amie notable avait été Elise, qu’elle appréciait visiblement beaucoup sans que personne ne comprenne pourquoi. Nicolas la connaissait depuis l’an dernier, et à la suite de plusieurs concours de circonstances, ils s’étaient souvent retrouvés à travailler ensemble. Ils s’étaient finalement bien entendus, et c’était une des raisons pour laquelle elle avait commencé à trainer peu à peu avec Ethan, Mathieu et lui.
Son manque d’intérêt à se sociabiliser aurait pu lui créer mauvaise réputation, comme bien souvent, mais c’était loin d’être le cas. Outre le fait que son intelligence était reconnue de tous, un physique très avantageux lui assurait un certain succès, au moins chez les garçons. Pourtant, Nicolas l’avait remarqué, Sofya ne cherchait pas particulièrement à se mettre en valeur : elle s’habillait assez sobrement, et ses cheveux clairs coupés plutôt courts étaient toujours coiffés de la même manière, c’est-à-dire complètement relâchés.
Si aujourd’hui, Sofa était seule à s’intéresser au cours, c’était que la deuxième heure était celle de philosophie : celle qui devait voir le retour de Monsieur Verfeuille. Depuis le début de l’heure, Nicolas entendait de partout des bribes de conversation à ce sujet. Apparemment, tout le monde s’interrogeait sur ce qui avait pu lui arriver.
Lorsque vint finalement la fin du cours, c’est dans l’indifférence générale que le professeur annonça le travail à faire pour la fois suivante. Il ne sembla pas s’en formaliser, et bien vite il quitta la classe en laissant les élèves dans un état d’impatience extrême.
En attendant que le cours suivant ne commence, tout le monde avait commencé à se lever pour profiter de ce répit. Nicolas les imita, avec une profonde lassitude. La journée commençait à peine, mais la sensation d’ennui qu’il éprouvait lui faisait déjà ressentir une grande fatigue.
La salle où ils étaient actuellement se situait au 1er étage, dans un des deux bâtiments qui donnaient directement sur la rue. Tandis qu’Ethan rejoignait Mathieu quelques rangées plus loin, Nicolas s’approcha de la fenêtre. Dehors, le temps gris et maussade qui perdurait depuis maintenant plusieurs jours s’était déjà installé. Le soleil s’était levé mais sa présence n’avait été que de courte durée : en moins d’une heure, il avait déjà disparu derrière les nuages.
A travers la vitre sale, Nicolas pouvait voir une partie de l’entrée du lycée, quelques dizaines de mètres vers la gauche. Partant de cette place et courant sous le bâtiment où il était, une rue étroite s’étendait, à la perpendiculaire de celle par laquelle il était arrivé ce matin. Vu de haut, on remarquait mieux à quel point la chaussée était dans un état lamentable : lézardée par endroits, cabossée à d’autres, elle était malheureusement bien représentative du réseau routier de l’ensemble de la ville.
Mais, tandis que son regard glissait le long de la voie, il fut brusquement accroché par une scène intrigante. Sous l’ombre d’un des rares arbres qui poussaient de l’autre côté de la rue, deux hommes se tenaient tête baissée, et semblaient en grande discussion. Un bref instant, il sembla à Nicolas que l’un d’entre eux, qui lui tournait le dos, venait de glisser quelque chose dans la poche de sa veste. Face à lui, son interlocuteur habillé d’un sweat à capuche gris avait rabattu cette dernière, de sorte qu’il était impossible de distinguer son visage. Mais à en juger par sa taille et sa carrure, il s’agissait très probablement d’un adulte, et non d’un lycéen.
Nicolas sentit une présence à côté de lui. Pivotant sur le côté, il aperçut Ethan, Mathieu et -son cœur chavira légèrement- Elise. Tous trois étaient venus voir ce qu’il fixait ainsi, et semblaient à présent absorbés par le spectacle qui se déroulait sous eux.
Après quelques secondes, l’homme en gris commença à partir vers la gauche. La personne qui leur tournait le dos commença à s’éloigner aussi, il se tourna et entreprit de se diriger vers l’entrée du lycée. Mathieu dit alors ce que Nicolas venait à l’instant de remarquer :
« - C’est Hugo. »
Tous se regardèrent. Hugo était un terminal d’une autre classe, pas vraiment le genre de personnes qu’ils avaient l’habitude de fréquenter. Toujours à trainer dans des endroits louches, avec des personnes et à des heures peu recommandables. Mais ici, c’était différent. Au regard de ses amis, Nicolas vit qu’ils pensaient à la même chose que lui.
« - Il a toujours été…. Dans ce style, retenta Mathieu. Moi, c’est pas trop mon truc, mais ça ne m’étonnerait pas tant que ça de voir Hugo tenter de nouvelles choses. Surtout que ces derniers temps…je ne leur parle pas trop, mais je trouve que lui et ses potes se comportent un peu bizarrement.
- Tu veux dire plus que d’habitude ? Railla Ethan.
- Mais là, c’est plus grave que ça, non ? Intervint Elise à voix basse. Il ne s’agit pas que d’Hugo et des ses amis. Si c’est bien ce qu’on pense, ça veut dire que ce type en gris vient presque juste devant notre lycée pour vendre ses trucs ?
- Elle a raison, rajouta Nicolas d’une voix grave. La question est de savoir s’il s’agissait d’un évènement exceptionnel, comme un rendez-vous fait ici par nécessité, ou bien est-ce qu’on est en train d’assister à l’installation d’autre chose ?
Personne n’eut le temps de répondre, car au même moment, la porte de la classe s’ouvrit, et un grand silence se fit tandis qu’un homme entrait dans la pièce. En quelques enjambées rapides, le nouvel arrivant rejoignit son bureau et posa un léger attaché-case de cuir marron sur le dessus de celui-ci. Puis, tandis que chacun regagnait sa place silencieusement et en gardant les yeux rivés sur lui, il s’assit en poussant un léger soupir.
Monsieur Verfeuille était un homme grand et mince, au visage anguleux. Ses yeux marrons très foncés pétillaient habituellement d’intelligence, lorsqu’il donnait ses cours avec une énergie et une passion palpable. Toujours à l’heure, toujours agréable et prompt à aider un élève en difficulté, il était clair qu’il aimait enseigner. Pour ces raisons, il faisait partie des professeurs les plus appréciés des élèves.
Mais aujourd’hui, tout comme dans les jours qui avaient précédé son départ, Monsieur Verfeuille semblait juste vieux. Vieux et fatigué. L’expression d’épuisement sur son visage faisait ressortir ses cheveux grisonnants et ses premières rides, signes de sa cinquantaine. Il regardait les jeunes gens assis devant lui avec un regard étrange. Nicolas y perçut de l’affection, de la lassitude, mais aussi autre chose : il lui semblait y lire une forme de déception, d’intense tristesse, comme s’il désespérait de réussir quelque chose. Mais brusquement, Monsieur Verfeuille se redressa tandis que son regard changeait, se faisant plus concentré. Et c’est bien dans son rôle de professeur qu’il prit la parole, d’une voix lente et grave.
« - Bonjour à tous. Veuillez m’excuser pour mon absence, la semaine dernière. Des raisons personnelles m’ont empêché d’assurer mes cours, mais ils reprennent dès aujourd’hui et je puis vous assurer qu’ils ne s’interrompront plus.
Disant cela, il marqua une courte pause, puis, ouvrant un classeur devant lui, il enchaina.
« - La dernière fois, nous avion entamé l’analyse des Animaux Dénaturés, de Vercors. Nous en étions rendus aux implications que ce livre peut avoir, aux questionnements qu’il soulève. Un des thèmes principaux qui s’articule autour de ce roman est la question de la nature humaine. Ce sujet nous permet de faire le lien avec plusieurs auteurs que nous avons étudié, et qui ont différentes visions de la chose. Par exemple, qui pourrait me dire sur quel point se recoupent les opinions de Vercors et Hegel ?
Une fois de plus, c’est la voix claire de Sofya qui s’éleva du fond de la classe, brisant le silence.
- Les deux font preuve d’un fort déterminisme. Selon leurs théories, l’Homme ne se définit que dans son rapport avec ses semblables et son environnement. »
Monsieur Verfeuille ne l’avait pas quitté des yeux tandis qu’elle parlait. D’une voix douce, il s’adressa alors à elle.
- Et vous, Mademoiselle Dovalovitch, qu’en dites-vous ? Pensez-vous que ce que les gens deviennent, ce que les gens font, sont uniquement conditionnés par leur existence passée et la société dans laquelle ils vivent ?
Il y eut un cours silence, durant lequel on aurait entendu une mouche voler. Puis, l’on entendit la jeune fille répondre :
- Je ne pense pas, Monsieur. Je pense que quoi qu’ait vécu quelqu’un, ce sont toujours ses choix personnels qui sont vraiment déterminants. Pour certains, c’est plus facile que pour d’autres, mais au final chacun choisit qui il devient.
Chapitre 2
Le reste de la matinée fut une des plus étranges que Nicolas ait vécu dans ce lycée. L’ambiance en classe était très différente de d’habitude, presque pesante. Le silence qui y régnait trahissait plus le malaise des élèves que leur concentration : bien que Monsieur Verfeuille tentait d’assurer son cours comme si de rien n’était, tout le monde se rendait bien compte que quelque chose clochait dans son attitude. Mais personne n’osait lui demander ce qu’il se passait exactement, car après tout, il n’était pas du genre à parler de sa vie privée.
Lorsque le cours se termina au bout d’une heure, Monsieur Verfeuille se leva rapidement, presque avec précipitation. Il lança un mécanique « Merci de votre attention, à demain » et sortit de la pièce. Aussitôt, le brouhaha reprit, mais cette fois, toutes les discussions étaient centrées sur le même sujet.
« -T’as vu, comme il était bizarre aujourd’hui…
- Il est plus maigre qu’il y a une semaine, non ?
- Et la manière dont il a regardé Sofya, au début…
Autour de Nicolas, toutes ces remarques se mêlaient en un bourdonnement sourd, tandis que lui-même restait assis, immobile. Il ne comprenait pas. Quelle raison pouvait justifier un tel changement de comportement ? Un drame familial tel que la perte d’un proche aurait pu le rendre triste, mais il ne s’agissait pas de ça ici. Le professeur semblait amoindri, affaibli, toute l’assurance et la joyeuse bienveillance qu’il avait conservés au cours de ses années d’enseignement s’étaient subitement envolés.
Le flot des discussions ne s’interrompit pas au cours de l’heure suivante, tout le monde continuant de converser à voix basse. La professeure d’Anglais eu beau les rappeler à l’ordre plusieurs fois, rien n’y faisait. Nicolas en était sûr, l’attitude changée de Monsieur Verfeuille allait être LE sujet de conversation dans le lycée pour les jours à venir. Il s’y passait rarement quelque chose de palpitant ou même d’intéressant, un tel évènement ne pouvait donc que susciter la curiosité de tous. Une curiosité qui, pour certains, était presque malsaine : bien plus qu’un réel intérêt pour les problèmes du principal intéressé, certains élèves seraient surtout intéressés par l’aspect « ragot » de la chose, répandant presque avec plaisir la nouvelle que le prof de philo allait étrangement mal.
Assis à une extrémité d’une des longues tables de plastique du réfectoire, Nicolas, Ethan, Elise et Sofya se faisaient face en un carré silencieux. Les filles les avaient rejoints au sortir de la classe, et ils étaient tous partis manger sans dire un mot. A voir les expressions de chacun, il était visible que les évènements de la matinée étaient encore dans tous les esprits.
Comme Nicolas s’y attendait, ce fut Elise qui prit la parole pour briser le silence :
- Ce soir, je compte faire un footing, trois quart d’heure environ. Qui serait tenté de venir ?
- Tu vas vers où ? Demande Ethan, qui avait relevé la tête d’un air intéressé.
- Je vais longer la forêt, près du stade. Il y a un parcours sympa que j’ai fait la semaine dernière.
- Je viendrais surement, alors. Je comptais en faire un bientôt, justement.
Nicolas ressentit une pointe de jalousie. Ethan avait toujours été assez sportif, ce qui suscitait une certaine admiration chez la jeune fille. Des années à essayer divers sports, à des rythmes plus ou moins intensifs avaient donné à son ami une silhouette très athlétique, que mettait en valeur son style décontracté mais soigné. Comme bon nombre d’autres filles, il était visible qu’Elise était attirée par lui, bien qu’elle tentât de ne pas trop le montrer.
L’intérêt commun de ces deux-là pour le sport, associé au fait qu’ils se fréquentaient quotidiennement au lycée, donnait lieu depuis quelques mois à des situations comme celle-ci où ils passaient leur soirée ensemble à s’entrainer.
Nicolas n’avait rien à y redire et il le savait, mais il en avait touché un mot à Ethan, une fois. Il s’était rapidement aperçu que, contrairement aux apparences, ce dernier remarquait parfaitement l’attention que lui portait la gente féminine. Bien qu’il affichât d’extérieur une fausse indifférence à ce sujet, c’était pour lui une vraie source de fierté.
Cependant, Nicolas ne se sentait pas vraiment inquiété, car il savait que l’intérêt d’Elise pour Ethan n’était pas vraiment réciproque. Depuis maintenant presque deux ans que les deux se connaissaient, il ne s’était jamais rien passé.
« - Sofya, Nicolas ? Vous voulez venir ? S’enquit Elise.
- Non, merci, répondit sans surprise la jeune fille blonde d’un ton laconique. J’ai promis à mon frère de l’aider avec son travail, ce soir.
- Et moi, je n’ai vraiment pas envie de courir aujourd’hui. Mais si vous voulez, demain soir on pourrait se retrouver derrière la Butte, comme d’habitude ?
Une vague d’assentiment parcourut les 3 autres. Soudain, une voix forte retentit près d’eux, émanant d’une silhouette qui vint se planter à côté de la table
- Hey Sofya, tu vas bien ? lança le nouvel arrivant avec un rictus arrogant. Tu veux passer chez moi, ce soir ?
L’interjection venait de Farid, un Terminale de 19 ans à la réputation exécrable. Il était flanqué de trois de ses amis, tous à l’air aussi patibulaires les uns que les autres. Ils se tenaient un peu en retrait, à ricaner en regardant les quatre amis à leur table.
Nicolas les connaissait seulement de vue, mais entendait régulièrement parler d’eux au cours d’histoires plus ou moins douteuses. Farid, pour ne citer que lui, faisait partie de ce groupe qui comptait aussi Hugo, entre autres, se rappela le jeune homme. Ils étaient quelques dizaines au lycée à adopter ce comportement rebelle, irrespectueux envers les autres élèves comme envers les professeurs, parfois même violent. Dans toutes les histoires de bagarres, de rackets qu’il y avait pu avoir au cours des dernières années, on pouvait être sûr de retrouver un des membres de cette « communauté », composé de filles comme de garçons.
La plupart du temps, ils restaient entre eux, formant une petite société dans et en-dehors de l’école que tous cherchaient à éviter. Mais récemment, notamment au cours des derniers mois, Farid avait commencé à tourner autour de Sofya d’une façon de plus en plus insistante. Lançant d’abord de rapides commentaires lorsqu’elle passait, il s’était peu à peu enhardi jusqu’à venir l’aborder à tout moment hors des cours.
- Hé, je te parle, insista Farid en se rapprochant. C’est quand que tu me donnes ton numéro ?
Tout en parlant, il avait posé une main la table, et se penchait à présent vers Sofya.
Nicolas remarqua qu’une fois de plus, leur interlocuteur n’agissait pas seul : il s’appuyait sur la présence - même passive – de ses trois accompagnateurs. Même si eux-mêmes n’intervenaient pas directement, leur simple rire narquois et leur soutien très clairement affiché pour Farid créaient une pression énorme. Ce n’était plus un simple individu indésirable que l’on pouvait facilement éloigner, c’était un groupe supérieur en nombre, potentiellement agressif, qui venait dans le but clair et affiché de harceler. La présence de Nicolas et d’Ethan ne semblait pas les déranger, puisque ces derniers n’avaient pour l’instant pas reçu un seul regard.
Nicolas leva les yeux vers Sofya. La jeune fille baissait les yeux, et continuait d’afficher son même air imperturbable. Comme toujours, elle choisissait la riposte de la passivité en attendant que Farid se lasse et s’en aille. Nicolas la savait extrêmement solide psychologiquement, cependant il se demandait jusqu’à quel point ces attaques verbales pouvaient lui être égales. D’autant plus qu’aujourd’hui, le harceleur ne semblait pas vouloir lâcher le morceau.
Il sentit les battements de son cœur s’accélérer. Peu importe la délicatesse de la situation, il savait que c’était à présent à lui d’intervenir. Il ne pouvait décemment pas laisser ce type continuer à s’en prendre à son amie sans rien dire.
- Fiches-lui la paix, s’énerva Elise face à lui. Elle t’a déjà dit qu’elle ne voulait pas te donner son numéro.
- Ferme là, toi, je te parle pas, rétorqua l’autre avec virulence.
Nicolas avait la gorge sèche. Il détestait ce genre de situation, mais l’intervention d’Elise lui avait redonné le courage dont il avait besoin, et il refusait d’agir comme un lâche. Se levant en repoussant sa chaise derrière lui, il lança d’une voix ferme en fixant Farid :
- Non, elle a raison. Fous-nous la paix maintenant, on voudrait manger tranquilles.
- De quoi ?
Se redressant en regardant le jeune homme, ce dernier fit le tour de la table avec une lenteur délibérée. Il se planta face à lui, et Nicolas remarqua qu’avec ses 1mètre76, il était légèrement plus petit que son adversaire.
- Qu’est ce que tu me dis, toi ? Insista l’autre.
Avec la tournure que prenait les choses, et le silence qui s’était brutalement installé autour de lui, Nicolas compris que l’altercation risquait à tout moment de tourner en pugilat. Déjà, il voyait en périphérie de sa vision que des élèves installés à d’autres tables s’étaient retournés vers eux et les observaient.
En une fraction de seconde, l’adrénaline lui fit contracter ses muscles. Le sang lui montait aux joues, tandis que tous ses sens étaient à la fois engourdis et affutés par la perspective d’un combat imminent. Il lui était à présent particulièrement difficile de réfléchir, et il savait que les prochains gestes ou paroles allaient être cruciaux.
Alors qu’il ouvrait la bouche pour répondre, une main se posa sur son épaule, le faisant tressaillir de surprise. Pivotant vers la droite, il aperçut le visage familier de Mathieu, très calme mais sans son sourire habituel. Aussitôt, une vague de soulagement vint le submerger tandis que son ami prenait la parole avec assurance :
« - Doucement les gars, on va pas s’énerver pour ça. En plus les pions vont finir par se ramener, mieux vaut qu’on se rassoie.
En disant cela, il avait continué de fixer Farid, qui le regardait en retour avec une haine à peine dissimulée. Sans attendre la réponse de l’autre, le nouveau venu s’assit avec naturel à coté de Nicolas, tandis que ce dernier se rasseyait dans le même mouvement.
Comme par miracle, Farid se détourna en marmonnant, non sans avoir jeté auparavant un dernier regard assassin à Nicolas. Avec ses amis à sa suite, il s’éloigna vers la sortie du réfectoire, tandis que derrière lui les conversations reprenaient peu à peu.
- T’allais faire quoi, Nico ? Demanda Mathieu à voix basse. Ce gars-là, c’est un malade, c’est lui qui a tabassé Thomas avec ses potes parce qu’il leur avait soi-disant manqué de respect, il y a quelques semaines.
- Je n’en sais rien…en même temps, je n’avais pas vraiment le choix.
A sa droite, Nicolas prit brusquement conscience qu’Ethan était resté parfaitement silencieux et immobile durant toute la durée du conflit. A présent, il semblait avoir repris sa contenance habituelle, et il affichait un faible sourire. Le jeune homme se sentit assez décontenancé du manque de réaction de son ami, mais décida de ne pas y prêter attention.
Déjà, Mathieu reprenait la parole en émettant un soupir las :
- Oh non, voilà Camille…elle me lâche pas, en ce moment.
Un groupe de filles venait d’entrer dans le réfectoire et de s’installer quelques tables plus loin. Avec force gloussements, elles jetaient des regards dans leur direction, et Nicolas se demanda qui de Mathieu ou d’Ethan était la cible de ce reluquage en règle. Une grande blonde se détacha de la bande et se dirigea vers eux. Très mince, elle était habillée très légèrement pour un mois de novembre, notamment avec un haut assez fin qui avait pour but évident de mettre en valeur ses formes. Ses cheveux blonds et soignés avaient visiblement bénéficié d’une teinture récente, au point que certaines mèches retombant sur ses épaules tiraient vers le roux. A côté, les cheveux clairs de Sofya semblaient encore plus pâles qu’à leur habitude.
- Salut les gars, lança-t-elle à la cantonade avant de s’approcher de Mathieu et d’enrouler ses bras autour de son cas. Coucou mon coeur, roucoula-t-elle à l’oreille de ce dernier. Alors, il parait que t’as eu Monsieur Verfeuille ce matin ? Il est comment ?
- En pleine forme, il nous a raconté des blagues pendant tout le cours, répliqua Mathieu d’un ton pince-sans-rire.
- Ah bon ? Fit Camille en prenant un air décontenancé. Je croyais qu’il était malade, moi.
Mathieu leva les yeux au ciel.
- Bien sûr que non, il ne nous a pas raconté de blagues. Il n’avait vraiment pas l’air d’aller bien, si tu veux tout savoir.
- Le pauvre, soupira son interlocutrice avec une petite moue désolée. Et sinon, tu es toujours d’accord pour m’accompagner dans le centre-ville, demain soir ?
- Bien sûr.
- Super ! A plus tard, fit-elle en lui déposant un léger baiser sur les lèvres. Elle se releva et, avec un signe de la main vers les quatre autres, elle s’en fut vers sa table.
- Demain, tu veux pas venir avec nous derrière la Butte plutôt ? Demanda Ethan en se penchant pour apercevoir Mathieu. On en avait parlé lundi.
- Ah oui c’est vrai, mince. Bon, pas grave, j’inventerai une excuse pour Camille. De toute façon, en ce moment, ça ne va pas super, je pense que ça va plus durer longtemps nous deux.
- Pourtant, elle a l’air d’être à fond sur toi, remarqua Elise.
Pour seule réponse, Mathieu émit un vague grognement. Nicolas avait toujours trouvé incompréhensible la facilité avec laquelle son ami se mettait en couple et rompait ensuite. Sur les deux dernières années où ils s’étaient retrouvés dans la même classe, le jeune lycéen était sorti avec quatre filles différentes, mais jamais plus de quelques mois d’affilée. De plus, la majorité d’entre elles avaient le même profil que Camille : des filles certes plutôt mignonnes, mais qui soignaient beaucoup leur apparence, parfois trop, au point de se concentrer uniquement là-dessus. Et surtout, du point de vue de Nicolas, elles n’avaient que très peu d’intérêt : il les trouvait pour la plupart bien trop superficielles. Mais il préférait garder ces observations pour lui, de peur que Mathieu ne prenne ses remarques pour de la jalousie.
Lui-même n’avait jamais eu de petite amie. A bientôt 18 ans, Nicolas savait que seul peu de personnes étaient dans le même cas que lui, mais il s’en moquait. Contrairement à beaucoup de gens autour de lui, il n’avait jamais vu le fait de se mettre en couple comme un objectif à part entière. Il avait un peu de mal à partager le point de vue de Mathieu, car pour lui sortir avec une fille n’aurait dû être qu’une conséquence logique d’une vraie relation amoureuse entre deux personnes.
Cette vision des choses n’était pas partagée par grand monde, surtout à leur âge, il en avait conscience. La plupart des lycéens autour de lui, filles comme garçons, voyaient surtout dans ces histoires un moyen d’amusement sans aucune conséquence. Une vision que Nicolas comprenait mais était loin d’adopter. Il préférait donc rester discret sur le sujet, en en riant avec ses amis mais tout en restant vague sur sa propre situation.
Il se rendit compte qu’il était maintenant en train de regarder Elise, qui parlait avec animation de l’autre côté de la table. Une fois de plus, Nicolas ne put s’empêcher de remarquer à quel point il la trouvait belle naturellement.
« Qui a raison ? Songea ce dernier. Mathieu s’amuse, c’est certain. Mais le fait d’attendre de rencontrer une fille comme Elise ne rendra-t-elle pas la rencontre bien plus passionnante ? Et si cela lui arrive à lui, j’espère qu’il saura malgré tout faire la différence avec ses précédentes expériences, qui n’ont jamais eu aucune profondeur.
« En tout cas, je serai là pour l’aider s’il en a besoin. »
Avec un léger sourire, Nicolas détourna les yeux et se lança dans la discussion.
Le lendemain, Nicolas se leva avec difficulté : il avait passé la soirée de la veille à trainer sur Internet, et ne s’était finalement décidé à travailler que tard dans la nuit. Heureusement, ses cours du jeudi matin ne commençaient qu’à 10h30, ce qui lui avait laissé le temps d’avoir une nuit de sommeil correcte.
Assis sur son lit, il se remémora les évènements de la veille et grimaça : l’homme en gris avec Hugo devant le lycée, l’étrange comportement de Monsieur Verfeuille, et l’altercation avec Farid…la journée d’hier avait assurément été chargée.
« J’espère qu’aujourd’hui sera plus tranquille », songea-t-il tandis qu’il s’habillait. Il se rappela soudainement du rendez-vous prévu ce soir avec ses amis, ce qui le mit aussitôt de bonne humeur.
La Butte, comme ils l’appelaient entre eux, étaient leur petit coin de rassemblement privé. Situé à quelques centaines de mètres hors de la ville, au Nord-Est, elle faisait partie des terrains encore laissés au naturel, comprenant quelques hectares de collines herbeuses parsemées de bosquets. Non loin de là se tenait le stade si cher au cœur d’Ethan, près duquel poussait la seule forêt digne de ce nom des environs.
Leur point de rendez-vous était tout simplement le creux formé par une de ces petites collines, créant ainsi un espace isolé des lumières et des bruits de la ville. Lorsqu’ils étaient là-bas, le plus souvent en ayant apporté de quoi boire et à manger, ils se sentaient presque coupés du reste du monde, et c’était parfait ainsi.
L’impression de tranquillité absolue que procurait ce lieu donnait à Nicolas un sentiment de plénitude, d’équilibre. C’était leur endroit à eux, le lieu où chacun retrouvait ses quatre meilleurs amis et où ils discutaient de tout et de rien, évoquant leur journée ou n’importe quel autre sujet qui leur passait par la tête. Ces soirées passées à rire et à parler, tout simplement, constituaient pour lui des souvenirs précieux.
Nicolas avait découvert cet endroit peu après avoir emménagé dans son quartier, en se promenant. Il y était d’abord venu avec Mathieu et Ethan, et depuis maintenant deux ans, ils étaient cinq à s’y donner rendez-vous presque chaque semaine.
C’est avec cette perspective réconfortante qu’il suivit une fois de plus sa routine matinale. Petit déjeuner, habillage. Un simple jean- T-shirt ferait l’affaire. Quitter la maison, fermer à clé. Marcher seul cinq minutes. Retrouver Ethan, et sur le chemin discuter de l’altercation avec Farid. Son ami avait retrouvé toute son assurance et parlait à présent de cet épisode avec aisance, sans évoquer son comportement passif mais en applaudissant l’intervention de Nicolas car, comme il disait, « t’as porté tes couilles. »
- Je n’ai rien fait, au final, fit remarquer ce dernier. C’est Mathieu qui a fait dégager cet imbécile.
- Il est tellement populaire dans tout le lycée que même Farid ne veut pas faire d’histoire avec lui, commenta Ethan. Quelquefois je me dis qu’on a de la chance de l’avoir comme pote.
Tout en discutant, les deux amis étaient arrivés près de leur lycée. Nicolas vit immédiatement que quelque chose clochait. Il était 10h20 et habituellement, à cette heure-ci, c’était la pause du matin. Ce qui signifiait que tous les élèves étaient dispersés dans la cour, discutant par petits groupes de leur journée. Mais aujourd’hui, il n’en était rien : toutes les personnes présentes dans la cour étaient regroupées au même endroit, formant un impressionnant rassemblement.
Nicolas vit Ethan froncer les sourcils, surpris lui aussi. Un autre jour, le jeune homme aurait pensé à une simple annonce, ou peut-être une bagarre, mais pas aujourd’hui. Avec les évènements de ces derniers temps et plus particulièrement d’hier, il avait un sombre pressentiment.
Ils franchirent la grande porte, pour une fois sans aucun contrôle de leur carte d’étudiants. Apparemment, les surveillants étaient occupés, ou alors ils étaient allés voir eux-mêmes ce qui se passait. En s’approchant, Nicolas prit conscience que presque tout le lycée était rassemblé là en une foule compacte, plusieurs centaines de personnes massées autour d’un petit groupe en son centre.
Le proviseur se tenait là, portant son habituel costume gris, un micro à la main. Le visage fermé, il discutait à voix basse avec la vice-proviseure du lycée, une femme dans la cinquantaine à l’allure très stricte et très soignée. Dans la main qui s’agitait du proviseur, Nicolas aperçut un micro. Avisant la chaise et la table posées de manière totalement incongrues au milieu de la cour, il comprit qu’une annonce allait surement être faite, probablement urgente vu l’organisation improvisée.
Au côté du proviseur, se tenaient deux hommes dans la trentaine, arborant un air parfaitement neutre qui contrastait avec l’attitude stressée des membres de l’école. Le plus jeune s’approcha et prononça quelques mots, inaudibles pour quiconque dans ce brouhaha. A l’inverse de son ainé qui portait un long manteau gris, il était simplement habillé d’un jean noir et d’un blouson de cuir. Après l’avoir écouté, le proviseur émit un petit hochement de tête, puis s’essuya le front d’un revers de manche, l’air plus mal à l’aise que jamais.
« - A ton avis, demanda Nicolas en haussant la voix pour se faire entendre, c’est qui ces deux-là ? Je les ai jamais vu ici.
- Moi non plus, mais ils ne m’ont pas l’air très sympathique.
Nicolas était d’accord, quelque chose chez ces deux hommes le mettait mal à l’aise. Ils semblaient trop calmes, trop surs d’eux. Le jeune homme ressentait comme une forme d’agressivité passive émanant de ces inconnus, sans savoir pourquoi exactement, telle une menace dissimulée. Peut-être cela venait-il de leurs expressions ?
Quelques minutes plus tard, le proviseur monta avec difficulté sur la table plantée à côté de lui. Il se mit debout, tripota le micro pendant quelques instants, et après avoir jeté un regard circulaire autour de lui, il commença d’une voix un peu éraillée :
« -Bonjour à tous.
Il se racla la gorge tandis que dans la foule, les dernières conversations s’éteignaient et les yeux finissaient de se braquer sur lui. Puis il reprit :
« - Bonjour à tous. J’ai une annonce importante à faire ce matin, qui concerne l’ensemble de l’école, élèves comme enseignants. J’ai volontairement attendu que nous soyons tous réunis ici, afin que personne ne soit laissé dans l’ignorance.
Je vais être direct, j’ai une très mauvaise nouvelle à vous annoncer. Certains d’entre vous ont peut-être remarqué que ces derniers temps, Monsieur Verfeuille allait de moins en moins bien, s’éloignant peu à peu du professeur formidable que nous connaissions tous. Pour finir, il a été absent une semaine, pour nous revenir enfin hier. »
Il marqua une pause, réajustant nerveusement son nœud de cravate.
« - J’ai l’immense regret de vous annoncer que Monsieur Verfeuille a été retrouvé décédé chez lui, ce matin. J’ai reçu des informations selon lesquelles il se serait suicidé. Les mots me manquent pour décrire la perte que cela représente, car c’était là quelqu’un d’admirable, autant en tant que professeur que en tant que personne…
Nicolas n’écoutait plus. Raide comme une statue, il avait l’impression qu’un bourdonnement retentissait dans ses oreilles, qui rendait lointains et inaudibles tous les autres sons. Du coin de l’œil, il vit Ethan qui était resté bouche ouverte sous l’effet de la surprise.
« …et c’est pourquoi j’aimerais que nous fassions tous une minute de silence en sa mémoire, après quoi vous pourrez rentrer chez vous. Les cours sont annulés pour aujourd’hui. »
Un silence de mort s’était abattu sur la foule, silence qui perdura durant la minute de commémoration. Les secondes s’égrenaient les unes après les autres, à une vitesse qui semblait infiniment ralentie à Nicolas. Puis, au bout de ce qui lui semblât une éternité, le proviseur fit signe que le temps était finalement écoulé. Tel une armée de spectres, les élèves commencèrent à se diriger vers la sortie en une lente procession. Nicolas suivit le mouvement presque par automatisme, il avait l’impression de ne pas comprendre ce qui se passait. Sur sa gauche, il aperçut un peu plus loin Elise et Sofya, l’air abasourdi, mais il ne se sentait pas d’aller leur parler pour le moment.
Au sortir de l’enceinte du lycée, quelques murmures commençaient à retentir, comme si un interdit était levé au-delà des bâtiments de pierre. Saluant Ethan, Nicolas se détourna et fendit la foule qui s’éparpillait en toutes directions, prenant le chemin de sa maison qu’il avait parcouru à peine 15 minutes plus tôt.
Avançant sur le chemin par pure habitude, le jeune homme arriva devant chez lui presque sans s’en rendre compte, réalisant qu’il était parvenu à destination uniquement lorsqu’il lui fallut sortir sa clé. Il tenta alors de se secouer, afin de remettre ses idées en ordre dans son esprit qui était resté comme vide, inerte de toute réflexion.
Il ne parvenait tout simplement pas à prendre la pleine mesure de ce qu’il venait d’apprendre. Il connaissait Monsieur Verfeuille depuis qu’il était entré dans cette école, il y a maintenant cinq ans. Bien sûr, pas de manière personnelle, mais tout de même…
Tout ce qui s’était passé récemment et qui occupait son esprit jusqu’à présent, l’homme en gris avec Hugo, l’altercation avec Farid, la copine de Mathieu, même les deux hommes étranges et patibulaires auprès du proviseur…tout était à présent relégué au second plan, submergé par l’ampleur de ce nouvel évènement : la disparition d’un homme.
Les heures passèrent.
Nicolas tentait de s’occuper. Il ne se sentait pas d’humeur à jouer, ni à travailler, et impossible de se concentrer pour lire. Impossible de se concentrer sur quoi que ce soit, d’ailleurs.
Il finit par allumer la télé, sans trop savoir s’il cherchait à trouver un moyen de cesser de réfléchir, ou s’il était uniquement motivé par une curiosité morbide.
Ce fut finalement cette dernière qui fut satisfaite. En surfant sur les chaines d’infos, le jeune homme finit par tomber sur un « Flash spécial : un professeur du lycée Pierre de Ronsard retrouvé mort chez lui ».
Comme hypnotisé, Nicolas écoutait la voix off déblatérer tous les détails de cette « sordide affaire », couvrant d’une voix monocorde quelques images d’archives de leur école qui tournaient en boucle.
« …c’est ce matin que Monsieur D’Albert, le proviseur, a annoncé aux élèves la terrible nouvelle…
Ce matin seulement ? Il semblait à Nicolas qu’une éternité de solitude s’était écoulé depuis.
…l’homme aurait été retrouvé inanimé chez lui par une voisine, qui avait entendu des bruits provenant de son appartement…
Oui, c’était ça le problème. La solitude. Il avait besoin de voir les autres.
…une enquête a été ouverte, la police ne nous a donné aucune information pour le moment…
« Heureusement, il y a le rendez-vous de ce soir, se rappela-t-il. Je pourrais aller là-bas d’ici deux ou trois heures, tant pis si je suis en avance. Ce sera toujours mieux qu’ici. »
…on peut se demander si ce drame a un lien avec ceux des derniers mois, plusieurs morts successives dont la police affirme qu’elles ont été le fruit de règlement de compte entre gangs…
« Oui, je vais faire ça, décida Nicolas. Et d’ici quelques jours, cette histoire ne sera plus qu’un mauvais souvenir, c’est certain ».
…un drame qui va en tout cas venir renforcer le sentiment d’insécurité que connait la ville depuis quelques mois. Nous vous tiendrons au courant en cas de nouveaux développements. »
Quelques heures plus tard, Nicolas marchait en direction du Nord-Est, longeant les immeubles qui formait l’extrémité de la ville. De l’autre côté de la rangée d’habitations, il entendait le bruit régulier du périphérique, particulièrement actif à ce moment-ci de la journée. Quelques passants animaient un peu la rue, la sauvant ainsi par leur présence du vide qu’elle présentait.
Au bout de quelques centaines de mètres à suivre le trottoir de goudron, Nicolas bifurqua à gauche, dans un petit chemin entre deux résidences. Ces deux dernières, construites presque à l’identique, le toisaient du haut de leurs trois étages d’appartements. De ces appartements se faisaient entendre des voix, des cris d’enfants et mille bruits du quotidien qui vinrent rassénérer Nicolas, d’une certaine manière. La normalité de son environnement, tout comme la familiarité du chemin de terre qu’il empruntait à présent, l’aidaient à remettre un peu d’ordre dans son monde habituellement bien rodé et bouleversé il y a quelques heures.
Il s’éloignait de la ville à présent. Au loin, il apercevait les silhouettes familières des bâtiments construits autour du stade et des vieux gradins souvent vides qui le bordaient. Et, plus vers la gauche, dans un terrain qui n’appartenait à personne et où personne n’allait, les quelques centaines de mètres carrés de verdure où se trouvait sa destination. La Butte. Un vent frais s’était levé, et c’est avec cette légère poussée dans le dos qu’il commença à gravir la petite colline herbeuse.
Arrivant au sommet, Nicolas put profiter d’une vue imprenable sur le renfoncement, et sur la personne qui y était déjà installée. Même de dos, le jeune homme ne mit qu’un instant à reconnaitre la chevelure d’une pâleur extrême de Sofya.
Descendant du pas rapide de celui qui connait le terrain, il vint s’asseoir à côté d’elle.
« - Salut.
- Salut. T’es en avance, répondit-elle en lui jetant un regard en coin.
Sans lui laisser le temps de répliquer, elle enchaina :
- En fait, ça tombe bien que tu sois là. Je voulais te remercier pour ce matin. Tu sais, avec Farid, quand tu t’es interposé.
- Oh, euh…
Nicolas était désemparé, l’altercation lui semblait tellement lointaine et insignifiante à présent…
- De rien, c’est normal. Je m’en serais voulu de pas avoir réagi.
Sofya hocha la tête sans rien dire, en souriant légèrement.
- En fait, continua Nicolas avec hésitation, j’espérais qu’on pourrait parler de…de ce que le proviseur nous a dit ce matin…
- On peut en parler, si tu veux, mais au fond il n’y a pas grand-chose à dire…c’est horrible, mais c’est comme ça.
- Mais, par exemple, tu n’as pas trouvé bizarre la présence de ces deux types à côté de lui ? Ils n’étaient même pas de la police ! Comment ils pouvaient savoir quoi que ce soit sur ce qui est arrivé ?
Après un court silence, la jeune fille se tourna vers lui avec une sorte de sourire désolé.
- Bien sûr que c’est bizarre. Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?
Chapitre 3
Les mains crispées sur le volant, Hobbes s’efforçait de contenir son impatience.
Cela faisait maintenant plus d’une demi-heure que lui et Mannereau étaient stationnés là, à l’angle d’une rue quelconque dans Helleme. Comme on pouvait s’y attendre d’un jeudi matin, les rues étaient quasiment vides. Les seuls mouvements qu’on pouvait y déceler étaient ceux de papiers gras et d’emballages, emportés par le vent sur quelques mètres avant de retourner s’échouer sur le trottoir un peu plus loin.
« Gardiens de la paix, hein » songea Hobbes en serrant les dents. « Je me demande bien à quoi on sert actuellement ».
Les deux hommes, installés à l’avant d’une voiture de police tous feux éteints, appartenaient normalement au commissariat de la Nouvelle-Ville. Mais, comme bien souvent depuis maintenant plusieurs années, ils avaient été mobilisés pour la matinée pour patrouiller dans ce quartier du Sud de la ville.
En vingt-deux ans de carrière, Hobbes avait eu le temps de constater toutes sortes d’évolutions au sein de la gestion de la police dans cette ville. Il connaissait par cœur les cinq quartiers, et savait lesquels il valait mieux éviter la nuit. Pour un quartier comme Helleme, il ne pouvait donc qu’approuver un renforcement des effectifs, compte tenu de l’aggravation de son état et de son taux de criminalité. Ce qu’il ne comprenait pas en revanche, c’est que sa hiérarchie le fasse ainsi tourner en rond et s’arrêter tel que maintenant à des endroits totalement aléatoires, pour soi-disant « surveiller les alentours ». Devant une telle négligence et un tel manque d’efficacité, l’esprit rigoureux de Hobbes frémissait, lui faisant presque regretter de ne pas être lui-même commissaire pour apporter un peu d’ordre dans tout ça.
A côté de lui, Mannereau poussa un soupir d’ennui, interrompant ses pensées. De dix ans son cadet, Mannereau était un bon gars, pas une flèche ni très énergique, mais au moins obéissant et consciencieux. Hobbes appréciait de faire équipe avec lui bien plus qu’avec la plupart des autres collègues, car il avait une autre qualité que lui-même appréciait beaucoup : la capacité à rester silencieux.
Hobbes regarda sa montre, une Seiko à cadran d’acier dont il était particulièrement fier. Cadeau de sa femme pour ses quarante ans, c’était le seul bijou ou accessoire qu’il portait sur lui. Les deux aiguilles argentées indiquaient qu’il était près de 10h00.
Avec un sentiment de profond ennui, le vétéran reporta son attention sur le morne chemin de goudron. La journée s’annonçait très longue.
L’émetteur-radio installé sur le comptoir de la voiture se mit brusquement à striduler, brisant le silence et faisant presque sursauter les deux hommes. Ce fut Hobbes qui décrocha aussitôt, portant l’appareil à hauteur de ses lèvres.
« -Ici la voiture 11, j’écoute. Enonça-t-il de sa voix grave.
- Voiture 11 ? Ici le Brigadier-Chef Verdier, répondit une voix trainante. Hobbes, c’est bien vous ?
L’intéressé fit une grimace involontaire qui échappa à son voisin. Bien que ce soit son supérieur, il n’aimait pas Verdier et savait que celui-ci le lui rendait bien. Il était arrivé au commissariat il y a quelques années, la trentaine à peine et son grade obtenu on ne savait trop comment. L’opposition entre ces deux-là avait été immédiate, tant leurs personnalités étaient différentes.
Pour Hobbes, Verdier avait tout du jeune parvenu, arrogant et autoritaire. Il n’était surement pas stupide, mais on ne pouvait pas dire qu’il mettait son intelligence au service de la police : toujours à faire le minimum et à déléguer les tâches ingrates, principalement à Hobbes d’ailleurs.
D’un autre côté, ce dernier savait que pour son supérieur, il représentait l’ancienne génération, inutilement stricte et rigoureuse. De plus, il suspectait que Verdier voyait en lui comme un rival sur lequel il était nécessaire de montrer son ascendant en permanence. Du à son ancienneté et à son assurance naturelle, Hobbes avait en effet une certaine autorité sur les autres porteurs de l’uniforme, quand bien même ils avaient un grade identique.
Adoptant une voix volontairement neutre, il répondit :
- Oui, ici Hobbes et Mannereau. Je vous écoute.
- Rappliquez dans la Nouvelle-Ville. Au 17, rue des Cerisiers. On nous a téléphoné il y a environ un quart d’heure, un type se serait suicidé chez lui. C’est sa voisine qui l’a découvert, elle avait entendu du bruit qui venait de l’appartement.
Un quart d’heure ? Et c’est seulement maintenant que Verdier daignait envoyer une équipe ? Hobbes serra les dents. Evidemment, c’est lui qui avait été choisi pour cette tache morbide. Il se serait bien passé de cette mission, qui n’était pas des plus agréables de leur métier. Examiner le cadavre pour déterminer les causes de la mort, interroger les voisins pour récolter des informations, fouiller l’habitation pour peut-être y déceler quelque chose de suspect et enfin annoncer aux proches la disparition d’un être cher…vraiment, non merci.
Sans compter que cela ne rentrait même pas dans leurs attributions. En tant que gardien de la paix, l’examen des scènes de crime n’aurait pas dû être de leur ressort, du moins officiellement. En pratique, cependant, le nombre de fonctionnaires portant le titre « d’inspecteur » se comptaient sur les doigts de la main dans toute la ville. Leur existence et leur rôle était devenus plus administratifs qu’autre chose, une simple façade pour rester conforme à la loi.
Par conséquent, certains hommes jugés suffisamment expérimentés et compétents, tels que Hobbes, étaient régulièrement chargés de missions qui relevaient plus du travail d’un enquêteur. Hobbes ne s’en était jamais plaint, considérant secrètement qu’il était bien plus utile ainsi.
- Personne d’autre ne peut y aller ? On est à l’autre bout de la ville, en plein dans Helleme.
- Désolé, mais tout le monde est occupé, répondit l’autre d’une voix doucereuse. Allez-y, je vous rejoindrai un peu plus tard. Terminé.
Cette dernière phrase étonna un peu Hobbes. « Ce n’est pas dans les habitudes de Verdier de se déplacer personnellement sur le terrain, qu’est-ce qu’il lui prend ? » Songea-t-il tout en rangeant l’appareil radio puis en mettant le contact. « Peut-être s’est-il fixé un quota d’interventions, pour donner l’illusion qu’il s’investit un minimum dans sa fonction », pensa-t-il avec ironie.
Avec un léger bruit de moteur, la voiture quitta la place où ils étaient stationnés. Hobbes appuya sur un bouton et, quelques instants plus tard, ils filaient dans la rue avec le gyrophare bleu hurlant sur le toit.
- Encore un macchabée, lâcha sobrement Mannereau à côté de lui. Ça commence à faire beaucoup.
- En effet, répondit Hobbes d’une voix caverneuse. Ça commence à faire beaucoup.
Au cours des trois derniers mois, deux morts avaient déjà mis en effervescence l’ensemble des commissariats de la ville.
Si la presse avait été mise au courant et en avait fait les gros titres, la police avait pris soin de dissimuler certaines informations au public, pour éviter un mouvement de panique inutile.
En effet, il y a environ un mois, le cadavre d’un jeune homme avait été retrouvé gisant au cœur de la zone industrielle. C’était les éboueurs qui avaient découvert le corps, derrière un entrepôt. Six semaines plus tard, c’est moins de deux kilomètres plus loin, dans le quartier des Chandelles qu’un homme, cette fois d’âge mur, avait été retrouvé mort dans les toilettes d’un restaurant. Cette fois-là, Hobbes s’en souvenait parfaitement, car c’était lui qui avait été dépêché sur les lieux du crime. L’homme n’avait apparemment pas de famille et pas de papiers sur lui. On avait fini par l’identifier quelques jours plus tard comme un ouvrier de l’usine de sidérurgie SAVITECH, l’un des moteurs économiques de la ville, lorsque son employeur avait finalement signalé son absence.
Quelque chose en revanche lui avait glacé le sang lorsqu’il était arrivé sur la scène déjà balisée par l’équipe scientifique. La victime gisait à terre, baignant dans une flaque de sang. Ce qui avait tout de suite attiré son œil était le cou du cadavre. Il ne s’était pas occupé personnellement du premier dossier, bien sûr, mais il s’était tout de même tenu au courant : un mort attire toujours l’attention. Et le policier était sur d’une chose : le jeune homme alors retrouvé il y a peu était décédé d’un coup de couteau porté transversalement à la gorge, parfaitement net et précis. Et il avait sous les yeux exactement le même mode opératoire. Les analyses comparées avaient même avancé, à posteriori, qu’il s’agissait d’une lame similaire sinon identique. Impossible alors de croire à un simple accident, difficile de croire à un simple hasard.
Immédiatement, les forces de l’ordre avaient suivi la piste d’un possible tueur commun, sans succès. La version qui avait été retenu pour le public était que le deuxième meurtre n’était qu’un règlement de comptes entre gangs, sans donner plus de précisions sur le mode opératoire.
Hobbes soupçonnait que le maire, Jacques Coppens, ait fait pression pour tenir son électorat loin de cet inquiétant état des faits. Elu pour la deuxième fois il y a deux ans, on ne pouvait pas dire que son mandat se déroulait au mieux…
Le vétéran réprima un léger frisson. Il n’aimait pas ce qu’était devenu sa ville au fil du temps, particulièrement ces derniers temps. Il se retrouvait, pour la deuxième fois en deux mois, à aller examiner une scène morbide. Et il avait la boule au ventre à l’idée de ce qu’il allait y trouver.
Dix minutes plus tard, la voiture de police vint se garer au bas de l’immeuble du 17, rue des Cerisiers. Hobbes coupa le contact, interrompant du même coup les stridulations de la sirène sur le toit. Lui et Mannereau sortirent et se postèrent sur le trottoir, levant la tête vers la haute structure qui les dominait. Comme la plupart des habitations ici, la résidence était construite dans un style Haussmanien, propre à la Nouvelle-Ville et aux Moulins. Les deux quartiers les plus aisés de la ville.
Hobbes trouvait incroyable comment en quelques kilomètres à peine, ils avaient quitté les rues sales et glauques qui définissaient les quartiers Sud, pour arriver dans un cadre si différent. Bien sûr, tout ici ne respirait pas le luxe, loin de là, mais comment comparer ces élégants bâtiments de briques blanches, beiges et rouges avec les HLM blanc sale de dix étages que l’on pouvait trouver dans Helleme ? Le cadre n’avait rien à voir, et était même un motif suffisant pour déprimer, estima-t-il.
Prenant les choses en main, Hobbes s’avança vers l’entrée en annonçant :
« - On y va, Mannereau. On commence par établir un état des faits, mais on ne touche à rien sans les gants. On ne sait jamais, il peut toujours y avoir des empreintes résiduelles. »
- Très bien.
Hobbes sonna à l’interphone, choisissant le bouton face à l’inscription « concierge ». Quelques secondes plus tard, il entendit une voix affolée lui répondre avec force grésillements :
- Allo ? Qu’est ce que c’est ?
- Ici la police, Madame. On nous a appelé pour un de vos locataires, qui aurait été retrouvé mort chez lui.
- Oui, c’est ce pauvre Monsieur Verfeuille ! C’est moi qui vous ai appelé, entrez, entrez vite !
Tirant à lui le battant qui venait de se déverrouiller, Hobbes s’engagea à l’intérieur tout en maudissant Verdier qui ne lui avait donné strictement aucune information.
Le hall d’entrée était très simple, dans un style plutôt moderne. Du carrelage beige clair visiblement remis à neuf récemment tapissait le sol, en accord avec les murs de la même couleur. L’ensemble était assez lumineux et accueillant, si ce n’est la petite femme qui attendait près de l’escalier en tremblant.
Hobbes supposa qu’il s’agissait de la concierge. Vêtue simplement d’un jean élimé et d’un pull en laine brune, leur interlocutrice écarquillait les yeux, l’air proprement terrifiée. Le chignon mal fini qui rassemblait ses cheveux bruns au-dessus de sa tête trahissait la précipitation et l’affolement avec lesquels elle s’était préparée.
Aussitôt qu’elle les vit, elle se précipita sur eux, déversant un flot de paroles angoissées :
« - Ah, Messieurs les policiers…c’est Monsieur Verfeuille, au deuxième étage…un homme charmant, je ne comprends pas pourquoi il a…c’est Mme Sertay qui est venu m’avertir qu’elle entendait des bruits étranges, c’est sa voisine…Moi, je suis allée ouvrir, vous voyez, c’est normal…Au fait, je m’appelle Rose Hesson…
- Madame, calmez-vous, l’interrompit Hobbes en prenant une voix aux intonations apaisantes. Nous prenons la situation en main. Voulez-vous nous conduire jusqu’à l’appartement en question ? Nous allons procéder à un examen des lieux.
- Oui, oui, bien sûr…suivez-moi, c’est au deuxième étage...répéta-t-elle toujours aussi déboussolée.
Tous trois se dirigèrent vers l’escalier, et commencèrent à gravir les marches, assez lentement au vu du rythme essoufflé de leur guide. Tout en montant, Hobbes se retourna vers son cadet qui fermait la marche, et lui demanda :
- Mannereau, tu voudras bien te charger de consigner les informations ? A commencer par interroger cette chère Madame Hesson, bien sûr, et aussi la voisine, cette Madame Serday ou Sertay, je ne sais plus…
- Ça marche.
Le vétéran acquiesça en réponse à cette assentiment mécanique, tout en songeant que finalement, son collègue était peut-être même un peu trop taiseux pour lui…
Arrivés au deuxième étage, la concierge se dirigea vers la porte qui leur faisait directement face, première d’une succession de quatre portes identiques. Elle introduisit maladroitement une clé dans la serrure de vieux fer, et le battant s’ouvrit non sans un léger grincement.
Hobbes entra le premier d’un pas décidé, talonné par Mannereau qui le suivait comme son ombre. « L’appartement ne semble pas très grand », estima-t-il en pénétrant dans le couloir qui faisait office d’entrée. Quelques mètres plus loin, il distinguait une ouverture, qui donnait visiblement sur le salon. Où l’attendait probablement le corps. La gorge nouée, il s’avança.
« Je n’aurais jamais cru dire ça un jour, mais s’il vous plait, faites que ce ne soit effectivement qu’un suicide. »
A l’entrée de la pièce, il put en embrasser d’un regard tous les contours rectangulaires, et tout son contenu chaotique. La table qui devait habituellement occuper le centre était décalée sur un côté, comme si quelqu’un s’y était appuyée ou l’avait poussée. Plusieurs chaises étaient à terre, de même que quelques bibelots brisés sur le sol ici et là.
Au milieu de ce désordre, gisait un homme allongé sur le sol dans une mare de sang. Ses vêtements en étaient maculés, tout comme ses mains. Assez grand et mince, la mort donnait l’impression qu’il s’était légèrement recroquevillé, lui donnant un aspect de pantin désarticulé, brisé. Sa tête était tournée de l’autre côté, ne laissant voir que ses cheveux grisonnants. S’approchant en prenant bien soin de faire le tour du cadavre, Hobbes vint se positionner face au visage de l’homme, et s’accroupit pour mieux voir.
Et eut le souffle coupé.
Juste en dessous du menton, bien à l’horizontal au niveau du cou, une ouverture peu étendue mais profonde ouvrait grand la jugulaire. Les litres de sang déversés avaient jailli de cette blessure pour venir se répandre sur le sol.
Presque aussitôt, du coin de l’œil, il vit comme en un éclair un reflet métallique : un petit couteau couleur gris argent, presque un poignard en fait, avait glissé un peu plus loin, sous la table, à un mètre à peine de la main tendue de l’homme. La lame était recouverte d’un rouge épais.
Hobbes se rendit compte qu’il serrait le poing si fort qu’il commençait à se faire mal. La concierge et la voisine avaient cru à un suicide en voyant l’arme du crime à côté de la victime, mais lui n’était pas dupe. Il savait reconnaitre des traces de lutte quand il en voyait, l’agresseur n’avait même pas essayé de remettre le mobilier en ordre. De plus, maintenant que son regard remontait vers le visage de l’homme, il pouvait décerner ce qu’il aurait juré être une trace de coup, juste sous l’œil gauche. Cette personne s’était débattue, c’était évident. La présence du poignard, bien qu’incompréhensible, n’était absolument pas une preuve pour l’hypothèse du suicide.
Hobbes se releva avec le cerveau qui fonctionnait à cent à l’heure. Derrière lui, il entendait Mannereau poser les questions classiques « Quand avez-vous découvert le corps ? Avez-vous touché à quelque chose ? », mais tout lui semblait venir de très loin. Il était désormais dans sa bulle de concentration, la machine policière était en marche.
Pourquoi cet homme avait-t-il été tué ? Pour les deux premiers meurtres, l’enquête n’avait pu trouver strictement aucun motif, aucun suspect valable, et aucun rapport entre les deux victimes. Hobbes soupçonnait fort qu’ils obtiendraient ici les mêmes résultats, d’autant plus qu’il habitait un appartement de la Nouvelle-Ville tandis que les deux autres occupaient des logements miteux en plein cœur du quartier des Chandelles. Autant dire qu’ils venaient de deux mondes différents.
Hobbes fit rapidement le tour du salon, puis pénétra dans la pièce adjacente qui s’avéra être la chambre et bureau de l’ex-maitre des lieux. Dans un coin de la pièce trônait un large bureau en bois clair, à l’ancienne mode, avec de nombreux tiroirs de rangement. Des monceaux de paperasses en tous genres s’amoncelaient sur la surface du meuble, mais c’était exactement ce que le policier cherchait. C’était là normalement le travail des enquêteurs, mais il savait qu’il s’écoulerait un bon moment avant que qui que ce soit ne s’occupe sérieusement de l’affaire, alors autant prendre les devants.
Au bout de dix minutes d’investigations, Hobbes n’avait pas appris grand-chose sinon que le suicidé involontaire était professeur de philosophie dans un certain lycée Pierre de Ronsard. C’était à n’y rien comprendre. Qui aurait bien pu vouloir assassiner un professeur ? D’autant que, Hobbes en était sûr à présent, rien n’avait été volé. Cette chambre n’avait même pas été fouillée, le mystérieux intrus n’était venu que dans un seul but : faire disparaitre un homme.
Peut-être avaient-ils affaire à un fou, un sociopathe qui tuait sans raison. Mais cela ne collait pas, le mode opératoire était bien trop précis, bien trop professionnel pour un tueur psychotique. Dans cette affaire, le coupable semblait attaquer froidement, sans folie aucune. Sans raisons apparentes. Sans considérations pour les catégories socio-culturelles, ou pour l’individu auquel il s’en prenait.
Hobbes se rappela brusquement que Verdier n’allait pas tarder à arriver, et qu’il ne manquerait pas de le rappeler à l’ordre sur sa fonction s’il le voyait fouiner ainsi. Accélérant la cadence, il commença à ouvrir méthodiquement les tiroirs les uns après les autres.
Quelques minutes plus tard à peine, il entendit des voix familières remonter l’escalier, accompagnées de nombreux bruits de pas. Il reconnut la voix neutre et fatiguée de Mannereau, qui était allé interroger la voisine, mais c’est surtout une autre voix bien plus pointue et autoritaire qui retint son attention.
« -… en train d’examiner l’appartement ? Très bien, très bien…voyons s’il a trouvé quelque chose…disait Verdier.
C’est à ce moment précis que Hobbes sentit sa main se refermer sur un épais carnet de cuir, camouflé dans un tiroir par des liasses de papiers administratifs. C’était la première fourniture de ce genre qu’il trouvait, et il savait par expérience que les carnets étaient souvent parmi les choses les plus personnelles et intéressantes que l’on pouvait retrouver chez les gens.
A l’intérieur, pas de journal : seules quelques pages, les premières, étaient remplies. D’autres avaient été arrachées. Hobbes plissa les yeux pour tenter de comprendre quelque chose, mais ce n’était qu’une succession de notes sans queue ni tête, avec des noms connus tels que « Pierre de Ronsard » qui ressortaient de temps en temps. Soudain, sa main droite avec laquelle il feuilletait le carnet s’immobilisa. Au centre de la page, on lisait sans aucun doute possible deux choses :
Un nom singulier, « La pyramide renversée », avec une adresse mise entre parenthèses : 12 Rue Poitiers, Helleme. Et, relié à cette adresse par une flèche, un mot griffonné : Cocaïne.
Il y avait là une piste à explorer, pas besoin d’être un grand flic pour le comprendre. Les professeurs de lycée qui notent « cocaïne » dans un carnet pour le plaisir étaient plutôt rares. Emportant avec lui le petit livret de cuir, Hobbes retourna dans le salon pour se retrouver face à son supérieur et trois de ses collègues, qui examinaient le cadavre.
Verdier leva les yeux vers lui. Il lança :
« - Mannereau m’a mis au courant de l’ensemble des faits. Pauvre homme. Il faudra vérifier que ce sont bien ses empreintes sur le couteau, bien sûr, mais l’affaire me semble réglée.
Hobbes mit quelques secondes à comprendre. Il n’en croyait pas ses oreilles.
- Vous plaisantez ? Réagit-il d’une voix sonore. Ceci n’a rien d’un suicide. Vous avez vu l’état de l’appartement ? La marque de coup sur son visage ?
- Il a dû se retrouver pris dans une bagarre il y a peu, rétorqua l’autre avec flegme. Quant aux meubles, il les a fait tomber en gigotant avant de s’écrouler. C’est logique.
Le vétéran n’en revenait pas de tant de mauvaise foi. Verdier était donc si fainéant qu’il préférait faire passer un homicide pour un suicide ? Mais il était hors de question qu’il laisse passer ça. Il n’allait pas s’écraser devant ce jeune crétin.
- Et vous trouvez logique que les causes de sa mort soient, comme par hasard, strictement les mêmes que les deux meurtres que nous avons eus précédemment ? Persifla-t-il.
Les deux agents nouveaux venus ainsi que Mannereau se regardaient entre eux, puis regardèrent leur supérieur comme en attente de sa réponse. Ils étaient d’accord avec Hobbes, cela se lisait sur leur visage. Ce dernier vit que Verdier s’en était rendu compte aussi. Rapide comme un serpent, il retourna sa veste.
- Très bien, admettons. Dans ce cas, nous devrions laisser faire les enquêteurs. Ils reprendront le dossier, et trouveront ce malade. De notre côté, contentons-nous de récolter les informations et de baliser le périmètre.
- Si je peux me permettre, enchaina Hobbes, j’ai trouvé ça.
En deux pas, il se planta devant Verdier et lui mit sous le nez la page fatidique.
- Je pense que c’est important, brigadier.
Les yeux de son interlocuteur étaient plissés, une ride de réflexion lui barrait le front comme s’il essayait de comprendre le sens caché de ce qu’on lui montrait. Finalement, il leva lentement les yeux vers Hobbes, qui le dépassait d’une bonne tête.
- Moi je ne pense pas, Hobbes. Je pense que vous avez oublié que vous n’êtes pas un enquêteur, et que vous voyez des faux indices partout.
Il eut un léger mouvement de tête pour indiquer le corps, deux mètres plus loin.
- Peut-être qu’il s’agit d’un meurtre. Peut-être qu’il est lié aux précédents. Mais puisque vous faites de l’excès de zèle dans cette affaire, je vous mets officiellement en charge de cette enquête. Dès à présent.
Hobbes le regarda droit dans les yeux.
- Très bien, brigadier. Je commence tout de suite.
Chapitre 4
Adossé à un mur, Nicolas regardait Mathieu savourer son heure de gloire quelques mètres plus loin. Autour de lui, Ethan, Elise et Sofya se tenaient silencieux et écoutaient eux aussi leur ami raconter son histoire pour la énième fois.
La veille, ils avaient fini par se retrouver tous les cinq à la Butte, comme convenu. Evidemment, la conversation avait rapidement été dirigée sur la disparition de leur professeur. Chacun d’entre eux commençait à donner son avis et ressenti sur le sujet, et ils évoquaient l’annonce faite par le proviseur lorsque Mathieu était intervenu. Il semblait à Nicolas qu’il entendait encore les paroles de son ainé. Assis en cercle, tous avaient les yeux rivés sur lui tandis qu’il leur annonçait d’une voix de conspirateur qu’il avait quelque chose de très intéressant à leur dire.
« - Vous voyez, les deux types qui étaient à côté du proviseur pendant son discours ? Un en manteau gris et l’autre avec une veste en cuir ? Eh bien, le premier je le connais. Je l’ai déjà vu, plus exactement.
Vous savez que je travaille à la Fnac, pour me faire un peu d’argent. Je suis vendeur là-bas, dans le rayon high-tech. Ils ont besoin de gens qui s’y connaissent un peu en technologie pour vendre.
« Bref, avant-hier on était mercredi et j’ai passé une bonne partie de l’après-midi à travailler là-bas. A un moment donné, je vois ce type entrer et commencer à trainer dans le rayon informatique. Sur le coup, je n’y ai pas prêté attention : j’avais des clients et il y a toujours des gens qui trainent dans le magasin. Mais cinq minutes plus tard, il a commencé à se diriger vers la sortie. Au moment de passer le portique de sécurité, l’appareil à commencer à hurler et il a piqué un sprint impressionnant jusqu’au coin de la rue, où il a disparu. Je ne sais pas pourquoi, le vigile n’était pas à son poste mais il discutait avec quelqu’un une quinzaine de mètres plus loin. Du coup, lorsque l’alarme a sonné il était trop loin pour réussir à rattraper le type. A mon avis, il a dû se faire virer pour ça.
« - Et qu’est-ce qu’il avait volé, finalement ? Avait questionné Elise. Tu as pu le savoir ? »
Mathieu avait pris un air moitié mystérieux, moitié amusé.
« - Une clé USB. J’ai pu le voir en consultant la liste des stocks, et en comparant avec les produits qui nous restaient dans le rayon où il trainait. Il a volé une clé USB modèle Integral,128 Go de stockage. C’est le genre de matériel qui va chercher dans les 80 euros, quand même. Je ne sais pas ce qu’il compte en faire, mais 128Go de stockage c’est énorme. Et ça doit être très important, vu qu’il va jusqu’à la voler pour se procurer cette clé. »
Et maintenant, c’était avec cette histoire que Mathieu était devenu le centre d’attention de tout le lycée. Car évidemment, Monsieur Verfeuille était le seul sujet de conversation que l’on pouvait entendre dans la cour ce matin. Certains étaient plus affectés que d’autres, mais tous ou presque avaient été abasourdis voire choqués par la nouvelle.
Autour de Mathieu, une foule de curieux s’était formée, qui tentait d’entendre son étrange histoire. Nicolas était à peu près sûr que d’ici la fin de la journée, plus personne n’ignorerait le vol commis par cet étrange intervenant. Les hypothèses allaient aller bon train, chacun misant sur des raisons plus ou moins obscures et extravagantes.
« Au moins, songea Nicolas, Mathieu n’est pas du genre à enjoliver l’histoire pour se faire bien voir. Il la raconte telle qu’elle s’est déroulée, le simple fait d’avoir été là lui suffit. Malgré tout, je me demande si c’est une bonne idée de crier ça sur tous les toits… »
Comme si elle lisait ses pensées, Sofya déclara tout à coup :
- Je ne pense pas qu’il devrait en parler comme ça à tout va. Il pourrait s’attirer des ennuis.
- Des ennuis ? Réagit Elise. Pourquoi des ennuis, il n’a rien fait. Par contre, je pense qu’il devrait aller prévenir la police, ou au moins aller en parler au proviseur. Après tout, il était en train de discuter avec ce type pas plus tard qu’hier.
La jeune fille blonde secoua la tête.
- La, je suis d’accord. Mais on ne sait pas qui sont ces deux hommes. Il aurait dû y aller directement, sans en parler à d’autres que nous.
- Ce n’est pas faute de le lui avoir dit, intervint Nicolas. On lui a déjà conseillé hier de faire ça, mais rien à faire…
- Tu connais Mathieu, railla Ethan. Il ne s’inquiète jamais de rien, et il n’allait pas manquer de raconter une histoire aussi intéressante.
Nicolas reporta son attention sur son ami et son groupe de spectateurs. Avec un sursaut, il reconnut Hugo ainsi que deux autres Terminales qui l’accompagnaient souvent. Le jeune homme ne semblait pas en forme du tout : d’ici, on pouvait distinguer de grands cernes violacés sous des yeux qui lui semblaient anormalement rouges. Avait-il pleuré ? Cela semblait particulièrement improbable, estima Nicolas. Toujours était-il qu’à présent, il écoutait l’histoire de Mathieu avec un léger froncement de sourcils, comme s’il avait du mal à y croire.
La journée se déroulait avec une surprenante normalité. Les cours avaient repris, et chaque professeur essayait à sa manière de tourner la page. Certains disaient quelques mots au début de leur cours, devant des élèves inhabituellement silencieux, songeant probablement que c’était là la meilleure manière de clore le sujet tout en restant respectueux de leur collègue.
D’autres, même s’ils étaient plus rares, préféraient agir comme si de rien était, démarrant tout simplement leurs cours sans même faire mention de l’évènement. Nicolas comprenait bien qu’ils espéraient ainsi « forcer » les élèves à passer à la suite, en les obligeant à se concentrer sur autre chose – les études, en l’occurrence.
« Après tout, se remémora Nicolas, notre propre avenir est en jeu cet année. Le bac dans quelques mois, les concours pour certains…ce n’est pas à négliger, quoi qu’il arrive par ailleurs.
« Certains comme Sofya n’auront aucun problème, elle est brillante et surtout comprend parfaitement ce qu’on attend d’elle. En cela, elle est comme son frère Clément. »
Clément Dovalovitch. De quatre ans l’ainé de Sofya, c’était un jeune homme de vingt-deux ans qui étudiait dans une école d’ingénieurs en banlieue de la ville. Sofya parlait très rarement de sa famille, mais Nicolas ne l’avait jamais entendu si passionnée que lorsqu’elle chantait les louanges de son frère. Il faut dire que les Dovalovitch avait une particularité : Ils vivaient seuls tous les deux, sans parents ni autre membre de la famille avec eux. Personne, pas même Elise, ne savait comment ils en étaient arrivés à cette situation, mais pour autant que Nicolas s’en souvienne ils avaient toujours été là. Avant que lui-même n’arrive, Sofya étudiait déjà dans cette école sous la seule tutelle de son frère Clément.
Si l’on en croyait sa sœur, ce dernier était quelqu’un de tout à fait exceptionnel. Il était parti dans une école d’un niveau plutôt moyen pour l’unique raison qu’il n’y avait pas mieux dans les environs, et qu’il se refusait à laisser la jeune fille habiter seule. Mais il se retrouvait année après année major de promotion, et personne ayant déjà entendu Sofya parler de lui ne doutait qu’il allait faire une ascension fulgurante dès que sa carrière aurait débuté.
Aucun problème donc pour Sofya, entre ses capacités personnelles impressionnantes et l’aide de ce frère prodige. Nicolas ne se faisait pas non plus de souci pour Elise et Ethan : l’un comme l’autre étaient des travailleurs, ayant toujours fait preuve d’un grand sérieux qui se voyait récompenser par des résultats plus que corrects.
Non, pour être honnête, sa véritable inquiétude concernait surtout Mathieu et, dans une moindre mesure, lui-même. Son ainé n’avait jamais montré aucun intérêt pour le travail et le lycée, et ne semblait pas se réveiller cette année malgré l’approche imminente du Bac. Quant à lui, le flou dans lequel il se trouvait par rapport à son orientation future lui enlevait toute motivation pour aborder cette année sérieusement. Nicolas savait pourtant qu’il était nécessaire de faire autant d’efforts que possible dès à présent pour conserver des possibilités de choisir plus tard.
La cloche sonna soudain. 15h20, l’heure de la pause de l’après-midi. Rassemblant ses affaires, Nicolas se leva et lança à Ethan :
- Ne m’attendez pas. Je vous rejoins dans cinq minutes, il faut que j’aille rendre un livre au CDI.
- Ne te perds pas, lui répondit son ami d’un air moqueur.
Le centre de documentation était situé dans un bâtiment situé un peu à l’écart du carré principal, à côté du réfectoire. A cette heure-ci de l’après-midi, cette zone de l’école était complètement vide, tous les élèves étant réunis au centre de la cour pour profiter de la pause.
Le jeune homme s’engagea dans l’allée qui menait à l’entrée. Le bâtiment rectangulaire de pierre grise se dressait à quelques dizaines de mètres de lui, désespérant de sobriété et de manque d’originalité. Nicolas était en train de songer de quelle couleur il aurait fallu le repeindre pour le rendre plus accueillant, lorsqu’il perçut un bruit de pas derrière lui.
Le rythme empressé de ces derniers, de même que la soudaineté avec lesquels ils avaient démarré le fit se retourner d’un bloc. Il eut à peine le temps de reconnaitre le nouvel arrivant que celui-ci était déjà presque arrivé à son niveau.
« - Salut. Je cherche ton pote, Mathieu. Tu pourrais lui dire de venir ici ? »
Bien que peu agressive, la voix était dépourvue de toute cordialité. Nicolas détailla le personnage qui lui faisait face. Si le visage de l’homme lui était inconnu, il était absolument certain de reconnaitre le même sweat-shirt à capuche gris que celui aperçu la veille. D’ailleurs, tout comme lors de sa rencontre avec Hugo, l’individu couvrait sa tête avec le rabat de tissu.
Pris au dépourvu, Nicolas réfléchit en un éclair. Tout en lui lui hurlait de se méfier de ce type, sentiment renforcé par la scène observée la veille. De plus, un tas de questions sans réponses fusaient dans son esprit, toutes plus intrigantes et inquiétantes les unes que les autres. « Qu’est ce qu’il lui veut, à Mathieu ? Et comment sait-il qu’on est amis ? Et surtout, surtout, pourquoi il vient me demander ça pendant que je suis ici, à l’écart ? »
En un instant, il prit la décision de jouer l’imbécile. La meilleure solution dans des cas comme celui-ci pour gagner du temps et comprendre ce qui se passait.
« - Ah, salut. Mathieu ? Pourquoi, qu’est ce que tu lui veux ? Répondit-il d’un ton léger.
L’autre plissa légèrement les yeux. Il s’était immobilisé à mins d’un mètre de Nicolas. Ce dernier nota à cette occasion qu’il était impossible de s’y tromper : ce gars-là avait pas loin de vingt-cinq ans, pas du tout un lycéen. Comment était-il entré ici ?
- Envoie-lui un message, s’il te plait. Dis-lui de venir, que c’est important.
Le ton était assez impérieux, malgré une apparente politesse. Mais le jeune homme ne s’y laissa pas tromper. Le fait que l’homme en gris était en train d’attendre derrière ce bâtiment, hors de vue des élèves était déjà assez louche en choix. Pas question de faire venir Mathieu dans cette espèce de guet-apens potentiel.
- Non, désolé. Si tu veux lui parler, tu peux toujours aller le voir. Il doit être dans la cour avec tout le monde.
- Appelle-le, je te dis ! J’ai besoin de lui parler en privé.
Nicolas appréciait de moins en moins les manières de son interlocuteur, et il était de plus en plus convaincu que ses intentions étaient peu recommandables. Il jeta un coup d’œil en biais aux fenêtres du CDI. Avec le soleil qui se reflétait sur les vitres, impossible de voir si quelqu’un observait la scène qui se déroulait en contrebas. Il lui faudrait la jouer désinvolte pour se sortir de là sans encombre.
- Désolé, répéta-t-il. En plus, je crois que je n’ai plus de batterie, conclut-il d’un ton qu’il espérait sans réplique.
Réprimant tous ses instincts de conservation, il tourna le dos à l’étrange personnage et entreprit de se remettre en marche d’un air décontracté. Peut-être que son assurance apparente allait suffire à…
- Attends attends, tu vas où là ?
Raté.
Presque aussitôt, il sentit qu’on le saisissait par le T-shirt au niveau de l’épaule, et qu’on le tirait violemment vers l’arrière. Il se retrouva nez à nez avec la face cramoisie de l’homme en gris, qui avait perdu tout son calme simulé.
- Tu vas l’appeler, je te dis ! Postillonna-t-il à la figure du lycéen. M’oblige pas à te forcer !
Nicolas tentait de se dégager, mais l’autre avait bien plus de force et le tenait fermement.
- Barre-toi, s’entendit-il répliquer. Je ne l’appellerai pas, c’est tout.
Un sifflement fendit l’air, précédent la claque. La tête de Nicolas partit brutalement sur le côté, tandis qu’il ressentit presque aussitôt une sensation de brûlure sur la joue gauche. Son agresseur se mit presque à hurler son ordre, levant une main menaçante dans une nouvelle menace.
Nicolas sentit un flot de rage et d’adrénaline se déverser en lui, autant à cause de la douleur que de l’humiliation. Avant même qu’il ait le temps de réfléchir vraiment à ce qu’il faisait, son poing droit s’était serré et il l’avait jeté en avant dans un direct aussi furieux qu’imprécis.
La force du choc fut suffisant pour faire vaciller son adversaire, qui ne s’attendait visiblement pas à une réplique. Durant un bref instant, sa poigne se relâcha. C’était l’occasion que Nicolas attendait. Presque inconsciemment, il réalisa qu’il ne faisait pas le poids face à cet agresseur, et que personne ne viendrait dans ce coin perdu du lycée. Il ne pouvait attendre aucune aide. Une seule option restait alors envisageable : la fuite. En une fraction de seconde, il écarta d’un revers la main crispée sur son T-shirt et se mit à courir à toute vitesse vers la direction opposée à sa destination. Pas question d’aller vers le CDI, la meilleure chose à faire était encore de rejoindre la cour principale où des centaines de témoins et d’aides potentielles -du moins, il l’espérait- l’attendaient.
Durant les premiers instants de sa course, il entendit une cavalcade essoufflée juste derrière lui. Remis de sa surprise, son poursuivant s’était lancé après lui en haletant de colère. Heureusement pour le jeune homme, Nicolas avait toujours été plutôt rapide, et la distance qui le séparait de l’angle de bâtiment fatidique était à peine d’une trentaine de mètres. Assez rapidement, il entendit derrière lui les bruits de course changer de direction. Apparemment, l’homme en gris avait compris qu’il ne le rattraperait pas assez vite et préférait ne pas courir le risque d’être aperçu ainsi.
Nicolas ne cessa pas pour autant de courir avant de parvenir en vue du carré de cour central, où il s’estima en sécurité. Un coup d’œil derrière lui confirma que l’autre s’éloignait rapidement vers la sortie, sans un regard en arrière.
D’un pas pressé, Nicolas s’engagea entre les groupes de lycéens. Plongés dans leurs discussions, aucun ne prêtait attention à lui. Il se força à se calmer, régulant sa respiration et tentant de ralentir les battements de son cœur. Il repéra un surveillant un peu plus loin et songea un instant à aller le voir, mais y renonça aussitôt. Ce n’était pas la personne à aller voir pour l’instant. Et de toute façon, l’homme en gris devait probablement déjà avoir atteint la sortie du lycée. Au bout d’un moment à avancer en scrutant les environs, il finit par repérer ce qu’il cherchait. Aussitôt, une vague de soulagement le prit, telle qu’il en oublia presque la sensation cuisante encore vivace du coup qu’il avait pris. Il accéléra l’allure en direction de ses amis.
Ce fut Elise qui le vit en premier. Souriant tout d’abord comme pour lui souhaiter la bienvenue, elle fronça les sourcils lorsqu’il s’approcha puis s’exclama d’un ton interloqué :
« - Mais qu’est ce que tu as sous l’œil ?
D’un bloc, Mathieu, Ethan et Sofya se retournèrent vers lui, le dévisageant pour voir de quoi parlait leur amie. A voir leur mine étonnée, Nicolas en déduisit qu’il devait déjà avoir un beau bleu qui s’étalait sur sa pommette gauche.
Seul Mathieu, fidèle à lui-même en ainé que rien ne choque, émit un petit rire mi- inquiet mi- amusé :
- Mais tu t’es battu ? Avec qui ?
Prenant tout à coup une expression plus sérieuse, il reprit :
- Ne me dit pas que c’est avec Farid…ça part trop loin, cette histoire…
- Ce n’était pas Farid.
Nicolas l’avait coupé d’un ton un peu plus sec qu’il ne l’avait voulu. La confrontation était encore vivace dans son esprit et il s’efforça de reprendre d’une voix plus posée, en regardant son ami dans les yeux.
- Si tu veux tout savoir, ça te concerne.
Devant le regard d’incompréhension de Mathieu, Nicolas commença à raconter ce qu’il venait de lui arriver, prenant volontairement un ton bien plus détaché que ce qu’il ressentait véritablement. Il ne servait à rien d’aggraver la situation en prenant des airs affolés, d’autant plus qu’il voulait faire bonne figure devant Elise qui l’écoutait avec attention.
A la fin de son récit, tout sourire avait disparu du visage de Mathieu et il arborait à présent une grimace aussi inquiète qu’incrédule. Nicolas en aurait ricané si lui-même ne s’était pas senti si concerné.
- Mais qu’est ce qu’il me veut, celui-là ? Je ne le connais même pas, je lui ai jamais parlé !
- Tu es sûr que tu ne lui as rien acheté ? Comme Hugo ? Suggéra Ethan sans y croire vraiment.
- Pas du tout !
S’ensuivit un court silence durant lequel tous les cinq s’entre-regardaient. Sofya brisa cet instant d’interrogations muettes en proposant d’une voix neutre :
- Vous ne pensez pas que ça pourrait avoir un rapport avec ce que tu racontes depuis ce matin, Mathieu ? A propos de la clé USB et des deux types louches ?
« Touché », songea Nicolas dont les battements de cœur ne ralentissaient pas. A voir les visages autour de lui, il comprit que tous pensaient la même chose. Si Mathieu n’avait jamais eu aucun contact avec l’homme en gris, quel élément nouveau aurait pu pousser ce dernier à chercher le jeune homme par l’intermédiaire de Nicolas ? C’était la seule explication plausible.
Sofya entama son raisonnement, imperturbable, bien que son audience soit déjà convaincue de la véracité de son hypothèse.
- Le type en gris a agressé Nicolas parce qu’il voulait voir Mathieu, pour une raison qu’on ne connait pas. Pourtant, Mathieu est tous les jours au lycée, et j’ai l’impression d’après ce qu’on a vu mercredi que l’autre est souvent là aussi, à roder à l’exterieur. Il ne s’est jamais approché de lui, ne lui a jamais parlé, et soudain insiste pour lui « parler » en privé ? Pour moi, c’est forcément en rapport avec ça. D’une manière ou d’une autre, il doit être lié à cet homme qui a volé la clé USB, et à son « ami » en veste de cuir.
- Mais comment a-t-il su que Mathieu racontait ça ? Objecta Ethan.
- Ce n’est pas difficile, intervint Nicolas. La moitié de l’école est déjà au courant. Il suffit qu’une personne ait entendu cette histoire et soit allée la raconter à ce gars.
- Quelqu’un qui est capable de te désigner comme ami de Mathieu, ajouta Elise.
- Mais c’est tombé sur moi par hasard, parce que je me suis éloigné. Il n’a même pas prononcé mon prénom. A mon avis, chacun d’entre nous a été désigné par cette personne, juste comme un moyen d’atteindre Mathieu.
- Mais qui ce serait, cet enfoiré ? Tempêta ce dernier. Hugo ?
- Peut-être. Fit Sofya. On ne pourra jamais le savoir, de toute façon. La question maintenant c’est de savoir ce qu’on doit faire.
- Ça ne sert à rien de prévenir l’école, remarqua Ethan d’une voix atone. Ce n’est pas comme une simple embrouille entre deux élèves, là Mathieu peut se faire agresser à l’extérieur à tout moment. Ils ne pourront rien y faire.
Nicolas observait son ami. Il lisait sur son visage autant d’inquiétude que de frustration face à ces évènements qui le positionnaient en victime à protéger. Lui qui avait toujours soigné son image de jeune pré-adulte mature et indépendant, il se retrouvait soudain bien démuni face à cette menace inattendue. Nicolas espérait juste qu’il n’allait pas commettre d’imprudence pour faire le bravache.
- La police, alors ? Suggéra Elise. D’après ce que nous raconte Nicolas, ce type à l’air d’être un grand malade. C’est dangereux de le laisser trainer en liberté à proximité.
- Le problème, c’est que si le sujet est bien la clé USB des deux de la Fnac, alors l’homme en gris n’est qu’un intermédiaire. L’arrêter ne résoudra pas le problème…
- …et les deux autres, on ne peut rien prouver contre eux, termina Mathieu. A part qu’ils ont volé une clé USB et qu’ils étaient là pour une raison inconnue le matin de la mort de Monsieur Verfeuille. Mais rien ne les relie à l’agression.
Un nouveau silence suivit. Lentement, Nicolas en était arrivé à une conclusion qui l’effrayait au plus haut point. Il s’efforça de réfléchir mieux, recherchant désespérément une autre solution, mais son esprit restait vide. Néanmoins, il attendait encore, espérant que quelqu’un ait mieux à proposer ou même formule sa conclusion à sa place.
Mais personne ne décrochait un mot. Le jeune homme se décida alors, d’une voix hésitante :
- Je pense que le mieux… ce serait encore de rencontrer ces deux hommes. De voir ce qu’ils veulent, pour régler l’affaire une fois pour toutes. Mieux vaut prendre les devants plutôt que de risquer qu’ils nous tombent dessus n’importe quand.
Ethan et Elise le regardaient d’un air incrédule, mais Sofya hocha la tête.
- Je suis d’accord. Demain on est samedi, ils vont surement revenir chercher Mathieu à la Fnac où il travaille. Ce sera l’occasion, on négocie avec eux et Mathieu sera hors de danger. Et nous aussi par la même occasion.
- Et de toute façon, on sera dans un lieu public très fréquenté. Il y a peu de risques qu’ils tentent d’être violents, surtout qu’on sera cinq. Conclut Nicolas.
Autour de lui, tout le monde murmurait son assentiment, même les sceptiques Ethan et Elise qui s’étaient laissé convaincre. Il vit Mathieu lui adresser un regard reconnaissant, comme touché par le risque que ses amis allaient prendre pour lui. En son for intérieur, Nicolas tentait de se persuader que la situation serait réglée dès demain, et que tous pourraient ensuite rentrer chez eux sans encombre.
Il lui était alors impossible de comprendre l’ampleur de son erreur.
Chapitre 5
Assis à son bureau, Benjamin Bréchard plissait les yeux pour distinguer les chiffres de taille minuscule sur le document qu’on lui avait remis. Il était à peu près sûr que sa vue avait baissé, au cours des derniers mois. Il lui faudrait bientôt prendre rendez-vous chez un ophtalmologue, et qui sait, porter des lunettes. Il se promit d’y penser quand il aurait le temps.
Avec un soupir, il se rejeta en arrière dans son siège. Levant les yeux vers l’horloge murale visible depuis tous les compartiments de l’open space, il éprouva une vague subite de découragement en constatant qu’il était à peine 15h. Il lui restait encore plusieurs longues heures avant de pouvoir quitter momentanément ce lieu qui empestait l’ennui et la déprime. Momentanément, car Benjamin ne doutait pas un seul instant que le patron allait leur demander de revenir le lendemain, comme tous les samedis du mois.
« Imposer » aurait d’ailleurs été le mot plus exact, car leur supérieur n’était pas exactement un grand fan du management participatif. Depuis des années qu’il travaillait ici, les choses n’avaient que très peu changé, sauf en ce qui concernait le rythme de travail. La compagnie ne traversait pas spécialement de période difficile, pourtant leur manager, Eric Allart, ne leur menait pas la vie facile. De grande taille, extrêmement sec, des cheveux bruns très foncés, des traits sévères qui mettaient mal à l’aise chacun de ses employés, l’homme en question dirigeait son équipe d’une main de fer et sans aucune concession.
Benjamin Bréchard était expert-comptable chez MANSON and Co. Une des plus grosses compagnies d’opérateur téléphonique du marché, et ce dans le pays tout entier. Dans les environs, Benjamin savait qu’elle captait presque l’intégralité de la clientèle, notamment grâce à la municipalité qui avait passé un contrat avec elle pour qu’elle gère l’ensemble du réseau téléphonique et Internet des installations publiques la ville. Cela faisait plus de dix ans qu’il comptait parmi les salariés de cette entreprise, et autant d’années que son énergie et son ambition s’amenuisaient au fur et à mesure qu’il égrenait des chiffres sur des fichiers Excel.
Le pôle établi dans le centre-ville n’employait pas plus d’une quinzaine de personnes au total, mais cela lui conférait une taille raisonnable pour une entreprise de service. Pourtant, durant ses longues journées passées devant son ordinateur, Benjamin se sentait terriblement seul. Aucune discussion, aucun évènement ne venait animer le large espace de travail. Chacun restait à son poste, mis à part pour échanger des dossiers et des informations, et seuls les rappels à l’ordre de leur manager venaient ponctuer cette monotonie.
Le midi, la plupart des employés mangeaient en silence le repas qu’ils avaient emmené dans leur tupperware. Benjamin se prenait parfois à se demander ce à quoi ils songeaient ainsi, quelles pensées pouvaient bien éclairer leur intérieur et leur donner assez d’énergie pour reprendre leur tâche. Lesquels avaient une famille ? Lesquels étaient partis en vacances récemment, lesquels pensaient à leur nouveau petit appartement dans la Nouvelle-Ville ? Il n’en savait rien, pour la plupart. Et lui-même, chaque midi et à chaque instant de pause, cherchait dans son esprit pour voir s’il pouvait se trouver une telle motivation. Voir si un quelconque objectif pouvait venir rompre la lassitude qui s’était emparée de lui peu à peu.
C’est donc cette morne routine que Benjamin Bréchard devait supporter jour après jour, sans parvenir à s’y accoutumer. Autour de lui, le cliquetis des claviers qui s’activaient émettaient un son continu, comme une incitation perpétuelle à se remettre au travail.
Soudain, la porte située au fond de la salle s’ouvrit à la volée, faisant presque sursauter le comptable. Un homme grand et sec apparut vivement dans l’embrasure de la porte et lança d’une voix sonore :
« - Benjamin ! Il est où, Benjamin ?
Cette fois-ci, l’intéressé sursauta pour de bon, tandis qu’un nœud familier se forma au creux de son estomac. Il se leva timidement, dressant la main comme un enfant qui demanderait la permission de parler, et répondit :
- Je…je suis ici.
Les yeux sombres d’Eric Allart vinrent se poser sur lui sans aucune aménité.
- Dans mon bureau, s’il te plait. »
Sans attendre la réponse, il disparut aussitôt vers les profondeurs de son office, un des seuls bureaux privés du bâtiment.
Ça ne lui plaisait pas du tout, pour être honnête. Quand Benjamin se leva et se dirigea vers la porte fatidique, il surprit quelques regards compatissants qui lui étaient furtivement adressés. Bien loin de le rassurer, il se mit à réajuster fébrilement sa cravate comme dans l’espoir que son style vestimentaire impeccable parviendrait à adoucir son interlocuteur. Il parvint à la porte de bois qui était restée ouverte, hésita un peu et toqua trois fois. Faiblement.
« - Monsieur Allart ?
- Entre et assieds-toi, je t’en prie. Ah, et ferme la porte, merci. »
Une fois de plus, Benjamin remarqua que son supérieur persistait à le tutoyer, s’adressant à lui par son prénom. Lui-même avait pris l’habitude de le vouvoyer dès son arrivée dans l’entreprise. Après tout, il parlait à son supérieur. Et tout le monde faisait ainsi. Et Benjamin Bréchard n’était pas homme à changer les règles.
Eric Allart attendit qu’il soit installé pour attaquer.
« - Autant te le dire tout de suite, Benjamin, ça ne va pas du tout. J’étais en train d’examiner la balance que tu nous as établis le mois dernier. Le 12 septembre, tu as supprimé une créance client alors qu’elle était loin d’être réglée.
Il lui fourra un document sous le nez.
- Tu te rends compte de ce que ça signifie ? On ne peut pas se permettre une seule erreur, Benjamin. La moindre faute et c’est l’équilibre de l’entreprise toute entière que tu mets en danger. Et là, c’est déjà la deuxième que tu fais en moins de six mois. Tu imagines, si tout le monde travaillait comme toi ?
Benjamin était incapable de répondre, noyé sous le flot des interrogations accusatrices qui pleuvaient sur lui. Il était presque sûr de ne pas avoir fait de faute. C’était impossible. Et l’autre erreur dont il parlait, là…ce n‘était pas lui, on lui avait transmise les mauvaises informations. Il avait vu son erreur trop tard.
- Bordel, mais tu comprends ce que je te dis ? T’es un expert-comptable, oui ou non ? Pourquoi tu fais des fautes aussi simples que ça ? On ne te demande rien de compliqué, pourtant ! »
Eric Allart haussait la voix à présent. Benjamin ouvrit la bouche, la referma. Sous ses yeux, les chiffres dansaient sur le papier, refusant qu’il les lise, qu’il trouve une explication décente. Il se força à émettre un son, tentant de rassembler ses pensées égarées par la panique.
« - Ce -ce n’est pas moi qui…
- Comment ça, ce n’est pas toi ? Aboya le manager. C’est bien toi qui es payé pour faire les comptes, non ? Par contre, ce n’est pas toi qui présentes les résultats au patron, ah ça non. Tu imagines un peu de quoi j’ai l’air moi ?
Il reprit son souffle. Puis déclara d’un ton soudain plus calme, faussement conciliant.
- Il est très en colère, Benjamin. Tu as de la chance que je sois juste là pour passer le message. Mais tu imagines un peu dans quelle situation tu me mets ? »
En colère. Le patron était très en colère. On ne le voyait que très rarement, il passait la plus grande partie de ses journées à travailler enfermé dans son bureau. Il ne communiquait quasiment qu’avec Allart, lui transmettant régulièrement ses directives et ses ordres.
L’attention de Benjamin Bréchard se reporta sur l’homme au regard noir qui le fixait de l’autre côté du bureau. Il attendait une réponse, cette fois, c’était certain. Le comptable aurait aimé lui répondre tellement de choses…que ce n’était pas sa faute, qu’il avait fait son travail, qu’il n’avait pas à lui parler ainsi sous prétexte d’être son supérieur hiérarchique…
Mais il ne pouvait pas. Il se sentait piégé, bloqué. Comme s’il ne pouvait pas se permettre de protester. Comme si une seule réponse à la question était possible, la réponse raisonnable. Celle qui lui assurait de garder son travail et d’éviter tout conflit.
« - Désolé.
Il l’avait seulement murmuré, pourtant Allart se renversa en arrière dans son siège, l’air à demi satisfait. Il marqua un instant de silence pour le gratifier d’un regard condescendant, puis s’enquit aussitôt :
- Par conséquent, tu comprendras que je doive te demander de revenir ici demain. Histoire de rattraper le retard que tes bourdes nous ont fait prendre. Tu ne seras pas tout seul de toute façon, d’autres ont aussi du travail à finir. »
Benjamin ne put qu’hocher la tête. Même s’il savait que cela était parfaitement injustifié. Il l’avait vu venir, mais n’avait rien pu faire. Une fois de plus, il avait perdu.
En sortant du bureau, il eut l’impression d’émerger hors des enfers. Refermant la porte, il tenta de se raisonner. La décision qu’il avait prise était forcément la meilleure. Tout le monde aurait fait pareil, il essayait de s’en persuader pour étouffer le sentiment de honte intense qui menaçait de le submerger.
Mais il savait que c’était faux. Il avait été lâche, comme toujours. Comme toujours, malgré la certitude d’avoir raison, il s’était senti agressé au point d’en perdre tous ses moyens. Les sentiments de crainte et d’humiliation qui faisaient maintenant presque partie de son quotidien l’avaient assailli et commençaient à peine à refluer.
« Je ne peux pas me permettre de perdre ce travail, se répétait-il tandis qu’il marchait lentement vers sa place. Je n’ai nulle part où aller. Qu’est ce que je ferais, hein ? ».
« Je ne peux pas partir. Je ne sais même pas si je retrouverai du travail ailleurs. Je suis bloqué ici, avec lui et l’autre monstre qui nous exploite depuis derrière sa porte. »
Il se laissa tomber sur son siège, fixant d’un œil vide l’écran qui lui faisait face, comme chaque jour depuis les dix dernières années.
« Ce n’est pas de ma faute. Si j’avais un meilleur diplôme…oui, si j’avais un meilleur diplôme, je pourrais me permettre de partir. A partir d’un certain niveau de qualifications, les gens doivent pouvoir se permettre de rester fidèles à leurs valeurs sans craindre de représailles. »
Il s’accrochait à cette pensée comme à une bouée, tentant par phénomène d’auto persuasion de valider cette idée. Il n’était pas responsable, seul sa condition et son rang insuffisamment élevé le contraignaient à plier.
Sur le mur de droite, le nom de l’entreprise était écrit en grandes lettres de plastique dorées. En dessous, Benjamin Bréchard relut pour la millième fois le slogan de Manson and Co.
« Nous répondrons toujours à votre appel »
- Mais moi, songea-t-il amèrement, je ne peux appeler personne.
Chapitre 6
Le vendredi soir, il ne faisait pas bon de se promener seul dans les quartiers d’Helleme. Ni aucun autre soir, d’ailleurs. Passée la tombée de la nuit, les rares patrouilles de police qui circulaient encore ne couvraient plus grand-chose de leurs phares jaunes, à part quelques mètres de la chaussée. Que l’on soit homme ou femme, mieux valait avoir une bonne raison de s’y risquer en solitaire.
Les lampadaires postés à intervalles réguliers étaient censés éclairer un minimum les façades des immeubles, mais nombre d’entre eux étaient aujourd’hui défectueux voir cassés. Sans parler du réseau de ruelles étroites qui serpentait entre les bâtiments, raccourcis sinueux et peu rassurants qui restaient constamment dans l’obscurité la plus totale.
C’est dans une de ces ruelles qu’Elliott avançait, d’un pas mesuré, ni trop rapide ni trop lent. Il savait qu’il était attendu, mais il savait aussi que son rendez-vous détestait les lèches-bottes qui arrivaient avec trop d’avance. Et il ne commettrait pas l’erreur de novice de le mettre en colère.
Lorsqu’il sortit de la ruelle, un vent froid l’assaillit tandis qu’il quittait la sombre couverture des murs de pierre qui l’abritaient jusque-là. Il s’arrêta un instant, sa silhouette vaguement éclairée par la lumière sale qui provenait du réverbère le plus proche. Se retournant pour vérifier qu’il était bien seul dans les environs, il rabattit négligemment le col de son long manteau auprès de son cou. Obliquant vers la gauche, il reprit son chemin en enfonçant ses mains dans ses larges poches. A l’intérieur, il sentit la surface froide et rectangulaire de la clé USB. Très bien. La réussite de sa petite expédition tenait toute entière dans ce morceau de métal. La clé de son succès, en quelque sorte, s’amusa-t-il.
Il consulta sa montre. Il était bientôt 21 heures. Dans le silence qui l’environnait, il pouvait seulement percevoir quelques bruits lointains, coupés par les rangées de HLM. Des éclats de voix. Des bruits de moteur. Et une sirène de voiture. Pas la police, seulement une alarme.
Cette pensée le fit sourire. N’importe qui d’autre serait inquiet, à sa place, n’importe qui d’étranger au quartier en tout cas. Le silence menaçant, l’état de quasi-délabrement de certains endroits, les bruits inquiétants du lointain, et surtout l’obscurité omniprésente… tout ici contribuait à créer une ambiance menaçante, propre à en angoisser plus d’un.
Elliott en avait conscience, et il en retirait actuellement un sentiment extrême de supériorité et de puissance. Lui, Elliott, pouvait se permettre de déambuler ainsi en pleine nuit sans craindre de se faire assaillir à tout moment. Ici, tout le monde le connaissait, et ceux qui ne le connaissaient pas apprenaient vite. Face à lui, même les gangs de jeunes pourtant les plus prompts à l’agressivité s’écartaient pour le laisser passer en silence. Son plus grand plaisir, lorsqu’il croisait un inconnu dans la rue, était de le dévisager jusqu’à ce qu’il détourne le regard. Certains étaient juste gênés, d’autre effrayés. Eliott eut un ricanement satisfait. Avec le temps, il avait appris que ce n’était pas dans leur quotidien que les hommes se révélaient, non. Et lui pouvait se permettre de tester ces gens, d’avoir un avant-goût et de se faire une idée de qui ils pouvaient être vraiment.
Après tout, peut-être aurait-il l’occasion de les recroiser un jour.
Au bout de la rue, à moins de deux cents mètres de là, il pouvait à présent distinguer sa destination de ce soir. L’établissement était situé à une intersection en forme de T, au point de jonction des deux routes. Il était facilement visible, autant par sa position que par les grandes lettres rouges en néon qui émettaient la plus forte lumière des alentours. D’ici, Eliott ne pouvait pas encore les lire distinctement, mais il les connaissait par cœur : Un large triangle, pointe vers le bas, accompagné des mots suivants :
« La Pyramide Renversée - Restaurant ».
Le bâtiment faisait près d’une vingtaine de mètres de long pour trois étages, le rez-de-chaussée étant seul à être largement éclairé depuis l’intérieur. Cela le plaçait au même niveau que ses voisins bien plus discrets, bâtisses résidentielles de pierre grises. L’affligeante banalité de ces dernières faisait d’autant plus ressortir la devanture fantasque, électrique du restaurant.
A présent qu’il s’approchait, le cerveau d’Elliott s’activait, non sans une certaine appréhension. Il devait savoir à l’avance comment il allait présenter les choses, pour ne pas être pris au dépourvu et paraitre le plus concis et professionnel possible.
En effet, il avait des informations essentielles à rendre, des bonnes nouvelles ainsi qu’une moins bonne. Il avait suivi les ordres avec succès, mais un élément imprévu avait surgi dont il allait devoir rendre les comptes. A cette pensée, il sentit à nouveau son sang bouillir, ressentant la rage qui l’avait déjà assailli quelques heures plus tôt. Cette affaire venait tout compliquer, mais il refusait qu’elle entache son heure de gloire. Une mission capitale lui avait été confiée, et il comptait la mener à bien jusqu’au bout. Personne ne ficherait en l’air ce qu’il avait construit année après année, à force de talent et de détermination.
Il s’arrêta devant la façade du restaurant, dont les vitres sans tain ne laissaient voir que son propre reflet. Juste au-dessus de lui, les néons nimbaient le trottoir ainsi que son visage d’un halo flamboyant. Cela lui plut. Il accorda un sourire à son double sur la surface de verre, et entra.
Aussitôt, une douce chaleur vint l’accueillir, ainsi qu’une odeur de nourriture qui lui mit l’eau à la bouche. De la viande, des frites aussi, et d’autres odeurs qu’il ne reconnaissait pas mais qui lui rappelèrent immédiatement qu’il n’avait pas encore diné ce soir. Autour de lui, la large salle de restauration contenait une dizaine de tables de rotin synthétique, recouvertes de nappes bleu marine. L’ensemble du restaurant était presque vide, à l’exception de deux couples et d’un homme en manteau noir assis dans un coin. Elliott était habitué à ce spectacle, la position peu avantageuse du restaurant dans la ville ne lui permettant pas d’attirer beaucoup de clientèle.
Son attention se détacha immédiatement de son environnement lorsqu’un homme en tenue de serveur se dirigea vers lui. Près d’un mètre quatre-vingt-dix, des épaules larges et des muscles qu’on devinait saillants sous la chemise blanche et le gilet noir en vigueur ici : le nouveau venu ressemblait plus à un garde du corps qu’à un serveur. Il s’adressa à Elliott d’une voix ténue mais parfaitement neutre, comme s’il ne l’avait pas reconnu :
« - Bonsoir Monsieur. Vous désirez ?
- Bonsoir. J’ai réservé une table pour renverser la pyramide, s’il vous plait. »
L’autre hocha la tête et lui fit signe de le suivre. Personne dans la salle n’avait semblé porter attention aux mots pourtant vides de sens d’Eliott. Soit qu’ils n’avaient pas entendu, soit qu’ils étaient trop occupés.
Le serveur se dirigea vers les cuisines, et Eliott lui emboita le pas. Ils traversèrent la salle à la décoration vétuste, et pénétrèrent dans la salle des fourneaux. Là, cinq personnes s’affairaient à préparer divers plats, sauces, à découper légumes et morceaux de viande. Sans un mot, ils circulaient en portant ustensiles et ingrédients, ne jetant qu’un coup d’œil aux deux arrivants. Lesquels ne s’arrêtèrent pas. Tandis qu’ils traversaient la pièce comme la précédente, l’un des cuisiniers releva la tête et lança à Elliott :
- Bonsoir, Elliott. Il vous attend, il vient juste de finir sa mise au point avec Mike. Pour vous, ce sera comme d’habitude ?
- Comme d’habitude, oui. Pizza aux anchois, double dose. Mais attends que je te fasse signe avant de l’amener, je ne veux pas être dérangé pendant que je lui fais mon rapport.
Arrivant près d’un four mural situé au fond, les deux hommes obliquèrent dans un petit renfoncement à moitié caché, qu’on pouvait voir seulement en arrivant juste devant. Là, une porte blanche, toute simple, s’ouvrait sur un escalier dont les marches étaient en chêne véritable. Sans doute l’élément de mobilier le plus luxueux jusque-là.
Elliott suivit son guide jusqu’en haut des marches, tandis que montait à ses oreilles le bruit de plusieurs discussions plus ou moins animées. L’escalier grimpait sur quelques mètres, pour déboucher sur une autre salle de restaurant qui offrait un spectacle bien plus impressionnant que la précédente.
De taille légèrement supérieure puisqu’elle occupait tout le premier étage, elle présentait un aspect de luxe sans commune mesure avec sa sœur du rez-de chaussée. Luxe qui paraissait aussi impressionnant qu’incongru, tant il était étrange de retrouver un tel décor dans un quartier comme Helleme.
L’ensemble du sol était recouvert d’une moquette rouge vif, tous comme les nappes qui semblaient être constituées d’un tissu bien plus fin que les bleu marine précédemment aperçues. On retrouvait là une douzaine de tables rondes, de tailles diverses mais toutes selon le même modèle, en chêne véritable. La plupart étaient occupées, ici, mais presque exclusivement par des hommes. Par petits groupes en à deux, ils, conversaient tous avec un air extrêmement concentré. Pour finir, Elliott jeta un œil sur les rideaux, rouges aussi et fermés comme à leur habitude. Il savait que s’il les ouvrait, il ne trouverait derrière eux que des vitres parfaitement opaques, n’offrant aucune possibilité de voir à l’extérieur, mais rendant impossible toute visibilité depuis l’extérieur. L’illusion était parfaite, en arrivant face au restaurant n’importe qui ne croirait voir que des fenêtres sombres donnant sur un premier étage intégralement éteint.
Sans un mot, le serveur s’était arrêté au milieu de la pièce, et tendit le bras pour montrer à Elliott l’homme qui l’attendait, assis seul à une table isolée.
La gorge nouée, il s’avança, arrivant de l’autre côté de la table. Posant une main sur le dossier d’une chaise, il s’enquit avec toute l’assurance dont il était capable :
- Bonsoir, Chef. Je peux ?
San décrocher un mot, l’autre lui fit signe de s’assoir. Il le dévisageait avec un sourire tranquille, mais Elliott avait appris à ne pas s’y fier. Certains sourires ne traduisent aucun bonheur ou amicalité.
Face à lui se tenait un individu extrêmement sec, presque maigre, qui portait un banal costume noir. Si le costume en lui-même n’avait rien de particulier, il tranchait là encore sur ce que l’on pouvait habituellement observer dans les environs. Sous la veste noire qui avait été ouverte, on distinguait une chemise unie de couleur bordeaux, à la coupe élégante. Dans l’ensemble, le personnage dégageait une classe certaine ainsi qu’une grande aisance, mais c’est son visage qui retenait toute l’attention.
Pourtant sans aucun signe particulier, en d’autre temps peut-être aurait-on pu passer à côté sans y prêter plus d’attention qu’à un promeneur anodin : des traits anguleux, un long nez posé sur un visage ovale et des yeux marrons. Rien de bien spécifique ne venait différencier ce tableau, similaire à bien d’autres que l’on croisait au quotidien.
Mais un visage, tout comme une voix, n’est rien à l’état brut. Tout l’impression qu’il laisse dépend de la manière dont son propriétaire souhaite le modeler. Et l’expression qu’arborait en permanence son chef n’avait jamais cessé de déranger Elliott, qui la trouvait presque malsaine. Une face qui souriait mais sans la moindre joie. Et des yeux qui restaient grands ouverts, comme pour capter tous les détails de ce qui se trouvait face à lui. Des yeux de fous. Qui avaient l’air de toujours tout savoir et tout comprendre avec une longueur d’avance.
Au bout de quelques instants à le dévisager, le Chef prit la parole d’une voix grave et posée :
« - Alors, Elliott. Raconte-moi ta semaine. Ton rendez-vous de mercredi s’est-il bien passé ?
L’intéressé sortit de sa poche la clé USB d’un geste triomphal et la posa sur la table, bien en vue. Le regard qui le fixait jusque là fit la navette entre le petit objet et son visage, et le sourire s’accentua légèrement.
- Bien sûr. Comme vous me l’aviez demandé, j’ai pris soin de mettre l’ensemble des documents sur clé. Je me suis occupé cette après-midi d’y installer aussi les documents cryptés que vous m’avez transféré.
- Tu l’as prise où ? L’interrompit son supérieur. Tu sais que tu ne dois laisser aucune trace.
- Aucun souci, je n’ai eu qu’à la prendre dans un magasin. Pas de carte utilisée, et pas d’argent dépensé. Un jeu d’enfant.
Le Chef fronça légèrement les sourcils, mais ne fit aucun commentaire. Elliott le prit comme un signe d’assentiment ; de toute façon, il ne s’attendait pas à des compliments.
- Notre partenaire était toujours d’accord pour poursuivre les opérations, poursuivit-il, et j’ai négocié avec eux un nouveau versement de fonds pour la semaine prochaine.
- Combien ?
- 250 000. Ils ne peuvent pas sortir plus pour l’instant ou ce serait trop suspect.
Le Chef ferma les yeux un instant, puis les rouvrit.
- C’est déjà ça. Mike vient de me rendre compte d’où en était son travail. Ça marche bien, les quartiers Sud sont déjà conquis. Cela fait deux semaines qu’il s’attaque maintenant aux Faubourgs et aux quartiers Nord. Avec ces nouvelles ressources, le marché devrait se répandre beaucoup plus rapidement.
- Et…pour le stockage ? Les entrepôts de SAVITECH sont-ils toujours à l’abandon, il n’y a aucun risque ? »
Elliott comprit aussitôt qu’il avait fait une erreur. Le sourire froid disparut instantanément, tandis qu’une lueur furieuse s’allumait au fond des yeux sombres.
« - Bien sûr qu’ils sont à l’abandon, cracha l’homme costumé. Ces incapables sont incapables de remonter la pente, jamais ils ne récupèreront ces entrepôts !
Il s’arrêta brusquement, comme se retenant d’en dire plus, puis reprit d’une voix plus calme :
- La sidérurgie, c’est terminé pour de bon. Ce qui a fait vivre cette ville pendant des dizaines d’années est mort, écrasée par le « progrès » des machines et des bureaucrates inutiles. Les entrepôts de SAVITECH sont un cadeau du ciel pour nous, que j’entends bien exploiter.
Changeant de sujet en un instant, le Chef poursuivit son interrogatoire :
- Mais dis-moi plutôt. Puisque l’on parle de Mike, comment s’est passé l’autre partie de ta mission ? Il m’en a reparlé à l’instant, en m’expliquant les désagréments auxquels cette situation l’exposait. Et tout comme lui je suis impatient de savoir si ce problème est réglé.
- C’est fait. Le bonhomme n’a posé aucun problème, très peu de résistance, et j’ai été aidé par le jeune Tobioff. Il fait bien son travail.
- Ah oui, celui qui traine toujours avec une veste en cuir, acquiesça l’autre. Bien, très bien. Vous avez suivi mes consignes sur la manière de procéder ?
- Bien sûr. Mais, comment vous dire…Tobioff n’était pas très à l’aise sur cette partie là du plan. Et j’avoue que moi-même, je ne comprends pas très bien…
- Je sais, Elliott. Tu n’es pas le seul à te poser des questions. Mike m’a raconté que plusieurs de ses hommes étaient inquiets, car après tout ce sont eux qui sont le plus exposés à rester en permanence dans les rues. »
Une fois de plus, le sourire avait disparu, mais le Chef ne semblait pas en colère. Il regardait Elliott dans les yeux, l’air bien plus sérieux que depuis le début de la conversation. Sa voix s’était faite froide et déterminée, et c’est d’un ton menaçant qu’il reprit :
« - Nous avons apparemment un ennemi. Inconnu, certes, et dont on ne connait pas les motivations, mais dis-toi bien ceci : il s’agit visiblement d’un homme seul, un imbécile qui a réussi à tuer quelques uns de nos hommes depuis quelques mois, et qui s’imagine peut-être qu’il pourra continuer en toute impunité à nous attaquer. Il se trompe, et il paiera cette erreur de sa vie. Personne, quel qu’il soit, n’est de taille face à notre organisation. Plus aujourd’hui. La machine est lancée, elle avance en ligne droite, écrasant sur son passage hommes et obstacles. Crois-moi, Elliott. Nous touchons au but.
Elliott hocha la tête en signe de compréhension. Il ne comptait pas laisser son supérieur croire qu’il était apeuré comme un enfant. Lui, il était un professionnel, concentré sur sa mission, et il désirait plus que tout le montrer. Poursuivant son rapport, il enchaina donc :
- Ensuite, nous sommes donc allés tous les deux au lycée, pour les mettre au courant avant qu’ils soient prévenus par une autre source. Nous avons sorti les faux badges, et avons dit au proviseur ce que l’on attendait de son annonce, et il l’a fait…Mais, là encore…se faire passer pour la police est une chose, mais que se passera-t-il lorsque les vrais flics vont débarquer ? »
Le Chef, qui arborait de nouveau son sourire satisfait, balaya l’objection d’un revers de main. Apparemment, il ne semblait pas disposé à donner d’explications, mais cette éventualité ne l’inquiétait pas plus que ça. Elliott n’insista pas.
En son for intérieur, il se dit que c’était le moment. Le sujet était lancé, et, après tout, il avait mené à bien sa mission, non ? Alors autant lâcher les mauvaises nouvelles tout de suite. Peut-être son travail net et sans bavures par ailleurs allait-il adoucir la colère du Chef.
« - A ce propos, je dois vous parler de quelque chose…Apparemment, un des élèves de ce lycée était là le jour où j’ai pris le clé USB à une Fnac proche, surement pour un job étudiant.
Le Chef fronça les sourcils.
- Et alors, où est le problème ? Un lycéen n’en aura rien à faire de voir quelqu’un voler une pauvre clé USB dans un magasin. Que veux-tu qu’il se passe ?
- En fait, il s’est déjà passé quelque chose de problématique. Apparemment, ce gamin m’aurait reconnu pendant que j’étais à côté du proviseur du lycée durant son annonce. Et ce matin, il a commencé à raconter ça à tout le monde pour se rendre intéressant…
Elliott avait la gorge sèche. Devant le manque de réactions provoquées, il se força à poursuivre d’une voix égale :
- Un des hommes de Mike était là, il s’occupe de ce lycée depuis quelques temps. Il a entendu parler de ça par un de ses clients et il a paniqué, il a cru que ce serait mieux de faire taire le gosse tout de suite. Mais il s’est précipité et il manqué son coup, vous savez comment sont ces types-là, à foncer sans réfléchir…et maintenant par sa faute, c’est sûr que le gosse est alerté, on ne sait pas ce qu’il a compris mais il sait au moins qu’on lui en veut…
- Fais-le taire. »
Le Chef l’avait interrompu d’un ton sec, sans réplique. Il reprit d’une voix totalement neutre, ses yeux fixés sur sa fourchette qu’il faisait tournoyer entre ses doigts. Devant lui, le contenu de son assiette était encore intact, bien que la nourriture soit visiblement déjà froide.
« - On ne peut pas prendre le risque qu’il comprenne trop de choses, ou qu’il cherche à fouiner un peu trop loin. Ou même qu’il continue à raconter sa petite histoire partout, et qu’elle finisse par atterrir dans les oreilles des personnes qu’il ne faut pas. Les enjeux sont trop grands pour qu’on laisse de telles éventualités se produire.
Lui demandait-il vraiment ça ? Elliott avait vraiment besoin de boire quelque chose à présent, un remontant de préférence. Fort.
- Vous…vous voulez vraiment que je… ? Deux meurtres en trois jours, c’est quand même beaucoup…et puis, ça reste un gamin…
- Cette fois, je te laisse libre de la méthode. » Son supérieur n’avait rien à faire de ses balbutiements, il avait décidé de l’ignorer complètement. Il débitait ses instructions d’une voix monocorde, face à un Elliott complètement désarçonné face à un tel cynisme.
« - Je veux que ce soit fait demain, à la première heure t peu importe les apparences. Flingue-le en pleine rue si c’est ce que tu préfères. Ne te fais pas attraper, c’est tout. Ensuite, tu iras trouver Mike, puis Sarah, et tu leur donneras la clé. Qu’ils téléchargent tous les documents, sauf la partie codée bien sûr. Quand ce sera fait, tu me la rapporteras.
Relevant finalement les yeux, il plongea son regard fixe dans celui de son interlocuteur.
- Regarde autour de toi, Elliott. Tous les gens que tu vois ici, ceux que tu as croisé en venant ou croiseras en repartant, sont des gens qui travaillent pour moi. Ils travaillent dur, pour m’aider à réaliser mon rêve, et parce que c’est aussi le leur. Une vengeance sur la vie, qui ne leur a jamais rien donné. Et ils ont confiance en moi pour changer ça. Moi aussi j’ai confiance en eux, tout comme j’ai confiance en toi. Alors ne me déçois pas. Si tu fais bien les choses, dans un futur proche tous nos efforts seront récompensés au centuple.
« Alors n’hésite pas quand je te donne un ordre, quel qu’il soit. Ce n’est pas digne d’un homme. Si tu hésites alors tu es faible, et si tu es faible la vie va te mettre à genoux. La disparition de ce gosse est nécessaire, un point c’est tout. Est-ce que tu comprends ? » Conclut-il d’une voix doucereuse.
« - Je comprends. Elliott avait répondu comme par automatisme, se précipitant pour faire plaisir à son maitre. J’irai demain, il n’aura pas cours mais travaillera surement à cette même Fnac. J’aurai juste à l’attirer dehors, et je pourrai faire mon travail. »
Et il comptait bien le faire. Il était plus déterminé que jamais.
Chapitre 7
Debout derrière le guichet, Nicolas scrutait les alentours depuis plus d’une heure déjà. A côté de lui, Sofya restait immobile et Mathieu s’occupait d’accueillir les clients qui venaient demander diverses informations.
Lorsqu’ils étaient arrivés à trois dans le magasin ce matin-là, Mathieu avait demandé d’un ton léger à son manager si cela ne posait pas de problèmes que ses deux amis restent avec lui pour la matinée. Ce dernier avait répondu que non, tant qu’ils n’interféraient pas dans son travail. Ils s’étaient donc établis ici, au poste de travail du jeune homme.
Situé au croisement entre les sections Informatique et Jeux vidéos -consoles, l’endroit offrait une vue assez dégagée sur les larges allées centrales qui parcourait le lieu. Vers la droite, une de ces allées se divisait entre de nombreux rayons qui offrait d’innombrables équipements high-tech, ordinateurs et objets connectés tout comme divers supports de stockage. C’était ici que Mathieu leur avait indiqué que le vol s’était produit, il y a à peine trois jours. Actuellement, quelques personnes flânaient en regardant distraitement les appareils les plus modernes, comme rêvant de ce qu’ils choisiraient de s’offrir si seulement ils en avaient les moyens. Nicolas repéra un autre vendeur avec sa tenue noire et jaune qui conseillait un client à environ vingt mètres de là.
Il reporta son regard vers la gauche, avisant Ethan et Elise qui passaient près des jeux Xbox. Une arrivée à cinq aurait paru louche et aurait risqué d’être refusé par le gérant, avait-il estimés, aussi ces deux-là étaient-ils arrivés quelques minutes plus tard en se faisant passer pour des clients.
Depuis, ils restaient non loin d’eux, faisant des allers-retours indécis entre les pancartes de promotion colorés et les étalages de jeux plus plébiscités les uns que les autres. En d’autres circonstances, Nicolas en aurait ri, car aucun des deux n’avait jamais montré d’intérêt pour le monde virtuel, ce qui rendait à ses yeux la couverture risible et peu crédible. Mais ceux qu’ils attendaient ne les connaissait pas, ils ne verraient pas la différence.
A cette pensée, à nouveau, le lycéen sentit son ventre se nouer. Il se demanda pour la énième fois s’il avait eu une bonne idée, bien que tous l’aient validée par la suite. Il avait eu beau se torturer les méninges pendant une bonne partie de la nuit, il n’avait trouvé aucune autre solution digne de ce nom. Mieux valait aller directement à la rencontre de ces hommes, et tenter une discussion entre adultes, plutôt que d’attendre qu’ils reviennent à la charge d’une manière pas forcément très agréable.
Après de longues discussions la veille, ils avaient convenu que Sofya et lui resteraient avec Mathieu, puisque c’étaient eux les deux les plus à même de négocier posément avec leurs interlocuteurs. Ethan et Elise resteraient en retrait et les avertirait s’ils voyaient quelqu’un arriver, prêts à intervenir et alerter du monde en cas de problème par la suite. Nicolas espérait vraiment que quoique veuillent les hommes, ils se montreraient raisonnables, surtout avec un tel public autour d’eux. Sinon, en cas de menaces ou autre développement inattendu, il leur faudrait rapidement appeler la police.
« - Nicolas ? »
Bien qu’il se soit clairement adressé à lui, Mathieu gardait le visage fixement tourné vers l’avant, le regard dans le vide. Ils n’avaient échangé que quelques mots durant la dernière heure écoulée, chacun étant trop sous pression pour discuter de quoi que ce soit.
« - Est-ce que tu penses vraiment que tu vas pouvoir négocier avec eux ?
Nicolas se sentit assez surpris, car il était peu courant d’entendre ainsi son ami montrer de l’incertitude devant les autres. Le fait qu’il lui demande aussi ouvertement ce qu’il interprétait comme une sorte d’appel à l’aide montrait qu’il devait être extrêmement inquiet.
- Tu sais, il ne faut pas être paranoïaque non plus. (Nicolas choisissait ses mots avec soin.). Peut-être qu’il n’y aura même pas besoin de « négocier ». On ne connait pas leurs raisons d’agir ainsi, on ne sait pas non plus qui ils sont, alors pour l’instant autant ne faut pas trop s’en faire inutilement. On ne va pas se mettre la pression pour un hypothétique problème futur : là, on a pris les choses en main et on est prêt à régler calmement la situation quoiqu’il se passe. »
Il avait conscience que son discours rassurant ne se basait pas sur grand-chose, au vu des récents évènements il était peu probable que les deux hommes qu’ils attendaient soient deux individus innocents victimes d’une méprise. Néanmoins, il était nécessaire de rassénérer Mathieu pour qu’il parvienne à garder son sang-froid.
Il vit que Sofya lui adressait un sourire qu’il perçut comme un signe d’encouragement. Maladroitement, il tapota alors l’épaule de son ami en déclarant :
« - De toute façon, on est tous là, alors ne t’inquiètes pas. Ça va forcément bien se passer.
Mathieu tourna finalement la tête vers lui, ses mèches châtain retombant légèrement sur son front. Il arborait un sourire légèrement moqueur, comme s’il il s’amusait de se faire ainsi rassurer par son cadet.
- Tu sais, Nicolas, je ne te l’ai pas dit souvent mais c’est vraiment cool de t’avoir comme pote. T’es un gars bien, et en plus t’es pas con du tout. C’est rare.
L’intéressé resta silencieux, pris au dépourvu par ce compliment inattendu. Il se sentit légèrement rougir, tandis que son ami se retournait vers Sofya avec un clin d’œil.
« - C’est pareil pour toi, bien sûr. Heureusement que vous êtes là, avec moi ça fait une moyenne… »
La jeune fille émit un petit rire. Tous trois savaient bien que seule la situation d’attente angoissée dans laquelle ils se trouvaient avait amené cet aveu d’affection, cependant Nicolas se sentit d’autant plus déterminé à aider son ami autant qu’il le pourrait.
Soudain, se fit entendre une légère mélodie accompagnée d’une vibration. Sofya venait de recevoir un message. Au moment où elle sortit son téléphone portable, elle annonça :
« - C’est d’Elise. »
Ils n’avaient même pas besoin de l’ouvrir. Tous trois se tournèrent d’un bloc vers leurs amis quelques dizaines de mètres plus loin. Entre deux rayons, ceux-ci leur faisaient signe en désignant la direction de l’entrée du magasin. Comme ils le supposaient, les deux hommes étaient venus à la rencontre de Mathieu.
Nicolas se sentit à la fois soulagé de savoir que ses conclusions étaient justes -et qu’ils allaient pouvoir régler cette histoire dès à présent-, et effaré devant la perspective de la rencontre imminente.
S’efforçant de garder un air serein, il fixa tout comme ses camarades le coin d’étagère derrière lequel leur rendez-vous allait apparaitre.
Ils n’eurent pas à attendre bien longtemps. A peine vingt secondes plus tard, deux hommes surgirent, marchant d’un pas rapide dans l’allée principale. Aussitôt qu’ils les eurent aperçus, ils se dirigèrent dans leur direction avec l’intention évidente de venir leur parler. Nicolas reconnut l’un d’eux, le jeune homme à la veste de cuir qu’il avait aperçu à côté du proviseur deux jours plus tôt. L’autre, celui plus âgé en manteau gris, n’était pas là. A la place se tenait un autre individu, le crâne dégarni et habillé avec un survêtement et une veste de jogging. Nicolas ne lui trouva pas un air très éveillé.
« C’est logique, se dit-il intérieurement. Si le type en manteau gris est celui qui a volé la clé USB ici même, il ne va pas prendre le risque de revenir et de se faire reconnaitre. Ou peut-il être, du coup ? Est-ce qu’il attend dehors ? »
Les nouveaux arrivants se plantèrent devant eux.
« - Bonjour, jeunes gens, dit celui en veste de cuir qui avait l’air d’être le chef. Il les dévisagea à tour de rôle, sans montrer un quelconque étonnement du fait qu’ils soient au nombre de trois. Puis, s’adressant à Mathieu :
- Vous étiez bien présent ici ce jeudi, à votre poste de travail ? Quel est votre nom, s’il vous plait ?
- Mathieu, répondit simplement le jeune homme sans se laisser démonter. Pourrais-je savoir ce que vous me voulez ?
- Police municipale, déclara l’autre. Veuillez nous suivre, s’il vous plait. »
Disant cela, il avait sorti une carte de plastique tamponnée aux allures des plus officielles. L’espace d’un instant, Nicolas eut un doute. Était-ce possible ? Mais non, ce n’était pas logique, la police n’avait pas besoin de voler quoi que ce soit dans les grands magasins. Et même si c’était l’homme en manteau gris que Mathieu avait vu effectuer le vol, les deux étaient visiblement ensemble le jour de l’annonce du proviseur.
De l’autre côté de Mathieu, Sofya n’avait pas hésité. D’une voix claire et nette, elle énonça :
- Non, vous n’êtes pas de la police. La police ne vole pas des clés USB, et en plus, nous sommes à peu près certains que c’est vous et votre collègue en manteau qui avez envoyé un type chercher Mathieu. Manque de chance, il est tombé sur Nicolas, qui a pu s’enfuir avant que l’agresseur n’obtienne la moindre information. »
Le regard des deux hommes, qui s’était porté sur la jeune fille lorsqu’elle avait pris la parole, fit aussitôt la navette vers le nouveau désigné. Les sourcils froncés, le leader semblait réfléchir à la meilleure posture à adopter. Nicolas ne savait pas quoi faire ou ajouter pour améliorer la situation. Finalement, ce fut l’homme qui reprit la parole. Apparemment décidé à suivre le modèle de Sofya, il joua la carte de l’honnêteté.
« - Très bien. Ecoutez-moi, tous les trois. Vous avez vu quelque chose que vous n’étiez pas censés voir, et vous avez fait un rapprochement que vous n’auriez pas dû faire. Ce n’est pas votre faute, je sais. Vous étiez juste au mauvais endroit au mauvais moment. Vous ne voulez pas d’ennuis ? Ça tombe bien, nous non plus. On va aller s’explique bien calmement et trouver un arrangement pour que chacun puisse rentrer chez soi l’esprit tranquille.
Son ton s’était peu à peu adouci, quittant le mode autoritaire qu’il arborait au début. Il avait avancé ses mains ouvertes en signe d’apaisement, comme pour rassurer des animaux effrayés. Mais Nicolas n’était pas dupe.
- Pas question que l’on sorte avec vous, siffla-t-il. On peut très bien discuter ici.
L’homme lui jeta un regard faussement compréhensif.
- Non justement, on ne peut pas. Il s’agit d’affaires bien trop importantes pour le crier sur tous les toits. Il nous faut impérativement sortir du magasin. Si vous refusez de nous suivre, on sera obligés de revenir plus tard. A un moment où vous vous y attendrez moins, et où on sera plus pressés. Vous comprenez ? »
« C’est parfaitement clair », songea Nicolas avec un frisson. La menace était à peine voilée. Le jeune homme se sentit stupide de ne pas avoir pensé qu’ils pourraient se faire mettre la pression ainsi. Tout le peu de sérénité qu’il était parvenu à conserver s’était envolée, remplacée par l’angoisse de faire face à une situation qui leur échappait totalement.
Face à leur hésitation évidente, leur interrogateur ajouta :
« - Faisons un compromis. On sort, mais uniquement pour aller derrière le magasin. Juste histoire d’être plus tranquille. Il y a quand même des passants là-bas, vous ne serez pas totalement seuls.
- Très bien, répondit Mathieu dont la voix ne semblait toutefois plus aussi assurée. On vous suit, alors.
L’autre leur adressa un sourire plus sinistre que rassurant, comme pour leur signifier qu’ils avaient pris la bonne décision. Tous les cinq, les deux hommes en tête, se dirigèrent alors vers l’arrière du magasin, où se trouvait une sortie que très peu de gens empruntait car elle débouchait sur une petite rue vide d’animation.
Nicolas se retourna discrètement, pour voir Ethan et Elise se mettre en marche à bonne distance derrière eux, un air d’incompréhension sur le visage. « Ils ne doivent plus rien comprendre, se dit Nicolas. Le plan, c’était de rester à l’intérieur et de négocier avec les autres. Mais là, on n’a pas vraiment eu le choix… »
Ils franchirent finalement les portes automatiques et descendirent les quelques marches qui menaient à la rue, quittant aussitôt l’atmosphère bruyante du magasin. Ce n’est que lorsque les battants se furent refermés et que l’agitation rassurante qu’ils entendaient fut réduite au silence, que Nicolas prit pleinement conscience d’à quel point leur situation devenait dangereuse. Ils allaient avoir intérêt à jouer serrer : ne pas avoir l’air de représenter un quelconque danger pour les mystérieuses activités de leurs oppresseurs lui semblait être la meilleure posture à adopter.
Ils s’étaient éloignés d’environ vingt mètres de la sortie du magasin, lorsque le cœur de Nicolas manqua un battement : se détachant d’un mur de pierre dans lequel il semblait s’être confondu, l’homme en manteau gris réajusta son col et se dirigea vers eux d’un pas tranquille.
« Le voilà enfin, songea Nicolas en serrant les dents. J’avais raison, il attendait à l’extérieur. »
« - Beau travail, Tobioff, s’enquit le nouveau venu, ce à quoi l’homme en veste de cuir répondit d’un hochement de tête. Va te poster à l’endroit prévu, maintenant. »
L’intéressé s’éloigna rapidement du groupe, pour aller se poster bien plus loin, au bout de la rue. Nicolas comprit brusquement qu’il s’occupait de faire le guet, ce qui augmenta encore d’un cran son angoisse.
« - Bien, poursuivit le nouvel interrogateur en se tournant vers les trois lycéens. A présent nous allons pouvoir régler nos petites affaires.
- Qu’est-ce qu’il y a sur cette clé ? Interrogea brusquement Mathieu. Vous ne nous lâchez pas depuis deux jours, jusque parce que je vous ai vu la voler. Il y a forcément quelque chose d’important dessus, pour que vous cherchiez tant à garder le secret là-dessus ! »
Les cinq autres s’étaient figés à cette déclaration. Nicolas retenait son souffle, les yeux fixés comme tous les autres sur le voleur qui se tenait face à eux, maudissant intérieurement l’impulsivité de son ami.
Le dernier se tenait immobile, l’air plus tranquille que jamais bien qu’il ne lâchât pas un sourire. On aurait dit qu’il se retrouvait dans une situation qui l’ennuyait profondément, comme un passage nécessaire mais particulièrement pénible de sa journée. Soudainement, sa main plongea dans une de ses larges poches et il en ressortit un petit objet métallique que Nicolas reconnut aussitôt.
« - Ah, tu veux parler de cette clé USB ? Eh bien, tout d’abord cela ne te regarde absolument pas. Disons simplement qu’elle contient des informations extrêmement importantes, ce qui pourrait se révéler vraiment fâcheux pour nous – voire même dangereux – si quiconque venait enquêter là-dessus par ta faute. D’où notre désir de te rencontrer.
- Vous savez qu’on ne dira rien, rétorqua aussitôt Mathieu, dont la voix avait encore perdu un peu d’assurance. On s’en moque de cette clé, on veut juste être tranquilles et ne pas avoir d’ennuis.
- Bien sûr, bien sûr, marmonna l’autre qui fixait la clé entre ses doigts, comme absorbé par une réflexion intérieure. Malheureusement, vois-tu…le problème n’est pas tant que tu m’aies vu la prendre.
Il releva la tête.
- Non, parce que d’autres gens présents ce jour-là ont été témoins aussi. Grace à Tobioff qui a distrait le vigile, j’ai pu m’enfuir facilement, mais plusieurs personnes ont forcément vu mon visage. Non, le problème…c’est que tu m’as reconnu, jeudi matin. A côté de ton proviseur. Et après tu t’es mis en tête de raconter ça à tout ton lycée. Petit crétin.
Le ton était tout à coup devenu bien plus acerbe, plus froid. Nicolas sentait son cœur battre à tout rompre. Il sentait que le dénouement de cette scène, quel qu’il soit, était tout proche. « Qu’est-ce que je peux faire ? Réfléchit-il à toute vitesse. Si je m’enfuie en courant, j’arriverai peut-être à aller chercher de l’aide, mais alors nous aurons fait tout ça pour rien. Je dois me forcer à attendre, voir ce qu’ils veulent. »
A côté de lui, Mathieu était de plus en plus rouge. Nicolas connaissait assez son ami pour savoir que la colère prenait peu à peu le pas sur l’inquiétude dans son esprit. La colère d’être ainsi pourchassé, menacé, sans avoir rien fait pour mériter cela. La colère d’être victime d’un simple coup du sort, qui avait mal tourné uniquement parce qu’il avait trop parlé.
- Mais, reprit-il en s’avançant d’un pas vers son interlocuteur, quel rapport avec Monsieur Verfeuille ? Qu’est-ce que ça peut vous foutre qu’on vous ait reconnu ? »
A ce moment précis, Nicolas ressentit une vague d’admiration pour son ainé, qui se tenait poings serrés devant ces adultes sans lâcher un pouce de terrain. Malgré l’agressivité et le danger évident que représentaient les trois hommes qui les entouraient, c’était bien Mathieu qui tenait bon, assurant un rôle de grand frère tel qu’il l’avait toujours fait. L’autre le fixa alors, le jaugeant du regard pour finalement déclarer :
« - Ce qui me gêne, c’est que tu as vu mon visage à ces deux endroits, et donc tu as fait l’association entre les deux. Alors que tous les autres qui m’ont vu à côté de votre proviseur ont déjà oublié à quoi je ressemblais, oublié peut-être même ma présence, toi tu me reconnaitras immédiatement si l’on se recroise un jour. Et tes amis aussi, par ta faute. En plus, le fait que l’autre imbécile vous ait attaqué hier vous a alerté et a attiré votre attention sur cette histoire de clé USB. S’il n’avait pas paniqué et avait juste attendu les ordres , probablement que l’on vous aurait laissé tranquille.
Il poussa un soupir, refermant le poing sur le petit rectangle gris.
- Mais à présent, c’est hors de question. On ne peut pas courir le risque que vous racontiez tout ça à n’importe qui. Cela me désole, je vous l’assure… »
D’un mouvement de bras, il remit sa clé dans sa poche. Tout alla alors très vite. Dans le silence absolu qui régnait dans la ruelle, retentit un très faible tintement venant de la poche en question, tel deux objets en métal qui se seraient légèrement entrechoqués. L’homme émit une infime grimace, et ce fut pour Mathieu le signal de trop.
Relâchant toute la pression qui s’était accumulé en lui depuis le début de la conversation, il bondit en avant avec une vivacité incroyable, attrapant l’homme en gris à bras-le-corps et le projetant au sol de toutes ses forces. Si Nicolas avait tenté une telle attaque, il aurait été à peu près certain d’échouer, mais la carrure bien plus importante de son ami associé au fait que l’autre avait encore la main dans sa poche, lui permit de réussir à faire violemment chuter son adversaire. Il se jeta alors aussitôt sur lui dans le même mouvement, le bloquant de tout son poids et plongea la main dans la poche de tissu gris.
Simultanément, Nicolas avait commencé à bondir à la rescousse de son ami, mais s’était stoppé en pleine course en voyant du coin de l’œil le chauve sortir de l’intérieur de sa veste un imposant objet noir. Brandissant le pistolet, l’homme hurla en direction des deux lutteurs au sol :
« - Dégage, espèce de petit con ! Lève-toi ou je tire !
« - NON ! » De l’autre bout de la rue, le dénommé Tobioff accourait à toute vitesse, visiblement inquiet que son collègue tire dans le tas et ne blesse leur chef.
Dans le même temps, une cavalcade affolée retentit derrière eux. Ethan et Elise, qui étaient restés en observation prudente à la sortie du magasin, arrivaient à la rescousse.
- NICOLAS !
Un objet vola dans les airs, tournoyant jusque dans la main de Nicolas qui l’attrapa au vol. Mathieu venait d’arracher la clé USB de l’étreinte de son possesseur, et l’avait aussitôt lancé à son ami. A l’instant même où le jeune homme referma le poing sur leur trophée, il sentit sept regards, quatre paniqués et trois furieux, se poser sur lui.
Tournant les talons et bondissant en arrière dans la direction de la Fnac, il se mit à courir et hurla à son tour :
- ELISE !
Lançant le petit rectangle de métal de toute ses forces, la jeune fille qui était à mi-chemin entre le magasin et eux parvint à la rattraper in extremis. Derrière eux, Nicolas entendit l’homme en manteau gris rugir :
« - Attrape-les, abruti !!
Le chauve, qui était arrivé sur Mathieu juste avant qu’il ne lance la clé fit alors un tour sur lui-même, l’air de ne plus savoir qui suivre entre les quatre lycéens qui détalaient à toutes jambes.
Finalement, il se lança à leur poursuite, hurlant de plus belle :
- Arrêtez ou je tire !
Derrière lui, Nicolas entr’aperçut Mathieu qui se releva d’un bond, se dégageant de l’emprise de l’homme qui commençait à prendre le dessus. Le combat n’avait duré que quelques secondes, aussi violent que rapide. A son tour, le jeune homme détala dans la rue, fuyant en direction de son extrémité pour s’éloigner le plus possible du fou armé qui poursuivait les quatre autres.
Le troisième homme à la veste de cuir déboula au niveau de l’homme en manteau gris au moment où celui-ci se relevait.
- Suis-le !! Ordonna ce dernier au nouvel arrivant.
Tous deux s’élancèrent aussitôt, l’un en direction de Mathieu qui disparaissait au bout de la rue, l’autre vers les nouveaux possesseurs de la clé, un rictus haineux plaqué sur le visage.
Ces derniers étaient presque parvenus à l’entrée du magasin, lorsque retentit une détonation assourdissante, suivit d’un claquement sec sur le parvis. Dans leur course, chacun des quatre sursauta, comprenant que leur poursuivant venait de faire feu. Nicolas sentit une peur intense lui dévorer les entrailles, prenant pleinement conscience qu’il venait juste de frôler la mort.
L’adrénaline leur fit franchir les portes automatiques à une vitesse folle, Ethan, Sofya et lui suivant Elise qui disparut entre les rayons. Le magasin était en ébullition, la moitié des clients accouraient pour voir ce qu’il se passait tandis que l’autre moitié courrait en tous sens pour tenter de prendre la fuite, affolée par le son du coup de feu.
Sans ralentir, ils se frayèrent un chemin parmi les employés et vigiles alarmés qui courraient dans l’autre direction sans leur prêter la moindre attention. Zigzaguant entre les rayons, Nicolas entendait Sofya haleter juste derrière lui, ayant du mal à tenir le rythme.
« Courage, se dit-il en son for intérieur pour économiser son souffle, il faut que tu tiennes. Il le faut. »
Ils sortirent en trombe du magasin, et vinrent aussitôt se mettre en sécurité derrière le coin d’un bâtiment, hors de vue. Une fois encore, personne ne fit attention à eux, tant les cris qui venaient de la Fnac se faisaient retentissants. Aucune trace de leurs poursuivants. Soit qu’ils aient été retenus par la foule, soit qu’ils se soient enfuis, soit qu’ils les cherchent encore entre les étalages de produits.
Nicolas se tourna vers ses amis, le souffle court. Elise, sa main serrée sur son butin, fit alors :
« - On ne peut pas se permettre d’attendre Mathieu. Il a pu s’enfuir de toute façon. Il faut qu’on se tire, et le plus vite possible, dans un endroit sécurisé.
- Mon appartement est le plus proche. Réagit aussitôt Sofya, dont la peau pâle avait pris de nombreuses rougeurs à la suite de leur course. Suivez-moi. »
Chapitre 8
Assis seul à la large table nappée de bleu, Hobbes commençait à douter de plus en plus sérieusement de la pertinence de son plan.
A la suite de sa découverte jeudi, il n’avait pas mis longtemps à découvrir que « La Pyramide renversée » était le nom d’un restaurant au cœur de Helleme. Restaurant qui n’avait rien de secret d’ailleurs, on le retrouvait par une simple recherche Internet. L’adresse, Rue Poitiers, correspondait. Ce qu’il voulait découvrir à présent, c’était la raison pour laquelle la victime l’avait associé au mot « cocaïne » dans son carnet.
Il lui semblait un peu trop facile de supposer que cet établissement en fasse le trafic. Comment un professeur de lycée aurait-il pu savoir cela ? Quoiqu’il en soit, avant de lancer une perquisition qui aurait risqué de s’avérer infructueuse et d’alarmer les responsables, Hobbes préférait mener sa petite enquête de son côté.
Pour ce faire, hors de question bien sûr de débarquer en uniforme bleu, gyrophare hurlant sur le toit d’une voiture de fonction. Après s’être préparé vendredi et avoir rassemblé toutes les informations dont il disposait, il s’était décidé à aller directement sur le terrain. Revêtu en civil, d’un jean délavé et d’un vieux T-shirt et d’une vieille veste, il se fondait plutôt bien dans les rues de Helleme qu’il arpentait depuis ce matin. Il avait jugé plus sage de ne pas emporter son arme, qui aurait été difficile à cacher à l’intérieur de ces habits. Et la dernière chose qu’il voulait, c’était bien que son infiltration soit compromise par la faute d’une forme étrange au niveau de sa taille.
S’efforçant de prendre un air décontracté, il avait décidé de jouer la carte de l’audace et d’aller se renseigner directement auprès de ceux qu’il jugeait les plus susceptibles d’être au courant. Son objectif était de se faire passer pour un futur consommateur, qui avait entendu parler de certaines choses mais ne savait pas qui contacter.
La démarche, audacieuse, reposait en grande partie sur l’espoir que Hobbes avait que si lui ne trouvait pas les fournisseurs, ce seraient ces derniers qui le trouveraient. Ensuite, c’était à lui de s’en sortir avec le plus d’informations possibles, et pour ça il comptait bien se servir de ce qu’il avait appris durant toutes ces années.
Il avait donc marché au hasard, dans un rayon de quelques centaines de mètres autour de l’emplacement du restaurant. Jusqu’à trouver ce qu’il recherchait : un groupe de jeunes adultes, cinq ou six hommes entre 20 et 25 ans, qui discutaient en fumant sur un trottoir.
A bien y repenser, Hobbes savait qu’il avait eu très chaud. Un homme dans la quarantaine qui s’avançait ainsi vers eux sans aucune hésitation, ce n’était pas dans les habitudes du petit groupe. La plupart des gens tentaient au contraire de les éviter en faisant un large détour ou en changeant de trottoir. Leur méfiance avait encore augmenté lorsqu’il s’était adressé à eux et avait commencé à les questionner, bien qu’il tentât de prendre le ton le plus naturel possible.
Fort de son expérience de flic, il savait qu’il valait mieux éviter de prononcer certains mots devant les personnes impliquées dans la consommation de drogue. Qu’il ait face à lui des dealers, des simples clients ou encore un groupe de jeunes parfaitement innocents, le terme de « cocaïne » était à proscrire.
Mais malgré ses précautions, le ton était monté dès l’instant où il avait fait comprendre ce qu’il recherchait. La méfiance innée de ses interlocuteurs, face à cet homme bien plus âgé qu’eux et qu’ils voyaient pour la première fois, s’était aussitôt muée en agressivité dans un réflexe d’autodéfense. A leur tour, ils l’avaient assailli de questions, dont celle de « T’es un flic ? » à laquelle Hobbes s’attendait. Il s’était défendu du mieux qu’il pouvait, utilisant pour cela la fausse identité qu’il s’était construite la veille, affirmant qu’il vivait un peu plus loin, dans le quartier des Chandelles.
Lorsqu’il avait sorti cette information d’apparence anodine, le policier savait qu’il jouait sa carte maitresse. Durant toutes ces années, il avait eu l’occasion d’apprendre quelques techniques de manipulation basiques, pour faire parler des indics, des témoins ou encore de potentiels coupables qui refusaient de passer aux aveux.
Une des méthodes les plus utiles dans ces cas-là, c’était l’art de diriger la conversation. En amenant discrètement la personne face à soi à parler de ce que l’on veut, on peut sans qu’elle se méfie en apprendre plus sur ce sujet, ou au contraire glisser certaines informations sans que cela ne paraisse louche ou hors contexte. Et c’était un de ces moments. Hobbes se souvint qu’il avait senti son rythme cardiaque s’accélérer à cet instant, attendant et espérant que quelqu’un fasse la remarque qui découlait de son assertion.
« - Et alors pourquoi tu viens ici ? » Avait fini par aboyer l’un d’entre eux, au milieu du brouhaha d’interrogations et de remarques désobligeantes.
Intérieurement, Hobbes s’était fendu aussitôt d’un grand sourire. Mais, professionnalisme oblige, c’est d’un ton parfaitement neutre qu’il avait répondu bien en face en fixant l’autre dans les yeux :
« - On m’a dit d’aller voir à la Pyramide Renversée…Mais j’aurais aimé savoir qui demander, une fois là-bas. »
Un vent de surprise avait soufflé sur le groupe, qui s’était tu comme un seul homme. Apparemment, la simple mention de ce nom leur avait fait l’effet d’une douche froide. Leur ton avait alors changé du tout au tout. Ils restaient méfiants, refusant de lui donner plus d’informations, mais ils ne manifestaient plus la moindre marque d’agressivité. Comme si le fait que Hobbes sache le rôle joué par le restaurant les rassuraient sur sa fiabilité. Après quelques échanges de questions, l’un d’entre eux avait fini par lâcher :
« - Va là-bas et demande à voir Mike. Ils t’enverront quelqu’un. »
Hobbes l’avait remercié, ce à quoi l’autre avait répondu d’un signe de tête. Plutôt heureux de l’efficacité de son stratagème, il s’était mis en marche en songeant que l’enquête n’avançait pas si mal que ça. Ces notes sur le carnet lui avaient été d’une utilité précieuse, lui permettant d’obtenir rapidement un nom, en plus de cette adresse.
A présent qu’il se trouvait ici, le policier commençait à avoir quelques doutes. Il était là depuis plus d’une heure maintenant. Lorsqu’il était arrivé, en début d’après-midi, le restaurant contenait quelques clients, mais étonnement peu pour un milieu de journée. A présent, la pièce s’était vidée, et il attendait seul en triturant un coin de tissu bleu. De temps en temps, le serveur immense à l’expression peu amène qui l’avait accueilli passait devant sa table sans lui accorder un regard, s’adonnant à débarrasser plats et assiettes tel un robot. Il gardait la même expression indéchiffrable que lorsque Hobbes lui avait annoncé en entrant, d’un ton de confidences :
« - Bonjour. Je cherche Mike, on m’a dit que je pourrais le trouver ici. »
Annonce face à laquelle l’autre n’avait manifesté aucune réaction, sinon un léger signe de tête accompagné d’un :
« - Très bien. Installez-vous là, je vous prie. »
Et depuis, plus personne n’était venu adresser la parole au policier. Ce dernier sentait ses pensées dériver, malgré tous ses efforts pour rester concentré. Il pensait à sa femme, qu’il avait une fois de plus délaissée aujourd’hui face à l’appel du devoir. Julie était la personne la plus douce, la plus compréhensive qu’il ait jamais connu, et il savait qu’elle ne lui en voudrait pas, pas plus que les fois précédentes. Mais c’était lui qui se sentait coupable d’agir ainsi, déjà qu’ils passaient si peu de temps ensemble…Il se souvint de la discussion qu’ils avaient eu là-dessus la veille.
« - Je suis désolé, Julie…mais cette fois-ci, j’ai une piste…je ne peux pas l’ignorer tant qu’elle s’offre à moi, tu comprends. Il s’agit quand même du meurtre d’un homme, il m’est impossible de me contenter de remettre ça à plus tard…
- Je sais, mon cœur, lui avait répondu sa femme avec un sourire attendri. Tu as toujours été comme ça, et c’est aussi pour ça que je t’aime…Le devoir avant tout.
- Oui, mais j’ai l’impression d’être le plus en plus le seul à respecter cette règle. Les collègues, même nos supérieurs, deviennent de vraies chiffes molles incapables de s’investir dans leur mission. J’aime mon métier, Julie, je veux aider les gens, les protéger. Mais pourquoi devrais-je être le seul à donner mon maximum pour cela, le seul à faire des sacrifices ? Moi aussi, j’aimerais juste rentrer, et passer mes journées et mes week-ends à profiter de la vie avec toi et Cassie… »
Cassie, leur fille. 15 ans, jolie comme un cœur, Hobbes rayonnait de fierté chaque fois qu’il pensait à elle. Elle était, depuis des années, sa principale source de courage jour après jour. Il n’en parlait jamais, au boulot, mais intérieurement, Julie et Cassie étaient toute sa vie, tout son monde, et cela lui brisait le cœur de ne pas pouvoir être aussi présent qu’il l’aurait voulu.
« - Ne t’inquiètes pas pour Cassie. Elle est grande, maintenant, elle comprend que le métier que tu fais exige que tu sois souvent absent.
Hobbes avait acquiescé, à demi apaisé seulement.
- Et puis, avait continué Julie d’une voix douce, en ce qui concerne ton métier…c’est sûr que tu n’as pas choisi la voie la plus facile. Mais c’est pourtant la voie que tout le monde devrait suivre. Le monde a besoin de gens comme toi pour continuer à fonctionner, et ça, Cassie et moi le savons très bien. Tu es un exemple pour tous, et un héros pour nous. Et nous sommes toutes les deux immensément fières de toi. »
Sur ces derniers mots, elle s’était avancée et l’avait pris dans ses bras.
Hobbes esquissa un demi-sourire. Lui, le vétéran, le gros dur que tout le monde au commissariat respectait pour son efficacité et son expérience, redevenait dans ces moments là un véritable enfant. Serrant dans ses bras sa femme, l’amour de sa vie, il sentait se dissiper tous ses problèmes et préoccupations. C’était comme un cocon d’énergie qui l’enveloppait, tandis qu’il enfouissait son visage dans ses longs cheveux bruns. Oublié, son travail souvent démoralisant, ses supérieurs incompétents, et toutes les questions qui le rongeaient en permanence. A cet instant, rien d’autre qu’elle ne comptait, rien d’autre n’existait. Et cette simple étreinte lui redonnait alors tout son courage.
Hobbes s’obligea à se secouer. Il ne devait pas s’abandonner à la rêverie. Le devoir avant tout. Il lui fallait rester parfaitement lucide durant le face à face qui allait bientôt survenir.
Environ vingt minutes plus tard, la porte d’entrée finit par s’ouvrir. Aussitôt, le colosse en uniforme blanc et noir abandonna sa tâche pour se diriger vers le nouvel arrivant. Ou plutôt la nouvelle arrivante, puisqu’il s’agissait bien d’une femme. Brune, les cheveux attachés derrière la tête en un chignon, Hobbes estima qu’elle devait avoir environ la trentaine. Elle n’était pas très grande mais semblait très sure d’elle, telle une habituée des lieux qui promenait son regard satisfait sur un décor familier. Le serveur s’avança jusqu’à elle et lui désigna aussitôt Hobbes, ajoutant quelques mots que ce dernier ne put distinguer. Il en déduisit que les deux se connaissaient, ce qui expliquait l’attitude pleine de confiance de la femme.
Cette dernière s’approcha de sa table, et retira son manteau pour le poser sur une chaise d’un geste élégant. Sans plus de cérémonie, elle s’assit face à lui et s’enquit avec un sourire :
« - Bonjour, cher Monsieur. J’ai entendu dire que vous cherchiez à parler à Mike. Qu’est-ce qui vous amène ? Je ne me souviens pas vous avoir déjà croisé dans le coin.
Hésitant, Hobbes interrogea :
- Bonjour. Excusez-moi, vous êtes… ?
- Je m’appelle Sarah, je suis la femme de Mike. Répondit l’autre sans se départir de son air bienveillant. Et vous, quel est votre nom ?
- Richard Fowl. Je viens du quartier des Chandelles.
- Bien, bien…et bien, Richard - Je peux vous appeler Richard ? – expliquez moi ce que vous voulez.
- Voyez-vous, ma vie est devenue affreusement monotone depuis quelques années…je vis seul dans un appartement, et mon salaire ne me permet pas de partir m’installer ailleurs. C’est pourquoi j’aimerais trouver un moyen de me détendre un peu, de m’évader…et j’ai entendu dire que l’on pourrait m’aider dans cet établissement…
Hobbes espérait avoir été convaincant. Il n’était pas stupide, il se rendait bien compte que son histoire n’avait rien de très original, mais inutile de faire compliqué. C’était augmenter le risque de commettre une erreur et de se faire prendre.
« - Qui est ce « on », Richard ? Reprit la dénommée Sarah d’un ton onctueux. Qui vous a parlé de nous ?
« Elle se méfie », comprit-il. Il allait falloir jouer serrer.
- Un ami. Il vit comme moi dans les Chandelles, et il m’a raconté qu’il avait entendu parler de cet endroit comme d’un bon endroit où commencer mes recherches. »
Prenant volontairement une inspiration pour donner l’illusion qu’il prenait son courage à deux mains, Hobbes continua :
« - Je préfèrerai garder son nom secret, si ça ne vous dérange pas. Lui n’est pas mêlé à ces histoires et ne veut pas l’être, il m’a juste répété les rumeurs qu’il avait entendues pour me rendre service…
- Je comprends tout à fait, Richard. Mais nous devons nous montrer méfiant, vous comprenez. Si vous êtes intéressé par notre marchandise, je peux vous offrir un rendez-vous.
-Un rendez-vous ? Répéta le policier, un peu dérouté. Ne pourrais-je pas simplement voir avec vous ? Tant que nous sommes là… »
La jeune femme éclata d’un rire cristallin, bien que Hobbes doutât sérieusement que son hilarité soit sincère.
« - Voyons, Richard ! Vous croyez vraiment que je m’occupe des transactions moi-même ? Que je me ballade avec ce genre de choses sur moi ?
Elle se leva, empoignant son manteau.
- Enfin, en tout cas vous m’avez l’air plutôt clean. Si votre décision est prise, rendez-vous ce soir, 21h, à l’angle des rues Joffre et Heathington. Amenez suffisamment de liquide, bien sûr. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…Je vais devoir y aller, j’ai beaucoup de travail.
Hobbes acquiesça d’un signe de tête obéissant, dans son rôle jusqu’au bout.
- Au revoir, Madame.
- Au revoir, Richard. »
Quelques heures plus tard, Hobbes se tenait à l’angle en question. Il avait pris soin de passer auparavant un coup de téléphone à Julie pour la prévenir qu’il ne rentrerait pas pour le diner. Bien entendu, il s’était pour ce faire mis à l’abri à l’intérieur de sa voiture, au cas où il était surveillé -ce qu’il n’excluait pas.
A présent il attendait, l’air volontairement plus avachi que naturellement pour rester dans son rôle, mais tous ses sens aux aguets. Il ne comptait pas finir sa soirée sur un banal achat de stupéfiants, et rentrer chez lui en ayant juste perdu la liasse de billets qui tapissaient le fond de sa poche intérieure.
Non, il comptait bien obtenir d’autres informations. Il comprenait à présent qu’aujourd’hui, il avait posé le doigt sur quelque chose de vraiment très gros. Ce n’était un secret pour personne que de la drogue circulait dans les quartiers Sud de la ville, mais rien n’avait vraiment été fait à part arrêter un dealer de temps à autre. Ce qui n’avait évidemment pas la moindre incidence. Sentant la rage monter une fois de plus en lui, Hobbes se demanda comment était-il possible qu’aucune action à grand échelle n’ait encore été menée pour lutter contre ce fléau qui gangrenait la ville. Jour après jour, ce genre de trafic gagnait du terrain.
Mais lui, il ne laisserait pas faire ça. Pas maintenant qu’il avait enfin une opportunité de détruire un réseau entier. Grace à une simple adresse, d’apparence anodine, notée par le professeur retrouvé mort, les portes de l’organisation s’étaient ouvertes à lui comme face à une incantation magique. Pour lui, cela ne faisait plus aucun doute à présent, le pauvre homme avait tout simplement été assassiné pour en avoir trop appris. Hobbes ignorait comment il s’y était pris, mais il n’avait apparemment pas fait preuve de la même prudence que lui…
Il consulta sa montre, seul objet familier dans ce travestissement détestable mais nécessaire à sa mission. 21h10. Comme il s’y attendait, l’autre avait du retard. A moins qu’il ne soit en train de l’observer depuis dix minutes, caché derrière un mur. Ce qui était très probable.
Soudain, le policier distingua un mouvement. De l’autre côté de la rue, dans l’ombre d’un bâtiment, un inconnu s’avançait. Hobbes resta immobile tandis que l’autre se rapprochait, se contentant de le fixer.
Lorsque ’ils ne furent plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, le nouveau venu s’adressa à lui d’une voix de basse :
« - C’est toi, Richard ?
- Oui, répondit simplement le policier. Vous êtes Mike ?
En vérité, il savait parfaitement que ce n’était pas le cas. D’après ce qu’il avait compris, ce Mike avait l’air d’être plus ou moins le chef de ce petit trafic, ou au minimum quelqu’un de haut placé. Il était impensable qu’il soit venu en personne faire ce type d’échange, surtout pour un nouveau consommateur comme lui.
A cette question, l’autre émit un ricanement étouffé. Une capuche lançait une ombre sur l’ensemble de son visage, rendant impossible toute identification tant qu’il ne se serait pas avancé sous la lueur d’un réverbère.
- Mike ?? Si tu le connais, tu sais qu’il ne vient jamais en personne faire affaire. Mais de toute façon, c’est pas ton problème. Il parait que t’es un nouveau client. T’as du liquide ?
- Oui, répondit le policier qui sentait sa curiosité monter. Mais pourquoi est-ce que l’on fait l’échange ici ? C’est un peu à découvert…si jamais une patrouille de police passait ?
- T’inquiètes pas pour ça. La patrouille ne passera pas par cette rue avant 21h30. On a largement le temps.
Hobbes eut un coup au cœur en entendant ces mots. Comment était-ce possible ? Comment un simple petit dealer de bas étage pouvait-il être au courant de l’organisation des rondes ? Il déglutit, se forçant à interroger d’un ton surpris :
- Comment est-ce que tu peux en être sur ?
- Encore une fois, c’est pas tes affaires, rétorqua l’homme. Mais t’es bien curieux, dis-moi. »
En prononçant ces derniers mots, Hobbes avait détecté une inflexion de la voix de son interlocuteur. Comme une méfiance subite qui se serait réveillé. La capuche qui s’était orientée vers lui était totalement immobile à présent. L’autre semblait en proie au doute, pour une raison qu’il ne saisissait pas bien.
« - Du calme, fit-il en levant les mains pour montrer qu’elles étaient vides. Je me posais des questions, voilà tout. Il n’y a pas de quoi s’alarmer.
- Pas de quoi s’alarmer, hein ? Cracha l’autre. Il y a encore deux jours, jeudi matin, un des types qui bossait avec moi s’est fait buter. Le troisième en quelques mois. Il allait à un rendez-vous, et on l’a retrouvé égorgé en plein quartier des Chandelles ! Chez nous, presque sous nos yeux ! »
Il éructait à présent. Hobbes le sentait enragé, humilié de voir qu’un inconnu pouvait froidement tuer des membres de leur petite organisation sans représailles. Mais surtout, Hobbes le soupçonnait d’avoir peur, et de le masquer par la colère. Lui-même n’en revenait pas. Un troisième meurtre ? Et le même jour que celui du professeur, c’était donc en fait le quatrième…il brulait d’en savoir plus, mais il ne pouvait plus se permettre de se montrer trop curieux. Chaque chose en son temps.
« - Je suis uniquement venu ici pour t’acheter ce que tu as. Rien d’autre. Alors, qu’est ce que tu peux me donner ?
Après quelques instants d’hésitation, l’autre finit par extirper d’un geste sec deux petits sacs plastiques de son manteau. Comme Hobbes s’y attendait, on apercevait à l’intérieur de chacun d’eux une poudre blanche. De la cocaïne.
- Deux doses. 200 mg chacune. J’ai interdiction d’en vendre plus, pour la première fois. Ça fait 30 balles. »
D’un geste fluide, le policier sortit quelques billets de l’intérieur de sa poche. La poursuite de cette piste, qui pouvait potentiellement mener à un démantèlement d’une telle importance, valait bien ce maigre sacrifice financier.
En quelques secondes, l’échange était fait. Le vendeur jaugea et recompta les billets en un clin d’œil, vérifiant leur authenticité d’un œil expert. Un instant plus tard, ils avaient disparu dans les profondeurs de sa poche. A la place, il en sortit un petit bout de papier sur lequel était gribouillé un numéro de téléphone, à peine lisible dans la pénombre.
« - Tiens. Si t’en reveux, tu t’adresses à moi. Tu retournes pas au restaurant, tu traines pas dans les rues en demandant n’importe qui. Tu ne t’adresses qu’à moi. Compris ?
- Compris. »
Sur ce, son interlocuteur encapuchonné tourna les talons et s’en fut dans la direction opposée, se fondant rapidement dans la pénombre.
Mais Hobbes ne comptait pas en rester là. Il voulait voir ou se dirigeait son nouvel ami, qui restait si avare en informations. La filature était risquée, surtout sans arme, mais à ce stade c’était sa meilleure chance de récolter plus d’informations.
Battant en retraite derrière l’angle de la rue pour simuler son départ, il attendit que l’homme eût bifurqué dans la première ruelle à gauche pour se lancer à sa poursuite. Accélérant légèrement pour ne pas le perdre de vue, il vint jusqu’au coin suivant où il se posta sans un bruit. La rue étant totalement déserte, il lui était impossible de le suivre en se faisant simplement passer pour un promeneur nocturne. Il était donc obligé de procéder ainsi par étapes.
Un vent froid s’était levé désormais, comme chaque soir depuis quelques jours. Hobbes avait l’impression qu’il s’intensifiait nuit après nuit, comme une mise en garde de plus en plus persistante qu’il ne fallait pas rester dehors. Mais en ce moment, il le sentait à peine malgré la froide caresse qui s’infiltrait sous ses vêtements bien trop légers pour la saison.
Une excitation familière le prenait, une concentration à toute épreuve qui lui permettait de faire abstraction de tout ce qui n’était pas nécessaire à sa mission. Seuls importaient la lointaine silhouette noire qu’il distinguait quelques dizaines de mètres devant lui, el le son de ces pas qui claquaient sur le bitume.
Durant près d’une heure et demie, le policier suivit sa cible avec autant d’opiniâtreté que de discrétion. Celle-ci avait commencé par se poster dans une ruelle un peu plus loin, à la perpendiculaire d’une rue peu fréquentée. Hobbes avait trouvé un bon point de vue duquel il était presque invisible. Au bout d’un moment, il avait vu trois jeunes s’approcher, de l’âge de ceux à qui il avait parlé le matin même. A nouveau, il avait ressenti ce même dégout envers ces marchands d’illusion, qui profitaient de la faiblesse psychologique de ceux qui cherchaient leur place ou juste un moyen de fuir leurs responsabilités. Sa détermination n’en fut que renforcée, et c’est plus motivé que jamais qu’il reprit la poursuite du dealer lorsque celui-ci se remit en route.
Ce dernier se dirigeait maintenant vers le Sud-Ouest de la ville, et bientôt ils arrivèrent aux limites de Helleme. Le guide involontaire avait accéléré le pas, comme s’il était pressé de rentrer. Hobbes s’interrogeait, se demandant s’il le menait directement chez lui ou bien à un point de rendez-vous.
Ses doutes se dissipèrent lorsqu’il aperçut se profiler entre les immeubles d’immenses bâtiments de forme plus ou moins cubiques. En pierre ou en revêtement métalliques, ils se cachaient les uns derrière les autres, arborant fièrement d’immenses logos sur des pancartes de plastiques mal entretenues.
« La zone Industrielle », comprit-il. Un immense complexe excessivement laid et peu accueillant, qui abritait pêle-mêle vieux supermarchés, entrepôts divers et variés et quelques usines encore en activité. Le nombre de ces dernières avait considérablement diminué ces dernières années, laissant à l’abandon quantité de ces fragments du passé. Des équipements datés, hors d’usage, que personne n’avait voulu récupérer du fait de leur obsolescence, trainaient encore à l’intérieur. La mairie en avait barré l’accès pour la plupart, mais elles étaient tellement nombreuses qu’il était impossible de toutes les contrôler régulièrement. Tout au plus les commissariats des Faubourgs ou d’Helleme y faisaient-ils une descente de temps en temps, ou en cas de plainte.
Cela était surtout dû à la chute d’une des anciennes entreprises phares de la ville, SAVITECH. Le géant de la sidérurgie avait été pendant longtemps un des moteurs économiques de la ville, créant un nombre d’emplois colossal grâce à la grande quantité d’ouvriers embauchés, qui venaient pour l’essentiel des quartiers Sud.
Mais depuis quelques années, les travailleurs impuissants avaient assisté aux effets progressifs de la mondialisation et de la mécanisation. Face à la terrible concurrence qui était désormais devenue internationale, l’état financier de SAVITECH devenait dangereusement instable. La jadis prospère compagnie ne pouvait plus continuer à supporter les coûts bien trop élevés de ces innombrables employés, tandis que ses rivaux intra et inter-territoriaux utilisaient au choix des mains d’œuvre étrangères, ou bien des robots qui accomplissaient l’essentiel du travail bien plus efficacement.
Rapidement, la direction de l’entreprise s’était vue contrainte de réduire au minimum les pertes engendrées par ce pôle si peu rentable. Sur la dizaine de bâtiments de production et d’entrepôts établis dans la zone Industrielle, sept avaient tout bonnement été fermés, tandis que dans les trois derniers une bonne partie du personnel avaient peu à peu été remplacée par des automates.
La conséquence logique de cette modernisation à grande échelle avait été double : d’une part, une catastrophe économique pour l’ensemble de la ville, qui s’était retrouvée privée d’une importante source de revenus et d’attractivité. D’autre part, une vague de licenciements massifs, qui avaient donc touchés pour l’essentiel Helleme et le quartier des Chandelles. Au total, plus de 60% des ouvriers de SAVITECH avaient perdu leur emploi, ce qui représentaient presque le tiers de la population active des quartiers Sud.
D’autres entreprises avaient subi le même sort, mais dans une moindre mesure et avec un impact bien moindre. Cependant, d’après ce que Hobbes avait compris en suivant les informations au fil des années, cette désindustrialisation aurait joué un grand rôle dans le délabrement progressif des quartiers Sud. Comme un socle offert à la décadence qui avait été posé là, sans que les conseils municipaux successifs ne parviennent à l’enlever.
Hobbes n’eut pas l’occasion d’avancer beaucoup plus loin. Après avoir suivi l’homme encapuchonné sur quelques portions de routes sinueuses, ils avaient repéré de nombreux hommes qui circulaient et s’activaient entre les bâtiments. Ils étaient au moins une quinzaine, qui allaient et venaient sans un bruit.
Décidant qu’il avait suffisamment tenté le sort pour aujourd’hui, le policier ressortit discrètement de cet endroit qu’il jugeait particulièrement glauque, surtout de nuit. Il était temps de rentrer.
Sur le chemin qui menait à sa voiture, Hobbes tenta de récapituler ce qu’il avait découvert aujourd’hui. Les informations et les visages tournoyaient dans son esprit, dans un mélange qu’il lui tardait de clarifier par écrit.
Tout particulièrement, il repensa à ce quatrième meurtre dont il venait d’apprendre l’existence. Il était déjà certain, bien qu’il n’en ait pas la preuve formelle, que le professeur avait été tué par ces trafiquants qu’il avait réussi à infiltrer. Mais les trois autres…une organisation criminelle concurrente ? Non, c’était peu probable, le mode opératoire strictement identique des deux premiers n’aurait pas été la façon de faire d’un gang ennemi…Si cela avait été le cas, ils auraient probablement choisi un moyen un peu plus spectaculaire et plus simple de faire disparaitre ces hommes. En les criblant de balles, par exemple.
Qu’avait dit le dealer à propos de ce nouveau macchabée, déjà ? « On l’a retrouvé égorgé en plein quartier des Chandelles ». Hobbes sentit un frisson glacial lui parcourir la colonne vertébrale, tandis que l’image d’une ouverture béante en travers de la gorge s’imposa une fois de plus à son esprit.
Chapitre 9
Comme bien des gens, Benjamin Bréchard possédait deux adresses mail bien distinctes. La première avait un usage professionnel uniquement, elle lui avait été attribuée automatiquement à son arrivée chez MANSON and Co il y a des années de cela. Il s’en servait quotidiennement, puisque c’était par celle-ci que toutes les informations et communications circulaient. Il en allait de même pour tous les autres employés : un même site qui hébergeait les adresses mails de tous, pour plus de simplicité.
Son autre adresse, il la possédait depuis plus longtemps encore. C’était son adresse mail personnelle, celle qu’il aurait utilisé pour tous ses projets, par exemple partir en vacances, s’offrir des cadeaux sur Internet, discuter avec des amis…
Mais avec le temps, il s’était peu à peu rendu compte que ce compte tombait peu à peu dans l’oubli, qu’il s’écoulait des périodes de plus en plus longues avant qu’il ne s’y connecte à nouveau. « Rien de grave en soi, se raisonnait-il. Ce n’est jamais qu’une adresse mail. De toute façon, je n’y retrouve jamais aucun nouveau message. A part de la pub. » Même sa famille, dont il s’était éloigné depuis des années, ne lui écrivait plus. Et lui-même ne cherchait plus à leur écrire.
Mais malgré cela ou peut-être à cause de cela, ce lent abandon d’une part symbolique de sa vie privée commençait à le terrifier. C’était comme si l’importance de cette dernière s’amenuisait. Comme si au fil du temps, sa personnalité propre s’effaçait, consumée par sa fonction, qui emplissait jusqu’à emplir complètement sa vie. Benjamin Bréchard disparaissait, seul demeurait le comptable.
Il repensait à tout cela de plus en plus souvent, ces derniers temps. Particulièrement dans des moments comme maintenant, où il se retrouvait un samedi matin au bureau, à ouvrir sa boite mail professionnelle pour guetter toute éventuelle nouvelle information.
A part un rappel de routine sur les règles de sécurité applicables en entreprise -quelqu’un s’était probablement attiré les foudres d’Eric Allart à ce sujet-, il n’y avait rien de neuf.
Avec un soupir contenu, le comptable se mit au travail. Il devait reprendre tous les comptes de l’année, vérifier une fois de plus qu’aucune erreur n’avait été faite. Et cette fois, il lui fallait s’arrêter sur le moindre petit détail, vérifier chaque compte, sous peine de se retrouver dans une situation des plus délicates. Il ferma les yeux. Il entendait encore la voix sèche de son manager, la veille. Il aurait voulu effacer à jamais ce souvenir de sa mémoire, il en possédait déjà bien trop du même style.
Durant près d’une heure, Benjamin Bréchard s’échina à tourner en tous sens des tableaux Excel, tandis que seuls les bruits de quelques ordinateurs et imprimantes venaient troubler le silence de l’Open space. Il devait faire des efforts de plus en plus considérables pour rester pleinement concentré sur son travail. Il n’aimait déjà pas particulièrement ce poste lorsqu’il avait commencé, mais il avait à l’époque des espoirs d’évolution, de changement de carrière peut-être. Aujourd’hui, après toutes ces années à ne rester qu’un pion parfaitement statique, ce jeu avec les chiffres lui devenait tout simplement insupportable. Des colonnes, des colonnes et encore des colonnes, des listes interminables de partenaires commerciaux et de taxes en tout genre…une interminable procession de calculs qui ne parvenaient plus à l’intéresser depuis bien longtemps. Ce n’était plus une simple contrainte à ce stade, c’en devenait presque une torture.
Au bout d’un long moment cependant, quelque chose finit par attirer son attention. Quelque chose qu’il avait ignoré la première fois qu’il avait étudié ces documents, probablement parce que tout semblait en règle. Mais maintenant qu’il contrôlait les comptes un par un, prêtant une attention méticuleuse à chaque intitulé et montant qui y était associé, il remarquait certains éléments qui lui semblaient étranges.
En effet, certains montants portés au crédit, donc des flux sortant de l’entreprise, lui paraissaient particulièrement élevés. Le compte « Autres clients » par exemple, qui revenait logiquement de façon assez récurrente, affichait des sommes bien supérieures à ce à quoi il se serait attendu.
« Après tout, je n’en sais rien, songea-t-il. Ce n’est pas moi qui dirige cette entreprise, je ne sais rien des coûts et des budgets qui sont attribués. »
Si c’était effectivement des décisions qui venaient d’en haut, alors même le manager ne pourrait rien lui reprocher. Lui aurait fait son travail, peu importe au fond la valeur des chiffres.
Mais si c’était une erreur ? Le doute le reprit. Si c’était simplement une erreur au moment de collecter ou rentrer les données ? C’était le genre de choses qui pouvait tout fausser, le genre de choses qui pouvait faire entrer Eric Allart dans une colère noire. Benjamin Bréchard ressentit un frisson rien qu’en s’imaginant la scène. Il lui fallait être absolument sûr, mais comment vérifier ? Parmi les personnes présentes ce matin, aucune ne pourrait lui être d’un quelconque secours. En fait, à bien y réfléchir, aucun autre employé ne serait capable de lui répondre.
Il lui restait trois options. La première, passer outre sa découverte et espérer que tout soit parfaitement normal. Hors de question, c’était là le plus gros risque qu’il puisse prendre.
La deuxième, se débrouiller tout seul pour essayer de dénicher des informations relatives à ces comptes. Mais il ne voyait pas où chercher, et surtout il n’avait accès qu’à un nombre de données très limitées : celles que l’on lui communiquait et rien de plus.
Quant à la troisième…le regard de Benjamin Bréchard dériva lentement, pour venir se poser sur la porte tout au fond de la salle de travail. Isolée, sombre, seule une plaque de métal dorée l’ornementait d’inscriptions illisibles à cette distance. La porte du « patron », comme l’appelait Allard. Le fait de ne le voir presque jamais apparaitre ou sortir de son bureau n’avait fait qu’augmenter une sorte de respect craintif que le comptable éprouvait pour son employeur. Il soupçonnait d’ailleurs que sur ce sujet, il en allait de même pour tous les autres salariés.
Le matin, il était déjà à son bureau lorsque tout le monde arrivait. Le midi, il mangeait dans cette même pièce et le soir, il partait après tout le monde. Une sorte de monstre de travail, dont Benjamin Bréchard était incapable de comprendre quoi que ce soit à son sujet, et qui dirigeait son équipe comme s’il s’attendait à ce que tous ne vivent comme lui que pour leur job.
Le nombre de fois où ils s’étaient retrouvé face à face se comptaient sur les doigts de la main. Benjamin doutait presque que son supérieur se rappelle son nom, malgré toutes les années depuis lesquelles il travaillait ici.
Mais il n’avait pas le choix. D’une part, c’était là le meilleur moyen d’être sûr qu’il n’y avait pas d’erreur dans cette histoire de compte. Le meilleur moyen d’être intouchable auprès d’Eric Allart, aussi. Et surtout -il déglutit-, c’était l’occasion d’être courageux.
Comme une revanche sur la scène de la veille, il se sentait poussé à franchir cet Open-space, à toquer à la porte et à aller affronter cette hiérarchie qui l’intimidait tant. Il devait le faire, ne serait-ce que pour se prouver à lui-même qu’il en était capable. Comme un premier pas vers une future affirmation de soi.
Sa décision était prise. Il se mit debout et entreprit de réunir fébrilement tous les documents dont il pourrait avoir besoin. Ses mains tremblaient. Après avoir vérifié trois fois qu’il avait bien avec lui tout le nécessaire, il quitta son bureau et se dirigea vers la porte du fond. C’est à peine si ses collègues lui jetèrent un regard lorsqu’il passa à côté d’eux.
Tandis que le rectangle sombre se rapprochait, Benjamin Bréchard tentait de calmer les battements affolés de son cœur dans sa poitrine. Après tout, que risquait-il ? Il s’agissait simplement de poser une question. Il en avait parfaitement le droit, se raisonnait-il.
Même sa voix intérieure lui parut faible et insignifiante.
La gorge sèche, il arriva face à la porte et toqua immédiatement, pour ne pas se laisser le temps de réfléchir et de faire machine arrière. Dans son esprit, un combat faisait rage : une part de lui espérait recevoir une réponse, pour mettre à profit cet élan de courage hélas trop rare. Mais l’autre partie ne pouvait s’empêcher d’espérer que seul le silence lui répondrait, le laissant alors retourner à son bureau et éviter cette discussion.
« - Entrez !
Une voix forte avait retenti après quelques secondes, qui lui sembla légèrement irritée. Avec l’impression d’avoir les jambes en coton, il pénétra dans la pièce.
Celle-ci était assez spacieuse, mais très peu remplie ou décorée. Hormis un meuble de rangement sur le côté, la seule fourniture de bureau était le large bureau de bois situé au centre, surchargé de dossiers et feuilles volantes en tous genres. L’absence de personnalisation du lieu mit aussitôt Benjamin Bréchard mal à l’aise, lui donnant une impression de vide et de froideur. Peut-être que la présence d’un simple cadre photo lui aurait tout de suite rendu le lieu et le personnage qu’il avait face à lui plus chaleureux.
A l’image de ses souvenirs, le Patron – Monsieur Soully de son vrai nom- était un homme d’une carrure importante, que faisait ressortir un costume noir parfaitement taillé. Son visage impeccablement rasé, ses cheveux noirs parfaitement coiffés, tout en lui respirait l’ordre et la discipline. Il devait avoir entre quarante et quarante-cinq ans, mais l’expression maussade qu’il arborait comme à chaque fois le vieillissait de plusieurs années. Lorsque le comptable entra dans la pièce, il ne leva pas les yeux tout de suite, finissant de taper quelques mots sur son clavier d’ordinateur portable. Finalement, il lâcha, toujours sans quitter son travail des yeux :
« - Oui ? C’est pour une urgence, j’espère.
- Bonjour…Voilà, euh…je suis l’expert-comptable, et j’étais en train de vérifier les comptes quand…j’ai vu quelque chose qui semblait bizarre…Un peu comme une anomalie, mais je n’en étais pas sûr et je voulais vérifier cela avec vous…si vous avez le temps, bien entendu…
Même de son point de vue, Benjamin Bréchard se rendit compte qu’il avait rarement entendu quelque chose d’aussi peu convaincant. D’ailleurs, l’autre ne prit même pas la peine de le regarder pour lui répondre, non sans avoir émis un grognement.
- Ecoutez, vous êtes bien gentil mais j’ai du travail. Si vous êtes comptable, alors c’est votre métier de corriger cette anomalie, pas vrai ? C’est pour ça que je vous paye. »
« C’est pour ça que je vous paye ». C’était la deuxième fois en deux jours qu’il entendait cette expression, et la deuxième fois qu’il ressentait tout le mépris qui se cachait derrière cette injonction. Comme si le fait de recevoir un paiement en échange de son travail lui enlevait tout droit à la parole, à la discussion. On le payait, alors il avait juste à faire son travail correctement et à la fermer pour le reste.
Mais ici, il fallait qu’il persiste. Il savait qu’une telle entrevue ne lui servirait à rien en cas de futur problème avec son manager.
« - Mais…il s’agit de certains montants, que je trouve très élevés. Je voulais juste avoir la confirmation qu’il s’agit des bons chiffres…
A ce moment, il aurait juré voir l’homme assis tiquer. Arrêtant finalement son tapage frénétique, ce dernier tourna son regard vers lui, fixant les documents que le comptable avait en main.
- Très bien, entrez, reprit-il d’un ton détaché. Nous allons regarder cela rapidement.
Benjamin Bréchard obtempéra, prenant soin de refermer la porte derrière lui.
Se rapprochant du bureau, il tendit la main et Soully saisit promptement les documents, sans un mot de remerciement. Il entreprit de les feuilleter, les sourcils froncés, parcourant page après page à grande vitesse. Benjamin Bréchard était plus mal à l’aise que jamais. Son patron ne lui avait pas proposé de s’assoir, malgré la chaise qui semblait l’attendre juste devant lui. Il n’osa pas en prendre l’initiative, et resta debout, fixant d’un œil anxieux son supérieur.
Au bout de quelques minutes, ce dernier émit comme un ricanement et releva les yeux vers lui.
« - Et bien, il n’y a absolument rien d’anormal ici. Rien dont même un étudiant de première année ne puisse s’occuper. Vous êtes sûr d’être comptable ?
Encore une pique. Benjamin tenta de se justifier, maladroitement. Il ne pouvait pas, ne devait pas tout laisser glisser éternellement.
- Je fais juste mon travail…rien de plus. Ces chiffres m’ont semblé étranges, j’ai préféré venir vous voir…
Un court silence s’ensuivit. Aussi anodine que cette réplique puisse paraitre, Benjamin se sentit fier de lui. Il avait osé s’exprimer, affirmer une opinion contraire à celle de son chef. Mais celui-ci le regardait à présent avec une expression indéfinissable, et finit par reprendre d’une voix doucereuse :
« - Effectivement. Vous faites juste votre travail. Comme tous les autres derrière cette porte, vous êtes incapable de plus.
Le comptable ressentit un coup au cœur. La dernière phrase avait presque été crachée, avec un mépris incroyable.
« - Je crois que je vois qui vous êtes. Vous êtes ce type dont Allard m’a parlé, l’incapable qui continue à faire des erreurs qui mettent en péril MON entreprise. Des années que vous travaillez là, et toujours pas foutu de faire le travail correctement.
Planté debout, droit comme un I, la cible de ces accusations se sentait de plus en plus horrifié. Il avait l’impression de revivre la scène de la veille, en cent fois pire. Contrairement à Allard qui se contentait de s’énerver, il avait face à lui un homme qui semblait le mépriser, le détester du plus profond de son être. Et qui le lui montrait dans chacun de ses mots, chacun de ses regards.
« - Aucune ambition, poursuivit la voix qui se faisait plus sonore. Aucune évolution, aucun progrès, aucune initiative. Si la société était intégralement composée de gens comme toi, l’humanité ne serait même plus capable de progrès. S’il n’y avait pas des gens comme moi pour faire avancer le monde et vous donner une utilité, vous ne seriez rien du tout. Dis-moi un peu, est-ce-que tu as un rêve ?
- Je…je ne sais pas…
Il n’arrivait même plus à réfléchir. Cette voix…cette voix condescendante, qui frappait là où cela faisait mal. Qui lui jetait au visage tout ce qu’il tentait d’oublier, jour après jour. Il n’était rien, et ne serait jamais rien. Et presque autant que ces mots qui le détruisaient, c’était le ton employé qui le paralysait totalement. Une méchanceté pure et simple, absolue, que Benjamin Bréchard n’arrivait tout simplement pas à comprendre.
- Ca ne m’étonne même pas. Les gens comme toi n’ont pas de rêve, ils se contentent de vivre leur vie passivement, vivant la semaine comme une corvée mais n’attendant rien du week-end. Leur vie est vide, comme leur esprit. Moi, mon rêve, c’est de partir d’ici. De fuir cette ville pourrie, gangrenée par les inutiles dans ton genre. Seul ce poste me retient ici, mais le jour même où je serai promu ailleurs, je partirai loin ; très loin. A un endroit où je puisse donner à mon ambition les pleins moyens de se réaliser. Un endroit inaccessible pour le bétail de ton genre. Alors maintenant, essaye de comprendre ça : tu n’es rien du tout ici, tu es juste chez moi. Alors ne viens plus jamais me parler de ces chiffres que « tu trouves bizarres ». On ne te demande pas de réfléchir. Alors tu retournes travailler, et ensuite tu rentres chez toi pour continuer ta vie de merde. »
Pour la première fois depuis de longues années, Benjamin Bréchard avait envie de pleurer.
Chapitre 10
Depuis plus d’un an qu’ils se connaissaient, jamais Nicolas n’était encore allé chez Sofya. A vrai dire, personne d’autre qu’Elise n’avait eu cette occasion, d’autant qu’il sache. Le caractère volontairement réservé et peu sociable de la jeune fille blonde ne se prêtait guère à inviter régulièrement des amis chez elle pour faire la fête.
Lorsque Ethan et lui avaient interrogé Elise sur les quelques visites là-bas dont elle avait pu bénéficier, elle s’était contentée de répondre en haussant les épaules :
« - Rien de spécial…leur appartement est plutôt agréable et fait une bonne taille, comme on peut s’y attendre dans le quartier des Moulins. Mais l’intérieur est plutôt banal, en fait. »
Puis elle avait ajouté, avec un léger sourire entendu :
« Sauf son frère, Clément… lui n’est vraiment pas banal, en revanche. »
Les deux jeunes hommes avaient tenté d’en savoir plus, en particulier Nicolas qui avait ressenti une pointe de jalousie envers celui qu’il ne connaissait pas mais qui semblait avoir fait forte impression à Elise. Mais la jeune fille était restée extremement vague dans ses explications.
Malgré la situation actuelle qui était des plus alarmantes, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine curiosité à l’idée de découvrir enfin ce personnage dont il avait tant entendu parler.
Après plus cinq minutes à courir à une bonne allure, durant lesquelles Sofya ouvrait la voie, cette dernière finit par ralentir tandis qu’ils arrivaient devant un joli bâtiment de quatre étages. Plutôt ancien, il avait dû être très beau lors de sa construction, mais aurait nécessité aujourd’hui une rénovation complète, nota Nicolas. Les encadrements de fenêtres et les nombreux balcons richement décorés, typiques de ce style Haussmanien que l’on retrouvait beaucoup dans le quartier, marquaient de nombreuses traces d’usure. La pierre de taille qui composait la façade était encrassée et abimée, comme si personne n’y avait plus touché depuis que l’édifice avait été élevé.
Sortant un trousseau de clés de sa poche, Sofya s’approcha rapidement de la porte d’entrée du hall et l’ouvrit, faisant signe à ses mais de pénétrer à l’intérieur. Tous les quatre se pressèrent de rentrer, non sans vérifier une dernière fois derrière eux que leurs agresseurs n’avaient pas reparu.
Ils se retrouvèrent alors dans une entrée assez haute de plafond, dont le sol était fait d’un marbre qui semblait s’être terni au fil des années. Nicolas n’eut pas l’occasion d’observer plus : la jeune fille blonde s’élança dans les escaliers, suivie de près par les trois autres. Ils grimpèrent ainsi deux volées de marches, jusqu’au deuxième étage. Arrivée là, leur guide sortit de la cage d’escalier en ralentissant sensiblement l’allure. Le calme couloir dans lequel ils venaient de pénétrer était parfaitement isolé de l’extérieur, donnant une impression de sérénité, de sécurité retrouvée qui contrastait d’autant plus avec la course-poursuite effrénée qu’ils venaient de vivre.
S’approchant d’une porte, qu’une plaque dorée marquait du numéro 22, Sofya fit de nouveau usage de ses clés et l’ouvrit en grand, entrant cette fois-ci la première dans l’appartement qui s’offrait à eux.
« Elise n’a pas menti, songea Nicolas en s’arrêtant à l’entrée du salon à la suite de son amie. Il n’y a vraiment rien d’exceptionnel ici ». Le mobilier était tout à fait banal, et il y avait très peu de décoration hormis quelques cadres photos et un ou deux bibelots qui étaient déposés sur des étagères. Sans qu’il sache vraiment pourquoi, le jeune homme se sentit presque déçu. Peut-être s’attendait-il à découvrir quelque chose de plus personnel, de plus original, quelque chose qui l’aurait aidé à mieux comprendre cette jeune fille qui avait toujours attisé sa curiosité.
« Mais finalement, se fit-il la réflexion, c’est plus logique comme ça. Venant de Sofya, ce n’est pas surprenant : même son appartement, au même titre que son comportement, reste toujours parfaitement neutre ».
Quelques secondes plus tard, une voix grave retentit depuis un corridor adjacent, accompagné de bruits de pas :
« - Sofya ? C’est toi ?
- Oui, c’est moi, répondit l’intéressée. Je suis avec des amis, on a un problème. »
Tandis qu’elle finissait sa phrase, Clément Dovalovitch pénétra dans la pièce.
Nicolas comprit aussitôt pourquoi Elise avait été si impressionnée. Le jeune homme qui se tenait devant lui aurait pu sortir d’un magazine de mode masculine. Grand, élancé, il était mince mais son T-shirt noir révélait de larges épaules et des muscles saillants. Son visage aux traits fins était franc et volontaire, de ceux qui inspirent la confiance aussitôt que l’on les a aperçus.
Le nouveau venu, remarqua Nicolas, avait les cheveux exactement du même teint que sa sœur : un blond extrêmement clair, rendant presque invisibles les quelques mèches folles qui retombaient sur son front. De même pour ses yeux, dont la couleur bleu pâle était strictement identique à ceux de la jeune fille.
Mais surtout, encore plus que son physique, Clément dégageait autre chose qui le rendait encore bien plus impressionnant. Malgré son jeune âge, on pouvait ressentit émaner de lui une assurance, une confiance absolue en soi et en sa capacité à affronter les évènements qui se présenteraient à lui. Et par-dessus tout, il donnait cette impression de profond dynamisme : une énergie formidable se dégageait de lui, comme une résolution inébranlable à toujours rester actif.
En le voyant, Nicolas ne put s’empêcher de se demander : Avait-il été influencé par les nombreuses éloges que Sofya lui avaient faites de son frère auparavant ? Peut-être. Mais maintenant qu’il le rencontrait, il commençait à comprendre comment il pouvait susciter autant d’admiration de la part de tous. Face à lui, il avait l’impression de voir le stéréotype même de l’homme à qui absolument tout réussit, capable de prendre sa vie en main du tout au tout pour lui et pour sa sœur.
S’avançant d’un pas, Clément promena son regard sur les nouveaux venus, arrêtant un peu plus longtemps son regard sur Elise, comme pour montrer qu’il l’avait reconnu. Celle-ci lui répondit par un timide signe de tête.
« - Qu’est ce qui se passe ? Finit-il par s’enquérir auprès de sa sœur. De quel problème tu parles ?
- Autant s’assoir. Je vais tout te raconter depuis le début, ça risque d’être un peu long. »
Quelques minutes plus tard, tous les cinq étaient assis sur les deux canapés au milieu du salon, de part et d’autre de la table basse. De façon claire et concise, Sofya relatait à son frère l’ensemble de leurs mésaventures depuis qu’elles avaient débuté mercredi dernier. L’homme en gris qui rodait autour du lycée avec Hugo, le « suicide » suspect de Monsieur Verfeuille et les deux hommes à côté du proviseur, le vol de la clé USB, l’agression de Nicolas et enfin le point culminant de cette poursuite infernale : la scène de ce matin.
Bien qu’elle ait eu lieu il y a moins d’une heure, Nicolas se sentait étrangement détaché de ce qui s’était produit. Il n’arrivait pas vraiment à réaliser ce qui venait de lui tomber dessus, sur lui et ses amis. Comme si ce déferlement de danger et de violence ne le concernait pas, ne pouvait pas le concerner. Comment s’était-il retrouvé là ? Il y a quelques jours à peine, tout allait bien, sa vie n’était pas parfaite mais au moins était-elle paisible et prévisible. En quelques enchainements d’évènements imprévus et de mauvais choix, tout avait basculé si vite…
Assis face à lui, Clément écoutait en silence, les sourcils froncés. Lorsque sa sœur eut fini, il s’enquit d’un ton circonspect :
« - Pourquoi n’avez-vous pas prévenu la police ? Ils auraient mené l’enquête sur tous ces types et vous auraient protégé. C’est leur rôle, après tout.
- Avant ce matin, on ne pouvait rien prouver contre les deux voleurs de la clé USB. On ne faisait que supposer qu’ils étaient reliés à l’agression de Nicolas, et on avait raison, répondit Sofya.
Clément hocha la tête. Nicolas sentit sa désapprobation. Il devait probablement penser qu’ils avaient pris des risques inconsidérés, et il avait raison.
- Toujours est-il que maintenant, vous pouvez aller les voir. La police, je veux dire. Vous avez maintenant une véritable preuve que ces gens sont des fous dangereux, et des dizaines de témoins qui ont entendu le coup de feu et les ont vus vous poursuivre.
Tous murmurèrent leur assentiment. Le jeune homme reprit :
- Cette clé, vous l’avez sur vous ? C’est l’occasion de voir ce qu’elle contient.
L’extirpant avec difficulté de sa poche de jean, Elise sortit le petit objet et commença à lui tendre, mais elle s’arrêta à mi-chemin, hésitante.
- Est-ce que c’est vraiment une bonne idée ? Je veux dire…on devrait peut-être se contenter de l’amener au commissariat le plus proche.
- Qu’est-ce que ça change ? Demanda doucement Clément. Les types qui vous poursuivent savent que vous avez la clé, ils doivent donc être persuadés que vous avez déjà regardé son contenu. Et personnellement, je préfère en savoir le plus possible sur cette histoire avant de faire quoi que ce soit.
Avec lenteur mais fermeté, il se leva et saisit la clé dans la main tendue de la jeune fille. « Je reviens », fit-il avant de s’éclipser vers l’arrière de l’appartement.
Un moment de blanc suivit, durant lequel on aurait entendu une mouche voler. Nicolas se demanda comment se sentaient les autres en ce moment même, mais il savait que ce n’était pas le moment d’en discuter. Quelques instants plus tard, Clément était en effet déjà revenu avec un ordinateur portable allumé à la main.
Se rasseyant, il le posa sur la table basse et l’alluma, tandis que tous vinrent se regrouper autour de lui dans un même réflexe afin d’apercevoir l’écran. Seul le bruit régulier du léger souffle de l’ordinateur venait rompre le silence, un ronronnement qui finit par décliner lorsque l’écran d’accueil s’afficha enfin.
Sans perdre de temps, le jeune homme blond introduisit la clé USB dans un des ports prévus à cet effet. La machine réagit en émettant un petit son et un message, « Que voulez-vous faire avec ce lecteur amovible ? ».
Nicolas se rendit compte qu’il retenait son souffle. Il allait enfin savoir. Que contenait cette clé, de si important et si dangereux pour ces hommes qu’ils soient prêts à tout pour la récupérer ? La curiosité le dévorait, en même temps qu’une anxiété croissante.
Sous leurs yeux, une liste de fichiers venait d’apparaitre. Nicolas en compta quatre, plus un dossier orné d’un petit cadenas intitulé « Privé ».
Clément dirigea alors le pointeur de la souris vers le premier document de la liste, intitulé « Source principale ». Après quelques secondes de chargement, tous se mirent à lire.
Source Principale
(Approvisionnement, Stockage et Distribution)
Approvisionnement
- Les voies d’approvisionnement resteront les mêmes : par les routes Sud, uniquement aux horaires indiqués.
- Après le prochain financement, la commande devra augmenter de 50% à compter du 15 novembre : On passe de 0.12T à 0.18T amenées mensuellement. On s’attend à une explosion de la consommation, sur l’ensemble des 5 quartiers.
- La marchandise reste la même : Cocaïne sous forme poudreuse, pureté moyenne de 50%.
- Les Tarifs ne seront pas renégociés avec les fournisseurs.
Stockage
- Les entrepôts de SAVITECH numéro 1-A et 3-A étant toujours à l’abandon, nous continuerons à les utiliser comme espace de stockage.
- L’entrepôt numéro 3-A fera office de hangar principal.
- La garde des entrepôts restera la même, tout comme les règles de sécurité pour les maintenir verrouillés.
- La marchandise devra continuer à être stockée exclusivement dans de vieilles caisses simulant du vieux matériel de SAVITECH, pour éviter tout contrôle dangereux.
Distribution
- Mike reste le responsable de la distribution à travers l’ensemble de la ville.
- La taille des doses augmente, et passe de 200mg à 250mg. La première vente à un nouveau client reste limitée à deux doses.
- Le prix de revente reste le même, à hauteur de 75€ / gramme.
- Nouveaux objectifs de distribution : l’ensemble du surplus de marchandise devra être écoulée en priorité dans les quartiers Nord.
- Les points de ventes prioritaires seront les collèges, les lycées, et les espaces verts (parcs).
- Les revendeurs devront impérativement tourner et être présents aux horaires indiqués, pour éviter toute patrouille de police.
Objectif prioritaire : atteindre le nombre maximum de nouveaux consommateurs.
Nicolas était sans voix. Jamais, au grand jamais, il n’aurait imaginé lire une telle chose. La réalité le frappait de plein fouet, avec cette impression de plus en plus persistante qu’il ne contrôlait plus sa vie depuis quelques jours. Le professionnalisme et l’organisation impeccable de ce document, qui parlait de submerger les écoles -SON école ! - de cocaïne lui donnait la nausée. L’auteur de ces quelques lignes expliquait avec tout le naturel du monde les modalités à appliquer pour créer une dépendance malsaine chez le plus grand nombre de gens possible.
Quant aux implications…Nicolas comprenait mieux, à présent, pourquoi les hommes qui les poursuivaient tenaient tant à récupérer cette clé. Il devait s’agir d’une sorte de feuille de route, comme un récapitulatif des « affaires » qu’eux et leurs amis avaient en cours.
Car ils étaient bien plus de trois ou quatre, le jeune homme l’avait compris à présent. Lui et ses amis avaient mis les pieds dans quelque chose de beaucoup plus grand et beaucoup plus dangereux. Un réseau, déjà bien organisé et bien implanté, qui semblait être capable d’éviter les rondes de police sur l’ensemble de la ville sans difficulté. En frissonnant, il se demanda brusquement quels pouvaient être ces autres documents qui reposaient dans la clé.
Il ne fut pas déçu. Durant la demi-heure qui suivit, c’est dans le silence le plus total que ces listes d’informations effroyablement cyniques continuaient de tomber. Ils purent d’abord voir un document de gestion de jeux et de paris illégaux, avec des données tels que le nombre de participants et les bénéfices engrangés. Ensuite, un historique d’achats d’armes à feu, pour l’essentiel des armes de poing peu encombrantes. Et pour finir, celui que Nicolas trouva sans doute le plus abject, une liste de noms d’habitants de la ville avec leur âge, profession, adresse ou numéro de téléphone. Face à chacun de ces noms, qui se comptaient en dizaines, une mention indiquait à quelle pression était soumise le pauvre type : chantage, extorsion, menaces…et la somme d’argent retirée ou à retirer de ces business pitoyables.
A chaque nouvelle ligne lue, Nicolas avait l’impression de s’enfoncer un peu plus loin dans une hallucination. Il savait que la ville avait connu une dégénérescence ces dernières années, accompagnée d’une montée de la criminalité. Mais jamais il n’aurait cru en l’existence d’une telle organisation, déjà si forte et si omniprésente, et se livrant quotidiennement à des actes d’une telle violence.
Dans un silence toujours plus profond, dans lequel Nicolas devinait les autres de plus en plus crispés, Clément tenta alors d’ouvrir le fichier « Privé ». Aussitôt, une petite fenêtre s’ouvrit sur l’écran, demandant un mot de passe. Après quelques essais aussi infructueux qu’aléatoires, il s’arrêta. Délaissant l’ordinateur, il se retourna finalement vers eux. Nicolas lui trouva un air extrêmement sombre, mais pas paniqué comme lui-même se sentait.
« - Vous avez lu comme moi. Je commence à comprendre pourquoi ces gens sont prêts à aller aussi loin pour vous faire taire à propos de cette clé. Et maintenant, encore plus pour la récupérer.
- Mais qu’est ce qu’on a fait, bordel, murmura Ethan, les yeux perdus dans le vide.
- Vous vous êtes retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment, c’est tout. Sofya, tu aurais dû m’en parler plus tôt, réprimanda sèchement Clément en se tournant vers sa sœur qui baissa les yeux. Mais maintenant c’est fait, alors on doit uniquement se concentrer sur trouver une solution. Et le plus vite possible.
Saisissant son ordinateur, il se leva et déclara en s’éloignant, les laissant tous quatre debout au milieu du salon :
- Je vais essayer de déverrouiller ce fichier qui est bloqué. Autant avoir le plus d’informations possible. Quant à vous, appelez tout de suite votre ami. Il est autant en danger que vous, et il est tout seul. »
A ces mots, Nicolas se sentit immédiatement émerger de sa torpeur. A cause de ce qu’ils venaient de découvrir, tout le monde semblait avoir momentanément oublié Mathieu qui s’était enfui dans l’autre direction. Il éprouva aussitôt un fort sentiment de culpabilité : est-ce que son ami avait pu s’en tirer indemne, au moins ? Il avait pris une bonne avance avant que l’homme en veste de cuir ne se lance à sa poursuite, et il connaissait la ville comme sa poche, mais tout de même…
Sa main se dirigea machinalement vers son portable au fond de sa poche, mais Elise avait été plus rapide. La première à s’être reprise, elle pianotait maintenant sur son téléphone et le porta à son oreille dans les secondes qui suivirent.
Bien qu’il ne puisse rien entendre de là où il était, Nicolas comprit que la sonnerie retentissait à l’autre bout du fil. Trois secondes. Cinq secondes. L’attente était insupportable. Sept. Enfin, le visage d’Elise se détendit brusquement, exprimant un profond soulagement :
« - Mathieu, enfin ! Tu vas bien ?
- ….
Les réponses de son ami étaient inaudibles pour Nicolas, qui devait se contenter d’en deviner la teneur.
- On est chez Sofya, on est en sécurité nous aussi. Mathieu, on vient de mettre cette clé USB sur un ordinateur. Tu ne devineras jamais ce qu’on y a trouvé.
La jeune fille commença alors à rapidement résumer leur lecture, ce qui lui donnait aux yeux de Nicolas une toute autre dimension. C’était une chose d’examiner des documents, c’en était une autre que d’entendre leur amie relater les odieux chantages dont étaient victimes des dizaines de gens innocents et les plans d’expansion d’un trafic de drogue à travers toute la ville.
Souvent, la voix d’Elise se montrait hésitante, parfois même tremblante, mais elle ne flanchait pas. Elle racontait, sans aucun euphémisme ou minimisation de la situation, jusqu’où les gens auxquels ils faisaient face étaient prêts à aller. Pourtant, Nicolas s’en rendait bien compte, le simple fait de l’exprimer ainsi à voix haute rendait la situation bien plus…réelle, plus menaçante. Une fois de plus et malgré la gravité du contexte, Nicolas ne put s’empêcher de ressentir un élan d’admiration envers elle. Cette fois encore, elle lui apparaissait comme quelqu’un d’incroyablement fort psychologiquement. Là où d’autres qu’elles se seraient effondrées en larmes après ce qu’ils venaient de vivre, elle restait active et combattive, recouvrant ses esprits le plus rapidement d’entre eux tous pour prendre des nouvelles de leur ami.
Tout à l’heure, elle n’était pas totalement au centre de l’action quand tout avait dérapé. Nicolas savait qu’elle et Ethan avaient été les moins en danger d’eux cinq. Mais à présent qu’il la voyait, qu’il l’écoutait parler, il ressentait pour la première fois un véritable début de peur. Même pas tant pour lui-même, et c’était là ce qui était étrange, mais de la peur à l’idée de ce qui pourrait arriver à ses amis -et plus particulièrement à Elise.
Plus que jamais, il se sentait déterminé à faire tout son possible pour la protéger, pour les protéger tous. « Je ne peux peut-être pas faire grand-chose tout seul, songea-t-il, mais au moins j’essaierai. Je vous promets que je serai courageux pour vous. »
« - En tout cas, tu ne peux pas rester chez toi, Mathieu.
A côté de lui, la jeune fille brune avait terminé son récit.
- …
- Je comprends que tu ne veuilles pas impliquer tes parents…oui…
- …
- Si tu ne veux pas amener la police chez toi, alors vas les voir directement. Tu n’as pas été suivi, t’es sur ?
- …
- Alors vas au commissariat le plus proche, le plus discrètement possible. Le frère de Sofya essaye de finir de décrypter la clé, et ensuite on te rejoindra là-bas.
- …
- Fais attention à toi. A plus tard. »
Elise raccrocha. A l’autre bout du fil, Mathieu tremblait.
Chapitre 11
Mathieu attrapa un imperméable noir et l’enfila rapidement, tout en scrutant l’extérieur de sa maison. Mieux valait privilégier la discrétion plutôt que le style, aujourd’hui.
Quelques heures s’étaient écoulées depuis l’appel de Sofya. La fin d’après-midi approchait. Le jeune homme savait qu’il aurait dû partir plus tôt pour le commissariat, mais il s’était senti incapable de ressortir de chez lui immédiatement après son arrivée.
Il avait donc pris un moment pour se reposer, et calmer les battements effrénés de son cœur. Bien qu’il ait l’estomac noué, il s’était forcé à avaler un morceau : il n’avait rien mangé depuis ce matin. Le plus important, pensait-il, c’était d’abord de maintenir à distance la panique qui l’avait assailli un peu plus tôt. Des images lui revinrent aussitôt, comme dans un flash, le faisant frissonner. Le son de métal dans la poche de l’homme en gris, une arme à n’en pas douter. De plus, Mathieu l’avait vu tiquer, il en était sûr. Ce type s’apprêtait à faire quelque chose. Ce qui l’avait conforté dans sa réaction instinctive : prendre les devants.
Ensuite, tout était allé si vite… Les cris, la clé qui avait été arrachée à l’ennemi…une clé que le jeune homme avait prise sans même réfléchir à ce qu’il faisait. Il avait vu cet objet comme le salut, comme sa meilleure chance de s’en sortir. Il n’avait plus le choix, il devait les faire coffrer à tout prix. Ces hommes -il avait encore du mal à le réaliser- voulaient le voir mort. Lui, et probablement ses amis aussi.
Et ensuite, la course et les coups de feu. Une course effrénée, durant laquelle il entendait loin derrière lui la poursuite hargneuse qu’avaient engagée ses agresseurs. Une course qui l’avait finalement mené jusqu’à chez lui, après être certain qu’il les avait semés. Le plus dur avait été de faire comme si de rien n’était en arrivant. De ne rien laisser paraitre, face à ses parents qu’il refusait d’embarquer dans cette histoire. Il réglerait les choses par lui-même, en adulte, comme il l’avait toujours fait, sans mettre en danger d’autres personnes.
Heureusement, cela faisait un bon moment à présent qu’il ne communiquait de moins en moins avec ses parents, faisant sa vie de son côté. Pour une fois, cela fut un réel avantage, lui permettant d’éviter des questions qui auraient risquées de percer à jour son trouble. Et en même temps, une part de lui regrettait cet éloignement, aurait aimé aller chercher soutien et réconfort auprès d’eux, et ce malgré sa détermination à ne pas les impliquer. Mais c’était hors de question. Il devait assumer ses responsabilités jusqu’au bout.
A présent, il se retrouvait prêt à ressortir dans le froid pour suivre le conseil de Sofya. Le poste de police le plus proche n’était pas à côté, mais en moins de quinze minutes il y serait. Et là, tout s’arrangerait. La situation redeviendrait sous contrôle.
« - Je sors, lança-t-il à tout-va d’un ton le plus décontracté possible, à tout à l’heure.
- A tout à l’heure, lui répondit la voix de sa mère depuis l’arrière de la maison.
Pour la première fois depuis longtemps, Mathieu ressentit comme une boule au fond de sa gorge. Il se jura que lorsque cette histoire serait finie, il passerait plus de temps avec ses parents. Il s’en rendait compte à présent, c’était stupide de vouloir limiter tout contact entre eux pour prouver son indépendance. Les deux n’avaient rien d’incompatible, finalement.
A l’extérieur, quelques passants circulaient encore dans les rues. Assez peu, comme toujours : les Moulins étant une zone résidentielle, les gens s’y promenaient essentiellement pour profiter du cadre agréable des environs. Contrairement au centre-ville, qui devait fourmiller d’activité à cette heure-ci.
Le jeune homme se mit en marche, mains enfoncées dans les poches. Le froid qui régnait à l’extérieur suffisait à justifier la capuche qu’il avait rabattue sur sa tête, sans que cela ne paraisse étrange. Il avait pris soin de bien vérifier une dernière fois le chemin sur Internet avant de partir, de manière à ne pas avoir à sortir son portable de manière répétée.
Il se forçait à avancer d’un pas mesuré, rapide mais en restant naturel. On ne savait jamais. Au cas où les membres de cette espèce de Mafia soit toujours en train de roder près d’ici. Eux, ou des amis à eux d’ailleurs. Si Mathieu avait bien retenu une chose de ce que Elise lui avait raconté par téléphone, c’est qu’il n’avait pas simplement affaire à deux ou trois détraqués. Il était devenu la cible d’une organisation criminelle toute entière.
Le jeune homme sentit soudain une goutte, puis une autre. Il se mettait à pleuvoir. Il baissa la tête, dans un réflexe pour ne pas être trempé. En quelques minutes, les nuages sombres qui s’amoncelaient au-dessus de la ville commencèrent à déverser des quantités d’eau de plus en plus importantes.
Autour de lui, les gens accéléraient le pas, pressés de rentrer chez eux avant d’être pris dans le cœur de l’averse. Il décida d’en profiter pour faire de même et accélérer. Plus vite il serait au poste, et mieux cela vaudrait : finalement, cette pluie allait lui être bénéfique.
Absorbé par ses pensées et le visage incliné vers le sol, ce ne fut qu’au dernier moment qu’il vit l’individu surgir, sortant d’un renfoncement du mur qu’il longeait. Une main traversa le rideau de pluie, l’agrippa et l’attira brutalement à l’intérieur de ce qui semblait être une entrée de parking cachée entre deux bâtiments.
Avant même de réaliser ce qu’il se passait, Mathieu se retrouva plaqué au mur, la lame d’un couteau posée en travers de sa gorge. En un instant, il reconnut les deux visages qui lui faisaient face : ceux qu’il avait fui toute la journée, et qui le regardaient à présent avec une haine non dissimulée. Il ne parvenait pas à y croire. Comment était-ce possible ?
« - Tu as cru qu’on t’avait perdu ? Siffla l’homme au manteau gris comme pour répondre à sa question. Surement pas, petit crétin. On ne pouvait juste pas se permettre d’entrer par effraction chez toi, ça n’aurait fait que nous compliquer la tâche au cas où il y aurait eu d’autres gens avec toi. Alors on t’a attendu. On était sûr que tu finirais par sortir.
Mathieu ne savait pas s’il avait envie de hurler ou de pleurer. Le premier était totalement exclu : en dehors du fait qu’il avait un couteau sous la gorge, la rue était à présent déserte à cause des trombes d’eau qui y tombaient. Personne ne pourrait entendre ses appels à l’aide, quand bien même il aurait le temps de les émettre. Peut-être cette pluie n’était-elle pas si bénéfique, en fin de compte.
- Je vais être très clair, reprit l’autre qui semblait avoir du mal à se maitriser. Je sais que ce sont tes amis qui ont cette clé. Alors tu vas me dire immédiatement où ils sont, et on va y aller ensemble. Récupérer ce que vous nous avez volé.
La poigne qui maintenait Mathieu au mur par son col s’était faite plus forte durant ce discours. Le visage de l’autre, marqué d’un bleu à la joue à la suite de leur altercation de midi, était constellé de gouttes de sueur. Mathieu comprit que son agresseur était fou de rage, et probablement aussi terrifié à l’idée ne pas récupérer cette précieuse clé USB. A côté de lui, l’homme au pistolet le fixait d’un air tout aussi patibulaire, mais toujours sans prononcer un mot. Seul manquait celui à la veste de cuir.
« - Ils sont allés prévenir la police, lança Mathieu qui refusait de céder. Ils vont leur donner la clé, et vous serez tous foutus.
Le visage de l’homme sembla se décomposer pendant quelques instants. Puis il éclata d’un rire sans joie, presque hystérique.
- Tu crois ça ? Ils peuvent essayer tant qu’ils veulent, on la récupèrera avant, tu peux en être sûr. Et une fois que l’on aura, personne ne pourra plus rien faire. Pas même ces incapables de la police. Personne !
Il se rapprocha, augmentant la pression de sa lame sur la gorge du jeune homme. Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres.
- Mais toi, tu vas me dire où ils sont. Maintenant. Cela nous évitera de perdre du temps.
- Je ne sais pas, » répondit aussitôt Mathieu dans un réflexe.
Il ne pouvait pas vendre la mèche aussi facilement. Ses amis avaient fait bien trop pour lui pour qu’il les dénonce aussitôt que la question lui était posée. Mais dès l’instant où il eut prononcé ces mots, il les regretta aussitôt. Une étrange lueur s’était allumée au fond de l’œil sombre de l’homme au manteau gris. Qui baissa légèrement son arme. Et dit presque dans un murmure :
« - Je ne vais pas perdre plus de temps. Au fond, on a vraiment besoin que d’une seule chose venant de toi.
Le hurlement du jeune homme fut étouffé au fond de sa gorge lorsque la lame s’enfonça dans sa poitrine. Une douleur fulgurante, absolument inouïe, le saisit au corps. Ses jambes se dérobèrent sous lui, et il tomba sur le côté, ses bras battant vainement l’air pour tenter de se rattraper à quelque chose. Sa tête heurta le sol, suffisamment fort pour l’étourdir.
Au même moment, il perçut du coin de l’œil une haute silhouette faire irruption dans le petit renfoncement, comme surgie de nulle part. Elle se précipita sur l’homme au manteau gris, lui assénant un coup d’une violence colossale.
Les deux hommes se jetèrent aussitôt sur le nouvel arrivant, ne prêtant plus aucune attention à leur victime agonisante. Une violente lutte s’engagea alors, réduite à un entrechoquement d’ombres pour le jeune homme qui gisait à terre.
Pris d’un violent spasme, Mathieu détourna la tête de l’autre côté, perdant de vue le combat. Son corps refusait de se relever, il ne parvenait qu’à ramper sur le sol tandis que la douleur se répandait en lui comme un brasier. De plus en plus terrible, elle atteignait des nouveaux sommets chaque fois qu’il pensait ne pas pouvoir en supporter plus.
Il se sentait comme transpercé de part en part, comme si un trou béant était apparu au milieu de sa poitrine. Il ne parvenait plus à respirer correctement, n’émettant que des hoquets sanglants dont chacun lui faisait atteindre des pics de douleurs inimaginables. Se contorsionnant sur le sol, il tenta de prendre appui pour se relever, et fut glacé d’horreur lorsqu’il vit sa main tremblante recouvert d’un liquide rouge et poisseux. Son sang.
Surpassant presque la douleur, la panique le prit alors, son corps lui envoyant un puissant flot d’adrénaline qui éclaircit sa vision pendant quelques instants. Dans une vision d’horreur, il aperçut un corps étendu au sol non loin de lui, agité de spasmes. Il ne l’avait même pas entendu tomber. Un flot impressionnant de sang s’écoulait en continu de sa gorge. Au-dessus-de lui, il entendait des bruits de lutte, des cris de douleurs, mais tout s’estompait. Plus exactement, il ne prêtait plus attention à rien. Seul comptait la souffrance, la souffrance qui lui dévorait le torse, qui lui engourdissait le corps tout entier. Et cette certitude, qui s’imposa soudain à lui avec une brutalité terrifiante : il allait mourir.
Il allait mourir, et il ne pouvait rien y faire. Sa vue se troublait, il s’affaissa sur le sol de pierre, ses dernières forces l’abandonnant. Il n’avait même plus l’énergie de combattre, de combattre pour retenir cette vie qui s’échappait par litres de son corps, de combattre ce froid qui l’enveloppait et lui brouillait l’esprit…L’épouvante le prenait tout entier, il ne voulait pas mourir, ne pouvait pas mourir. Ce n’était pas juste. Ses mains griffaient le sol sans même le sentir, il ouvrit la bouche en un hurlement silencieux que son corps n’était plus capable d’émettre.
Elliott se réveilla avec un mal de crâne abominable. Ses yeux clignèrent plusieurs fois, tentant de s’accoutumer à la lumière qui l’éclairait depuis le dessus. C’est seulement alors qu’il prit conscience qu’il était assis. Tentant d’effectuer un premier mouvement, il fut arrêté net : ses mains étaient attachées dans son dos, au dossier de la chaise.
« Mais qu’est ce qu’il se passe, bon sang ? » songea-t-il dans un élan de panique. Il tenta de se dégager, sans succès bien sûr. « Du calme. ». Il lui fallait d’abord mettre de l’ordre dans ses idées. Quel était la dernière chose dont il se souvenait ? Ah, oui. Ce petit crétin qu’ils avaient réussi à capturer. Il n’avait pas voulu parler, et Elliott était à bout de patience. Il se souvint avec quelle satisfaction puérile et vengeresse il l’avait poignardé en pleine poitrine, le laissant choir sur le sol. C’était stupide, mais il n’avait pas l’air décidé à parler de toute façon.
Et à ce moment-là…Elliott se sentit tout à coup beaucoup plus alerte. Il s’en rappelait, à présent. Cet homme qui avait surgi de nulle part, sans même qu’il l’ait vu s’approcher. Il lui avait envoyé un coup formidable à la mâchoire, qui l’avait laissé sonné. Ensuite, ils s’étaient battu tous les trois. Il frissonna en se remémorant la scène : la puissance du nouveau venu, la précision dans chacun de ses coups. Et surtout, l’aisance absolument terrifiante avec laquelle il avait plié l’autre homme en deux d’un seul coup de poing. Avant de lui trancher la gorge d’un large revers du poignard qu’il tenait en main.
Ensuite, Elliott s’était de nouveau jeté sur lui, tentant de se servir de sa propre arme. Mais l’Autre l’avait bloqué aisément et lui avait violemment projeté la tête contre le mur. Ensuite, c’était le noir.
Elliott refusa de céder à l’affolement. Il lui fallait rester professionnel avant tout. Il promena son regard autour de lui, autant que ses liens lui permettaient, essayant de récolter un maximum d’informations.
Il se trouvait dans une pièce très sombre, probablement à l’abandon à en juger par la saleté qui y régnait. Au vu de la hauteur du plafond, il se trouvait dans un sous-sol ou un rez-de-chaussée, estima-t-il. Autour de lui, quelques vieilles caisses étaient éparpillées, essentiellement dans les coins. L’ensemble de l’espace ne devait pas dépasser les trente ou quarante mètres carrés. A en juger par le sol de pierre grise et par l’absence d’ameublement, il lui semblait impossible qu’il soit chez quelqu’un. Peut-être se trouvait-il dans une sorte de hangar ou de débarras…
Soudain, il sursauta. Il venait d’apercevoir, après plusieurs secondes d’observation, qu’un homme était assis sur une caisse, à sa gauche. Sa parfaite immobilité associée au fait qu’il était dans une zone d’ombre avait empêché Elliott de le voir plus tôt.
Légèrement penché en avant, l’homme avait les avant-bras posés sur ses genoux. Entre ses mains, il faisait tourner ce qui semblait être une grosse pièce, ou une médaille d’argent. Son regard était rivé sur Elliott. Ce dernier ne pouvait distinguer les détails de son visage, seulement sa silhouette aux larges épaules.
- Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites, lança-t-il d’un ton volontairement agressif. Vous savez qui je suis ? Si vous ne me libérez pas maintenant, vous allez le payer cher, très cher. Vous pouvez me croire.
L’Autre ne répliqua pas. Il ne manifesta aucune réaction, se contentant de continuer à le fixer. Cette absence totale de mouvement commençait à mettre Elliott mal à l’aise. Il décida de prendre les devants. Il devait montrer qu’il n’était pas effrayé par ce petit numéro. Qu’il savait qu’il ne risquait rien.
- Ce ne serait pas vous, le type qui a buté trois de nos hommes ? Nos revendeurs. C’est vous qui les avez tués ?
Elliott se rendit aussitôt compte de son erreur. Il venait de parler de revendeurs, sans même qu’on lui ai posé la question ! Si jamais ce type était de la police…
Mais non, ce n’était pas le cas. La police n’avait jamais procédé comme ça. Enlever un suspect pour les attacher dans un sous-sol glauque, cela n’avait rien à voir avec leurs méthodes. Encore moins égorger quelqu’un, tout criminel qu’il soit.
- Oui, c’est moi.
L’Autre avait pris la parole pour la première fois. Sa voix était grave, mais il parlait doucement, et les inflexions employées étaient parfaitement atones. Il n’avait toujours pas bougé.
- Mais vous êtes qui, bon sang ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Elliott avait beau avoir de l’expérience dans son métier, ses nerfs étaient mis à rude épreuve. C’était la première fois qu’il se retrouvait de ce côté-ci des liens. Et le silence persistant de son interlocuteur était aussi une première pour lui. Tout cela lui plaisait de moins en moins.
A ce moment précis, l’Autre se mit en mouvement. Se levant, il referma le poing et fourra la médaille dans l’une des poches de sa veste d’un geste souple. Puis il s’avança tranquillement vers Elliott, entrant finalement dans la maigre lumière jaune que procurait la seule ampoule de la pièce.
La première chose que se dit celui-ci, c’est qu’il avait l’air étonnamment banal. Vêtu d’un jean et d’un T-shirt gris, il aurait facilement pu passer inaperçu dans une foule. Seule sa silhouette aurait pu servir à le différencier : d’un bon mètre quatre-vingt-cinq, on devinait quelqu’un d’extremement athlétique, bien plus qu’un individu moyen.
Quant à son visage…des traits fins, qui le rendaient plutôt beau. Des cheveux bruns très sombres, coupés assez court, somme toute rien d’exceptionnel, songea Elliott, qui lui donnait approximativement la trentaine.
Puis il vit ses yeux. Des yeux gris comme du métal, tels qu’il n’en avait jamais vu. Et un regard dirigé sur lui, absolument indéchiffrable, et qui pourtant fit aussitôt oublier à Elliott les menaces qu’il s’apprêtait à proférer.
En un instant, malgré la totale neutralité du visage de l’Autre, le prisonnier se sentit bien plus menacé que par n’importe quel arme ou éclat de colère. Au fond de ces pupilles qui le scrutaient, il pouvait voir une détermination féroce, et par-dessus tout un détachement à toute épreuve. Comme si rien de ce qui se passait en ce moment même n’avait d’importance.
« - Ce que je veux ? Reprit l’Autre avec le même timbre de voix. Ce que je veux est hors d’atteinte. Mais j’essaye malgré tout. Et pour y arriver, il faut commencer par exterminer les nuisibles comme toi.
Elliott ouvrit et referma la bouche. Des menaces, ce n’étaient que des menaces. Il n’allait pas se laisser intimider par cette ordure, pas question.
- Nuisibles ? Mais qu’est ce que tu me racontes ? En quoi ça te pose problème, nos petites affaires ?
- Je ne vais pas perdre mon temps à m’expliquer, reprit négligemment l’Autre en lui coupant presque la parole. En fait, il se trouve que tu as surement une information qui m’intéresse.
Sa voix résonna dans le silence de la pièce. Tout en parlant, il avait sorti de sa veste un petit poignard, que Elliott reconnut comme étant celui qu’il avait vu un peu plus tôt.
- Alors, on va régler les choses très rapidement. Je sais que vous faites beaucoup de choses, dont par exemple du trafic de cocaïne, que vous stockez dans la zone industrielle. Du chantage, aussi.
Il marqua une courte pause.
- Des meurtres. »
Quelques heures plus tôt, Elliott ne prêtait pas plus attention que ça à cette histoire de dealers assassinés. Il ne partageait pas les mêmes inquiétudes que Tobioff, par exemple. Après tout, seuls quelques hommes de Mike avaient été visés. A ce moment, si on le lui avait demandé, il aurait été le premier à dire que cela ne lui faisait pas peur. Que si ce type osait s’en prendre à lui, il le regretterait.
A présent, il était bien forcé d’avouer qu’il s’était menti à lui-même. Pour la première fois depuis longtemps, il commençait à se sentir effrayé. Ce type n’était pas normal. Et il en savait beaucoup trop.
« - Il ne me manque qu’une seule chose, poursuivit l’Autre. Quelque chose que vos hommes ont été incapables de me donner. Je veux savoir où est votre quartier général. »
Elliott faillit en rire. Le quartier général ? Jamais de la vie il ne révélerait cette information. A personne. Le faire, c’était trahir le Chef, ce qu’il ne ferait pour rien au monde. Et même cette espèce de taré psychopathe ne le ferait pas changer d’avis.
« - Va te faire foutre.
D’un geste presque nonchalant, l’Autre étendit le bras qui tenait le poignard, ouvrant instantanément une large entaille sur la joue gauche d’Elliott. Celui-ci ne put s’empêcher de pousser un cri, autant sous l’effet de la surprise que de la douleur. L’Autre n’avait même pas cligné des yeux.
- Je pense que tu ne comprends pas bien. Je sais que tu as cette information, et tu vas me la donner. C’est aussi simple que ça. Chaque fois que tu refuseras, tu auras un peu plus mal. Et ça va monter très vite.
La voix avait gagné en intensité. Au fond de celle-ci, Elliott put percevoir une rage sourde, absolue, camouflé derrière ce masque de neutralité.
- Et je ne crois pas que tu sois homme à résister à la torture.
La torture. Le simple fait d’entendre ce mot donnait une toute autre réalité à ce qui était en train de se produire. Elliott n’avait plus aucun doute, à présent. A moins de parler, il allait souffrir. Jamais il ne s’était senti aussi mal. Il était entre le marteau et l’enclume. Coincé entre ce type et le Chef. Parler ou non, c’était choisir entre deux folies laquelle il souhaitait affronter.
Il haletait. Là encore, il découvrait quelque chose de nouveau sur lui. Contrairement à ce qu’il avait toujours pensé non sans une certaine fierté, il n’était pas capable de faire face à une torture physique. Cette idée était au-dessus de ses forces, il le réalisait à présent. Et par expérience, il savait au minimum que tous ceux qui ne partaient pas avec une volonté de fer finissaient par craquer.
Il déglutit, et demanda :
- Si…si je parle. Qu’est-ce que j’y gagne ?
L’Autre ne répondit pas immédiatement, semblant réfléchir à la question. Elliott suppliait intérieurement pour entendre ce qu’il attendait. Puis son tortionnaire déclara :
- Très bien. Si tu parles, je te laisse partir.
- Juré ? J’ai ta parole ?
- Oui.
La gorge sèche, Elliott décida de se lancer. Tant pis pour le Chef, il n’avait pas le choix. Aussitôt libéré, il filerait à l’anglaise, mettant le plus de distance possible entre lui et l’Organisation. Sa vie valait bien de tout recommencer à zéro, quelque part loin d’ici.
- Le quartier général. Il est au-dessus de la Pyramide Renversée, le restaurant de Helleme. Le rez-de chaussée est un lieu de rendez-vous bien connu de tous les hommes, mais presque personne ne sait qu’il y a un deuxième étage. C’est de là que sont gérées et conclues toutes les affaires de l’Organisation.
Toujours aussi imperturbable, l’Autre n’avait pas réagi. Puis il murmura :
- La Pyramide renversée…très bien, je te crois.
Elliott le vit s’avancer vers lui.
Avant même qu’il ait pu comprendre ce qui se passait, une profonde coupure traversait sa gorge. En quelques instants, ce fut son propre cœur qui se chargea d’expulser tout le sang de son corps, par vagues écarlates. La dernière image qu’il emporta fut celle de la haute silhouette qui le dominait, et qui l’observait, immobile.
L’Homme essuya son poignard sur le manteau de sa victime, évitant soigneusement de marcher dans la flaque de sang qui s’étendait par terre. Il ne ressentait absolument aucun remords pour le mensonge qu’il venait de faire. A vrai dire, il ne considérait même pas avoir trahi sa parole. Certaines personnes ne méritaient même pas que l’on fasse preuve d’honneur envers elles. Il était tout à fait légitime de les tromper par quelque moyen que ce soit, sans que cela ne soit immoral.
Il repensa au jeune garçon de tantôt. C’était son seul regret de la journée. Il aurait aimé pouvoir le sauver, mais il était hélas arrivé quelques secondes trop tard. Le temps de mettre ses deux adversaires hors d’état de nuire, le gamin était déjà parti. Au moins, il lui avait rendu justice à présent.
Son poignard était finalement nettoyé. Il le rangea soigneusement à l’intérieur de sa veste, dans l’étui prévu à cet effet. C’était bien plus silencieux qu’une arme à feu, et surtout bien plus spectaculaire. Et dans la mission qu’il s’était fixée, l’impact psychologique était tout aussi important que les actes eux-mêmes. Il voulait que ses ennemis tremblent de peur avant d’être exterminés.
Ainsi, c’était la Pyramide Renversée. Ingénieux. Cacher le quartier général absolument secret juste au-dessus d’un lieu de rendez-vous sordide mais à la vue de tous, c’était malin, il fallait le reconnaitre. Il n’y aurait probablement jamais pensé tout seul.
Mais à présent, il avait toutes les cartes en main. Encore quelques jours de préparation pour être sûr de ne rien laisser au hasard. Il n’aurait pas de deuxième chance. Mais il était sûr de réussir.
« Il est temps d’en finir », décréta-t-il en se dirigeant vers la sortie. Dans quelques jours, sa mission prendrait fin.
Chapitre 12
Nicolas n’avait pas passé d’aussi mauvaise nuit depuis des années. Et le fait qu’il ait du dormir sur le canapé du salon des Dovalovitch n’avait rien arrangé. D’un commun accord et sur les recommandations de Clément, ils avaient décidé qu’il valait mieux ne pas retraverser le quartier le soir même pour retourner chez eux. Le jeune homme avait donc envoyé un message à ses parents, prétextant qu’il restait dormir chez un ami. Heureusement, ils n’avaient pas cherché à en savoir plus.
Les rayons du soleil étaient venus le réveiller en filtrant entre les rideaux, après ce qui lui avait semblé être quelques minutes à peine. Il ne savait pas à quelle heure il s’était endormi la veille, mais il avait cherché le sommeil sans succès pendant une éternité. Les mêmes pensées, les mêmes questions revenaient en boucle dans sa tête, sans qu’il parvienne à trouver de solution. Les mêmes inquiétudes aussi, pas seulement pour lui-même, mais aussi et surtout pour ses amis qui se retrouvaient impliqués dans une situation qu’il n’aurait souhaitée à personne.
Près de lui, il pouvait entendre la respiration bruyante d’Ethan, qui faute de mieux s’était installé sur un matelas gonflable. Chacun savait que l’autre était encore éveillé, pourtant ils ne s’étaient pas adressé la parole. Les choses étaient devenus tellement surréalistes en si peu de temps que Nicolas avait besoin de se sentir un peu seul, et il savait qu’il en allait de même pour son ami.
A présent, ils étaient tous réunis autour de la grande table de la salle à manger. Il était 9h du matin, pourtant personne ne semblait vraiment reposé. A en juger par l’expression d’Elise et Sofya qui avaient dormi dans la chambre de cette dernière, Nicolas comprit qu’elles n’ont plus n’étaient pas dans leur meilleure forme.
Devant eux, un petit déjeuner sommaire était présenté, à base de pain, lait et céréales. Sans piper mot, tous tentaient de se forcer à avaler quelque chose, sans grande conviction, lorsque Clément pénétra dans la pièce.
« - Très bien, écoutez-moi. Vous savez, les fichiers codés qui sont sur cette clé ?
- Oui, eh bien ? Interrogea Sofya tandis que tous hochaient la tête.
- J’ai passé la soirée d’hier dessus, et encore quelques heures ce matin, mais pas moyen d’en venir à bout, avoua-t-il. Ils sont trop bien protégés pour moi.
Nicolas le fixait d’un air absent. Bien sûr, une part de lui brûlait de savoir quels étaient ces fichiers qui avaient été cachés. Quels secrets inavouables pouvaient être encore pire que ce qu’ils avaient déjà vu, au point de les protéger encore plus ? Mais après une nuit de sommeil à retourner dans son esprit tout ce qu’il avait appris, il se disait qu’au final, cela n’avait plus grande importance. Il fallait juste que cette histoire s’arrête. Maintenant.
« - Qu’est-ce qu’on fait, alors ? S’enquit Elise. On l’amène à la police ?
- C’est ce que je pensais aussi au début, répondit Clément. Puis j’ai réfléchi. Vous savez comme moi la police est déjà surchargée en ce moment. L’état de la ville ne cesse d’empirer, alors que leurs effectifs diminuent et perdent en efficacité…et vous ne le savez probablement pas, mais leurs ressources se sont considérablement amoindries depuis plusieurs années. Je ne sais pas ce que fait le maire, mais il leur alloue des moyens de moins en moins importants alors que cela devrait être l’inverse. »
Il fit tourner la clé entre ses mains, l’air préoccupé.
« - Et, plus récemment, il y a eu cette vague de meurtres. Dont le dernier en date est votre professeur, il y a quelques jours à peine.
Il marqua une courte pause.
« Tout ça pour dire que la police manque cruellement de temps et de moyens pour s’occuper de notre affaire aussi rapidement qu’elle le mériterait. Le temps qu’il prennent en charge le dossier, décident d’assurer votre sécurité, et surtout fassent venir un expert pour déverrouiller ces fichiers qui contiennent peut-être d’autres preuves capitales, il peut s’écouler des jours et des jours. C’est un risque que vous ne pouvez pas prendre.
« De plus, rien ne dit que vos amis ne sont pas en train de patrouiller dans les alentours, en attendant de vous voir ressortir. Si vous sortez, vous vous mettez en danger inutilement.
« La meilleure solution, pour moi, est donc celle-ci : je connais quelqu’un capable de déverrouiller cette clé. Un type de mon école, qui s’y connait autant en informatique que n’importe quel spécialiste. Il habite dans le quartier des Chandelles. Je vais sortir seul -je ne court aucun risque, ils ne m’ont jamais vu- et je vais aller faire décoder cette clé. Vous restez ici, en sécurité.
« Lorsque ce sera fait, j’apporterai cette clé directement à la police. Le fait d’avoir tous les fichiers déjà déverrouillés nous fera gagner un temps précieux, et nous fera gagner en crédibilité pour qu’ils prennent des mesures rapidement. En plus, qui sait ce que l’on peut encore trouver dessus. Tout le monde est d’accord ? »
Comme les trois autres, Nicolas ne put qu’acquiescer. Cela semblait en effet être le meilleur plan, celui qui limitait le plus les risques. Clément serait vite de retour, il n’avait aucune raison d’être suspecté. Et lorsqu’il reviendrait, ils seraient mieux armés pour faire face à cette menace, et l’écarter d’eux définitivement.
Le jeune homme blond finissait d’enfiler une veste. Se dirigeant vers l’entrée, il se retourna une dernière fois vers les quatre adolescents, et leur lança un sourire rassurant.
« - Surtout, ne sortez pas. Je serai bientôt de retour. »
Deux secondes plus tard, la porte claqua, et le silence revint dans la pièce.
Plusieurs heures s’étaient écoulées, l’après-midi touchait à sa fin. Nicolas avait réussi à faire croire à ses parents qu’il restait dormir sur place une nuit de plus, ce qui lui permettait de gagner un peu de temps.
Sur l’idée de Sofya, qui comme à son habitude restait imperturbable, ils avaient allumé la télévision afin de suivre les informations. Nicolas était surtout heureux car cela lui évitait de continuer à ressasser les évènements récents, fixant l’écran sans plus penser à rien. Les images qui défilaient sous ses yeux faisaient basculer son cerveau sur un mode automatique, permettant d’apaiser un peu son sentiment d’anxiété.
La voix monocorde d’un journaliste qui relatait les dernières nouvelles comblait le silence de la pièce, puisque personne ne décrochait un mot. Assez paradoxalement, Nicolas se sentait plus proche de ses amis que jamais, comme s’ils partageaient ce moment de mutisme, unis face à leurs récentes aventures.
A cet instant précis, Elise émit un hoquet, tandis qu’Ethan se redressa brusquement, comme électrocuté. Nicolas reprit aussitôt ses esprits, et se concentra aussitôt sur le poste de télévision pour comprendre ce qui avait causé ces réactions.
« - …découvert dans un coin de rue de la Nouvelle-ville. Les deux victimes sont un homme d’une trentaine d’année, ainsi qu’un jeune homme de 19 ans. »
Non. Nicolas sentit que son souffle s’était coupé, comme s’il s’était pris un coup de poing dans l’estomac. Ses yeux étaient rivés sur l’homme à l’écran, et les paroles surréalistes qu’il prononçait pour la caméra.
- …tous deux tués à l’arme blanche, faisant écho aux récents meurtres qui ont déjà ébranlé la ville…
Nicolas serrait le poing si fort qu’il en avait mal. C’était impossible. Il avait mal entendu, ou alors ce n’était qu’une mauvaise coïncidence. C’est ça. Une terrible, et impossible coïncidence.
- …l’homme n’a pas encore pu être identifié, mais le plus jeune a été reconnu comme étant Mathieu Cumbart, élève de Terminale au lycée Pierre de Ronsard. »
Une impression de vide envahit Nicolas. Il avait du mal à respirer. Autour de lui, tous les sons s’estompaient, autant les murmures choqués d’Ethan que les sanglots d’Elise. Il restait là, bouche ouverte, assis sur ce canapé, à fixer cet individu qui venait de lui annoncer à travers un écran la mort de Mathieu.
« La mort de Mathieu ».
Il ne parvenait tout simplement pas à le réaliser, à l’admettre. L’admettre, ce serait accepter de faire face à la douleur qui menaçait de l’envahir, de le submerger. Des images défilaient dans sa tête, celles d’un Mathieu souriant, hilare, ou énervé, dans la cantine, en cours, ou à la Butte… pour la première fois depuis des années, Nicolas se sentit ridiculement faible et impuissant. Il avait juste envie de se rouler en boule et de pleurer cet ami qui venait de lui être enlevé, une personne bien à qui l’on avait subitement enlevé tout futur.
Dans son esprit se forma une scène, la dernière fois où il avait parlé à Mathieu. C’était seulement la veille, mais il lui semblait qu’un monde séparait ce souvenir de l’instant présent.
« Tu sais, Nicolas, je ne te l’ai pas dit souvent mais c’est vraiment cool de t’avoir comme pote. T’es un gars bien, et en plus t’es pas con du tout. C’est rare. »
C’était ses mots, quasiment les derniers dont Nicolas se souvienne. La voix de Mathieu résonnait dans sa tête, aussi claire que s’il avait été présent. Il lui avait dit ça, et lui…lui n’avait pas répondu. Pris au dépourvu, il était resté silencieux comme un imbécile. Sans dire à son ami à quel point c’était réciproque, à quel point il comptait pour lui aussi.
Après un moment qu’il aurait été incapable de définir, le jeune homme fut le premier à reprendre la parole, d’une voix absolument blanche.
« - Je vais à la police. Je vais tout leur dire.
Autour de lui, les visages de ses amis se fixèrent, reflétant sa propre détresse. Elise, qui n’avait cessé de sangloter silencieusement, fit un effort visible pour se calmer et prendre la parole d’une voix chancelante.
« - Il a raison. On doit y aller, maintenant. Nous, on sait qui a fait ça.
Un bref instant de silence suivit, durant lequel la jeune fille s’essuya les joues d’un revers de manche. Se penchant légèrement sur le côté, elle demanda :
- Ethan ?
L’intéressé était pale comme la mort. Après avoir murmuré des jurons en continu pendant plus d’une minute, il s’était enfermé dans un mutisme complet. Tournant les yeux vers eux, il finit par dire :
- Oui. Oui, bien sûr. Il faut qu’on y aille. Qu’ils les attrapent. »
Inutile bien sûr de préciser qui est ce que ce « les » désignait. Nicolas refusait même d’y penser.
Tous les trois se tournèrent alors vers Sofya, qui était aussi blême qu’immobile. Les regardant successivement, elle finit par ouvrir la bouche, et dire d’une voix tremblante que Nicolas ne lui connaissait pas :
« - Je…je ne sais pas. Vous vous souvenez de ce que mon frère a dit ? C’est trop risqué de sortir. Il risque de nous arriver la même chose.
- S’ils savaient qu’on était planqués ici, ils seraient déjà là, rétorqua aussitôt Nicolas d’un ton plus agressif qu’il ne l’aurait voulu. Après ce qui vient d’arriver, tu ne veux quand même pas rester cachée ici ?
La jeune fille blonde devint encore plus blanche, si c’était possible.
- Vous étiez d’accord avec lui, tout à l’heure. On ne servira pas grand-chose à la police. Et Clément a emporté la clé, donc en plus on n’a rien à leur montrer.
- Ce n’est pas la question !
Nicolas s’était levé sans le vouloir. Il regardait Sofya, et ne comprenait pas comment elle pouvait rester aussi calme. La question de leur sécurité ne se posait même plus, ils devaient aller à la police pour faire arrêter ceux qui avaient fait ça.
- La situation n’a plus rien à voir ! Tu te rends compte de ce qui vient de se passer ? On ne peut pas rester là sans réagir, alors qu’on sait des choses. Tant pis, on passera exprès sur les routes très fréquentées pour diminuer les risques, mais on a des informations que la police n’a pas, et qu’il faut lui apporter. C’est tout !
Un long silence suivit cette tirade, durant laquelle Sofya et lui s’affrontèrent du regard. Finalement, la jeune fille détourna les yeux, déclarant d’une voix d’outre-tombe :
« - Faites ce que vous voulez, moi je reste ici.
Nicolas reçut cette phrase comme un coup de plus. C’était comme si une fissure venait de se créer entre eux, au moment où ils auraient dû être plus soudés que jamais. Mais peu importe. Il savait ce qu’il avait à faire.
- Très bien.
Il se tourna vers Elise et Ethan, qui l’observaient.
- Préparez-vous, on part dans cinq minutes.
- Attends, Nicolas…au minimum, attendons demain matin, proposa Elise, que la décision de son amie avait l’air d’avoir rendue hésitante. La nuit va bientôt tomber, et le lundi matin les rues sont bien plus animées. On courra moins de risques.
Avisant l’expression de Nicolas, elle ajouta d’une voix douce :
- Douze heures ne changeront rien, tu sais. »
Le jeune homme regarda par la fenêtre. C’était effectivement vrai, le soleil n’allait pas tarder à se coucher, malgré l’heure encore peu avancée. Il détestait cette période de l’année. Quittant le salon à grands pas, il se dirigea vers la salle de bain, avec une furieuse envie d’hurler ou de cogner dans quelque chose. Il lui fallait impérativement se retrouver un peu seul, au moins pour un moment. Et accessoirement, se calmer à grands coups d’eau froide sur le visage.
Actionnant l’interrupteur et refermant la porte derrière lui, Nicolas se trouva aussitôt plongé dans le calme de la petite pièce. Tout autour, tout était parfaitement propre et méticuleusement rangé. Le jeune homme ouvrit le robinet face à lui, qui se mit à écouler un jet continu d’eau fraiche. Il se rendit compte que sa main tremblait un peu.
Nicolas positionna ses mains en coupole et recueillit le liquide, le portant jusqu’à son visage qu’il ressentait brulant. Comme il l’espérait, l’expérience eut un effet apaisant, et il recommença plusieurs fois d’affilée. Jusqu’à se sentir prêt à sortir, et à affronter ce qui l’attendait à l’extérieur de cette petite pièce si accueillante.
Attrapant une serviette sur un séchoir, le jeune homme s’essuya rapidement le visage, et se décida à retourner dans le salon. Inutile de trop s’attarder, il ne devait pas se laisser aller.
Alors qu’il s’engageait dans le couloir qui menait au salon, il entendit la voix d’Elise s’échapper d’une chambre adjacente. La porte était entrouverte, juste assez pour laisser passer le son de sa voix.
« -…et je voulais te dire que…cette histoire est complètement horrible, mais…quitte à devoir la supporter, je suis au moins contente que tu sois là avec moi.
- T’inquiètes pas. (C’était la voix d’Ethan). Ca va aller maintenant, la police va s’occuper de tout ça. Ils nous mettront en sécurité.
- Je veux dire que… (Nicolas l’entendit prendre une profonde inspiration). Même si je sais que l’on risque à chaque instant d’être agressés, peut-être même de mourir… Avec toi, c’est peut être ridicule, mais je me sens plus en sécurité. Tu comprends ce que je veux dire ?
- Oui, j’ai bien compris. »
Nicolas s’éloigna sans un bruit. Inutile d’en entendre plus. Il le savait très bien, et depuis un moment déjà, que son ami ne laissait pas la jeune fille insensible. Mais il n’aurait pas cru que la situation la pousserait à une déclaration aussi directe et précipitée.
Et surtout, surtout, il se sentait blessé de voir qu’elle se raccrochait plus à Ethan qu’à lui. De constater qu’elle lui faisait plus confiance pour la protéger. Une jalousie risible, il en avait conscience, puisqu’aucun des deux ne serait capable de faire quoi que ce soit en cas de problème, mais il ne pouvait s’en empêcher.
Sofya n’avait pas bougé, statue de cire avec laquelle il n’échangea pas même un regard. Toutes ses pensées étaient focalisées sur Mathieu, sur Elise, et sur l’inquiétude manifeste que la jeune fille tentait de dissimuler, la partageant à peine avec Ethan.
« Peu importe, songea-t-il soudain avec une détermination nouvelle. Tu peux bien croire en qui tu veux, faire confiance à qui tu veux, cela ne change rien au fait que moi, je serais là pour toi. Que tu le voies ou non. »
A cet instant, les deux intéressés rentrèrent à leur tour dans la pièce. Nicolas les regarda successivement, et dit simplement :
« - On ira demain matin, alors. A la première heure. »
Chapitre 13
Assis à sa table habituelle, le Chef bouillonnait intérieurement de rage. Comme tous les soirs, le premier étage de la Pyramide Renversée accueillait de nombreux membres de son organisation, tous plus ou moins hauts placés. Penchés au-dessus des nappes rouges, chacun profitait de ce lieu pour échanger des informations, régler des plans d’actions, ou tout simplement rencontrer des partenaires influents.
Mais aujourd’hui, le brouhaha continu des conversations était inhabituellement bas, estompé. Certains même parlaient presque à voix basse. Le Chef les voyait lui jeter des regards en biais de temps en temps, faisant preuve d’une discrétion absolument déplorable. « Bande d’imbéciles », gronda-t-il intérieurement avec mépris.
Ils avaient de bonnes raisons d’être inquiets, bien sûr. Tout au long de ce dimanche, il avait reçu mauvaise nouvelle après mauvaise nouvelle. Preuve d’incompétence après preuve d’incompétence. Et ce n’était pas que de simples contretemps comme il avait l’habitude d’en affronter, non, c’était de véritables problèmes qui se posaient à lui. Et qui l’ennuyaient profondément.
Pour commencer, le jeune Tobioff l’avait appelé pour lui faire son rapport par téléphone le matin même. Une pratique qu’il avait formellement interdite. Il était peu probable que son téléphone soit sur écoute, mais on ne savait jamais. La prudence la plus absolue était nécessaire dans son métier. Cet abruti lui avait annoncé que non content d’avoir échoué à faire taire les témoins du vol de la clé – de simples lycéens ! – lui et Elliott avaient réussi à perdre ladite clé.
Rien qu’à y repenser, le Chef se sentait devenir fou. Il n’avait pas piqué d’aussi grosse crise de rage depuis bien longtemps. Avec le recul, il comprenait mieux pourquoi Tobioff avait préféré transgresser la règle. S’il l’avait eu devant lui, il ne faisait aucun doute qu’il l’aurait tué sur-le-champ. Et sans le moindre regret. D’ailleurs, il statuait encore sur son sort. A voir quand toute cette histoire serait finie, si cela valait la peine de garder un élément aussi incompétent.
Lorsqu’il songeait à l’importance de cette clé…il frémit. Il lui avait fallu toute la journée pour retrouver un semblant de calme, pensant à toutes ces informations tellement importantes laissées à la portée d’une bande de gamins. Heureusement, il avait pris soin de faire coder les plus capitales. Celles qui ne concernaient que lui : une de leur source de financement la plus importante, ainsi que ses affaires privées avec Coppens.
Ce bon vieux Coppens. Chaque fois que le Chef repensait à leurs échanges, il ricanait intérieurement. Les choses allaient lentement, certes, mais surement. Et dans la direction qu’il avait décidée. Aujourd’hui cependant, il ne se sentait vraiment pas d’humeur à rire. Il devenait de plus en plus urgent que le maire mène son rôle à bien. Le Chef en avait besoin. Il le sentait au fond de ses tripes, il ne pouvait plus attendre. Il voulait voir l’aboutissement de tous ses efforts, la récompense après tous ses sacrifices.
Il se promit de s’en occuper dès demain, afin d’accélérer les choses comme elles le méritaient. « Cet imbécile fait encore preuve de mauvaise volonté. Peut-être est-il temps de lui rappeler une fois de plus les enjeux. »
Il leva les yeux. Un homme venait d’arriver au sommet des escaliers. Son regard parcourut la pièce, pour s’arrêter sur lui. Grand et maigre, des cheveux blonds d’aspect peu soignés, le Chef reconnut vaguement le nouvel arrivant comme un de ses hommes, pour l’avoir aperçu une ou deux fois.
Celui-ci s’approchait de sa table, avec un air de malaise non dissimulé. En fait, son expression était presque craintive. Il vint se planter de l’autre côté de la table, frottant nerveusement ses mains, et lança :
« - Bonsoir, Chef.
L’intéressé sentit sa colère monter à nouveau, face à ce pauvre type qui se dandinait d’un pied sur l’autre, visiblement porteur d’une mauvaise nouvelle. Une de plus.
- Qu’est ce qu’il se passe encore ? Demanda -t-il d’une voix calme mais absolument glaciale.
- Eh bien…tout à l’heure, quelques hommes faisaient un tour dans la zone industrielle. Vous savez, c’est les guetteurs, ils vérifient qu’il n’y a rien d’anormal dans les environs. C’est leur travail.
Bref, en passant, ils ont vu que l’issue de secours d’un des entrepôts abandonnés avait été forcée. Ils n’étaient pas sûrs que c’était comme ça la dernière fois, alors ils sont entrés. Et, à l’intérieur… »
L’homme hésita. Tout dans son langage corporel indiquait qu’il aurait préféré être n’importe où plutôt qu’ici. Le Chef patienta trois secondes, tentant de se contenir. Mais excédé de voir que la réponse ne venait pas, il étendit brusquement le bras et cogna de toute ses forces sur le dessus de la table. Laquelle résonna avec un bruit sourd, faisant sursauter son interlocuteur et se retourner les tables voisines. Le verre devant lui se renversa, inondant la table de vin qui continua de dégouliner jusqu’au sol.
« - Quoi ?? Hurla-t-il. A l’intérieur, quoi ?
- A l’intérieur, ils ont trouvé le cadavre d’Elliott, ligoté sur une chaise. Il a été égorgé !
Cette réponse précipitée fut suivie d’un long silence. L’éclat de colère du Chef avait retenti dans toute la salle, et tous les convives s’était tus juste à temps pour entendre la nouvelle.
Si certains paraissaient incrédules, d’autres stupéfaits, nombre d’entre eux fixaient leur supérieur dans l’attente de sa réaction. Ce dernier se tenait immobile, tel une statue de cire. Ses yeux étaient rivés sur le messager, son visage figé dans une expression mauvaise. Il se leva, avec une lenteur délibérée, et fit le tour de la table pour rejoindre l’homme blond, qui eut un mouvement de recul.
Sans même chercher à se retenir, le Chef lui asséna une gifle monumentale, qui le projeta de côté. Tentant de se rattraper à une chaise, il échoua et chuta bruyamment par terre. Il resta assis là, sans chercher à se relever.
Son agresseur se redressa, le souffle court. Son regard balaya la pièce, contemplant l’ensemble des visages tournés vers lui.
« - C’est tout ? Eructa-t-il.
Personne n’émit le moindre son en réponse.
- C’est tout ce que vous avez à m’offrir ? Des échecs, des échecs et encore des échecs. Des contretemps et des problèmes dans tous les sens, et ça fait des mois que ça dure !
C’était déjà à la limite de l’intolérable. Mais aujourd’hui, voilà qu’on vient m’annoncer, en l’espace de quelques heures seulement, la perte de notre plan d’action. La fuite inexplicable de témoins gênants. Et maintenant, la mort d’un de mes responsables ?? »
Il avait fini la phrase en hurlant. Le visage rouge, les yeux exorbités, il se sentait tremblant de rage et de mépris envers tous ces abrutis, qui baissaient les yeux dès qu’il croisait leur regard.
« Mais qu’est ce que vous foutez, bordel ? Est-ce que vous êtes des enfants ? Il y a des adolescents là-dehors, qui ont tous les détails qu’ils veulent sur notre organisation. Et personne ne les cherche !? Et il y a un type, que personne n’a vu, qui s’amuse à buter nos gars, et personne ne s’occupe de le retrouver pour lui faire sauter la cervelle ??
« Je me fous de savoir qui a fait quoi, qui est en charge de quoi. Pour moi, vous êtes tous les mêmes, vous participez tous à cette déliquescence de l’organisation. Une organisation que J’AI créée, vous avez oublié ? Que j’ai construite pierre par pierre, réseau après réseau, opération après opération. Sans moi, la plupart d’entre vous ne serait encore que des délinquants minables, résidus rejetés de la société, éparpillés aux quatre coins de la ville sans aucun avenir ni aucune ambition !
« C’est moi qui vous ai fait, tous autant que vous êtes. N’oubliez jamais ça, vous me devez ce que vous êtes aujourd’hui, et sans moi vous retournerez à ce que vous étiez hier. Je nous ai offert, à nous tous à qui on n’a pas offert de chance, ou à qui on l’a retirée, l’occasion de repartir de zéro. De reprendre par nous-mêmes ce qui nous est du !
« Cette ville, cette ville noire nous a relégués là, sans moyens ni sans travail, sans rien d’autre que du mépris. Nos ennemis, qu’ils soient dirigeants coupables, citoyens lâchement passifs, ou n’importe qui d’autre, on les écrase, c’est bien compris ? »
Il avait fini sa phrase avec une emphase exaltée, jetant les bras au ciel comme un politicien cherchant à faire vibrer les foules. Tout au long de sa tirade, les convives s’étaient redressés, tendant l’oreille comme s’ils buvaient la moindre de ses paroles. Lorsqu’il eut terminé, une immense clameur retentit, une acclamation féroce de leur Chef qui dégageait à la fois une impression de folie et une détermination enragée.
« Nous arrivons presque au bout de nos efforts. Jour après jour, notre influence grandit. Nous sommes de plus en plus nombreux et organisés, la police est tout simplement submergée ! Encore un peu, encore un effort, et cette ville qui nous a méprisés, c’est nous qui la dirigerons. Qui la contrôlerons complètement, sans aucun compromis ! Alors je veux que toutes ces histoires soient réglées. Que dans quelques jours, le business puisse reprendre, et ne plus s’arrêter ! »
Une acclamation plus bruyante encore retentit, tandis que tous tambourinaient du poing sur les tables. Le Chef se dirigea alors à grand pas vers la sortie, un sourire carnassier plaqué sur le visage. Comme chaque fois qu’il parlait à ses hommes, il se sentait grand, il se sentait puissant. Les paroles d’une vieille musique lui revinrent en mémoire.
« J'ai les hommes à mes pieds
Huit milliards potentiels
De crétins asservis
À part certains de mes amis
Du même monde que moi »
« Oui, j’ai les hommes à mes pieds, songea-t-il avec bonheur. Et je leur mentirai autant que nécessaire, je leur promettrai une ville s’il le faut, tant que cela me permet d’atteindre mon objectif. »
Diriger ce tas d’ordures bétonnées ? Non, merci. Son rêve à lui lui donnait bien plus de frissons.
Chapitre 14
Un jour, lorsqu’il avait 15 ans, Clément Dovalovitch s’était retrouvé face à trois lycéens, tous âgés d’un an de plus que lui. Il se revoyait encore, en train de discuter avec un ami dans un coin de la cour. Les trois caïds étaient arrivés en roulant des épaules, leur ordonnant de dégager de là. Son ami avait aussitôt obéi, après avoir mollement tenté de le faire venir lui aussi.
Clément avait refusé de bouger, par fierté évidemment. Il ne se sentait pas le moins du monde impressionné par les nouveaux arrivants. Et lorsque l’un d’entre eux, probablement le leader de la petite bande, avait tenté de l’écarter de force, le jeune homme l’avait violemment repoussé. Enervé qu’on le défie ainsi devant ses amis, le lycéen avait tenté de le gifler. Clément avait bloqué le coup par reflexe, avant de lui asséner un crochet du droit avec toute la force dont il disposait du haut de ses 15 ans.
Malgré un manque évident de technique, le coup était assez énergique pour faire basculer l’autre en arrière, retombant sur ses fesses avec un air sonné. Les deux autres avaient regardé le blondinet avec un air mi-surpris, mi-nerveux, puis avaient aidé leur ami à se relever. Et tous trois étaient partis sans dire un mot de plus.
Clément avait compris ce jour-là que la plupart du temps, les combats avaient un aspect autant psychologique que physique. Même dans un rapport de force inéquitable, frapper un grand coup pour mettre le leader du groupe KO pouvait suffire à faire reculer les adversaires les moins courageux.
S’il repensait maintenant à cette anecdote, c’est qu’il se demandait si un tel mécanisme fonctionnerait à une échelle plus « adulte ». Il était très tard, il faisait nuit noire, et il déambulait seul dans les rues du quartier des Chandelles. Bien sûr, n’étant pas une femme, il savait qu’il courrait nettement moins de risques. Mais tout de même. S’il pouvait sans problème se défendre contre un racketteur un peu trop aventureux, il savait que de nombreux groupes pas toujours accueillants avec les nouveaux venus se baladaient aussi dans les rues la nuit.
Il n’avait pas peur pour autant, mais mieux valait se préparer à toutes les éventualités. Sa voiture étant stationnée nettement plus loin, il était obligé de faire un bout de chemin à pied. Mieux valait ça, plutôt que de la garer en plein centre du quartier et de la retrouver sans ses roues.
Dans sa poche, il sentait la clé USB battre contre sa jambe à chaque pas qu’il faisait. Anthony ne l’avait pas déçu. Bien que Clément ait refusé de lui exposer toute la situation, il avait rapidement accepté de l’aider et s’était mis au travail. Connectant la clé à son ordinateur personnel, il s’était lancé dans une série de manipulations informatiques plus ou moins complexes sous l’œil attentif de Clément.
C’est au bout de près de deux heures d’efforts que son ami parvint à briser la sécurité. De son avis même, il s’agissait d’un système de verrouillage assez complexe, bien au-delà de celui qu’aurait pu utiliser un simple amateur ou même de grandes entreprises pour protéger leurs dossiers privés. En réponse à la question de Clément, il lui confirma qu’il avait vu juste : la police aurait nécessairement eu besoin de faire venir un expert informatique, ce qui aurait pris un certain temps puisqu’il paraissait peu probable qu’il y en ait avec un tel niveau dans cette juridiction.
Tout en s’engageant dans une rue où s’alignaient plusieurs hauts immeubles de pierre beige, Clément repensa au moment de leur victoire contre ce code qui n’en finissait pas de leur résister. Il avait demandé à Anthony de le laisser regarder les documents seul, lui expliquant que cela valait mieux pour lui. Et qu’il lui expliquerait tout un jour, si les choses se passaient bien. Son ami avait insisté, bien sûr, il aurait bien aimé savoir ce qu’il y avait de si important sur cette clé USB qui venait de lui prendre deux heures de son temps.
Mais Clément avait tenu bon, refusant de partager avec lui des informations qui l’auraient mis en danger à son tour. C’est avec une certaine appréhension qu’il avait ouvert le dossier « Privé ». Qu’est ce qui pouvait être encore plus secret que les plans d’action d’une organisation criminelle pour des trafics de drogue, d’armes et chantage ?
A l’intérieur du dossier, deux documents seulement. L’un nommé « Financement », et l’autre « Coppens ». « Comme Philipe Coppens, le maire de la ville », avait aussitôt pensé le jeune homme en ouvrant le fichier.
Il lui fallut moins de dix minutes pour parcourir l’ensemble du contenu ainsi découvert. Dix minutes durant lesquelles son effarement et son incompréhension allaient croissant. Ce qu’il voyait là était tout bonnement incompréhensible. Tandis qu’il lisait et relisait les mêmes mots pour la dixième fois, une seule question le taraudait : « Pourquoi ? »
Cependant, il n’avait pas le temps de s’attarder ici. Il allait rentrer tout de suite, et foncer au commissariat avant de mettre Sofya et ses amis au courant de sa découverte. Il lui était insupportable de voir sa sœur ainsi mêlée à de telles histoires, mais il lui devait bien ça. Il ne pouvait pas refuser de partager avec eux ces informations, et de toute façon cela ne changerait plus rien à leur situation. Et peut-être qu’ensemble, ils comprendraient la raison du non-sens que composait cette partie cryptée.
Une chose était sûre, en tout cas : tout cela était bien plus grand que tout ce qu’il avait pu imaginer. Il se retrouvait au milieu d’un jeu entre plusieurs géants, que sa sœur et ses amis avaient involontairement interrompu. Et maintenant, pour cette simple raison ils étaient devenus des cibles. Le grain de sable imprévu d’un gigantesque engrenage invisible.
Un son strident le tira brusquement hors de ses pensées. Là, à l’instant, il aurait juré entendre un cri. D’où exactement, il n’aurait pu le dire, peut-être derrière cette rangée d’immeuble.
Ralentissant le pas, il tendit l’oreille, hésitant. Rien ne lui parvint. « Probablement le vent », songea-t-il sans être vraiment convaincu.
Au moment où il se remettait en marche, un nouveau cri lui parvint, aussitôt interrompu. Cette fois, il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Il aurait mis sa main à couper qu’il venait d’entendre une femme hurler.
Clément se mit à courir, fonçant dans la direction dont semblait lui parvenir le bruit. Ses pas résonnaient sur le trottoir en béton, tandis qu’il longeait la rue à toute allure sans croiser âme qui vive. Au premier angle de la rue, il tourna à droite, s’engageant dans une nouvelle avenue d’immeubles résidentiels comme il y en avait tant dans le quartier des Chandelles.
Cette rue était déserte elle aussi. Clément continua de courir, espérant entendre un nouveau cri qui lui permette d’en localiser l’auteur.
Sa prière fut rapidement exaucée. Cette fois, ce fut un véritable hurlement de détresse, un appel à l’aide lancé vers l’extérieur. Le jeune homme ne s’était pas trompé : le vacarme provenait d’à peine trois cents mètres d’ici, au bout de cette même rue qu’il parcourait.
Il se sentit électrisé. Même s’il ne voyait rien encore, il était évident que cette femme courait un grand danger. Il accéléra au maximum de sa vitesse, se précipitant droit devant lui.
Rapidement, il commença à percevoir des éclats de voix d’hommes en colère, un peu plus loin sur sa droite. Il savait déjà ce qu’il allait découvrir, et sa crainte ne fut que confirmée lorsqu’il entendit des gémissements et ce qui ressemblait à des suppliques.
Au fond de lui, une voix intérieure émettait de faibles protestations, tentait de le faire douter. Non, il n’oubliait pas ce qu’il portait sur lui, ni l’importance de cet objet. Mais il lui était juste impossible d’agir autrement, de passer son chemin sous le simple prétexte de la prudence. Il rejetait volontairement cette option loin de lui, songeant que le simple fait de l’envisager devrait lui être inacceptable.
Son cœur battait à tout rompre. Il n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres, il le voyait à présent : l’entrée d’une étroite ruelle qui s’enfonçait vers la droite, passage obscur entre deux énormes HLM. Le genre d’endroit construit pour devenir un coupe-gorge. Freinant à cet endroit précis, son œil prit la pleine mesure de la situation en un instant.
A seulement quelques mètres de lui, la silhouette d’un homme qui lui tournait le dos, agitant les bras. Dans la pénombre, il ne pouvait le distinguer correctement, mais sa carrure et la vivacité de ses gestes laissait indiquer qu’il s’agissait d’un homme d’âge moyen, peut-être la trentaine. Un peu plus loin…le cerveau de Clément enregistrait les informations à tout allure, dressant en une fraction de seconde un tableau complet de la terrible situation qui se déroulait sous ses yeux. Un peu plus loin, deux silhouettes se débattaient à terre. Ou plus exactement, l’une d’entre elle maintenait fermement l’autre au sol.
Le peu de lumière éclairant l’entrée de la ruelle ne laissait cependant aucun doute : la silhouette malmenée, qui tentait de se dégager dans des sursauts de désespoir, était celle d’une femme. Une femme acculée, happée de force entre ces deux murs par ces inconnus vociférants. Et qui face à une supériorité tant physique que numérique, face à un sentiment de solitude et d’abandon devant un tel déferlement de violence, ne trouvait plus d’autre ressource que de sangloter et d’implorer.
A ce moment précis, dans l’esprit du jeune homme, toute capacité de réflexion fut totalement anéantie. Un flot d’adrénaline se déversa d’un bloc dans l’ensemble de son corps, engourdissant ses membres et inhibant tout raisonnement. Il ne pensait plus à rien, ni à la raison pour laquelle il était ici, ni au danger que représentaient ces deux hommes adultes. Une seule chose comptait : intervenir. Les empêcher d’aller au bout d’un acte ignoble, et secourir cette femme qui sanglotait par terre. Il était le seul présent, le seul à avoir entendu cet appel à l’aide. Peu importe le risque de la situation, il devait faire quelque chose maintenant.
Le temps semblait s’être ralenti autour de lui. Tout lui brulait, il se sentait déborder d’une rage et d’une volonté de destruction telle qu’il n’en avait jamais connue. Avant même qu’il s’en soit rendu compte, il avait bondi en avant, tendu vers l’homme qui lui tournait le dos.
Celui-ci l’entendit cependant, et il fit volte-face d’un bloc, interrompant une bordée d’insultes. Un coin du cerveau de Clément le vit porter sa main à sa poche, probablement pour saisir une arme, mais c’était trop tard. Le jeune homme était déjà sur lui, le percutant avec toute la violence dont il était capable. Son bras souleva son adversaire dans son élan, l’emmenant chuter sur le sol avec lui. Il se releva aussitôt, trébuchant puis sautant sur le deuxième homme qui continuait de tenter d’immobiliser sa victime, avec pour seul objectif de l’arracher, de l’envoyer s’écraser loin d’ici. L’autre fut d’abord pris au dépourvu par la soudaineté de l’attaque, ce qui permit à Clément de le repousser contre le mur.
Profitant de l’effet de surprise qui lui avait permis de prendre l’avantage, il entreprit de lui asséner une pluie de coups au visage, dont l’autre se défendait tant bien que mal. Mais à cet instant, il aperçut en périphérie de sa vision un objet arriver en grande vitesse en direction de son visage. Le premier agresseur s’était relevé, et volait au secours de son complice en attaquant Clément à revers.
Celui-ci voyait rouge. Toute peur, toute prudence l’avaient abandonné, seule subsistait l’envie de faire mal, d’infliger le plus de douleur possible à ces deux hommes qui représentaient exactement tout ce qu’il haïssait le plus.
Son intervention s’était rapidement muée en un deux contre un. Une fois la surprise passée, ses adversaires s’étaient repris et tentaient de lui faire perdre l’équilibre en le rouant de coups. Au moins, Clément prit conscience que la femme avait pu se relever et s’enfuir par l’autre côté de la ruelle.
Les minutes suivantes furent d’une brutalité discontinue, une avalanche de coups pleuvant en tous sens tandis que tous les trois étaient malmenés dans l’étroitesse de la ruelle. Le jeune homme aurait été incapable de dire combien de temps il se débattit ainsi, avant que finalement, il ne perçut un reflet métallique dans la main d’un des hommes. Il parvint à dévier le coup, qui ne fit que lui érafler le flan. Aussitôt, une douleur brulante l’assaillit, terrible mais cependant loin d’être suffisante pour lui faire perdre ses moyens.
Et ce fut à ce moment précis où la lame entailla sa peau et où il ressentit la douleur que Clément pris véritablement conscience que les choses s’annonçaient mal pour lui.
Chapitre 15
Dimanche soir, 22h. Benjamin Bréchard montait des escaliers, légèrement essoufflé. Ses pas étaient lourds, son bras tendu s’agrippait à la rambarde comme pour se hisser plus rapidement vers le haut.
Depuis le premier étage où il habitait, il n’avait croisé personne au cours de son ascension. Il en fut presque reconnaissant, comme un allègement de sa peine. Un encouragement.
Depuis la veille, une sensation étrange l’avait saisi. Comme si toute la douleur, toute la peine qu’il avait ressenti depuis toutes ces années s’était accumulé quelque part au fond de lui. Comme un vase qui se remplit. Et hier, par ses mots seuls, un homme avait brisé ce vase. L’avait brisé lui, et le fragile équilibre qu’il réussissait à conserver.
Jusqu’à présent, il parvenait à se donner l’illusion que sa situation n’était pas si terrible. Qu’un jour, par un moyen que lui-même ne connaissait pas, il accèderait à une vie meilleure, bien plus heureuse. Par un manque volontaire d’introspection, il évitait de se voir pleinement tel qu’il était : prisonnier.
Au fond de lui, il l’avait toujours su, bien sûr. Mais un espoir, celui d’un futur où il aurait plus, l’incitait à continuer à se lever jour après jour. Aujourd’hui, c’était terminé. Il le voyait à présent : il n’obtiendrait jamais rien d’autre.
Il poussa une porte. Un vent frais l’accueillit, mais il n’aurait su dire si c’était là la raison du frisson qui le soulevait. Il se mit à marcher, droit devant lui.
La journée s’était déroulée silencieusement. Benjamin Bréchard ne se souvenait même plus de ce qu’il en avait fait. Les heures s’étaient écoulés, à un rythme insupportable. Le temps lui glissait entre les doigts, et seul avec lui-même il ne pouvait que constater à quel point tout était vide.
Il s’arrêta. D’ici, il pouvait voir une bonne partie des alentours. La lumière du soleil avait presque disparu, l’éclairage artificiel la remplaçant peu à peu. Autour de lui se dessinaient les ombres des immeubles voisins, tous similaires au sien. A un mètre à peine devant lui, le vide. C’était très calme.
Jamais, de toute sa vie, il ne s’était senti aussi las. La peine, encore insoutenable il y a peu, était passé à l’arrière-plan dès lors qu’il avait pris sa décision. Comme une toile de fond, qui ne le quittait pas mais le laissait enfin respirer. A présent, il regardait cette ville qui s’endormait, remplie de milliers d’autres comme lui et de milliers d’autres au-dessus. Il éprouvait une sorte de détachement absolu, renforcé peut-être par la hauteur à laquelle il se trouvait. Comme si à présent, plus rien n’avait d’importance en-dehors de son choix.
La vie n’apportait rien d’exceptionnel aux gens qui n’avaient rien d’exceptionnel. C’était ainsi. Et lui ne valait rien. Il avait fini par l’accepter, par admettre cette vérité écrasante qu’il tenait depuis toujours à distance, tel Atlas supportant les cieux. Il était las de tourner le dos à cette évidence.
Il le voyait à présent, la vie était tout simplement d’une froideur glaciale. C’était injuste, mais c’était ainsi. Une simple tentative de faire preuve de courage, loin d’être récompensée, avait été source d’un déchainement de haine. Une haine qui l’avait submergé, anéanti, qui ne l’avait plus quitté depuis hier et qui l’amenait maintenant sur ce toit.
La solution s’était imposée à lui, inéluctable. Comme un remède, une échappatoire. Il refusait d’attendre toute sa vie en la subissant. En la percevant en permanence, jour après jour, comme un affrontement, un combat perpétuel. Comme s’il s’agissait d’une corvée dont il attendait la fin sans la vouloir.
Il refusait de continuer à baisser la tête, à supporter le poids de la lâcheté dont il faisait preuve face aux autres. Ces autres dont il lisait le mépris dans leur regard.
Il préférait redevenir libre. Et choisir, pour la première fois depuis très longtemps par lui-même, qu’il ne serait pas l’esclave d’une vie qu’il ne voulait pas et qui ne le voulait pas.
Quelque part en bas, une femme cria. Il l’entendit à peine. Ses yeux flottaient dans le vague, loin devant lui, comme pour amasser tous les derniers rayons de soleil qu’il verrait jamais.
Il sentit son rythme cardiaque s’accélérer. C’était maintenant. Ses muscles se contractèrent brièvement, comme en avant-gout du mouvement qu’il s’apprêtait à effectuer. En bas, les hurlements s’intensifiaient, accompagnés d’éclats de voix d’hommes.
Il fit un pas, et plongea son regard dans le vide qui s’ouvrait sous lui. Du coin de l’œil, il perçut de l’agitation dans la ruelle d’en face. Une femme qui se débattait, entourée par deux hommes dont les intentions étaient claires.
Peu importe. « La vie est froide, se répéta-t-il d’un ton monocorde. N’importe lequel d’entre nous peut le découvrir, un jour ou l’autre. Aujourd’hui, tout s’arrête pour moi. Je suis libre. » Pour la première fois depuis longtemps, il n’avait pas peur. Le sol semblait lui tendre les bras, lui promettre la tranquillité et la paix dont il rêvait. « Un seul pas, et je n’aurai plus jamais honte. ».
La victime se débattait. Benjamin vit un des hommes lui asséner un coup violent au visage. Il vit un jeune homme blond qui arrivait en courant, depuis l’autre côté de la rue. Toutes ces images se superposaient, venant troubler le semblant de sérénité qui l’accompagnait dans ses derniers instants…
Mais tout cela ne l’atteignait plus. Sa décision était prise, et il n’allait pas revenir dessus. Surement pas. Peu importe quelle détresse lui était présentée. Il allait le faire. Il allait sauter, et ce serait terminé.
Il fit un dernier pas en avant. En équilibre au bord du gouffre, ce dernier semblait l’appeler. Plus que jamais, il put ressentir ce besoin de quitter ce monde pour lequel il n’était pas fait.
En bas, la femme se mit à sangloter.
Benjamin Bréchard prit une profonde inspiration et se précipita vers la cage d’escalier.
Chapitre 16
Hobbes avait un gout amer dans la bouche, tandis qu’il avançait à grands pas dans les couloirs du commissariat. Habituellement, le lundi matin était toujours un peu difficile, du moins en début de journée. Une fois qu’il s’était replongé dans son travail, alors seulement il retrouvait toute son énergie et sa vigueur.
Mais en ce moment, aucune fatigue ni aucune lassitude ne l’étreignait. En fait, depuis 7h30 environ, il bouillonnait intérieurement, brûlant de partager sa récente découverte avec une certaine personne.
Il était arrivé au poste une demi-heure plus tard. Bien évidemment, Verdier n’était pas encore arrivé, comme un rapide coup d’œil à l’intérieur de son bureau désordonné le lui confirma. Hobbes s’était décidé à l’attendre, s’efforçant tant bien que mal de se concentrer sur autre chose afin de ne pas perdre de temps à ruminer inutilement.
Enfin, au bout d’une heure peut-être, la figure ronde et blasée de Mannereau vint le prévenir que le brigadier-chef était là. Hobbes s’était levé d’un bond, laissant sur place tout ce qu’il était en train de faire. Au moment de sortir, il attrapa sur son bureau un journal froissé, celui qui contenait les nouvelles du jour et qu’il avait ramené jusqu’ici d’une main crispée.
Le bureau de Verdier était tout au bout du couloir, un des plus éloignés de là où Hobbes travaillait -ce dont ce dernier se félicitait. Il n’aurait pas supporté de voir plus que nécessaire le visage arrogant et suffisant du jeune gradé.
Du bruit s’échappait de la porte ouverte, des pas et des froissements de papier. Mannereau semblait avoir eu raison. Sans même prendre la peine de frapper, Hobbes poussa la porte et entra d’un pas vif dans la pièce exiguë.
Verdier n’était même pas encore installé à son bureau. Debout devant ce dernier, il consultait nonchalamment une des nombreuses paperasses qui trainaient en vrac sur la surface en plastique de son meuble de travail. L’entendant arriver, il se tourna vers Hobbes et remarqua, avec un sourire glacé :
« - Les portes ont plusieurs fonctions, vous savez. Par exemple, vous pouvez toquer pour vous annoncer.
Hobbes l’ignora, dépliant le journal à la page fatidique et le jetant sous les yeux de son supérieur.
- Qu’est ce que c’est que ça ?
Le regard de l’autre dériva sur les gros titres, puis sur l’article qui s’étalait en-dessous.
- « Deux nouveaux morts : qui est ce tueur qui sévit en ville depuis plusieurs mois ? »
Verdier releva les yeux vers son ainé :
- Eh bien, quel est le problème ? Vous n’étiez pas au courant ?
- Si, bien sûr, j’ai vu ça hier. C’est affreux, ce qui est arrivé à ce jeune homme et au type avec lui. Mais ce n’est pas la question. Depuis quand les médias se sont emparés de l’affaire et la décrivent comme l’œuvre d’un tueur en série ?
- Vous retardez, mon vieux. Ils en parlent depuis des mois, et il y a déjà eu plusieurs reportages sur le sujet depuis le meurtre du professeur la semaine dernière.
- J’ai parfaitement conscience de cela, brigadier, rétorqua Hobbes entre ses dents serrées. Mais pour éviter une panique générale, je croyais que l’on cherchait à ne pas faire de suppositions inutiles tant que l’on n’avait pas de preuves.
- Ordre du maire.
- Comment ça ?
- Faites le calcul, Hobbes. Avec ces deux nouveaux meurtres, on arrive à cinq victimes. Dont un lycéen et un professeur. Impossible de faire croire plus longtemps à des accidents isolés. Monsieur Coppens nous a fait comprendre qu’il tenait à dire la vérité à ses concitoyens. Il nous a demandé d’annoncer que ces évènements étaient bien l’œuvre d’un homme, et que la police était sur ses traces.
- Le maire n’a pas à essayer d’influencer les médias. Ni à décider ce que doit dire la police. »
Verdier haussa les épaules, l’air irrité. Cette discussion avait l’air de fortement l’ennuyer.
- C’est comme ça. N’oubliez pas que c’est aussi lui qui peut décider de votre avancement.
- Mais ces cinq victimes ne sont pas toutes l’œuvre d’un seul homme. Ou plutôt, on n’en sait rien, mais j’ai de bonnes raisons de penser que ce n’est pas le cas. »
« Six victimes, en fait, songea Hobbes en son for intérieur. Il y aussi ce membre de l’organisation, ce dealer qui a été égorgé et dont la mort a été passée sous silence ». Pour l’instant cependant, il ne voyait pas l’utilité d’en informer son supérieur.
« - J’ai découvert un bon nombre de choses, durant l’enquête que j’ai menée samedi dernier. Sur cette adresse et cette histoire de drogue.
Verdier haussa un sourcil :
- Dans ce cas, où est votre rapport ?
- Il n’est pas complet, certains points restent encore à élucider. Mais je peux vous donner les grandes lignes, que vous compreniez pourquoi je suis convaincu que l’affaire est plus complexe qu’un simple malade qui tuerait des gens au hasard.
Le brigadier-chef soupira. Faisant le tour de son bureau, il vint se laisser tomber dans la chaise qui était posée derrière, faisant signe à Hobbes de faire de même avec le siège devant lui.
- Je vous écoute.
- Tout d’abord, j’ai découvert qu’il existe un véritable trafic de cocaïne, comme le mentionnait la note retrouvée chez M. Verfeuille, le professeur. La « Pyramide Traversée » est un établissement qui sert de point de rencontre, probablement. J’y ai vu une femme, une certaine Sarah, mais c’était probablement un faux nom. C’est avec elle que j’ai pu obtenir un rendez-vous avec un revendeur, à qui j’ai acheté deux doses de drogue. Je suis ensuite allé envoyer cette pièce à conviction à un de nos laboratoires pour qu’elle puisse y être analysée.
« Ensuite, j’ai entendu un nom que tout le monde semblait connaitre, un certain « Mike ». Cette Sarah prétendait être sa femme. Je ne suis pas sûr que ce soit le chef de cette organisation, mais il a en tout cas l’air d’être quelqu’un de haut placé dans ce trafic.
« Autre point important : J’ai découvert qu’ils utilisaient aussi la zone Industrielle, certains entrepôts y sont abandonnés depuis des années. Je ne sais pas ce qu’ils y font, peut-être qu’ils y stockent leur marchandise, ou autre chose. En tout cas, il serait inutile d’y faire une descente maintenant : même si on y saisissait des suspects ou de la drogue, on ne possède aucune information sur cette organisation et ces dirigeants. Ils pourraient aussitôt continuer leur business ailleurs.
« Pour finir, j’ai aussi compris au cours de mon échange avec le dealer quelque chose de beaucoup plus inquiétant. Ils connaissent nos horaires de ronde. Ils sont parfaitement au courant de quand est-ce qu’ils peuvent tourner dans les rues sans courir de risques. Cela signifie deux choses : d’une part, il s’agit d’un réseau vraiment organisé, qui ne laisse rien au hasard qui pourrait gêner leur trafic. D’autre part, il y a une taupe dans la police. Quelqu’un qui doit, d’une manière ou d’une autre, leur communiquer toutes les informations dont ils ont besoin. »
Pour une fois, et c’était assez rare pour le souligner, Verdier l’avait écouté avec attention. Son expression ennuyée s’était peu à peu modifiée, jusqu’à manifester un réel étonnement. A présent, les sourcils froncés, il ouvrit la bouche puis prononça au bout de quelques secondes :
- En effet, c’est extremement inquiétant. Surtout en ce qui concerne la dernière partie, vous faites bien de m’en parler dès maintenant. Néanmoins…
L’air soucieux, il faisait tourner un stylo entre ses doigts, son regard focalisé sur le mouvement hypnotique de l’objet. Hobbes, lui, ne le quittait pas des yeux.
- Néanmoins, cela ne change pas grand-chose. Le tueur fait donc partie de cette organisation, c’est tout. Il tue les gêneurs à leur demande.
- Non, justement. Le dealer a eu peur, à un moment donné, parce que je posais un peu trop de questions. Il a fini par me dire pourquoi : les morts qu’il y a eu récemment faisaient partie de leur organisation. Il s’agissait de revendeurs, comme lui. Ils ont été tués par quelqu’un d’extérieur.
Voilà pourquoi je pense que ce professeur, par exemple, a été tué par l’organisation. Le jeune homme et l’homme d’hier… je ne sais pas. Et quant aux précédents tués…
-…ils l’ont été par le « Tueur Froid », compléta Verdier. Intéressante théorie, Hobbes. Mais vous oubliez le mode opératoire. Un coup de couteau en travers de la gorge. Toujours la même chose, quelle que soit la victime. Il semblerait logique que cela vienne d’une seule personne.
- Cela n’a pas été le cas pour les deux personnes assassinées hier, fit remarquer Hobbes. Et cette appellation de « Tueur Froid » est tout simplement ridicule.
Verdier balaya l’objection d’un revers de main. Il avait écouté sérieusement Hobbes pendant deux minutes, mais c’était déjà terminé. Le policier le voyait maintenant, son supérieur avait décidé que sa théorie ne tenait pas debout.
- Surement qu’il n’a pas eu le temps de le faire proprement. Après tout, il a tué deux personnes à la fois. Et en ce qui concerne le nom, c’est les médias qui ont déjà nommé le tueur ainsi. Vous n’avez pas lu l’article ?
Hobbes ne daigna même pas répondre. L’autre poursuivit sur sa lancée :
- « …cette exactitude permanente dans la manière de procéder sur la plupart des meurtres, témoigne d’un individu parfaitement méthodique et dénué de toute passion ou pulsion violente. C’est un tueur froid, qui semble assassiner des gens sans faire preuve d’aucun déchainement de haine, ni sans aucune logique dans le choix des victimes. Analyse psychologique du tueur, etc… »
Verdier releva finalement les yeux vers Hobbes, avec un faux sourire plaqué sur ses lèvres.
- C’est fou ce que les journalistes peuvent inventer. En tout cas, Hobbes, à partir de maintenant ce type est notre priorité. Ordre d’en haut : on doit le coincer pour calmer les foules.
- C’est complètement incohérent. Le maire a finalement décidé d’être honnête et de ne rien cacher aux citoyens, mais en faisant cela, il ne se rend pas compte qu’il couvre cette organisation criminelle. Je suis persuadé que c’est eux qui devraient être notre priorité !
Hobbes s’était levé, et sa voix résonnait dans toute la pièce. Il avait parfaitement conscience qu’il s’adressait à son supérieur, mais peu lui importait. Il refusait de laisser prendre une énième mauvaise décision, de se lancer dans une chasse à l’homme qui rassurerait les gens mais ne les mettrait pas hors de danger. Son instinct d’homme, de policer, et toute la déontologie dont il voulait faire preuve lui dictaient que c’était cette organisation qu’ils devaient mettre à bas en premier.
Verdier se leva lui aussi. Il était plus petit que Hobbes, mais tout sourire factice avait disparu de son visage qui affichait maintenant une expression mauvaise.
- Restez à votre place, Hobbes. Les ordres sont les ordres, un point c’est tout. Je veux que vous continuiez votre enquête, vous avez l’air d’être sur un bon filon. Mais dorénavant, vous vous concentrerez sur la recherche de ce type, ce Tueur Froid. »
Hobbes se contenta de le fixer dans les yeux, essayant de faire passer dans son regard tout le mépris qu’il avait pour lui, et toute sa volonté de faire son devoir avant toute autre chose. Sans un mot, il tourna les talons et sortit de la pièce, se dirigeant vers la sortie du commissariat.
Oui, il allait continuer son enquête. Mais à sa façon.
Sur le porche, un vent frais l’accueillit, comme il en soufflait en permanence depuis quelques jours. Hobbes leva les yeux, s’accordant un instant de pause. Bien que le soleil soit levé, le ciel était particulièrement sombre, une grisaille qui s’étendait au-dessus de l’ensemble de la ville.
Le policier se sentait vidé. La rage et la volonté de protestation qui l’animaient il y a quelques instants s’étaient effacées, remplacées par une profonde lassitude. Il savait ce qu’il avait à faire, mais il devait trouver le courage de le faire. Une fois de plus. Et de se poser la question : pourquoi devait-il toujours être celui qui défiait les règles ? Pourquoi, une fois encore, allait-il être le seul à redoubler d’efforts ?
Après tout, il n’avait pas de raison particulière de chercher ainsi à défier des ordres directs. De prendre des risques, encore et toujours, juste par ce qu’il estimait que c’était son devoir. Il n’y avait jamais rien gagné, mais il le faisait quand même, c’était sa manière de fonctionner.
Là où les autres se résignaient, lui faisait ce qui lui semblait juste. Là où les autres pensaient d’abord à eux, lui pensait d’abord à l’intérêt général, à ce qui était le mieux pour le plus grand nombre. A ce que sa fonction et sa mission de policier devaient impliquer comme comportement.
Il s’était déjà posé toutes ces questions : pourquoi serait-il celui qui donnerait le plus de sa personne, qu’est ce qui le motivait à en faire autant…lorsqu’il était jeune, seul le sens du devoir, la volonté et surtout la fierté d’être un homme droit le faisaient avancer. Mais depuis de nombreuses années maintenant, c’était une force plus grande encore dont il tirait toute son énergie.
Sa femme et sa fille. Julie, Cassie. A la simple évocation de leur nom, un sourire se formait sur ses lèvres. Il se sentait aussitôt rassénéré, rassuré, comme si l’existence de ces deux femmes justifiait à elle seule son existence à lui. Dans son esprit surgissait aussitôt un flot de souvenirs, du repas qu’ils avaient pris tous les trois ensemble la veille jusqu’aux premières promenades avec Julie, il y a vingt ans. Les longues années où Cassie était née, avait grandi, et où il avait tout partagé avec sa femme qu’il aimait tellement.
Ses valeurs personnelles étaient toujours là, bien sûr, elles le définissaient et le guidaient. Mais sa famille, c’était ce qui lui donnait tout son courage, qui l’empêchaient de douter jour après jour. Il voulait qu’elles soient fières, et surtout il voulait faire tout son possible pour leur construire un monde où elles seraient heureuses.
Hobbes cligna des yeux, comme pour sortir de la rêverie qui s’était emparée de lui. Se décidant finalement à bouger, il se dirigea vers une des voitures stationnées dans le parking du commissariat. 9h du matin était à peine passé, mais un certain nombre de sujets réclamaient son attention.
Chapitre 17
Droite comme un I, Sofya se tenait assise sur la chaise d’hôpital depuis près d’une demi-heure maintenant. La veille, elle était encore chez elle avec les trois autres, lorsqu’elle avait reçu l’appel. Déjà angoissée par le retard inexpliqué de son frère, la sonnerie stridente du téléphone l’avait mis dans un état de panique qu’elle n’aurait pas cru possible.
Il avait fallu que Elise l’accompagne jusqu’au téléphone fixe, en lui chuchotant des paroles de réconfort, pour qu’elle puisse finalement décrocher le combiné en tremblant. Même Nicolas, qui ne lui avait plus adressé la parole depuis leur dispute hier soir, avait murmuré un « courage » empreint de compassion.
Lorsque la personne à l’autre bout du fil lui avait demandé de confirmer son nom, elle s’était presque sentie défaillir. Ca y’est, ce qu’elle redoutait s’était produit. Son frère s’était fait attraper, comme Mathieu. Après toutes ces années, elle se retrouvait seule. Définitivement seule. Puis la voix de son correspondant avait repris, lui annonçant que son frère s’était retrouvé au centre d’une agression. Qu’il avait été blessé, et souffrait d’un traumatisme crânien, mais qu’il n’y avait pas de soucis majeurs à se faire, il s’en remettrait.
Elle avait presque pleuré de joie. Elle avait fait signe aux autres que Clément allait bien, ou en tout cas que sa vie n’était pas en jeu. Tandis qu’elle écoutait l’infirmier la rassurer en lui expliquant que son frère était hors de danger, elle tenta de reprendre une contenance pour empêcher sa voix de flancher. Toujours paraitre adulte, sûre de soi, et les autres vous accorderont bien plus d’attention et de considération. C’est ce qu’elle avait appris au cours de ces dernières années. Pour Clément, c’était différent : il était suffisamment fort et intelligent pour réussir à peu près tout ce qu’il entreprenait. Il pouvait se protéger lui-même et même la protéger elle, sans avoir besoin de se réfugier derrière une carapace.
Seulement, elle ne voulait pas être toujours dépendante de lui, et de sa présence. Alors à défaut de se sentir forte et sûre d’elle, elle avait décidé d’en donner toutes les apparences. Pour ne pas montrer toutes ses craintes, elle devait s’astreindre à montrer ses émotions le moins possible. Et pour le moment, elle y parvenait plutôt bien. Elle savait que cela soulevait beaucoup de questions autour d’elle, par exemple au lycée, mais elle s’en moquait. L’objectif était atteint : la plupart du temps, on la laissait tranquille.
« On s’occupe de lui ce soir, avait dit l’infirmier. Vous pourrez passer le voir demain matin ».
Et c’est ce qu’elle avait fait. Ils n’en avaient pas rediscuté, mais les trois autres étaient partis dès 8h du matin au commissariat de police, comme ils l’avaient décidé la veille. Chacun leur tour, ils l’avaient serré dans leurs bras avant de quitter l’appartement sans un mot. La gorge nouée, Sofya n’avait pas eu le courage de contester de nouveau cette décision. Même s’ils n’avaient pas la clé avec eux, Nicolas semblait considérer qu’aller à la police constituait la seule option possible.
Elle ne l’avait jamais vu comme ça, à bien y réfléchir. Lui qui était si calme et tranquille habituellement montrait aujourd’hui une obstination qui semblait dangereuse à la jeune fille. La mort de Mathieu l’avait bouleversée, elle aussi, mais elle savait qu’il ne servait à rien de se laisser emporter par ses émotions dans des cas pareils. Peut-être parce qu’elle était la plus apte à conserver son sang-froid dans une telle situation, elle s’efforçait de prendre du recul, et était convaincue que le choix de Nicolas, Elise et Ethan était bien trop risqué.
Après les avoir regardés partir, Sofya avait mis un peu d’ordre dans l’appartement, puis l’avait quitté à son tour pour se rendre à l’hôpital. Elle qui refusait de sortir, elle avait trouvé assez ironique de finalement s’y retrouver contrainte, et pourtant de n’en ressentir aucune peur. Car c’était la vérité, la peur d’être attendue par l’homme en manteau gris ou celui en veste de cuir était complètement passée au second plan.
Le trajet s’était d’ailleurs déroulé sans accroc. Une fois arrivée aux urgences, elle se présenta au poste d’accueil et demanda le plus calmement possible à voir son frère. Et, après un court entretien avec le médecin de garde qui l’avait informé de l’état de son patient, elle était venue s’assoir ici, sur cette chaise de plastique blanc.
Son regard se posa sur son frère, pâle comme la mort. Des bandages lui entouraient la tête, signes de la légère commotion cérébrale dont il avait été victime. D’après le docteur, outre les nombreuses contusions dont il avait écopé sur l’ensemble du corps, le jeune homme avait aussi encaissé trois coups de couteau. Heureusement, aucun n’était très profond ni n’avait touché d’organe vital, tous ayant été déviés ou portés maladroitement par l’agresseur. Néanmoins, Clément avait perdu beaucoup de sang, et il lui fallait à présent un repos absolu et des soins réguliers pendant plusieurs jours.
A l’intérieur de sa poche de jean, Sofya sentait la pression de la clé USB que le personnel de l’hôpital avait récupérée. Après avoir rapidement procédé à un contrôle d’identité afin de vérifier qu’elle était bien la seule parente du blessé, on lui avait remis les diverses possessions de ce dernier : son portable ainsi que la clé que l’on avait retrouvée sur lui.
« Cette maudite clé, songea Sofya avec amertume. Combien de temps encore devrons nous la porter ? On n’aurait jamais dû être mêlés à tout ça ».
En quelques jours, un si petit objet avait déchainé tant de haine…il avait même amené la mort, l’avait amenée si proche de Sofya qu’elle avait encore du mal à le réaliser.
Mais avant toute chose, avant de regarder finalement les derniers secrets stockés là-dessus, elle devait faire quelque chose. Son regard se porta sur le deuxième lit de la pièce, quelques mètres plus loin. Un homme y était allongé, les yeux bien ouverts. Fixant le plafond, il semblait être en profonde réflexion.
Sofya se leva, attrapant sa chaise et la déplaçant jusque devant le deuxième lit. Entendant le bruit, l’homme tourna la tête et la fixa de ses yeux bruns. La jeune fille lui aurait donné la trentaine, mais il avait de larges cernes et un air fatigué qui le faisait paraitre plus. Son visage rond était libre de contusions, hormis un hématome sous l’œil gauche qui virait au violet.
Tous deux se fixèrent pendant quelques secondes, avant que Sofya ne prenne la parole d’une voix douce :
« - Comment vous sentez-vous ?
L’autre mit quelques secondes avant de répondre, la dévisageant d’un air étrange.
- Bien…fit-il d’une voix un peu éraillée. Bien. Et…c’est votre frère, je suppose ? Comment va-t-il ?
- Les médecins disent qu’il n’a rien de très grave. Il a juste besoin de repos.
Son interlocuteur hocha la tête et sourit. Intérieurement, Sofya fut un peu surprise de voir un soulagement sincère se peindre sur son visage. Elle reprit :
- Quel est votre nom ?
- Je m’appelle Benjamin Bréchard.
- Eh bien, monsieur Bréchard…
- Je vous en prie, appelez-moi Benjamin.
L’offre avait été prononcée un peu précipitamment, presque comme si l’appellation de « Monsieur Bréchard » le dérangeait plus qu’autre chose.
- Benjamin, alors. Merci infiniment. Je ne sais pas quoi vous dire, en fait. Vous avez peut-être sauvé la vie de mon frère. En plus d’appeler la police, vous avez eu le courage d’intervenir vous-même en prenant des risques énormes. On ne sait pas ce qui aurait pu se passer le temps que la police arrive...alors, encore une fois : merci. »
Le visage de Benjamin Bréchard s’était figé, et il arborait à présent une expression curieuse, un sourire presque timide. Sofya aurait juré qu’il était au bord des larmes. Après un moment, il répondit :
« - Ne me remerciez pas. C’est normal de réagir, même si je n’ai pas été d’une grande aide…
- Vous les avez quand même fait fuir.
Benjamin Bréchard hocha timidement la tête.
- En fait, quand je suis arrivé, l’un des deux était déjà bien sonné. Je n’ai même pas eu à me battre, ils sont partis aussitôt. Je pense qu’en me voyant, ils n’ont pas voulu prendre le risque d’un deux contre deux…surtout que d’autres témoins risquaient d’arriver.
- Peu importe ce que vous avez fait ou pas, au final, rétorqua Sofya d’une voix douce. Vous avez pris la décision d’intervenir, et vous étiez prêt à vous battre s’il y avait eu besoin. C’est tout ce qui compte. »
Sofya voyait dans son regard que l’homme buvait ses paroles, comme s’il ne voulait pas perdre un seul mot de ce qu’elle lui disait. Elle se sentit un peu déboussolée face à une telle attitude, inhabituelle chez un adulte, mais décida de ne rien laisser paraître.
Le regard de Benjamin Bréchard se porta sur le jeune homme blond endormi dans le lit voisin.
« - C’est surtout votre frère qu’il faudrait féliciter. C’est le premier à être intervenu, et il l’a fait en sachant qu’il était tout seul face à deux hommes bien plus âgés que lui. Et il a malgré tout réussi à les occuper suffisamment pour que cette femme puisse s’échapper. C’est…impressionnant.
Sofya ne répondit pas. C’était vrai. Comme toujours, son frère avait été impressionnant. Stupide et suicidaire, mais admirable en tous points. Face à elle, son interlocuteur reprit :
- A ce propos…cette femme, on ne l’a pas retrouvé ? Elle ne s’est pas manifestée ? »
La jeune fille secoua la tête en signe de dénégation. Une part d’elle en voulait à la victime de s’être simplement enfuie, d’être rentrée sans un regard en arrière et sans chercher plus tard à connaitre son sauveur. Si ce Benjamin n’était pas passé par là et n’avait pas averti la police, qui sait ce qui aurait pu arriver à Clément.
Mais au fond, elle savait qu’il serait injuste de sa part de garder de la rancœur vis-à-vis d’elle. Une expérience aussi brutale, aussi traumatisante ne laisse dans un esprit de la place que pour l’instinct de survie. Cette femme avait échappé au pire grâce à une intervention extérieure providentielle, mais devait toujours être en état de choc, à tenter d’oublier ou au moins de relativiser au maximum ce qu’elle avait vécu. Elle chercherait probablement ce qu’il était advenu du jeune homme d’ici quelques temps, lorsqu’elle irait mieux.
Relevant la tête, Sofya adressa un sourire à l’homme face à elle et lui tendit la main :
« - Au fait, je m’appelle Sofya Dovalovitch. Enchantée. »
L’autre lui serra la main en lui rendant son sourire. Puis Sofya se leva, avisant son sac qui reposait près de la porte d’entrée. Elle n’avait plus de temps à perdre. En quelques enjambées, elle avait ramené son sac auprès de sa chaise, et en sortit son ordinateur portable. Avant de partir, elle avait pris soin de l’emmener, justement dans le cas où elle récupérerait la clé USB finalement décodée.
Quelque part, même si elle savait à présent qu’il ne s’agissait que d’un malheureux concours de circonstances, elle considérait que c’était pour ce décodage que son frère avait été blessé. C’était la raison pour laquelle il était parti là-bas, et s’était retrouvé à prendre des risques inconsidérés.
C’est donc avec une détermination nouvelle qu’elle inséra la clé dans son support. Rapidement, elle eut sous les yeux la liste des fichiers : ceux qu’ils avaient déjà lus, et le dossier intitulé « privé ». La petite icone de cadenas qui l’ornait auparavant représentait à présent un cadenas ouvert. Elle dirigea le pointeur dessus, et cliqua. Deux fichiers apparurent : « Coppens » et « Financement ».
Elle ouvrit le premier et commença à le parcourir. Il s’agissait en fait d’une succession de plusieurs documents, qui avaient visiblement été mis bout à bout. Elle fronça les sourcils. La plupart étaient des extraits de divers cahiers des charges ou autorisations pour des projets actuels ou futurs de la ville. Le premier, par exemple, faisait mention de la nouvelle ligne de métro qui allait être construite en travers de la ville.
Le chantier avait débuté il y a quelques mois, et il avait été très controversé. D’après ce que Sofya avait pu observer, la majeure partie des habitants de la ville ainsi qu’une partie du conseil municipal se déclarait contre ce projet. Les raisons en étaient simples : il était en effet très couteux, et pour une utilité quasi-nulle, le réseau de transports étant déjà suffisamment développé. C’était uniquement sous l’insistance du maire, M. Coppens, et de ses soutiens que la proposition avait pu être validée et la construction lancée.
La jeune fille ne comprenait pas. Les pages suivantes reprenaient la même chose, des projets déjà lancés ou encore en suspens, mais tous avaient un point commun : ils étaient tous issus d’initiatives du maire, et semblaient conforter par leur extravagance l’idée que ce dernier exerçait une gestion désastreuse de la ville.
Un métro inutile, Sofya était au courant, mais une rénovation complète du stade qui était encore en parfait état ? Elle n’en croyait pas ses yeux, tout cela ne faisait aucun sens. Comment ces projets avaient pu être validés ? C’était tout simplement un monstrueux gaspillage d’argent public. Et c’est là que quelque chose clochait : la ville était depuis plusieurs années dans un état de déficit économique, il suffisait de voir l’état de délabrement des quartiers Sud. La hausse de la criminalité était en partie due au cruel manque de moyens de la police, ce qui était de notoriété publique puisque son budget diminuait chaque année.
Personne de sensé, aussi mauvais dirigeant soit-il, n’aurait fait de tels choix d’investissement au vu de la situation. Le maire, qui avait depuis longtemps perdu la confiance de ses concitoyens, semblait presque vouloir précipiter la faillite de la ville.
A bien y repenser, Sofya ne comprenait même pas comment Coppens avait pu être réélu, il y a deux ans. Malgré un évident manque d’intérêt général pour les politiques à la tête de la ville, il semblait aberrant de le voir accéder au pouvoir pour six années supplémentaires, après la pente dépensière sur laquelle il s’était engagé, et qui amenait aujourd’hui la cité à un état critique.
Continuant de descendre page après page, la jeune fille se sentait perplexe. Pourquoi un tel document figurait sur la clé USB d’une organisation criminelle, à coté de plans d’actions et de détails sur divers trafics illégaux ? Une foule d’hypothèses fourmillaient dans son esprit, qu’elle s’efforça de refouler pour le moment. Elle devait d’abord parvenir au bout du fichier avant de supposer quoi que ce soit.
Ce fut finalement les dernières pages qui lui apportèrent la réponse. Une succession de photos, accompagnées de notes tapées à l’ordinateur et qui faisaient office de légendes. Quelques lignes à chaque fois, souvent accompagnées de dates. Plusieurs remontaient à plusieurs années. Ces photos, à y regarder de plus près, s’avéraient être pour l’essentiel des captures d’écran.
Sofya cliqua sur plusieurs d’entre elles, les agrandissant au maximum. C’était bien des captures d’écran. De discussions. Mails, lettres. Echanges sur tous types de support. Mais qui avaient toujours un même destinataire : Coppens. Quant à son correspondant, quand il y figurait, il utilisait différentes adresses mails anonymes. Mais il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait de la même personne.
La tête lui tournait, un terrible sentiment d’urgence l’étreignait tandis qu’elle essayait d’assimiler le plus d’informations possibles. Les photos, les notes manuscrites dansaient sous ses yeux, phrases détournées et nuancées qui évoquaient en boucle deux mots dans son esprit. Deux mots qui expliquaient en un instant les dizaines de pages du dessus.
Corruption. Chantage.
Sofya avait sous les yeux une quantité astronomique de preuves de ce qui pouvait devenir le plus gros scandale que la ville ait connu ces dernières années. Il semblait que Coppens avait accepté, au début de son premier mandat, des pots-de vins en échange de son approbation pour certains projets. Mineurs au début, cela était passé inaperçu car n’avait que très peu d’incidence. Mais le mystérieux commanditaire en avait gardé une trace.
Peu après, au jugé des dates, le maire avait reçu d’autres enveloppes, plus importantes. Pour des sujets plus impactants. Jusqu’à ce qu’un jour-visiblement dans la troisième année de son premier mandat- la situation échappe à son contrôle.
Il avait apparemment refusé une offre pour la première fois, la jugeant probablement trop compromettante. Seulement, contrairement avec l’organisation avec qui il faisait affaire, il n’avait pas pris assez de précautions. Sans doute novice à ce jeu, il ne s’était absolument pas protégé pour ses précédentes transactions.
Le chantage avait démarré ce jour-là : Refusant de voir le pot-aux-roses révélées et sa carrière s’abréger aussi vite, Coppens avait fini par accepter le marché. Et à partir de là, s’était engagé dans une spirale infernale. Qui lui demandait de faire toujours plus, d’aller toujours plus loin. Qui peu à peu, prenait l’emprise sur lui, mêlant au fil des années les menaces psychologiques avec des menaces physiques, d’abord insinuées puis finalement à peine voilées.
De plus en plus abasourdie, Sofya comprenait que les messages qu’elle pouvait lire ici ne représentaient que la partie émergée de l’iceberg, les échanges les plus importants et compromettants. L’ascendant que le maître chanteur avait pris sur le maire semblait avoir empiré d’année en année, renforcé par sa réélection qui était mentionnée comme étant uniquement « le fruit de notre collaboration ». Elle en avait mal au cœur. Toutes, absolument toutes les décisions qui détruisaient la communauté, qui rendaient cette ville moins attrayante et plus dangereuse année après année, venaient de la malveillance de quelques individus associée à la lâcheté d’un homme. Et c’était aujourd’hui plusieurs centaines de milliers d’habitants qui en souffraient.
Submergée par un sentiment de dégoût, elle referma promptement le document. Elle resta ainsi pendant quelques instants, immobile, les yeux perdus sur le fond d’écran bleu de son ordinateur. Puis, faisant un effort considérable sur elle-même, elle se décida à ouvrir le second fichier.
« Financement ». Il s’agissait là d’un tableau Excel, ni plus ni moins. Elle s’y connaissait très peu dans ce genre de document, néanmoins elle en comprenait les grandes lignes. Sous forme d’un historique extremement simplifié, on pouvait y voir ce qui semblait être des rentrées d’argent, dont l’identité du donneur -s’il s’agissait toujours du même- n’était pas mentionnée.
Parcourant la liste du regard, la jeune fille se rendit compte avec effarement que ce dernier effectuait tous les six mois un versement absolument énorme. Le dernier en date se montait à 150 000€, et datait de seulement quelques semaines. Il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait là d’une des plus grosses sources de financement externes de cette organisation, sinon la principale.
Impossible cependant d’en deviner l’origine. A l’évidence, ce document avait été conçu uniquement pour l’organisation elle-même, pour garder une trace de ces différentes sommes reçues. Sofya en déduisit que le donneur, contrairement à Coppens, n’était soumis à aucune pression et faisait ces dons de son plein gré, puisque l’organisation ne semblait pas considérer comme nécessaire de conserver des preuves nominatives contre lui.
« - Est-ce que ça va ? S’enquit soudain Benjamin Bréchard, la tirant hors de ses pensées.
Elle releva la tête, avisant le regard inquiet de l’homme qui l’observait. Happée par sa lecture, elle en avait presque oublié sa présence. Elle devait faire une drôle de tête pour qu’il décide de l’interpeller ainsi.
Elle le regarda quelques instants. Sans qu’elle sache pourquoi, ce type lui inspirait confiance. Une impression qu’elle avait rarement, particulièrement ces derniers jours où elle tombait plutôt dans l’excès inverse. Surement parce qu’il venait de sauver son frère…mais pas seulement. Peut-être qu’elle se trompait, mais elle aurait juré que ce Benjamin avait uniquement de bonnes intentions. Il avait quelque chose de bizarre bien sûr, quelque chose qui clochait depuis le début. Mais cela lui donnait plus l’impression de problèmes personnels, rien qui suscite chez elle une quelconque méfiance.
- Est-ce que je peux vous aider ? Ajouta-t-il d’une voix un peu hésitante, presque comme s’il doutait lui-même de sa proposition.
Mue par une soudaine impulsion, Sofya se leva et répondit :
- Eh bien en fait…peut-être. »
Elle vint s’asseoir sur le bord du lit à côté de lui, lui présentant son ordinateur et le document ouvert. « De toute façon, songea-t-elle, il n’y a rien de précis de mentionné là-dessus. Il ne saura même pas à quoi ces sommes se rapportent. »
Benjamin Bréchard jeta un œil au document, et Sofya aperçut pendant un instant son visage se crisper légèrement, avant de se détendre aussitôt. Elle enchaina comme si de rien n’était :
- Je ne sais pas si vous vous y connaissez un peu…
- Plutôt, oui. Je suis...comptable.
La voix était faussement décontractée, avec une hésitation très marquée sur le dernier mot. Sofya commençait à comprendre. Le manque évident d’assurance de cet homme, le refus de se faire appeler par son nom de famille, la répulsion mal dissimulée éprouvée face à un tableau qui semblait lui être symbolique…tout en lui trahissait de graves problèmes, probablement en lien avec son travail. La jeune fille ressentit un élan de sympathie à son égard, mais ne chercha pas à en savoir plus. Inutile de chercher à s’immiscer dans sa vie privée.
« - Comptable ? Parfait ! Dans ce cas, est-ce que vous pourriez regarder ce document, et me dire ce que vous pourriez en retirer ? Des remarques particulières, des choses intéressantes ?
Benjamin Bréchard se pencha en avant, jetant un œil à l’ensemble puis s’attardant sur quelques chiffes et annotations.
- Non, je… »
Il s’interrompit brusquement. Sofya vit son visage se décomposer tandis que son regard descendait sur les différentes entrées. Sans un mot, il prit l’ordinateur des mains de Sofya et le posa sur ses genoux, faisant fébrilement défiler la page. La jeune fille n’osait prendre la parole, de peur d’interrompre l’étrange réaction de son nouvel ami. Ce fut d’une voix blanche que ce dernier finit par reprendre :
« - Ces chiffres…je les connais. Je jurerai que…je les ai déjà vus.
- Comment ça ? Si vous êtes comptable, vous avez dû en voir un certain nombre, effectivement…
- Non, ce n’est pas ça, rétorqua-t-il en secouant la tête. J’ai déjà vu exactement les mêmes montants, et dans le même ordre. Pour les dates, je ne m’en souviens plus, il faudrait vérifier.
- Mais où ? Où avez-vous vu ça ?
- A mon travail, répondit-il d’une voix d’outre-tombe. Chez Manson and Co, l’entreprise de télécommunications. Ce sont des sorties qui figuraient sur les documents comptables et qui me semblaient louches.
Sofya mit quelques instants à comprendre, avant de rester bouche bée.
- Alors…ce serait eux ? Votre entreprise, je veux dire ?
- Eux…quoi ? Répondit Benjamin, les sourcils froncés. Qu’est ce que c’est que ce document ?
Sofya avait laissé la question lui échapper sous le coup de la surprise, et s’en voulut aussitôt. Une seule information qui fuitait, et elle mettait en danger tout le monde. Mais après tout…Si jamais la coïncidence se révélait ne pas en être une…elle ne croyait pas au destin, mais c’était une chance extraordinaire de découvrir la vérité qui lui était offerte par cet homme.
Et il lui fallait des preuves. Si Manson and Co était véritablement le mystérieux mécène de l’Organisation, il lui fallait en être absolument sûr, car il était impossible d’attaquer une entreprise aussi influente sans preuves.
Elle s’interrogeait. Qu’aurait fait Clément à sa place ? Probablement n’aurait-il rien révélé à ce presque-inconnu, privilégiant la prudence. Il aurait juste tenté d’obtenir les informations dont il avait besoin, afin de s’occuper lui-même de la situation, et Sofya était convaincu qu’il serait parvenu à découvrir la vérité par ses propres moyens.
Mais elle n’était pas son frère. Peut-être en était-elle capable, peut-être pas, mais la vérité était surtout qu’elle n’avait pas envie de procéder de cette manière. Son instinct à elle lui disait de faire confiance à cet homme, lui soufflait qu’il pourrait devenir un allié précieux.
Elle avait pris sa décision. Avec un certain sentiment de soulagement mêlé d’appréhension, elle fit face au visage rond qui l’observait et commença :
- Savez-vous garder un secret ? Je dois vous raconter quelques choses…
Environ dix minutes plus tard, Benjamin Bréchard était au courant de la plupart des faits advenus ces derniers jours, sans toutefois que Sofya ne soit rentrée dans les détails. Passée sa stupéfaction et les premières questions incrédules, il revenait à présent sur la situation présente :
« - Et donc…vous dites que ce tableau est appelé « Financement » ? Dans cette fameuse clé USB ?
La jeune fille hocha la tête.
- Ce qui voudrait dire…fit-il à voix basse, comme pour lui-même. Ce qui voudrait dire que si les chiffres coïncident bien avec ce que j’ai vu dans mes comptes, alors Manson donnerait de l’argent à ces gens ?
- Exactement. Mais la vraie question, c’est pourquoi ? Qu’est-ce qu’une grosse entreprise comme Manson and Co viendrait faire dans les affaires d’une organisation criminelle ?
- Je n’en sais rien…
- Vous en êtes sûr ? Vous ne voyez pas quel intérêt elle pourrait y avoir ?
- Non, vraiment pas. La société est en excellente santé économique, et…
A nouveau, il s’interrompit. Sofya lut aussitôt sur son visage qu’il s’était remémoré quelque chose, et qu’il était en train de faire le lien avec ce qu’il venait d’apprendre.
- La société va bien, répéta-t-il. Mais pas les gens.
Il releva la tête vers elle, avec l’air de celui qui venait de recevoir une révélation mais qui en doutait encore.
- Pas même le patron. Il me l’a dit samedi.
Il ferma les yeux, comme s’il voulait échapper à une vision désagréable.
- « Moi, mon rêve, c’est de partir d’ici ». Il déteste cette ville. Il la hait, il la considère comme indigne de lui. Mais il ne peut pas s’en aller car il est bloqué à son poste.
- Mais quel rapport avec l’organisation ? Qu’est-ce que ça va lui apporter, de les aider à prendre l’emprise sur la ville ?
Benjamin Bréchard secoua la tête. En un éclair, Sofya comprit. Elle fut aussitôt prise de vertiges.
- Oh non. Alors, c’était pour ça, les histoires avec Coppens ? Ce gaspillage d’argent, la ville qui tombe en ruines, la criminalité qui explose…
- C’est l’impression que j’ai aussi. Ils ne veulent pas prendre le contrôle sur la ville. En tout cas pas leur chef, qui a l’air d’être seul à communiquer avec Coppens et avec mon patron. Tout ce qu’il veut, c’est l’anéantir, en faire une ville perdue et ravagée. Il veut juste virtuellement la détruire. Et mon patron…il doit faire ça dans le seul but de pouvoir partir, car il sait qu’au vu de son poste il sera simplement muté ailleurs. Il y voit un moyen de se libérer. »
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Chapitre 18
Il était plus de 13h lorsque le téléphone d’Elise commença à vibrer dans sa poche. Nicolas et Ethan se tournèrent aussitôt vers la jeune fille tandis qu’elle décrochait. Ils attendaient dans ce couloir depuis ce qui leur semblait être une éternité. Pourtant, la montre de Nicolas lui indiquait que seules vingt minutes s’étaient écoulées.
Ils étaient partis de chez Sofya en fin de matinée, juste avant qu’elle-même ne passe rejoindre son frère à l’hôpital. En y repensant, Nicolas ne pouvait s’empêcher de se sentir pris de remords : c’était à cause d’eux si Clément s’était retrouvé dans une situation pareille. Le jeune homme était convaincu que son aîné avait bien agi, mais il avait aussi pris des risques insensés…
Ce qui l’amenait à se demander, qu’aurait-il fait à sa place ? ll aurait aimé croire, véritablement, qu’il serait intervenu de la même manière, qu’il aurait fait preuve d’autant de courage. En tout cas, c’est la décision qu’il aurait voulu prendre, mais impossible de savoir à l’avance s’il en serait capable en situation réelle…
En tout cas, apprendre ce qui était arrivé à son frère avait fait retomber d’un coup la colère qu’il ressentait envers Sofya. Il ne comprenait toujours pas sa décision initiale de ne pas vouloir les accompagner, mais la nouvelle apprise par téléphone le matin même rendait impossible de garder une quelconque rancœur envers la jeune fille.
Deux places sur sa gauche, il entendait la voix d’Elise, mi-inquiète mi-soulagée :
«- Allo, Sofya ? Oui, on y est. Aucun problème sur le chemin, on est arrivés vite. Et toi ? Comment va Clément ?
- …
- Super, c’est déjà ça. Je suis vraiment contente pour lui. Et…quoi ?
- …
Nicolas vit Elise plisser les sourcils, l’air concentré. Apparemment, Sofya était en train de lui raconter quelque chose. Qui sait ? Peut-être cela concernait-il les documents codés de la clé USB. Il n’oubliait pas qu’il s’agissait de leur pièce maitresse, leur seule preuve valide de l’histoire invraisemblable qu’ils racontaient. Clément avait l’air d’aller bien, et c’était là le principal, mais Nicolas espérait vraiment que sa sœur ait pu récupérer la clé.
- Attends, je te mets en haut parleur. Que l’on puisse t’entendre tous les trois.
Elise et Nicolas se penchèrent vers Ethan, qui était assis entre eux deux. La voix de Sofya s’échappa du téléphone, débitant son histoire à un rythme étonnamment rapide.
- …Et ce que j’ai découvert sur la partie codée, c’est deux documents complètement incroyables. Le premier, c’est vraiment important que vous les sachiez, témoigne de la complicité du maire, M.Coppens !
Les trois lycéens échangèrent des regards incrédules.
- Il a cédé à la corruption il y a quelques années, mais ensuite l’organisation s’est servie de ça pour le faire chanter. Ils l’ont forcé à aller toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus reculer. Et aujourd’hui, ils l’obligent à faire n’importe quoi, à volontairement précipiter la faillite de la ville en lançant des projets couteux et inutiles par exemple.
Le dernier document, c’est une sorte de tableau comptable qui donne l’historiques des principaux financements qu’a reçu l’organisation. Il s’agit de sommes absolument énormes, et on…je pense qu’elles viennent de l’entreprise Manson and Co, vous savez la compagnie de Télécoms.
- Mais Sofya, ça ne fait aucun sens, la coupa Elise qui semblait aussi perdue que Nicolas l’était lui-même. Si ces types ont le contrôle sur le maire, pourquoi ils lui font faire n’importe quoi ? Et pourquoi cette société aiderait une organisation criminelle ?
- Je…J’ai des raisons de croire que le Chef de l’organisation est un malade. Il ne cherche pas à prendre la mainmise sur la ville, mais juste à la foutre en l’air, la détruire virtuellement. Je n’ai aucune idée de pourquoi. Mais cela expliquerait pourquoi ces documents étaient eux—mêmes codés à l’intérieur de la clé. Il ne voulait pas que ses propres hommes les voient, car tous ne seraient surement pas d’accord avec ça.
A cet instant, la porte du corridor s’ouvrit, et un policier en uniforme se présenta sur le seuil. Elise s’adressa précipitamment au combiné :
- Je dois te laisser Sofya, merci pour les informations.
- Faites attention à vous. »
Avisant les trois jeunes gens sur les chaises, le nouveau venu posa son regard sur Nicolas et lança :
« - Nicolas Daurel ? Venez, s’il vous plait.
L’intéressé se leva aussitôt. Lorsqu’ils étaient arrivés au commissariat, près d’une heure plus tôt, ils avaient aussitôt commencé à raconter leur histoire, probablement de manière trop brouillonne pour que le policier qui les écoutait à l’accueil puisse y comprendre grand-chose.
Nicolas s’était alors fait le porte-parole de leur petit groupe, se présentant et essayant de relater leurs péripéties de la façon la plus synthétique possible. Au début, l’homme derrière le guichet semblait n’être que moyennement convaincu, mais au fil de son récit, Nicolas voyait que son intérêt s’éveillait. Il avait fini par appeler son supérieur, un certain brigadier-chef du nom de Verdier. Celui-ci les avait emmenés dans une pièce à part, où Nicolas avait dû recommencer son histoire depuis le début. Lorsqu’il en était arrivé à parler de Mathieu, sa voix avait tremblé, mais il n’avait pas flanché.
Le jeune homme avait fini de parler avec la gorge sèche. En face de lui, Verdier s’était levé, la mine grave. Il leur avait demandé de sortir attendre dans le couloir, qu’on les appellerait bientôt pour leur poser des questions.
« - Quelles questions ? Était intervenu Elise. On vous a tout dit. Tout !
Nicolas avait ressenti un élan d’approbation, lui non plus ne comprenait pas pourquoi ils devaient attendre. Mais leur interlocuteur avait repris d’une voix doucereuse :
« - C’est comme ça, mademoiselle. Nous devons vous parler, de préférence séparés, pour vérifier qu’aucune information ne nous échappe.
C’est ainsi que, prenant leur mal en patience, ils s’étaient installés sur les chaises du couloir prévues à cet effet. Les murs étaient tapissés de prospectus et d’affiches de prévention, de règles de sécurité, mais Nicolas n’était vraiment pas d’humeur à les lire.
A présent que l’attente prenait finalement fin, le jeune homme se sentait pris au dépourvu. Il n’avait même pas le temps de digérer ce qu’il venait d’apprendre, voilà qu’il allait être aussitôt projeté dans un face-à-face avec la police. Ce qui était une première pour lui, qui plus est.
Le maire, Coppens, à la solde des mêmes types qui avaient assassiné son ami…cela lui semblait complètement fou, irréel. Cette histoire prenait des proportions de plus en plus monstrueuses. Ils pensaient au départ faire face à quelques détraqués, et se retrouvaient au final dans une affaire d’une envergure infiniment supérieure, qui englobait toute la ville. Et à présent, ils apprenaient que même des politiques et des entreprises étaient impliqués ?
Comment réagir face à cela, de quoi devait-il parler ? Si des personnages d’une telle puissance et influence était impliqués, était-il vraiment utile de parler d’eux à la police ?
Il n’avait plus le temps d’y songer. Le policier le mena jusqu’à une pièce vide, semblable en tous points à ce que l’on pouvait voir dans les films. Nicolas reconnut même le miroir sans tain qui permettait de voir à l’intérieur en toute discrétion. Une telle similitude avec tous les clichés connus l’aurait presque fait ricaner s’il n’avait pas été aussi anxieux.
L’intérieur de la pièce était vide, à l’exception d’une large table et de deux chaises, positionnées face à face. Sur l’une d’entre elles, le brigadier-chef Verdier était assis, l’air très détendu. Nicolas vint s’asseoir face à lui sans un mot. Puis Verdier s’adressa au policier qui l’avait conduit jusqu’ici :
« - Merci, Mannereau. Tu peux nous laisser. »
Le dénommé Mannereau répondit d’un léger signe de tête, et ressortit en fermant la porte derrière lui. Le silence envahit la pièce.
Face à lui, le dénommé Verdier le dévisageait avec un léger sourire, abordant une expression qui énervait Nicolas au plus haut point sans qu’il ne sache pourquoi. Ce type donnait l’impression de n’accorder qu’une importance très limitée à leur histoire, comme s’il voyait des cas similaires tous les jours. Ce qui n’était probablement pas le cas.
« - Alors, Nicolas, s’enquit-il doucement. J’ai besoin de te poser quelques questions sur ton histoire. Tu es d’accord ?
- Allez-y.
Il avait répondu d’un ton un peu plus abrupt que prévu, mais il commençait à en avoir assez. Pas de temps à perdre avec ces fausses formules de politesse.
- Très bien. Tu nous a dit l’essentiel tout à l’heure, donc je ne vais pas tout te faire répéter. Nous allons seulement éclaircir certains points. Pour commencer, est ce que tu es capable de donner les noms de ces hommes ?
- Un seul. L’un d’entre eux s’appelait Tobioff, j’ai entendu leur chef le dire. Il est brun, de taille moyenne, et il n’a aucun signe particulier à part qu’il portait une veste de cuir les deux fois où je l’ai vu.
- Très bien. Et donc, ce serait ces hommes là qui ont été à l’origine du coup de feu tiré dans le centre-ville il y a deux jours ?
- C’est bien eux.
- Tu as dit que Mathieu Cumbart, que l’on a retrouvé décédé hier, est ton ami. Qu’est ce qui t’amène à penser que ce sont ces mêmes personnes les coupables ?
Nicolas le dévisagea, incrédule. Il n’en revenait pas avec quel désinvolture ce type évoquait Mathieu. Il ne faisait aucun effort pour le ménager, ou pour montrer un peu de compassion, seules comptaient ses stupides questions.
- Je vois mal de qui il pourrait s’agir d’autre, rétorqua-t-il les dents serrées. Et il y a eu d’autres meurtres récemment, non ?
A ces mots, le jeune homme vit passer une ombre sur le visage du policier, pour la première fois depuis le début de leur entretien. Et ce fut d’une voix particulièrement froide qu’il lui répondit :
- En effet, il y en a eu d’autres. Mais dans ce cas, comment expliques-tu que l’on ait retrouvé un de ses agresseurs mort près de lui ?
Le jeune homme resta sans voix. Cette information, il l’avait entendue à la télévision, mais il l’avait totalement occultée, tant il avait été bouleversé par la mort de son ami. Elle était restée dans un coin de sa tête, comme cachée dans son inconscient, mais maintenant que le policier la mettait en lumière il prenait la pleine mesure de l’étrangeté de la situation.
En effet, il semblait peu probable que ce soit Mathieu lui-même qui ait réussi à se défendre et à tuer un de ses adversaires. Il n’était pas armé, et de toute façon, Nicolas imaginait mal son ami poignarder un homme, même pour se défendre.
Pendant ce temps, Verdier l’observait. Voyant qu’il ne répondait pas, il s’éclaircit la gorge et reprit d’une voix désinvolte :
- Dernière question pour toi, Nicolas. Cette clé dont vous nous avez parlé, qui contiendrait les preuves de tout ce que vous nous racontez. Ou est-elle ?
A cet instant précis, Nicolas fut pris en son for intérieur d’un doute affreux. Depuis le début, ils voyaient la police comme l’ultime sécurité, le dernier refuge où ils ne risqueraient finalement plus rien. Mais depuis qu’il était entré dans ce commissariat, il était loin de ressentir le soulagement auquel il se serait attendu. Le manque d’intérêt que ce brigadier-chef semblait porter à leur histoire, son absence totale de compassion…
Peut-être les évènements de ces derniers jours l’avaient-ils rendu paranoïaque, tout comme l’appel de Sofya. Mais durant le laps de temps extremement court où son cerveau travaillait à formuler une réponse, il avait déjà pris une décision, comme dans un réflexe de méfiance naturelle. Un instinct de survie qui lui criait de ne pas en révéler trop inutilement.
« - On ne l’a plus. On…on l’a perdu en courant chez notre amie.
Verdier arborait un air méfiant, comme s’il n’y croyait qu’à moitié.
- Perdu, tu dis ? Mais tu ne m’avais pas dit que ton amie, qui attend dans le couloir, l’avait prise avec elle ?
- Si, mais elle l’a lâché dans sa course. Sous l’effet du stress, vous comprenez.
Nicolas ne savait pas ce qui lui avait pris, mais maintenant il ne pouvait plus reculer. Il voulait d’abord discuter avec les autres de ce qu’il convenait de faire, et voir s’ils éprouvaient le même sentiment de malaise que lui. Face à lui, son interlocuteur le dévisagea quelques instants, puis reprit de cette même voix doucereuse :
- Très bien. Nous allons nous occuper de cette affaire au plus vite, mais je vais d’abord commencer par vous ramener chez vous, tous les trois. Vos parents doivent être morts d’inquiétude. »
Cette fausse sollicitude ne fit qu’agacer encore plus Nicolas, mais les mots prononcés firent mouche. En effet, ses parents étaient convaincus qu’après être restés chez Sofya, il était reparti en cours ce lundi matin. Et encore, ce n’était pas lui qui était dans la pire situation. Les parents d’Elise avaient appelé de nombreuses fois, visiblement appréciant peu que leur fille s’absente tout un week-end, presque sans leur en demander la permission. La jeune fille avait du se contenter de leur répondre de façon évasive et précipitée, formulant des excuses maladroites pour les calmer au moins temporairement.
« Peut-être que ce n’est pas plus mal », songea-t-il tandis qu’il sortait de la salle à la suite de Verdier. « Je vais finalement rentrer chez moi, et la police expliquera tout ce qu’il s’est passé à mes parents. Pour la clé, j’aurais peut-être du parler, mais on pourra toujours prétendre que l’on l’a retrouvée, ou qu’on n’a pas osé le dire avant…on trouvera bien quelque chose. »
Lorsqu’ils arrivèrent dans le couloir, Elise et Ethan se redressèrent, interrompant visiblement une discussion menée à voix basse. Verdier vint se planter devant eux, et leur adressa un sourire écœurant de fausse bienveillance.
« - Je vous ramène chez vous. Merci pour votre témoignage. La police se charge du reste, nous allons régler cette affaire le plus tôt possible.
Nicolas en doutait fortement, mais il se laissa guider vers la sortie avec les deux autres. Faisant signe aux autres de ralentir un peu pour s’éloigner du brigadier-chef, il murmura à ses amis :
- Je lui ai dit que l’on avait perdu la clé. J’aimerais d’abord que l’on discute de certaines choses entre nous avant de la lui donner.
- Comment ça ?! Mais pourquoi ?
Ethan avait l’air aussi estomaqué que furieux. Nicolas le comprenait : c’était l’occasion de se débarrasser définitivement de toute cette histoire, de déléguer complètement le poids qui pesait sur leurs épaules à autrui. Mais il ne pouvait pas se justifier maintenant, avec le policier à quelques mètres devant eux. Il fallait que son ami joue le jeu.
- Fais moi confiance, s’il-te-plait. On en reparlera plus tard. »
Elise restait silencieuse, mais le jeune homme vit à son visage qu’elle partageait les sentiments d’Ethan. Un poids lui tomba sur l’estomac, songeant soudain qu’il avait peut-être fait une grossière erreur. Pendant un instant, il faillit interpeller Verdier pour tout lui avouer, mais son instinct le retint au dernier moment. « Attends, lui soufflait-il. Attends. »
Dehors, le soleil brillait. La journée était grise, mais à cette heure-ci la ville était inondée d’une lumière naturelle, de celles qui rendent généralement joyeux et optimiste. Dans la rue du commissariat, qui était une large voie particulièrement passante, de nombreux badauds marchaient sans se presser, le nez sur leur téléphone ou simplement flânant en profitant de leur promenade. Verdier descendit les quelques marches du perron, et leur désigna une voiture banalisée, une Peugeot 308 de couleur blanche.
« - Allez-y, installez-vous.
Tous trois s’assirent sur la banquette arrière. Ils se retrouvaient un peu serrés, mais aucun d’eux n’avait envie d’être seul à l’avant aux cotés de Verdier. Ce dernier démarra et se lança dans la rue, demandant au passage aux lycéens de le guider pour arriver chez eux.
« - En tout cas, je suis impressionné par votre réaction. Je connais peu de gens de votre âge qui auraient réagi comme vous l’avez fait.
Nicolas répondit machinalement d’un signe de tête, mais fut intrigué par cette remarque pour le moins inattendue. Verdier n’avait pourtant pas l’air du genre à faire des compliments gratuitement.
- Vous savez ce que j’aurais fait, moi, à votre place ? »
Personne ne lui répondit. Assis près de la fenêtre, Nicolas regardait défiler la route à travers la vitre. Ils ne roulaient que depuis quelques minutes, pourtant le jeune homme prit conscience qu’il ne connaissait pas ce coin. Probablement que le policier prenait un raccourci.
Sans qu’il sache pourquoi, il sentit les battements de son cœur s’accélérer. Devant lui, Verdier continuait son monologue, et Nicolas devina à son timbre de voix qu’il avait un sourire aux lèvres. Leur allure avait augmenté, et le jeune homme ne reconnaissait toujours pas la route.
« - Ce n’est pas le bon chemin, marmonna Ethan à côté de lui.
- …oui, à votre place, je pense que je leur aurai aussitôt rendu la clé pour montrer ma bonne foi. Et j’aurais offert de coopérer. C’était la meilleure option que vous aviez. »
La phrase mit quelques instants à monter jusqu’au cerveau de Nicolas. Pourtant, même lorsqu’il eut compris, il resta parfaitement immobile, à l’instar de ses deux amis. Comme pétrifiés, ils ressentaient toute leur impuissance face à une nouvelle descente aux enfers.
La Peugeot pila brusquement, se rangeant près du trottoir dans une rue en apparence déserte. En apparence seulement, car l’instant d’après, les portières arrière s’ouvrirent. Simultanément, des mains d’hommes surgirent de l’extérieur et extirpèrent les trois adolescents hors du véhicule, d’abord Elise et lui, ensuite Ethan. Nicolas comprenait à peine ce qu’il lui arrivait.
« Ce n’est pas possible. C’est un cauchemar, c’est forcément un cauchemar, les choses ne peuvent pas aller jusque-là. »
Devant lui, quatre hommes adultes le considéraient avec mépris, le dominant tous d’une bonne tête. Trois des visages lui étaient inconnus, mais le troisième lui déclencha instinctivement un mouvement de recul. C’était l’homme à la veste de cuir, le dénommé Tobioff.
Ils étaient tombés dans un piège. Une fois de plus, ils se retrouvaient à la merci d’individus hostiles, bien plus forts qu’eux. Et cette fois, sans aucune sécurité, sans aucun espoir de secours qu’ils auraient pu trouver ailleurs. C’est ceux chez qui ils étaient allés se réfugier qui les avait livrés pieds et poings liés, qui avaient trahi leur devoir sans éprouver aucun état d’âme.
Du plus profond de son être, Nicolas sentit une rage et un mépris colossal enfler, dirigés tout entier sur cet homme en uniforme qui ne daignait même pas sortir de la voiture. Tout son épuisement, sa déception et sa tristesse disparaissaient, remplacées finalement par ces seuls sentiments. Plus qu’une absence de déontologie, ce qu’il venait de se passer était un piétinement pur et simple de tous les vœux de protection qu’avait pu faire n’importe quel policier. Un rejet méprisant de toute la confiance que lui et les autres habitants avaient placés en eux.
A cet instant, il n’avait qu’une envie, c’était d’ouvrir cette portière et de se jeter sur cet homme, de le frapper, de lui faire mal. Lui faire le plus mal possible, effacer son sourire satisfait qu’il continuait probablement d’arborer, et lui faire comprendre au travers de chaque coup à quel point il le haïssait.
Mais un des hommes lui attrapa fermement le bras, et le tira de l’autre côté de la voiture, à côté d’Ethan et Elise. Nicolas ne tenta même pas de résister. Il devait se contenir, que pouvait-il faire à quatre contre un ? Cela aurait été simplement stupide.
Pour la première fois, il se rendit compte à cet instant précis qu’il avait totalement fait abstraction d’Ethan dans ses calculs, comme si son ami n’avait pas été là. Il jeta un coup d’œil à l’intéressé, qui se tenait contre la voiture avec une expression à mi-chemin entre la peur et la résignation. Depuis le début de cette histoire, Ethan avait été étrangement silencieux, presque passif. Lui qui était d’habitude si détendu, si bavard. Nicolas se demanda un court instant quelle pouvait en être la raison. Peut-être était-il trop terrifié pour faire ou dire quoi que ce soit ?
« - Beau boulot, lança Tobioff en direction de la voiture, tu peux y aller maintenant.
Le ton employé montrait qu’il se serait bien passé de l’aide du policier.
- J’y compte bien, répondit la voix nonchalante de Verdier depuis l’intérieur de l’habitacle. J’ai un rendez-vous, de toute façon. »
Sur ces mots, la voiture blanche s’éloigna. Nicolas la regarda partir en tremblant de rage, la fixant jusqu’à ce qu’elle tourne au coin de rue. De mémoire, jamais il n’avait autant haï quelqu’un.
Tobioff se tourna finalement vers les trois lycéens avec un sourire sans joie.
« - Très bien. A nous ! »
Chapitre 19
Accroché au mur, une horloge de plastique noir et blanc égrenait les minutes au son d’un tic-tac monotone. Sous elle, le mur était parfaitement immaculé, libre de toutes ornementations. C’est à peine si l’on pouvait y distinguer la faible couche de poussière qui s’y était déposée depuis quelques jours.
Les yeux rivés sur les aiguilles qui s’agitaient, Hobbes se tenait immobile à quelques mètres de là. Il était déjà plus de 14h40, son visiteur était en retard. Il ne s’en sentait pas spécialement étonné, cependant.
Il avait d’abord tenté de s’asseoir pour tromper l’attente mais avait rapidement renoncé. Se poser et attendre sur un canapé lui donnait un sentiment d’inaction insupportable, il préférait encore rester debout. Quitte à tourner comme un lion en cage comme il le faisait depuis vingt minutes.
Autour de lui, la pièce avait peu bougé depuis sa dernière visite. Le corps avait été enlevé, bien sûr, et les meubles avaient été repoussés sur les cotés pour libérer de la place au centre. Autour de la marque qui avait été faite au sol pour cerner le cadavre, un balisage en un cercle irrégulier avait été fait. Comme à l’accoutumée en de telles situations.
Il n’avait pas eu trop de mal à se voir autoriser l’accès à l’appartement du professeur. Il avait suffi qu’il montre son badge ainsi que son ordre de mission, et on lui avait donné les clés du logement qui avait été verrouillé entre-temps. De toute façon, aucune équipe n’étudiait les lieux durant cet après-midi. D’après ce qu’il avait compris, tout le monde était débordé par les récents évènements, et les enquêteurs avaient l’air de considérer qu’ils n’apprendraient pas grand-chose de plus de la scène de crime.
Hobbes lui-même avait profité de l’occasion pour fouiller les lieux une fois de plus, par simple acquis de conscience. Bien évidemment, il n’y avait rien trouvé d’intéressant, si ce n’est un désordre plus grand encore sur l’ancien bureau du professeur. Ses collègues étaient visiblement passés par là, et sans ménager les possessions du pauvre homme.
Il repensa à la matinée, à son déroulement si précipité et qui l’amenait maintenant ici. Suite à sa discussion avec Verdier il y a quelques heures, il avait rapidement passé quelques coups de téléphone. Et de fil en aiguille, la mauvaise impression qui le travaillait s’était finalement avérée. Ce qui lui semblait difficile à croire au début, s’affichait maintenant comme une conclusion incontestable et inévitable.
Il avait donc réuni à la hâte toutes les informations dont il disposait, achevant une première ébauche de son rapport qui constituait déjà une sécurité. Il reviendrait probablement dessus plus tard, afin de rédiger une version détaillée. Mais pour l’heure, il ne devait rien laisser au hasard. Ces informations ne devaient pas courir le risque de se perdre. Le policier avait donc pris la décision d’envoyer ce premier rapport par mail, tout en espérant que cela se révèle être au final une précaution inutile. La procédure était inhabituelle, d’autant que le destinataire de ce message ne faisait même pas partie de la police. Mais c’était la seule personne à laquelle Hobbes avait décidé de se fier.
Soudain, des pas retentirent dans la cage d’escalier, non loin de là. Hobbes les entendait même à travers la porte fermée. Son ventre se noua à l’idée de la tâche qu’il s’apprêtait à accomplir. Malgré toute son expérience, il ne s’était jamais retrouvé dans une telle situation, et il ignorait complètement ce qu’il pouvait se produire. Mais il n’hésiterait pas, il savait ce qu’il avait à faire.
La porte s’ouvrit, et quelques secondes plus tard, Verdier apparut. Hobbes n’avait toujours pas bougé. Son supérieur l’aperçut et s’arrêta net.
« - Eh bien, Hobbes ? Quelle est cette découverte dont vous me parliez ? J’espère qu’elle valait le coup de me faire venir ici une nouvelle fois.
Face au ton doucereux qui lui était adressé, Hobbes resta de marbre. Il répondit posément :
- Je pense que cela va vous intéresser. Voyez-vous, j’ai pris conscience de certaines choses.
- Je vois. Bien sûr, cela est en lien avec votre enquête sur le tueur que nous recherchons.
- Pas vraiment, non.
Le ton de sa voix s’était durci. Un ange passa, chacun des deux hommes restants immobiles face à l’autre. Verdier affichait à présent un sourire désabusé, comme s’il ne comprenait plus bien. Mais Hobbes n’était pas dupe.
- Je vais rentrer immédiatement dans le vif du sujet. Vous vous souvenez de tout ce que je vous ai dit ce matin ?
- Soyez plus précis. A propos de quoi ?
Hobbes ne se sentait pas tout à fait à l’aise. Il avait été un peu pris au dépourvu par le fait que Verdier arrive seul. Habituellement, il ne se déplaçait jamais sans être accompagné au moins de Mannereau ou de Wilson, pourquoi ce changement ? Avait-il pressenti quelque chose ? Mais après tout, peu importe, a priori il n’aurait pas besoin d’aide. Il comptait bien se charger de cela, avec ou sans soutiens.
- A propos des informations dont disposait cette organisation. Sur le fait qu’ils ont connaissance des horaires de la police.
- Eh bien ?
- Cette personne dont je parlais, qui livre ces informations. J’ai de bonnes raisons de penser qu’il s’agirait en faites de vous. »
Nouveau silence. Qui se prolongea, cette fois. Verdier n’avait pas esquissé un geste, Hobbes non plus. Ce dernier était en attente d’une réaction. Allait-il tenter de protester ?
Un sourire glacial était plaqué sur le visage du jeune gradé. Hobbes ne lui avait jamais vu une expression aussi arrogante.
« - Très bien, Hobbes. Je ne vais pas chercher à le nier. Si je peux me permettre, qu’est ce qui vous a mis sur la voie ?
L’intéressé resta un instant stupéfait d’une telle audace, mais se reprit rapidement. Autant poursuivre et observer la réaction de son interlocuteur. De plus, exposer son raisonnement lui permettrait de se clarifier les idées. Avant de passer à l’action.
- Lorsque je vous ai fait mon rapport ce matin, j’ai remarqué qu’une fois de plus vous adoptiez un comportement d’évitement. Vous étiez déjà le premier à prétendre que le professeur assassiné ici même était un suicide. Même lorsque le contraire a été établi, vous n’avez dépêché que moi et personne d’autre sur l’affaire, parce que vous saviez que je ne lâcherai pas.
« Ensuite, vous aviez l’air plutôt satisfait que le maire vous ait demandé de vous concentrer sur le « Tueur froid ». Même lorsque je vous ai évoqué mes découvertes et la dangerosité de cette organisation, vous avez préféré ignorer mes avertissements et vous m’avez ordonné de me concentrer sur lui.
« Et pour finir : à cause de tout cela, et bien plus, je vous trouvais louche. Alors je me suis volontairement trompé de nom dans mon compte rendu. Le restaurant où je me suis rendu s’appelle « Pyramide Renversée », et non pas « Pyramide Traversée » comme je l’ai dit. Et cela, vous l’avez remarqué, car je suis sûr de vous avoir vu brièvement tiquer. Evidemment, vous auriez pu vous souvenir de la note que je vous avais montré jeudi dernier et qui comportait ce nom, mais cela me semblait peu probable vous connaissant. D’autant que vous y avez à peine jeté un coup d’œil. C’est donc que vous connaissiez probablement ce lieu, que vous connaissiez un petit établissement inconnu en plein Helleme.
« Je n’avais que des soupçons, et j’avais du mal à croire au début que vous puissiez être celui qui livrait nos informations. Cela me semblait un peu gros. Un jeune arriviste, prétentieux et infect, qui se retrouve en plus être un traître ? Nous ne nous sommes jamais appréciés, mais je ne pensais pas que vous en arriveriez là. Je me disais que mon ressentiment m’influençait négativement.
« Alors j’ai appelé les différents commissariats de la ville, ceux des autres quartiers. Les Moulins, Les Faubourgs, Helleme, le quartier des Chandelles…Sous couvert d’un appel anodin, j’ai prétendu que notre unité allait effectuer quelques patrouilles dans leurs zones d’action respectives. Et que dans ce but, nous avions besoin de connaitre le déroulement précis de leurs horaires de rondes, afin de nous organiser pour ne pas faire double action. Au premier appel, on m’a répondu que ma demande serait transmise, rien de plus. Mais vous savez ce que l’on m’a répondu dès mon deuxième appel ?
Hobbes fit une pause. Il lui arrivait rarement de parler autant, et il avait la gorge sèche. Sa voix restait ferme, mais son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il avait posé la main sur la crosse de son arme au cours de son monologue. Verdier était assez éloigné de la porte, et lui-même était assez prêt pour l’empêcher de fuir, mais il ne voulait pas prendre de risque.
- On m’a répondu que vous aviez déjà demandé ces renseignements. Et depuis un moment déjà. Que l’on vous les communiquait régulièrement. Et pourtant, vous n’en avez jamais fait mention auprès de qui que ce soit de notre commissariat. J’ai vérifié auprès des autres.
« Et ensuite, j’ai eu cette même réponse à chaque appel. Dès qu’ils cherchaient un peu, tous me disaient que vous connaissiez déjà ces informations. Pour tous les quartiers. Qui plus est, alors que l’on intervient que dans Helleme et dans le quartier des Chandelles, et occasionnellement seulement.
Pour moi c’était suffisant. Je vous accuse donc d’avoir livré des informations secrètes à une organisation illégale et criminelle, dans votre propre intérêt uniquement. »
Verdier hocha la tête, l’air entendu. Il n’avait pas bronché pendant toutes les explications de Hobbes, et ne semblait pas particulièrement inquiet.
Le vétéran était un peu étonné que sa cible passe aux aveux aussi facilement. Après tout, il n’avait aucune preuve tangible, seulement des accusations basées sur un comportement louche. Il se serait attendu à de violentes dénégations, peut-être même une contre-attaque de la part de Verdier.
« Il y a anguille sous roche, songea Hobbes. Ou peut-être bluffe-t-il car il se sait perdu. De toute façon, il n’y a pas à hésiter. »
D’un geste leste, il dégaina son arme et la pointa droit sur Verdier, sans ciller.
« - C’est pourquoi, au nom de la loi, vous êtes en état d’arrestation.
Bien qu’étant sous la menace directe d’une arme, Verdier ne se départait pas de son sourire arrogant. Il émit même un petit rire, comme apitoyé de la mise en scène de son ainé. Tournant légèrement la tête de côté, vers l’entrée du salon, il lança :
- Je ne dirais pas non à un peu d’aide, ici. »
Hobbes sentit son sang se figer dans ses veines. Comme au ralenti, il entendit de nouveau le son de pas qui s’approchait. Deux personnes, à en juger par le bruit. Qui attendaient dans le couloir, de toute évidence.
C’est bien deux hommes qui surgirent brusquement dans la pièce, chacun une arme à la main. Deux silencieux étaient équipés sur les canons. Avant même que Hobbes ait pu réagir, ils s’étaient déployés, formant avec Verdier un demi-cercle qui l’empêchait totalement de sortir ou même de se réfugier à l’arrière de l’appartement. Hobbes s’efforçait de garder son sang-froid, mais il se savait en très mauvaise posture. Impossible de tenter quoi que ce soit, c’était du un contre trois presque à bout portant. Et il n’avait nulle part pour se mettre à couvert.
Par-dessus tout, il lui semblait impensable que ces deux types soient arrivés sans qu’il ne les entende. Ils avaient dû se faire le plus discret possible, accompagnant Verdier en silence et montant la garde sur le palier jusqu’à ce que ce dernier les appelle.
Verdier fit un pas en avant et le dévisagea avec insolence.
« - Voilà ce que l’on va faire. Vous allez commencer par baisser votre arme. Ensuite, vous allez nous promettre de la fermer sur tout ce que vous savez. Et dorénavant, lorsque je vous donne un ordre, vous l’exécutez sans poser de questions. Sinon…vous avez bien une femme et une fille, c’est ça ?
Aussitôt, le visage de Julie et Cassie surgit dans le visage de Hobbes, et il vit rouge. Sa main se resserra autour de la crosse métallique de son pistolet. S’il se contentait jusque-là d’accomplir son devoir uniquement, Verdier venait en un instant de transformer ça en affaire personnelle. Hobbes ne laisserait personne, absolument personne, s’approcher d’elles. Jamais.
- N’essaye même pas de t’approcher d’elles, gronda-t-il, menaçant. Tu ne sais pas ce que tu dis.
Il devait avoir l’air particulièrement menaçant, puisque les deux nouveaux arrivants relevèrent leurs armes de concert, comme se préparant à faire feu. Verdier ouvrit les mains en signe d’apaisement.
- Si vous faites ce qu’on vous dit, il n’y aura aucun problème. Et pour ça, commencez par arrêter de viser mon visage. J’aimerais le garder intact encore un moment.
La colère ne quittait pas le policier, mais au fond de lui, une peur sourde l’étreignait. Pas pour lui, il ne craignait pas pour sa vie, mais pour sa famille. Il pourrait avoir toute la volonté du monde, être prêt à donner sa vie pour elles, pourtant il savait qu’il ne pourrait les protéger seul. Pas contre une organisation d’une telle ampleur, épaulée par ce traitre de Verdier et capable assurément de mettre leurs menaces à exécution.
Hobbes sentit le désespoir l’envahir. « Je n’ai pas le choix, comprit-il. J’ai échoué, je n’ai pas réussi à aller jusqu’au bout de ma mission. Il est déjà trop tard pour cette ville, je ne peux plus rien faire. Sans que l’on s’en rende compte, ces gens sont déjà devenus trop dangereux…en tout cas pour un simple policier comme moi. »
Cette simple pensée le remplissait d’une frustration inouïe, comme si c’était le combat de toute une vie qu’il venait de perdre à l’instant. Et quelque part, c’était le cas. Lui qui avait toujours voulu lutter contre le crime, s’était toujours battu pour le bien commun, il se retrouvait battu, piégé et dans l’impossibilité de réagir, simplement par amour.
« C’est la seule chose à faire. Je vais prétendre accepter leurs conditions. Et dès ce soir, j’emmène Julie et Cassie loin d’ici. On ira vivre ailleurs, hors de cette ville gâchée. Tant qu’on est ensemble, c’est le plus important. »
Prenant une profonde inspiration, il baissa lentement son arme, et se pencha jusqu’à la déposer par terre.
- Très bien. Je ferais comme vous dites, mais ne touchez pas à ma famille, c’est tout ce que je demande.
Verdier lui adressa un étrange regard, à mi-chemin entre dédain et pitié.
- Oh, Hobbes. Avec tous vos beaux principes…regardez où cela vous a mené. Jusqu’au bout, vous aurez été un imbécile.
Il n’avait pas fini sa phrase que le policier avait déjà compris. Il ouvrit la bouche pour répliquer, mais n’en eut pas le temps. Sur un simple signe de la main de Verdier, les deux hommes tirèrent. Deux meurtriers parfaitement silencieux, armes vivantes ne parlant ni ne se questionnant pas. Hobbes comprit à leur visage que pour eux comme pour Verdier, supprimer une vie ne signifiait rien. Qu’ils ne comprenaient pas, où se moquaient, de ce que pouvait représenter l’arrêt aussi brusque d’une existence humaine.
Il se prit les deux balles en pleine poitrine. A cette distance, la violence du choc fut suffisant pour qu’il soit projeté en arrière, basculant sans pouvoir émettre d’autre son qu’un hoquet de surprise. Les projectiles étaient sans nul doute fatals, il allait mourir d’un instant à l’autre.
Hobbes avait conscience de partir, son corps l’abandonnait avec ses cinq sens. Et pourtant, alors même que ses yeux se brouillaient, ce n’était pas la panique ni la peur qui obstruaient son cerveau, mais seulement une image.
Deux visages.
Chapitre 20
Tobioff s’était approché d’Elise. Il les regarda tous les trois, tour à tour, avant d’adresser à la jeune fille un sourire sans joie.
- Ca va, vous me reconnaissez ? Vous avez fait une très grosse connerie, tous les trois. A cause de vous, mon patron est très légèrement en colère. Je risque de me faire virer, et vous n’imaginez pas ce que ça implique de se faire virer chez nous.
Il se pencha sur le côté, scrutant l’intérieur de la voiture en fronçant les sourcils.
« - Pourquoi vous êtes que trois ? Il en manque un, là. Le cinquième c’est normal, on l’a eu. Mais il avait pas la clé sur lui, ou alors quelqu’un l’a récupéré.
Il se pencha vers la jeune fille, jusqu’à avoir son visage à moins de vingt centimètres du sien :
- Hein ? C’est vous qui avez vengé votre pote, pas vrai ? J’ai appris qu’Elliott avait été retrouvé mort aussi, ligoté dans un putain d’entrepôt. C’est vous qui avez fait ça ??
Son visage avait viré au rouge brique en quelques instants. Nicolas pouvait voir une veine palpiter sur sa tempe gauche. Face à lui, Elise avait l’air terrifiée. Mais le jeune homme la vit prendre sur elle pour répondre d’une voix la plus assurée possible :
- On ne sait pas de quoi vous parlez. On n’est pas des meurtriers, nous.
L’élan de courage, s’il était audacieuxt, ne plut pas à Tobioff. Il se départit d’une claque violemment assénée, dont le bruit sembla résonner dans toute la rue. La tête d’Elise partit brutalement sur le côté, et elle chancela, déséquilibrée.
Nicolas ne put pas s’en empêcher. Sa raison lui criait de s’arrêter, que sa réaction était aussi futile que dangereuse, mais voir la jeune fille frappée aussi brutalement avait soudainement fait remonter tous les sentiments négatifs qu’il tentait de contenir en lui.
Avant même de se rendre compte de ce qu’il faisait, il s’était jeté sur l’homme à la veste de cuir, lui assénant un coup en pleine mâchoire. Sa cible encaissa le choc avec un grognement, chancelant à son tour. Nicolas aurait poursuivi son attaque s’il n’avait pas été aussitôt saisi à bras-le-corps par deux des hommes qui les encerclait.
Sans même pouvoir opposer une quelconque résistance, il se sentit jeté à terre. Il tenta aussitôt de bondir sur ses pieds, mais un violent coup de pied au visage le projeta de nouveau en arrière, l’envoyant se cogner contre le mur le plus proche. Le gout salé du sang envahit sa bouche, et le jeune homme devina qu’il avait une lèvre fendue.
Mais déjà, de nouveaux coups pleuvaient sur lui, visant sa tête, ses cotes, son ventre. Se protégeant du mieux qu’il pouvait à l’aide de ses bras, il ne pouvait cependant pas parer toutes les attaques que les deux hommes lui portaient. Quant à se relever, c’était impossible.
Un des coups de pied fit mouche, percutant son flanc gauche avec une violence inouïe, lui arrachant au passage un hoquètement de douleur. Il se plia presque en deux sous l’effet de la souffrance, tandis qu’au-dessus de lui il entendait les cris de détresse d’Elise et Ethan.
« Ils vont s’arrêter, songea-t-il en serrant les dents. On est dans une rue, en plein jour. Quelqu’un va passer, ou va nous voir par sa fenêtre. Ils vont forcément s’arrêter ! »
La vérité, Nicolas en avait parfaitement conscience malgré le désespoir et la douleur éprouvés. La plupart des gens, simples passants pris au dépourvus, n’interviendraient jamais pour se confronter seuls à quatre hommes adultes. Simple réflexe de survie. A présent, il ne comprenait que mieux à quel point la réaction de Clément Dovalovitch avait été impressionnante.
Quant à les voir par les fenêtres, il était parfaitement possible que certains témoins décident simplement d’ignorer ce qu’il se passait. Pensant, essayant de se convaincre peut-être, que si eux l’avaient vu, d’autres l’avaient forcément vu aussi et se chargeraient d’intervenir. « La dilution de responsabilité », se remémora amèrement Nicolas.
Dans le meilleur des cas, si l’un d’eux se décidait à réagir, tout ce qu’il ferait serait probablement… « d’appeler la police, songea le jeune homme. Ahah. »
« - Laissez, ça suffit.
La voix de Tobioff avait fusé pour donner cet ordre, pourtant Nicolas ne la perçut que de très loin. Les coups stoppèrent aussitôt, mais il se sentait complètement sonné.
- Fouillez-les. Trouvez la clé.
Quelques secondes plus tard, Nicolas sentit quelqu’un l’agripper et le relever contre le mur. Il s’y tint tant bien que mal, s’efforçant de tenir debout malgré ses jambes flageolantes et sa douleur au côté gauche.
Les hommes les fouillaient tous les trois, tâtant chacune de leur poche, chaque recoin de leur vêtement. Au bout d’un moment, l’un d’eux fit d’une voix inquiète :
- Il n’y a rien du tout, Tobioff. Ils ne l’ont pas !
Ce dernier émit un juron. Cette fois, ce fut devant Nicolas qu’il vint se planter, tandis que le jeune homme reprenait peu à peu ses esprits. Il le saisit fermement par le cou, l’empêchant ainsi de bouger.
- Alors, elle est où cette foutue clé ? Qu’est ce que vous en avez fait ?
Encore haletant, le jeune homme soutint le regard noir qui lui était adressé.
- On ne l’a pas, articula-t-il. Vous nous avez fouillés, vous savez que je ne mens pas. On ne l’a pas et si vous nous tuez, vous ne saurez jamais où elle est.
Nicolas jouait son va-tout. C’était leur dernière chance. Le regard meurtrier de son agresseur ne faisait aucun doute sur le sort qu’il aurait aimé leur réserver. Mais pour eux, cette clé était plus importante que tout, et ils ne pouvaient pas prendre le risque de la perdre. C’était du moins ce qu’il espérait.
- C’est la vérité ! Rajouta Elise non loin de lui. On ne l’a plus !
Avec un juron, Tobioff relâcha brutalement sa poigne autour du cou de Nicolas, se détournant.
- Qu’est-ce qu’on fait ? Le pressa un de ses hommes. On ne peut pas rester ici trop longtemps, on est trop à découvert.
- Ne panique pas, j’ai une idée.
Leur tortionnaire se retourna brusquement vers eux, les yeux brillants. Il désigna Elise et Nicolas dans un mouvement de va-et-vient de son index qui aurait été risible s’il n’avait pas été aussi inquiétant.
- Vous deux, là. Vous avez l’air de bien vous entendre. Alors vous savez ce que l’on va faire ? On va emmener mademoiselle avec nous. Et si vous voulez la revoir, vous devez nous apporter la clé. Aussi simple que ça. »
Il n’avait même pas fini sa phrase que deux des hommes s’étaient avancés et avaient saisi Elise, chacun par un bras. Ethan tenta d’intervenir en repoussant l’un d’eux, mais ce dernier sortit de sa poche un couteau qui fit aussitôt reculer le jeune homme. A cette vue, Elise cessa aussi de résister, le visage pâle comme la mort et les yeux rivés sur la lame.
« - Non !!
A nouveau, Nicolas avait bondi en avant. Il ressentait une détresse nouvelle, bien plus forte que tout ce qu’il avait déjà pu éprouver jusqu’à présent. Il ne pouvait pas les laisser faire ça. S’il laissait Elise partir maintenant, elle allait mourir. Il le savait, tout le monde ici en avait conscience, et c’était tout simplement quelque chose d’impensable.
Mais il n’était pas encore remis de son passage à tabac, et ses adversaires avaient prévu le coup. Un des hommes l’attrapa à bras-le-corps, l’empêchant de faire un pas de plus.
- Si tu nous apportes la clé, on la libère, fit la voix de Tobioff. Viens à l’entrée de la zone industrielle ce soir. On te trouvera. Ah, et bien sûr, interdit de parler de notre ami policier. D’ici là…allons-y.
Sans aucun signe annonciateur, l’homme qui tenait Nicolas lui décocha brutalement un coup de poing dans l’estomac, expulsant en un instant tout l’air de ses poumons. Le jeune homme tomba à genoux en se tenant le ventre.
Et tandis que des points lumineux dansaient devant ses yeux et que l’obscurité menaçait de l’engloutir, il percevait le son des pas des quatre hommes qui s’éloignaient, emmenant avec eux Elise.
Nicolas ne sut pas combien de temps il resta là, prostré à terre et le front plaqué contre le sol. 30 secondes ? 5 minutes ? 10 ? La violence du choc reçu avait manqué de le faire sombrer dans l’inconscience, et il avait plongé dans un état second pendant une durée indéterminée. Qui plus est, il ne se sentait tout simplement pas le courage de se relever.
Sur son dos, il sentait la main d’Ethan, dont la voix brisée semblait lui parvenir de très loin, si loin que ses paroles en devenaient inaudibles. Nicolas tremblait. Il savait qu’au moment même où il relèverait la tête, il lui faudrait à nouveau affronter toute son angoisse et toute l’horreur de la situation. Il aurait aimé disparaitre, simplement s’endormir quelque part, et qu’à son réveil tout n’ait été qu’un mauvais rêve.
Prenant une profonde inspiration, il se redressa. Le vent caressa son visage, et il se rendit compte à ce moment précis qu’il pleurait. Quelques gouttes s’étaient écoulées de ses yeux et descendaient à présent le long de ses joues, traçant deux sillons de fraicheur sur son visage.
Il prit appui sur Ethan et se mit debout tant bien que mal. A présent, en plus de son flanc gauche, son estomac aussi lui faisait souffrir le martyr. Mais il y pensait à peine. Une seule chose comptait à présent, occupant tout son esprit : Elise.
Nicolas revoyait la scène en boucle, comme si elle se déroulait en ce moment même sous ses yeux. Le coup qu’elle avait reçu, puis les coups qu’il avait pris pour elle. L’interrogatoire, et surtout ce moment où elle était intervenue pour lui… s’il s’était senti un regain de courage en entendant sa voix, il aurait infiniment préféré qu’elle reste silencieuse. Peut-être qu’alors ce Tobioff n’aurait pas eu cette idée odieuse.
Que faire, à présent ? Nicolas se sentait oppressé, étreint par un sentiment d’urgence comme il n’en avait jamais ressenti. Il avait géré du mieux qu’il pouvait les évènements des derniers jours, mais là c’en était trop. Il était au bord du gouffre. Après Mathieu, il lui était impossible de perdre aussi Elise. Surtout pas elle.
« - On doit la sauver, finit-il par dire d’une voix éraillée. On récupère cette foutue clé. Et on y va. Maintenant.
- Tu veux vraiment leur donner la clé ?
La question d’Ethan n’était même pas vraiment une protestation. Nicolas le sentait perdu, désemparé, comme s’il avait décidé que tout cela le dépassait au plus haut point. Il plongea son regard dans celui de son ami.
- Bien sûr. On n’a pas le choix, de toute façon. C’est Elise ou la clé.
- Mais, tu sais…d’après ce qu’on a vu, cette clé est vraiment dangereuse. Et ce que nous a dit Sofya sur les documents restants le confirme largement.
Nicolas s’apprêtait à hurler qu’il s’en moquait, et que la question ne se poserait même pas. Qu’il aurait pu leur amener n’importe quoi du moment que cela lui donnait une chance. Mais Ethan poursuivit précipitamment :
- Et surtout, je ne pense pas que Sofya acceptera de te la donner pour que tu l’apportes avec toi. »
C’était probablement vrai. « Sofya, tellement juste, tellement parfaite, préférera probablement privilégier le plus grand nombre. Et refusera de me donner la clé ».
Nicolas sentit un gout amer lui envahir la bouche. De nouveau, ses sentiments négatifs menaçaient de refaire surface, de le submerger. La rage qu’il ressentait plus tôt l’envahit de nouveau, effaçant presque toute douleur. Ses mains continuaient de trembler, mais c’était à présent de colère. Il ne savait même plus contre qui, ou contre quoi. Jetant un regard mauvais à Ethan qui le fixait, il lui lança :
- Alors, qu’est ce qu’on fait ? Il faut bien qu’on aille l’aider. On y va simplement comme ça alors, et tant pis si on n’a pas la clé.
Il savait très bien ce qu’allait répondre son ami. Et en effet, ce dernier lui répondit d’une voix à demie brisée :
- Nicolas, si on y va, ils vont surement nous tuer. Tout simplement. Et que l’on ait la clé ou pas.
- Tu as peur, articula le jeune homme.
Il avait l’impression que tout s’éclairait, à présent. Cette passivité permanente, ce manque de réaction dans les situations critiques…Ethan n’était pas juste paralysé car dépassé par les évènements. Il était juste lâche.
- Tu ne veux pas prendre de risques pour elle. Ni pour personne, d’ailleurs !
Nicolas se sentait prêt d’éclater. Tout se mélangeait en lui : la jalousie qu’il éprouvait pour Ethan à cause des sentiments qu’Elise avait pour lui, la tristesse et le sentiment d’impuissance qui l’accablaient, de plus en plus forts à chaque instant…
Et surtout cette lâcheté, cette lâcheté de son « ami » qui se tenait en face de lui, et qui une fois de plus préférait battre en retraite plutôt que de se battre pour les autres.
- Ce serait stupide d’y aller, plaida Ethan d’une voix qui trahissait son malaise. On ne pourrait rien faire !
- Ce n’est même pas question de ça !
Sans s’en rendre compte, Nicolas avait avancé d’un pas.
- Je vous ai entendu parler, chez Sofya. Je sais qu’elle t’aime, on le savait déjà plus ou moins, mais elle te l’a avoué directement. Elle a dit qu’elle comptait sur toi ! Et toi, tu veux ne rien faire ?!
- Ce n’est pas ça, mais il y a forcément une autre solution ! On peut y réfléchir avant de foncer tête baissée. Moi aussi je veux la sauver ! Protesta Ethan.
- Tu veux la sauver, mais tu ne veux pas prendre de risques pour ça. Tu aimerais bien qu’elle soit libérée, mais tu refuses de mettre en danger ta propre sécurité pour autant. C’est minable.
Nicolas ne se contenait plus. Il ressentait à présent une colère sourde, un mépris absolu pas seulement envers les ravisseurs, mais envers le monde entier. Envers ces gens qui choisissaient d’ignorer la violence et d’en laisser la charge à d’autres. Envers ces hommes, Verdier, Coppens, en qui des milliers avaient confiance, et qui trahissaient cette confiance pour des raisons futiles et ridicules.
Et envers Ethan, qui se tenait face à lui les bras ballants, Ethan qui n’était finalement rien d’autre qu’un lâche.
- Lorsqu’une personne te dit qu’elle t’aime, qu’elle a confiance en toi, tu ne peux pas abandonner cette confiance. Peu importe la situation, peu importe les risques que tu dois prendre. La question n’est pas de savoir si tu peux faire quelque chose, mais d’essayer de faire quelque chose. T’as peur ? Moi aussi, j’ai peur. Et je n’ai pas plus envie de mourir que toi.
« Mais la différence, c’est que moi j’ai aussi envie d’être courageux. Et je veux pouvoir être fier des choix que je fais, que ce soit au quotidien ou dans des situations comme celles-ci. Elise, je l’aime, et je veux pouvoir me dire que je ne l’aurais pas laissée tomber, que je ne l’aurais pas laissée mourir de la main d’une pauvre bande de malades. »
Son ton était monté au fur et à mesure qu’il parlait, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il avait fini presque nez à nez avec son « ami ». Sans rien ajouter de plus, il fit volte-face et commença à s’éloigner, laissant Ethan planté sur place.
Jamais il ne s’était senti aussi seul et effrayé. Ses amis, la police, la société tout entière semblait incapable de lui apporter la moindre aide. Mais peu importe. Tout le monde n’est pas capable de sacrifices, mais lui serait assez courageux pour tous.
Chapitre 21
Tout lui semblait différent. Il avait l’impression d’évoluer dans un monde parallèle. Une sorte d’univers virtuel où chaque chose ressemblait en tout point à ce qu’il connaissait auparavant, mais sans que rien ne soit vraiment réel.
Il se sentait parfaitement détaché, étranger à tout ce qu’il voyait, depuis la façade familière de l’immeuble jusqu’aux escaliers qu’il empruntait tous les matins. Un peu comme s’il ne faisait plus partie de cet ensemble. Sur son chemin, quelques visages connus le croisèrent, la plupart sans lui accorder une once d’attention. Mais certains regards s’attardaient brièvement sur son visage, peut-être car ils y avaient perçu quelque chose de différent.
Ce fut à l’entrée de l’Open Space que Benjamin Bréchard marqua un temps d’arrêt. Le cœur battant, il observa le spectacle qui s’offrait à lui. Une quinzaine de personnes, chacun devant leur ordinateur, qui travaillaient dans un parfait silence donnant ce sentiment illusoire de sérénité. Tous ces gens, ces personnes qu’il voyait, Benjamin les connaissait sans vraiment savoir qui ils étaient. Depuis des années, il les côtoyait jour après jour, en en voyant partir certains et en arriver d’autres.
Aujourd’hui, bien que cette scène de travail soit en tout point similaire à d’habitude, il portait sur elle un œil neuf. Il n’aurait su dire pourquoi. Quelque part, au fond de lui, il savait qu’il avait déjà pris une décision. Les évènements de la veille, pourtant si proches, lui semblaient provenir d’une autre vie ; le simple fait d’y repenser lui donnait des frissons.
Finalement, peut-être était-il mort hier. Bien qu’il n’ait pas franchi le pas, peut-être qu’une partie de lui s’était élancée dans le vide, entrainant avec elle son ancienne vie et ses anciennes angoisses.
Benjamin se força à bouger. Il n’était pas revenu ici pour rien. Longeant plusieurs bureaux, il arriva devant son espace de travail, impeccablement rangé tel qu’il l’avait laissé. Il y a deux jours exactement. Il refusait de repenser à cette journée, refoulant aux portes de son esprit les souvenirs malsains qui menaçaient de ressurgir.
Insérant une clé USB, il alluma l’écran en poussant le bouton d’alimentation. Sa main tremblait légèrement. Il déglutit. Une partie tellement énorme de son existence était accrochée là, dans cette pièce, au milieu de ces gens. Il pouvait presque ressentir tout le mal-être qu’il y avait éprouvé, cette honte de soi si forte qu’elle en avait imprégné les murs. Toutes ces fois où il s’était senti prisonnier, inutile, où il avait plié devant les autres avant de se traiter de lâche intérieurement, créant ainsi un cercle vicieux.
Il refusait de retomber dans ce gouffre. Pour la première fois depuis des années, Benjamin se sentait vivant : il était là pour une véritable raison et comptait bien faire tout le nécessaire. Sous ses yeux et au rythme de ses doigts, différentes pages s’ouvraient, lui présentant leurs myriades de chiffre. Il en copiait certaines, avant de les transférer sur la clé. Au bout d’une dizaine de minutes, il ferma la dernière fenêtre. Cela ne lui avait pas pris longtemps de retrouver toutes les informations dont il avait besoin.
Désormais, tous les comptes récents de l’entreprise, que ce soit les documents officiels qui seraient présentés au public ou bien ceux censés rester dans le cadre privé, tous étaient sur la clé. Il avait recherché tous les endroits où était fait mention de ces fameux chiffres : ces montants que Manson And Co aurait détournés avant d’en faire don à cette organisation criminelle. S’il y avait besoin d’une quelconque preuve, elle serait nécessairement enregistrée et à leur disposition, à présent.
La jeune fille blonde rencontrée à l’hôpital, Sofya, lui avait appris des choses dont il peinait encore à croire la véracité. L’idée d’une organisation criminelle qui se serait développée dans l’ombre de la ville ne lui serait déjà jamais venu à l’esprit. Plus surprenant encore, le fait qu’elle ait gagnée en influence grâce au soutien camouflé de nuls autres que Manson and Co et du maire lui-même ! La propre entreprise pour laquelle il avait travaillé pendant des années, dont il avait lui-même fait les comptes sans jamais se douter de rien…c’était à peine croyable.
Et pour finir, l’information la plus invraisemblable de toutes était probablement les conclusions qu’ils en avaient tirés sur le chef de cette organisation. Ce n’était que des suppositions bien sûr, mais tout dans la manière de procéder, dans les documents trouvés par Sofya tendaient vers la même conclusion. Que le dirigeant, le responsable de tous ces business nocifs, était complètement fou à lier. Pour une raison que Benjamin ne comprenait pas, il semblait vouloir réduire la ville à néant, la transformer en un tas d’immeubles abandonnés.
Il avait donc donné son accord pour aider la jeune fille. C’était complètement fou et il en avait conscience, mais il lui avait promis de réunir toutes les preuves qu’il pouvait trouver sur la complicité de son employeur. Cette jeune fille, il la connaissait à peine, et pourtant il s’était immédiatement senti si étroitement lié à elle…peut-être à cause de son frère, qui gisait sur un lit d’hôpital à deux mètres de lui. Ou peut-être tout simplement car elle était la première depuis longtemps à lui avoir parlé comme elle l’avait fait.
En tout cas il n’avait plus rien à faire ici, inutile de s’attarder plus longtemps. On était un lundi après-midi pourtant, et tous ses collègues devaient s’attendre à ce qu’il reste travailler pour la fin de journée. Benjamin se demanda si certains s’étaient même posé la question de ce qui lui était arrivé, de la raison de son absence. Personne ne l’avait gratifié de la moindre question. Mais cette sensation de rupture, d’enfin briser la routine et les règles établies lui donnaient un sentiment indéfinissable. Le sentiment d’avoir à nouveau devant lui d’autres opportunités, d’autres choix que cette vie qu’il ne vivait plus.
Benjamin retirera la clé de son emplacement et commença à s’éloigner, ayant cette fois pour effet de relever quelques têtes autour de lui. Jetant un coup d’œil au bureau situé un peu plus loin, il avisa la porte close qui lui faisait face. Il comprit qu’Éric Allart n’avait même pas dû le voir arriver et repartir. Tant mieux.
Mu par une inspiration soudaine, il stoppa net sa progression. Repenser à son manager venait de faire surgir dans son esprit une idée complètement irréaliste, quelque chose qu’il n’aurait même pas osé envisager il y a quelques jours à peine. Pivotant sur lui-même, il porta son regard vers la deuxième porte. La porte de l’autre bureau.
Cette porte qui l’avait tant terrifié, telle une représentation symbolique de tout ce qu’il craignait le plus. Elle semblait à présent l’attirer, l’appeler à se lancer et faire ce dont il rêvait depuis de longues années. Sans jamais oser bien entendu.
Mais aujourd’hui, tout lui semblait tellement nouveau, tellement possible. « Alors… peut être que je pourrais aller encore plus loin », pensa-t-il.
Ses jambes avançaient sans même qu’il ne leur en donne l’ordre. Comme dans un rêve, il progressait en ayant à peine conscience de ce qu’il faisait, hypnotisé par la surface de bois lisse.
« Un nouveau départ pour ma nouvelle vie ».
Plus il se rapprochait, plus la certitude que c’était nécessaire s’affirmait à lui. Si jamais il partait maintenant, qui sait ce qui pourrait se produire. Il ne pouvait pas courir le risque de revenir sur sa décision, et de replonger dans la routine infernale qui l’avait enfermé et empoisonné toutes ces années.
Sans se donner le temps de réfléchir à ce qu’il faisait, sa main se tendit vers la poignée, et sans même avoir pris la peine de toquer il franchit le seuil, se retrouvant à l’intérieur de la pièce. D’un mouvement du bras, il referma la porte derrière lui.
Le bureau était en tout point identique à la dernière fois qu’il était venu. Plutôt spacieux, mais toujours aussi peu décoré, et toujours cette désagréable impression de vide qui y flottait. L’homme assis derrière le bureau était aussi le même. Un impeccable costume noir sur des larges épaules, des cheveux sombres parfaitement coiffés, Benjamin se retrouva aussitôt transporté deux jours plus tôt. Seule l’expression du Patron avait changé : au lieu de son habituel air maussade, il exprimait une stupéfaction incrédule.
« - Encore vous ? C’est une plaisanterie. Vous êtes au courant que j’ai du travail ?
Benjamin ouvrit la bouche, mais resta figé. Cet homme, cet endroit, et maintenant cette voix venaient de reléguer tout au fond de lui l’élan qui l’avait fait pénétrer ici. C’était son pire souvenir, encore si vivace, qui semblait sur le point de se reproduire. Son ventre se noua subitement, et il sentit affluer la panique depuis son cerveau. A nouveau, il perdait ses moyens, restant aussi immobile que silencieux au pire moment.
- Et pour commencer, qui vous a permis d’entrer ? Vous avez un manager, ce n’est pas pour rien. Qu’est-ce qu’il fait, Allard ?
Le Patron entreprit de se lever, probablement pour aller appeler son subordonné. Visiblement, cette fois-ci il n’entendait même pas se donner la peine d’écouter Benjamin. Il allait juste l’expulser hors de son bureau, remettant le « problème » à Eric Allard.
« - Attendez.
C’est à peine si Benjamin avait reconnu sa voix. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, plus vite encore que la fois précédente. Car il savait ce qu’il devait dire, ce qu’il devait faire, mais cela le terrorisait.
- Je dois vous parler.
Monsieur Soully s’immobilisa, debout de l’autre côté du bureau. Toute trace d’étonnement avait disparu de son visage, il affichait maintenant ce même rictus maussade qui lui était coutumier.
- Me parler, mais de quoi ? Vous savez que je n’ai pas que ça à faire, de discuter. Surtout pas avec vous, je pensais avoir été très clair à ce sujet samedi dernier.
Malgré toute sa résolution et sa volonté, les mots restaient coincés dans la gorge de Benjamin. Il ne comprenait pas pourquoi, ni ne savait ce qui l’empêchait de parler, mais il ne parvenait pas à se lancer. A franchir le pas.
- Mais regardez-vous…vous êtes pitoyable. Vous vous permettez d’entrer ici, sans frapper ni raison valable, et restez figé là comme une statue de sel. Alors c’est votre dernière chance de sortir. Dégagez, si vous voulez encore avoir de quoi nourrir votre femme et vos gosses à la fin du mois.
Le Patron fit une pause, émettant une sorte de ricanement méprisant.
- Enfin, en supposant que vous en ayez, bien sûr.
- J’espère vraiment que vous n’en avez pas.
Les mots étaient sortis tout seul, comme une réponse préprogrammée. Son interlocuteur avait l’air complètement interloqué.
- Pardon ?
- Vous m’avez bien entendu. »
Benjamin se sentait libéré d’un poids immense. C’était comme ouvrir les vannes d’un barrage : à présent que les premiers mots avaient été prononcés, le flot de paroles pouvait se déverser. Et il se sentait de plus en plus fort, de plus en plus fluide, tout ce qu’il avait sur le cœur s’écoulait maintenant hors de lui avec une assurance qui grandissait au fil des phrases.
« - Vous m’insultez, vous tentez de me rabaisser et de me réduire à ma simple fonction. Vous vous permettez de juger et ma personnalité et ma vie sur la seule base de ce que vous voyez, sur la seule base de ce que je présente.
Je ne connais pas la raison qui vous pousse à faire cela, et je m’en moque. Les gens comme vous ne méritent que du mépris, vous pensez vraiment que votre simple réussite professionnelle fait de vous quelqu’un d’admirable ? La situation, le confort matériel, la position que chacun occupe dans la société, ce sont autant d’outils que chacun utilise pour s’identifier et qui vont conditionner nos rapports avec les autres. Mais en réalité, ce que l’on retiendra de vous n’est rien de tout ça, c’est seulement la manière dont on a vécu. Et pour cette simple raison, en tant que personne je vaux d’ores et déjà infiniment plus que vous.
« Chacun a son objectif, ses propres conditions aux bonheur inhérentes à son caractère. Je m’en suis rendu compte hier : au final, la vie que je veux vivre est celle dont je serais le plus fier quand sa fin viendra. Même si cela ne m’apporte rien au quotidien, je sais désormais que je ferais tout pour être quelqu’un de bien, et bien plus que vous ne l’avez jamais été.
« Et je crois que je vois à nouveau les choses comme il le faudrait : une suite d’opportunités, d’expériences, et dont seule la découverte pourra m’aider à comprendre la vie. Bien sûr, tout le monde subit des contraintes, et c’est là-dessus que nous ne sommes pas tous égaux. Face à la menace de perdre toute la stabilité de ma situation, tout le maigre équilibre économique que je conservais, tous mes désirs de faire preuve de courage et de me faire entendre étaient annihilés. Alors que d’autres qui se savent plus en sécurité, peuvent se permettre de saisir un plus grand nombre de leurs opportunités et de leurs envies, ce qui les encouragera encore pour la suite. C’est autant une question de condition que d’état d’esprit, chacun des deux influençant permanemment l’autre à la façon d’un cycle continu.
« Alors même si cela signifie prendre un risque, j’ai décidé, moi, de profiter de cette liberté qui m’était offerte. Je ne sais pas comment cela finira, mais je décide de ma vie dorénavant : travailler ailleurs, me reconvertir, m’engager dans l’armée, écrire, me mettre à mon compte… les choix sont multiples, pas tous aussi « raisonnables » les uns que les autres, mais à partir de maintenant je n’aurai plus peur de me lancer dans celui qui me plait le plus.
« Bien sûr, je suis quelqu’un de lâche, je m’en suis rendu compte depuis un moment figurez-vous. Mais je m’en moque, et savez-vous pourquoi ? Parce que j’en ai conscience, et parce que c’est un état qui ne me satisfait pas. Et la lâcheté, lorsqu’elle est confrontée à la lucidité et à un désir de changement, peut parfaitement être combattue jusqu’à l’émergence du courage. C’est ce que je compte faire, et je suis persuadé d’y arriver. Oui, je suis lâche, mais une lâcheté honteuse vaut mille fois mieux qu’une assurance hypocrite.
« Et je sais que je vais y arriver, car je sais désormais que j’en suis capable. Ce n’est pas dans son quotidien qu’on se découvre ou qu’on découvre les autres. Pendant trop longtemps, j’ai laissé la routine imposée par des gens comme vous me faire croire que j’étais un moins-que-rien, sans aucune valeur ni aucun avenir. Mais samedi soir, j’ai sauvé une vie. Et le lendemain matin, on m’a parlé d’une telle manière que j’ai compris que moi aussi, je pouvais être écouté, estimé. Que tout le monde, pour des raisons qui nous seront propres, pouvait être le héros de quelqu’un. Aujourd’hui, des gens comptent sur moi. Je viens de les rencontrer, et peut-être que l’on se perdra de vue ensuite, mais peu importe. L’important est que pour la première fois depuis longtemps, je me suis senti courageux, et j’ai eu envie de toujours continuer à vivre comme cela.
« Pour finir, je suis quelqu’un qui est loin d’être parfait, loin d’avoir toutes les qualités ou d’avoir la meilleure situation. Mais aujourd’hui, je suis heureux, car j’ai l’impression de sortir d’un long cauchemar à l’issue duquel je vais enfin pouvoir être moi-même.
Benjamin Bréchard marqua une pause. Il se sentait rayonnant.
- Je peux faire tout ce que je veux. »
Chapitre 22
Il était 15h passé lorsque Sofya reçut l’appel de Benjamin Bréchard. Elle était toujours au chevet de Clément, n’ayant quitté l’hôpital que brièvement pour aller déjeuner. Son ordinateur auprès d’elle, la jeune fille avait décidé de rester sur place afin d’attendre le coup de téléphone. Son frère n’avait toujours pas repris connaissance, mais le médecin affirmait qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter : ses fonctions vitales étaient normales. Il se réveillerait probablement d’ici peu.
Elle ignorait jusqu’à quel point elle pouvait faire confiance à cet homme. Après tout, même s’il avait sauvé la vie de son frère, rien ne garantissait qu’il était fiable. Mais il avait quelque chose en lui, qui l’avait incitée à se confier et à lui demander de l’aide. Une sorte d’innocence, de gentillesse désintéressée qu’elle avait perçu dès les premiers instants.
« - Allo ?
- Sofya ? C’est Benjamin Bréchard.
La voix qui lui parvenait à travers le combiné était légèrement essoufflée. On aurait dit que son correspondait venait de piquer un sprint. A l’arrière-plan, Sofya percevait des bruits de circulation et de voix diverses, signe que l’appel était passé depuis une rue animée.
- Alors, vous avez réussi ?
- Oui, je l’ai ! J’ai même tout ce qu’il nous faut. Tous les documents dont nous pourrions avoir besoin, je les ai pris sur une clé USB. En les comparant avec les dossiers que vous avez déjà, on pourra prouver que des telles similitudes au niveau des chiffres ne relèvent pas du simple hasard.
La jeune fille entendait au son de sa voix qu’il était plus que satisfait de la réussite de sa mission. Presque victorieux, en fait.
- Tout c’est bien passé ? Personne ne vous a vu faire ?
- Non, personne n’a prêté attention à ce que je faisais. Et en partant, j’en ai même profité pour donner ma démission. Ils ne me verront plus jamais !
Dans sa chambre d’hôpital, Sofya sourit. Elle avait l’impression de parler à un enfant, un enfant fier de son exploit et heureux de le raconter. Même sans voir son visage, elle entendait que Benjamin Bréchard était inondé de bonheur. Toute trace de la peur, du manque d’assurance qu’elle avait ressenti en lui tantôt semblaient s’être évanouies, seul subsistait un homme qui prenait un nouvel envol au beau milieu de sa vie.
- Je suis heureuse pour vous. Mais vous ne lui avez pas dit que l’on savait, pour sa complicité avec l’organisation ?
- Non, rien sur ce sujet-là.
- Parfait. Rejoignez-moi à l’hôpital, s’il vous plait. Maintenant que j’ai toutes les preuves nécessaires, je vais pouvoir tenter quelque chose.
- D’accord, à tout à l’heure. »
La jeune fille raccrocha. En effet, elle n’attendait plus que cette confirmation-là pour passer à l’action. Et c’était plus qu’urgent, vu la situation dans laquelle se retrouvaient Nicolas et Elise.
Ethan l’avait appelé trois quart d’heures plus tôt environ, paniqué. Lui habituellement si tranquille et détendu semblait avoir atteint le point de rupture. Sofya avait mis plusieurs minutes à comprendre son histoire, entre les balbutiements de son ami et sa voix entrecoupée.
Lorsqu’elle avait finalement réussi à entendre l’intégralité de ce qui venait de se passer, elle s’était sentie atterrée. Le brigadier lui-même, un homme à la solde de l’organisation ? Cela venait de réduire presque à zéro les espoirs qu’ils fondaient dans la police. Si l’un d’entre eux pouvait les livrer à leurs ennemis, alors tous représentaient un risque potentiel.
Quant à Nicolas, Sofya ne pouvait prétendre être vraiment surprise. Ethan ne brillait certes pas par son courage, mais Nicolas tombait dans l’excès inverse. Ces derniers jours, elle l’avait vu se comporter de plus en plus différemment. Du garçon calme et discret, presque timoré, il était devenu en quelque sorte le leader de leur petit groupe, se montrant de plus en plus autoritaire. D’abord à la suite du meurtre de Mathieu, il avait montré une rage et une détermination à le venger qui dépassaient de loin tout ce qu’elle pouvait imaginer
Et maintenant, d’après ce que lui rapportait Ethan, il avait l’air d’avoir perdu tout sens des réalités. A sa manière, lui aussi avait cédé à la pression, oubliant sa raison et sa propre sécurité. Elle savait que le jeune homme était fou amoureux d’Elise depuis un moment déjà, même si elle ne lui en avait jamais parlé. Mais en partant seul pour la secourir, il s’agissait seulement d’un suicide. Elle avait tenté de le joindre en continu depuis cet instant, mais sans succès.
Reprenant son portable, la jeune fille composa rapidement une série de numéros. Une sonnerie régulière s’éleva du téléphone. Rapidement, Sofya put entendre une voix artificielle lui réciter mécaniquement un message pré-enregistré. Y prêtant à peine attention, elle appuya sur la première touche possible pour avoir un interlocuteur. Après quelques instants, une voix de femme finit par lui répondre :
- Service d’accueil de la mairie bonjour, que puis-je pour vous ?
- Je voudrais parler immédiatement au maire, Mr Coppens.
- C’est à quel sujet ?
- Dites-lui simplement que c’est au sujet des projets de métro et de rénovation du stade. Vous verrez, il voudra me parler tout de suite.
- Et vous êtes ? Demanda la femme d’une voix un peu plus froide.
- Sofya Dovalovitch. Il ne me connait pas, mais dites-lui que c’est très important. Répétez-lui juste ce que je vous ai dit.
La jeune fille dut batailler ainsi pendant plusieurs minutes pour se faire entendre. La réceptionniste ne semblait pas admettre que l’on dérange son employeur pour des raisons aussi vagues. Mais l’insistance de Sofya finit par payer, et on lui annonça qu’elle allait être transférée sur la ligne privée du maire.
Au fur et à mesure que les tonalités d’attente se prolongeaient, Sofya sentait l’appréhension monter en elle. Bien sûr, elle avait déjà réfléchi à ce qu’elle allait dire, encore et encore, pour trouver les mots qui seraient les plus percutants. Elle s’était mise en situation plusieurs fois depuis qu’elle avait décidé de passer cet appel, c’est-à-dire lorsqu’Ethan l’avait prévenu de l’urgence de la situation.
Mais à présent, elle n’avait plus droit à l’erreur. Impossible de manquer d’assurance, d’hésiter ou de se perdre dans son discours. C’est la vie de ses amis qui était en jeu.
- Allo ? Qui est à l’appareil ?
Une voix d’homme venait de décrocher, blanche mais passablement énervée.
- Je m’appelle Sofya Dovalovitch. Ecoutez-moi, s’il vous plait. J’ai besoin de votre aide.
Un silence suivit cette déclaration. Puis :
- Allez-y.
- Récemment, par un concours de circonstances, moi et quatre de mes amis sommes entrés en possession d’une clé USB. Cette clé appartenait en fait à une organisation criminelle qui opère dans cette ville, essentiellement basée sur des trafics de drogue, d’armes et de chantages.
« Elle contenait le détail de toutes leurs affaires, tous leurs plans d’actions. Y compris une partie codée qui nous révélait encore deux autres choses : leur financement par MANSON and Co, l’entreprise de télécommunications, ainsi que votre complicité dans cette histoire. Nous avons compris que sous couvert de cette organisation qu’il dirige, leur chef -avec qui vous communiquez- semble vouloir ruiner la ville, autant économiquement qu’à travers le crime.
« Evidemment, ils font donc tout pour récupérer cette clé. Mathieu Cumbart, l’un de mes amis, est mort pour cette seule raison il y a deux jours. Quant aux trois autres, ils sont allés chez la police, en espérant y trouver refuge. Mais même là-bas, ce n’était pas sûr.
« Le brigadier-chef Verdier, du commissariat des Moulins, les a livrés directement à l’organisation. C’est un traître, un faux policier qui est totalement à leur solde. Je sais que là-dessus, je n’ai aucune preuve, c’est ma parole contre la sienne, mais je vous assure que c’est la vérité. Une de mes amies s’est faite enlevée par ces types-là, et elle est actuellement retenue dans la zone Industrielle, au Sud-Ouest de la ville. Si on ne leur apporte pas la clé USB, ils comptent la tuer. Et un autre de mes amis s’est mis en tête d’aller l’aider, même s’il est seul et qu’il n’a pas cette clé.
« Je sais que vous avez été soumis au chantage. Que vous ne pouviez rien faire car vous n’aviez rien contre eux, puisqu’ils se sont bien gardés de s’exposer. Mais aujourd’hui, c’est différent : j’ai avec moi cette clé, la preuve de tout ce qu’ils font, les lieux de stockage pour la drogue et les armes qu’ils utilisent, la liste des chantages de toute nature…Et un ami de chez MANSON and Co vient d’obtenir chez eux toutes les preuves nécessaires pour démontrer leur culpabilité. En dehors de Verdier, tout ce que je dis est en mesure d’être prouvé, vous avez enfin la possibilité de faire quelque chose.
« Alors je vous en prie, je vous en supplie, ne laissez pas continuer les choses ainsi. J’ai conscience de ce que cela va vous couter, mais sauvez mes amis. Mobilisez la police, au moins les autres commissariats, arrêtez Verdier, faites une descente dans la Zone Industrielle…je ne sais pas quoi dire d’autre, mais aidez-nous, s’il vous plait.
- Où êtes-vous ?
C’était d’une voix parfaitement atone que le maire avait posé sa question. Sofya aurait été incapable de déterminer les sentiments qu’il éprouvait.
- A l’hôpital Saint-Laurent, à l’Est de la ville.
Elle hésita un peu, puis ajouta :
- J’ai la clé USB avec moi. Je ne bouge pas.
Mr Coppens raccrocha lentement le combiné de son téléphone de bureau. Il faisait encore plein jour, mais tout lui semblait tout à coup bien plus sombre. Son bureau, pourtant richement meublé, semblait lui adresser un morne clin d’œil, signe de toutes ces années sur le point de s’envoler. Toutes ces années où il s’était battu, où il avait lutté seul contre ses oppresseurs.
Alors, c’était terminé. Dans un sens ou dans l’autre, c’était aujourd’hui qu’il devait prendre une décision. Il se leva, repoussant lentement sa chaise, et se mit à faire les cent pas dans son bureau, perdu dans ses réflexions. D’un côté, il pouvait aider cette jeune fille et ses amis. Si ce qu’elle lui disait était vrai, il avait pour la première fois en 8 ans des armes, des preuves contre ces types de l’organisation. Mais cela signifiait aussi la fin de sa carrière. Qu’il contre-attaque seulement contre eux, la vérité éclaterait et il serait un homme fini. Même ailleurs, sa réputation le poursuivrait, il ne pourrait plus jamais espérer convoiter un quelconque poste d’élu. De plus, en supposant qu’il arrive à démanteler cette pègre insidieuse qui gangrenait la ville depuis des lustres, rien ne dit qu’ils ne seraient plus capables d’envoyer des tueurs lui faire la peau, par pure vengeance.
Ou alors, il pouvait aussi décider de se taire, une fois de plus. De livrer cette jeune fille au Chef de l’organisation, puis de laisser ces jeunes gens à leur sort en niant être au courant de quoi que ce soit. C’était certain, il prendrait moins de risques ainsi.
A cette seule pensée, il eut des sueurs froides. Qu’il prenne une telle décision, et il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Il n’était pas croyant, mais il se considérerait d’ores et déjà comme perdu.
Mu par une inspiration soudaine, il retourna derrière son bureau. Sur l’écran lumineux, un document occupait tout l’espace, autant qu’il avait occupé ses pensées durant les dernières heures. Avec cet appel qu’il venait de recevoir, c’était la deuxième communication qui lui était personnellement destinée. C’était à ce seul titre qu’un de ses employés avait cru bien faire en redirigeant ce mail vers sa messagerie personnelle.
Un rapport de police, tout simplement, rédigé par un certain Hobbes. Il était décrit comme incomplet, mais donnait cependant de nombreuses informations récoltées au cours de l’enquête dudit policier. Enquête qui portait sur le trafic de cocaïne menée par une certaine organisation, qui serait aussi à l’origine du meurtre d’un professeur de lycée récemment.
Et par-dessus tout, Hobbes affirmait qu’il existait une taupe dans la police, qui communiquait à leurs ennemis tout ce qu’il y avait à savoir sur la police. Et ce rapport se terminait par une accusation : le brigadier-chef Verdier.
Sur le moment, Coppens n’avait pas trop su quoi penser de ce rapport. Mais à présent, après cet appel, il avait l’impression de recevoir un signe du destin. Avec le témoignage de cette jeune fille combiné à l’accusation de ce policier, il pouvait considérer que ce Verdier aussi ne poserait plus de problèmes. S’il décidait d’agir, il avait toutes les cartes en main.
Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Lui qui était réputé pour son impassibilité et son sang-froid à toute épreuve, qualités qui l’avaient d’ailleurs aidé à monter si haut, il ressentait une fébrilité extrême. Il se força à calmer sa respiration, songeant qu’il avait besoin de conserver toutes ses capacités de réflexion.
Oui, il avait de l’ambition. Il en avait toujours eu, et il en était fier : Elle l’avait fait monter, s’élever plus haut que les autres, et il ne comptait pas s’arrêter là. La clé du bonheur, pour lui, était d’exister au travers de sa réussite.
Mais jusqu’où était-il prêt à aller pour cela ? Depuis des années, il se mentait à lui-même, mettant l’éthique et son propre honneur de côté pour poursuivre sa route. Et aujourd’hui, c’était le pire des dilemmes qui lui était offert. L’une comme l’autre option lui semblait inacceptable et lui donnait la nausée. C’était choisir volontairement entre Charybde et Scylla.
Mais quelque part, au fond de lui, il sentait qu’il ne pourrait jamais se résoudre à tomber aussi bas. Qu’autant que cela lui coute, il lui restait une part d’humanité suffisante pour se refuser à faire un choix aussi terriblement égoïste. « Une dernière décision », songea-t-il amèrement. En politique, tout avait toujours tourné autour de cela : des choix, des décisions.
Et à présent, il s’apprêtait à choisir sciemment de briser ses rêves. Définitivement.
Chapitre 23
17h00. Le soleil commençait tout juste à décliner, nimbant la ville d’une lueur légèrement dorée. Les contours des bâtiments s’assombrissaient, comme pour signifier la tombée du jour. Nicolas marchait en silence, les yeux rivés droit devant lui. « Viens à la zone industrielle ce soir », avait dit Tobioff. Il avait choisi de considérer que ce « soir » serait le moment où la nuit s’annonçait. Depuis plus de trente minutes, il se dirigeait donc vers le point de rendez-vous, sans prêter plus aucune attention à ce qui se passait autour de lui.
Il venait tout juste de quitter les Faubourgs. Malgré la dégradation progressive du quartier, le lieu avait éveillé en lui une certaine nostalgie. Il n’oubliait pas qu’il y avait habité durant un moment, il y a de cela plusieurs années. Certaines places, certains bâtiments soulevaient de vieux souvenirs, vagues parcelles de mémoire qu’il avait reléguées au fond de son esprit. Parfois, il était presque tenté de s’arrêter, pris d’un curieux sentiment de faire un pèlerinage involontaire.
Son téléphone était éteint. Au cours des dernières heures, les messages et appels avaient afflué. D’abord Ethan, puis Sofya plus récemment. Le premier avait dû la mettre au courant de ce qui s’était passé après leur passage au commissariat. Et lui apprendre sa résolution.
Mais il se moquait de tout cela, à présent. Il avait ignoré chacune de ces tentatives de communication, se contentant à peine d’y jeter un coup d’œil. Jusqu’à finalement se décider à couper court à toutes ces interruptions : son téléphone ne ferait que le gêner, de toute façon. Il n’en aurait pas besoin là où il allait. Et de plus, il se refusait à appeler qui que ce soit car personne ne viendrait. Tous ces gens ; ses amis, les adultes, les autorités, aucun n’avait eu le courage de les aider. Personne n’avait empêché la mort de monsieur Verfeuille, qui devait probablement en avoir découvert trop sur cette organisation. Personne pour les aider durant leur « rencontre » avec l’homme en manteau gris et celui à la veste de cuir, et personne pour intervenir au moment de l’assassinat pur et simple de Mathieu.
En fait, Nicolas se sentait rempli d’un trop-plein d’émotions, qu’il ne parvenait ni à gérer ni à évacuer. Il ne parvenait plus à penser à rien ; ses capacités de réflexion se retrouvaient comme submergées par ses sentiments. Quelque part au fond de lui, une voix lui criait que son choix était stupide. Qu’il allait beaucoup trop loin, et que le courage et la dévotion dont il faisait preuve confinaient tout simplement à la stupidité. Mais il avait choisi d’ignorer cette voix, comme les autres d’ailleurs : à présent, la seule chose qui comptait était de sauver Elise. Peu importe le prix.
Il n’avait pas pris la peine de repasser chez lui depuis la confrontation qui avait eu lieu tantôt. Errant tout d’abord dans les rues, sans même savoir où il se dirigeait, il avait fini par échouer dans un café où il s’était assis sans un mot. Pendant plus d’une heure, il était resté prostré là, les yeux rivés sur le verre auquel il touchait à peine. Le temps lui semblait distendu, passant infiniment lentement au point qu’il eut l’impression plusieurs fois de s’être endormi sur la table de bois.
Sur le chemin, il avait dû demander la direction de la zone industrielle à deux ou trois personnes, n’y étant jamais allé lui-même. Si certains avaient l’air un peu étonné, tous lui avaient successivement indiqué le Sud de la ville sans poser plus de questions.
Un moment plus tard, le jeune homme était presque arrivé à destination. La zone était facilement reconnaissable : entourée sur l’ensemble de son périmètre d’un grillage en piètre état, on pouvait y voir des dizaines d’entrepôts s’y reposer, pour la plupart à l’abandon. De tailles variables, la plupart étaient cependant assez conséquents, sous la forme de longues bâtisses rectangulaires et longilignes. Malgré le concert des bruits de la ville qui l’environnait, il trouvait cet endroit particulièrement silencieux. Il en faisait à présent le tour afin de trouver l’entrée, longeant la grille de métal jusqu’à parvenir quelque part. Un sentiment de malaise le prenait, au fur et à mesure qu’il avançait au côté de ce désert de béton glauque.
Bien plus loin, Nicolas pouvait vaguement distinguer la silhouette de certaines usines encore en activité, de la fumée s’élevant par colonnes au-dessus des toits des entrepôts. S’il avait bonne mémoire, la plupart étaient possédés par SAVITECH, l’importante entreprise de sidérurgie qui était encore il y a peu un moteur de la ville. Il savait que l’entreprise avait dû affronter de nombreuses difficultés financières, ce qui avait abouti à des licenciements massifs. « Ce qui explique la totale inactivité de cet endroit, songea-t-il. Et cela explique aussi pourquoi ces types m’ont donné rendez-vous ici. Ils doivent utiliser certains de ces entrepôts, peut-être comme planques. »
Il s’arrêta. Devant lui, de larges portes grillagées étaient grandes ouvertes, laissant libre passage à une double voie. Du côté extérieur, celle-ci rejoignait la grande route qui faisait le tour de la zone industrielle, tandis qu’à l’intérieur elle se subdivisait en de nombreuses autres allées qui s’enfonçaient entre les bâtiments.
Personne ne l’attendait aux abords de l’entrée. Nicolas commença brusquement à douter qu’il était au bon endroit : après tout, peut-être que plusieurs entrées existaient. Il s’avança, regardant tout autour de lui sans distinguer qui que ce soit. Les ombres s’étendaient, créant plusieurs zones assez obscures.
Soudain, au bout de quelques instants à scruter les environs, Nicolas finit par distinguer une silhouette. Sur sa gauche, à cinquante mètres environ. Un homme, appuyé à l’angle d’un des murs métalliques qui composaient un entrepôt, le regardait. Avisant que Nicolas l’avait vu, il lui fit signe de s’approcher, sans pour autant bouger de place.
Le jeune homme obtempéra sans même se poser de questions. Pour être amené jusqu’à Elise, il allait falloir qu’il fasse abstraction de tout ce que pouvait lui dicter son instinct de survie. Peu à peu, il put observer les traits de son contact inconnu. Ou plutôt des deux inconnus, car quelqu’un d’autre se tenait derrière l’angle du bâtiment, restant ainsi hors de son champ de vision.
Nicolas ne fut pas long à reconnaitre celui qui lui avait fait signe : la trentaine à peine, brun, et toujours sa sempiternelle veste de cuir : c’était Tobioff qui l’attendait. Sa simple vue suffit à déchainer en lui une vague de haine : il n’avait qu’une envie, se précipiter sur ce type et lui rendre coup pour coup. Son flanc et son ventre le faisaient encore souffrir, et il avait conscience qu’il devait avoir l’air assez amoché. Mais peu lui importait. Si la vie d’Elise n’avait pas été en jeu, il savait qu’il n’aurait pas hésité une seule seconde.
Tobioff l’apostropha aussitôt qu’il fut arrivé près d’eux :
« - Tu viens tout seul ? Ils sont où, tes potes ?
- Ils ont eu peur.
Jusqu’à présent, Nicolas avait fait le fier, se convaincant lui-même qu’il ne se sentait même plus effrayé par la situation, qu’il avait dépassé ce stade. Mais maintenant qu’il y était, force était de constater qu’il avait les mains moites. Ce qui n’était jamais signe de sérénité, à priori.
- Tu as la clé ? Continua Tobioff.
- Non.
C’était le premier moment délicat. Il s’agissait d’être convaincant.
- Mais j’ai autre chose à vous proposer, à la place. Montrez-moi mon amie, et vous verrez. Vous ne serez pas déçus. »
L’homme à la veste de cuir avait ouvert la bouche, l’air furieux, avant de la refermer lentement suite à la proposition de Nicolas. Il le dévisageait à présent d’un œil méfiant.
Le jeune homme n’était pas venu jusqu’ici sans aucune idée ni aucun plan. Bien qu’obstiné dans son idée de sauver Elise, il comprenait parfaitement qu’à l’instant même où l’organisation se rendrait compte qu’il n’avait pas la clé USB, il se ferait immédiatement tuer. Et sans la moindre once d’hésitation. Une idée avait alors germé dans son esprit, complètement stupide et même folle, mais c’était la seule option qui lui restait. Et il devait tenter le coup.
Tobioff finit soudain par déclarer :
« - On va voir ça. Suis-nous. »
Sans un mot, il tourna les talons. Nicolas lui emboita le pas. Le deuxième homme, un blond extremement mal rasé, attendit qu’il l’eût dépassé pour bouger lui aussi, formant ainsi une garde autour du jeune homme.
Durant près de dix minutes, l’étrange procession progressa ainsi en silence, louvoyant entre les usines et entrepôts sous la direction de Tobioff. Ce dernier semblait parfaitement savoir où il allait, prenant à chaque intersection une nouvelle direction avec l’assurance d’un habitué des lieux. Nicolas quant à lui essayait tant bien que mal d’analyser tout ce qu’il se passait autour d’eux. Il préférait être au courant, si jamais d’autres personnes étaient présentes et l’observaient dans l’ombre. Néanmoins, il était conscient du regard posé sur sa nuque. L’homme blond ne devait pas le quitter des yeux. Il se contentait donc de faire pivoter son regard pour surveiller les alentours, se limitant à d’imperceptibles signes de tête.
Tobioff finit par se diriger vers une large bâtisse en acier, qui possédait deux larges ouvertures sur sa façade. De toute évidence, à destination de camionnettes qui pouvaient entrer et sortir chargés de matériaux ou autres approvisionnements. Au-dessus de ces entrées, parfaitement centré en haut de la paroi, de grandes lettres de métal gris formaient le mot SAVITECH. Les lettres avaient perdu toute brillance, et Nicolas remarqua de la rouille à plusieurs endroits. Visiblement, personne ne s’était occupé de leur entretien depuis un moment. Légèrement en-dessous, il put apercevoir une petite plaque, avec l’inscription « 3-A ». En un éclair, il se remémora le document qu’il avait lu la veille chez Sofya. Celui qui figurait sur la clé, nommé « Source Principale ».
Il en était presque sûr, l’entrepôt 3-A de SAVITECH était celui qui devait servir d’espace de stockage principal pour leur trafic de cocaïne. Pourquoi était-il amené ici ? « Sans doute l’endroit où ils cachent Elise », songea-t-il. Du moins, il l’espérait, et c’était la raison la plus logique. Au moins, son bluff semblait avoir fonctionné, puisque Tobioff ne l’avait pas tué sur place. « Première étape franchie, se dit-il pour tenter de s’insuffler du courage. Ça va fonctionner. Ça doit fonctionner. »
Lorsqu’ils franchirent le seuil, tous les bruits environnants qui leur provenaient de la ville -moteurs, klaxons, sirènes- furent immédiatement étouffés. L’isolation était telle que malgré la taille des entrées, seul un bourdonnement lointain leur parvenait. Bourdonnement dont l’intensité baissait au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les entrailles du bâtiment.
A l’intérieur, l’essentiel de l’espace était occupé par des longues rangées d’étagères métalliques. De près de cinq mètres de haut, elles formaient par leur espacement des allées d’environ un mètre cinquante de large. L’ensemble des structures, pour autant que Nicolas pouvait le voir, étaient en grande partie remplies de paquets, pour la plupart sous emballage plastique. Il comprit pourquoi l’organisation avait choisi cet endroit comme intermédiaire avant la distribution de la drogue : la conformité de taille et d’empaquetage rendait impossible à discerner les vieux stocks de SAVITECH avec leurs propres paquets. Quelqu’un qui passerait par là par hasard ne pourrait rien soupçonner.
Alors qu’ils étaient déjà bien en avant dans le dédale d’étagères, Tobioff bifurqua soudainement sur la droite à une intersection. Nicolas s’engagea à sa suite dans cette nouvelle rangée. Et tressaillit aussitôt. Là, à une dizaine de mètres de lui, se tenaient trois silhouettes dont une qui lui était facilement reconnaissable.
Elise était à terre, le dos appuyé contre une des barres métalliques qui composaient la structure des rayonnages. Elle gardait la tête baissée, ses cheveux bruns tombant pêle-mêle sur son visage. Elle ne semblait pas blessée, du moins pas à première vue, mais Nicolas remarqua que ses mains avaient été attachées dans son dos. Au moins ne semblait-elle pas avoir été maltraitée, et c’était là le principal.
Lorsque les trois nouveaux venus stoppèrent leur marche à quelques mètres d’eux, l’un des deux hommes s’avança. La première chose que Nicolas remarqua, le rendant aussitôt plus méfiant encore, c’est le sourire qu’il arborait. Il lui rappelait celui de Verdier, tout aussi factice et hypocrite. Mais à la différence du brigadier corrompu, l’individu semblait tout de même exprimer une sorte de satisfaction à se retrouver ici, comme si son attente venait tout juste de prendre fin. Physiquement, l’homme était assez malingre, de taille moyenne mais très mince, presque maigre. Il portait un costume noir, marque d’élégance qui était légèrement décalée dans ce décor ouvrier.
Quant à son visage, rien d’exceptionnel ne le différenciait des autres autour de lui : des traits anguleux, un long nez, des yeux marrons… Seul son expression différait. Avant même qu’il n’ouvre la bouche, Nicolas avait déjà compris qu’il s’agissait de leur chef.
« - Bonjour, jeune homme, s’enquit-il d’une voix calme en faisant un pas vers lui. Je me présente, je suis le Chef d’une petite entreprise locale, et le patron de tous ces gens. Tu as quelque chose dont j’ai besoin pour faire fonctionner cette entreprise. Et toi, tu es là pour récupérer ton amie, c’est bien ça ? C’est bien, c’est très bien. Tu es un garçon courageux.
En temps normal, Nicolas aurait déjà très peu apprécié cette tentative d’infantilisation à peine déguisée. Mais aujourd’hui, il ne s’agissait pas que de lui, il ne pouvait pas risquer de perdre toute crédibilité d’entrée de jeu. Il s’avança donc d’un pas à son tour.
Quelques mètres plus loin, Elise avait relevé la tête, et lui lançait un regard aussi incrédule que désespéré. Elle avait l’air éreintée. Bien qu’elle n’ait pas prononcé un mot, le jeune homme pouvait presque lire sur ses lèvres qui remuaient, tandis qu’elle secouait la tête. « Nicolas… »
- Je sais que vous recherchez votre clé USB. Je ne l’ai pas avec moi, mais j’ai un marché à…
Il s’interrompit. Venant de l’extérieur, parfaitement audible malgré l’insonorisation du bâtiment, un son extremement puissant venait de leur parvenir. Une onde sonore brutale, suivie d’un grondement sourd qui se prolongea pendant quelques secondes avant de s’atténuer.
Une déflagration.
Les six personnes présentes, le Chef y compris, s’étaient figés pour tendre l’oreille. Il y eut quelques instants de silence, durant lesquels ce dernier affichait une expression interdite. Puis, il se retourna vers l’homme qui se tenait derrière lui et aboya :
- Va voir ce qui se passe et reviens me faire ton rapport.
- Et le téléphone, chef ?
- Tu sais très bien que je m’en méfie. Et surtout, j’ai des choses importantes à traiter ici. Allez ! »
Sans plus demander son reste, l’autre s’engouffra dans une des rangées et partit à tout allure. Sa cavalcade résonnait sur le sol de pierre, seul bruit dans l’entrepôt à nouveau muet.
Le Chef reporta son attention sur Nicolas, posant sur lui un regard absent. Après deux secondes sans émettre un mot, il parut se reprendre et fit :
- Tu n’as pas la clé, tu dis ? Dans ce cas, Tobioff, je ne vois pas l’utilité de cette discussion. Est-ce que tu pourrais…
- J’ai un marché à vous proposer !
Nicolas avait repris la parole précipitamment. C’était l’instant crucial. Un des (nombreux) points faibles de son plan était que son interlocuteur pouvait parfaitement décider de l’abattre sur le champ, sans même l’écouter. De plus, il pensait qu’il aurait affaire à Tobioff uniquement. Pas à un inconnu qui s’avérait être le Chef de toute cette organisation.
- Un marché ? Dis toujours. Mais reste concis.
Nicolas soupira en son for intérieur. A présent, tout allait être déterminé par son jeu d’acteur. Et bien sûr, par la justesse de ses déductions.
- Récemment, vous avez des hommes qui se sont fait tuer, non ? Des gens qui faisaient partie de votre « entreprise », comme vous dites. On en a parlé aux infos.
Un blanc suivit sa question, tandis que le jeune homme tentait de continuer à garder une mine imperturbable.
Il l’avait compris, ce n’était pas l’organisation qui était responsable de tous les meurtres de ces derniers mois. Sans aucun doute, ils avaient fait assassiner Monsieur Verfeuille, mais il était à peu près certain qu’il y avait quelqu’un d’autre. Une personne qui était intervenue et avait tué un des agresseurs de Mathieu, laissant le cadavre sur place. Ou même, qui avait abattu son ami aussi. Il avait commencé à se questionner après son entretien avec Verdier, plus tôt dans la journée. Bien sûr, jusqu’à présent les médias laissaient entendre que les morts de ces derniers mois étaient la cause de règlements de comptes entre gangs, ou ce genre de choses.
Mais le jeune homme avait vu la réaction de Verdier lorsqu’il avait accusé l’organisation. Et si ce dernier était lui-même de mèche avec eux, il était logique qu’il soit au courant de ce qui s’y passe, ou du moins un minimum. Dès lors, pourquoi avait-il l’air de ne pas savoir qui était le coupable dans ce qui était arrivé à Mathieu et à son agresseur ? Et en effet, pourquoi l’organisation aurait-elle tué un de ses propres membres ?
Ce n’était qu’une supposition cependant, basée sur l’attitude de Verdier et sur le fait que les meurtres aient commencé bien avant le début de cette histoire. Si elle s’avérait fausse, il pouvait tout de suite faire sa prière.
- Comment es-tu au courant de ça ?
Le Chef avait repris la parole, d’une voix tout à coup beaucoup moins calme. D’une voix contenue, à travers laquelle on percevait aisément la colère qui l’animait. Il fixait à présent Nicolas avec un rictus. Ce dernier avait le cœur qui battait la chamade, mais répondit d’une voix aussi posée que possible :
- Parce que je sais de qui il s’agit, tout simplement. Je ne vous dirais pas comment, mais je sais de qui il s’agit. Et si vous libérez mon amie, je vous le dirai. Vous pourrez régler vos comptes entre vous.
- Tu me prends pour un imbécile ?
L’homme avança d’un pas. Son visage rougissait à vue d’œil, comme s’il était au bord de l’implosion. Nicolas comprit à cet instant qu’il avait face à lui un être particulièrement instable, qui ne supportait aucune contrariété. Qui cherchait à tout contrôler, tout savoir, et qui n’hésiterait pas à le tuer sur place si l’envie l’en prenait.
- Je suis certain que tu racontes n’importe quoi. A quoi ça nous servirait d’échanger l’un contre l’autre ? En plus, ta copine a eu le temps de voir pas mal de choses ici. Il ne faudrait pas qu’elle aille tout raconter.
Cette simple remarque eut un effet foudroyant sur Nicolas. Il comprit brusquement que plus aucun doute n’était permis : ces gens ne libéreraient pas Elise. Peu importe ce qu’il leur aurait apporté, que ce soit de simples promesses ou même la clé USB. In fine, cet homme avait l’intention de les tuer tous les deux, il le voyait dans son regard.
Il sentait que sa respiration se faisait hachée, saccadée. La panique le prenait. Finalement, les négociations ne s’annonçaient pas telles qu’il l’avait imaginé. Il devait tenter le tout pour le tout.
- Alors, je vous le dis maintenant, et vous nous laissez partir.
C’était sans doute la pire proposition de l’histoire du marchandage, il en avait conscience.
- Je t’écoute.
- Il s’agit de quelqu’un qui était au courant de tout ce que vous faites, mais en étant extérieur à l’organisation. Une personne qui pouvait savoir qui attaquer et à quel moment sans courir de risque. Votre ami « brigadier », Verdier.
Le Chef le regarda quelques instants avec un sourire sardonique, puis ricana.
- Tu n’as rien trouvé de mieux ? C’est pitoyable. Verdier n’aurait strictement aucun intérêt à s’en prendre à moi. Sans compter que tu oublies un facteur essentiel : c’est un lâche, un pourri. Jamais il ne prendrait ce genre de risques.
- Oui, parce qu’il sait que vous êtes fou…
C’était la voix d’Elise qui venait de s’élever. La jeune fille avait relevé la tête, et elle fixait à présent l’homme qui lui tournait le dos avec un mépris non dissimulé.
Ce dernier se retourna d’un bloc, lui lançant d’une voix frémissante :
- Ta gueule, toi. Reste à ta place.
Mais Elise continua :
- Il connait votre projet, lui aussi. Tout le monde le connait, à part vos hommes.
Le Chef revint sur elle en deux pas, et lui décocha un coup de pied dans le visage. La jeune fille émit un cri de douleur, tandis qu’elle basculait sur le côté. Elle resta ainsi à terre, haletante. Mais Nicolas avait compris.
A sa gauche, il avait vu Tobioff froncer les sourcils, l’air intrigué.
- De quoi est-ce qu’elle parle, celle-là ?
- Rien du tout, Tobioff. Oublie pas que c’est juste une adolescente attardée et en panique.
Le Chef ouvrit la bouche, probablement pour proférer un ordre peu avantageux pour Nicolas, mais ce dernier saisit sa chance au vol.
- Elle parle de ce que votre chef veut faire, qu’il y avait sur la clé USB. Son vrai projet pour cette ville dont il ne vous parle pas.
L’intéressé tremblait de rage. Il perdait tout contrôle de lui-même. Intérieurement, Nicolas loua l’idée de son amie. Cette révélation, associée au caractère volcanique et perturbé du Chef, allait peut-être se révéler être leur salut.
- Ca suffit. Tobioff, c’est ton occasion de te faire pardonner de tous tes échecs. Tue-moi cet imbécile. Il ne nous sert absolument à rien.
Mais son homme de main ne l’entendait pas de cette oreille. Quittant le coté de Nicolas, il s’avança vers le Chef et insista :
- Dites-moi d’abord de quoi ces gosses parlent. Ils ont vu cette clé, contrairement à nous. Est-ce qu’ils savent quelque chose que l’on devrait savoir aussi ?
- Il n’y rien du tout, espèce d’ahuri. Fais ce que je te dis. Elliott m’aurait déjà obéi, lui.
- Sauf que lui non plus ne connaissait pas votre plan, intervint de nouveau Nicolas, enhardi par ce soutien inespéré. Vous ne comptez mettre personne au courant ?
Le Chef ne s’en rendait pas compte, mais son énervement jouait en sa défaveur. Nicolas observait que son empressement à en finir ne le rendait que plus suspect auprès de ses hommes, qui commençaient à montrer de vrais signes de méfiance. Même l’homme blond, qui restait jusque-là passif, semblait de plus en plus mal à l’aise.
- Je veux savoir, répéta l’homme à la veste de cuir à voix basse.
Les deux hommes s’affrontaient du regard, l’un calme mais déterminé à connaitre la vérité, l’autre le visage déformé par la haine. Finalement, ce fut ce dernier qui rompit en premier le contact : se recomposant en l’espace d’un instant un masque impénétrable, il se détourna de Tobioff pour fixer Nicolas, prenant son sous-fifre au dépourvu face à un changement d’attitude aussi brusque.
- Je vais le faire moi-même.
Rejetant en arrière un pan de son costume, il sortit de l’arrière de sa ceinture un petit pistolet, dont la couleur noir chromée brillait sous l’éclairage artificiel du plafond. Il posa la main sur la gâchette et leva le bras, prêt à tirer.
- Hé, attendez !! Rugit Tobioff, dont la main plongeait vers sa propre poche arrière.
Une détonation assourdissante retentit, réverbérée par les innombrables structures métalliques qui les entouraient. Nicolas eut un mouvement de recul, trébuchant presque en arrière. Et Tobioff bascula, tentant vainement de se raccrocher aux étagères avant de s’écraser au sol, une tache rouge s’élargissant sur sa poitrine. La balle avait été tirée presque à bout portant, perforant son poitrail avec une violence inouïe. Il n’avait pas touché terre qu’il ne respirait déjà plus.
- Quel dommage, fit froidement le Chef en fixant le cadavre, sans prêter attention aux trois visages horrifiés qui l’entouraient. En même temps, il l’avait cherché.
- Mais…mais…bégaya l’homme blond. Pourquoi avez-vous fait ça ?
- Tu as bien vu, il devenait dangereux. Il me menaçait, et s’apprêtait même à pointer son arme sur moi. C’est inacceptable.
L’autre secoua la tête, avec l’expression de quelqu’un qui se sent trahi au plus haut point. Le mensonge ne prenait plus.
- Non, non. Vous avez sorti votre arme le premier. Il voulait juste savoir ce que vous nous cachez. Vous êtes notre chef, on vous fait confiance, alors dites-nous ce qu’il y a sur… »
Une seconde détonation retentit, si possible plus puissante encore que la première. Cette fois, Nicolas ressentit une vive douleur au niveau de ses tympans qui ne s’étaient pas encore remis du premier choc subi. L’homme blond s’écroula à côté de lui, un trou parfaitement circulaire au milieu du front, le bruit de sa chute couvert par le hurlement d’Elise.
Était-ce son imagination, une simple hallucination auditive due aux coups de feu qui l’avaient assourdi ? L’espace d’un instant, Nicolas crut entendre un son régulier à quelques dizaines de mètres de là, comme un bruit de pas qui résonnerait au travers de l’entrepôt. Mais il eut beau tendre l’oreille, il ne percevait plus rien à nouveau.
Il ne parvenait pas à y croire. Cet homme d’apparence ordinaire, qui portait un costume avec autant de naturel que n’importe quel employé de bureau, se révélait d’instant en instant être l’être le plus déséquilibré qu’il ait jamais rencontré. Incapable de se contenir, même face à des adolescents, prêts à abattre deux de ses hommes sans la moindre hésitation.
Même maintenant, il ne semblait éprouver aucun remords particulier. Il haletait, le regard fou mais satisfait, comme s’il venait seulement de se débarrasser d’un problème un peu trop encombrant. Derrière lui, Elise sanglotait. Elle était en train de craquer, Nicolas le voyait. Et il ne pouvait pas le lui reprocher, mais il fallait à tout prix d’éviter d’attirer l’attention du maniaque qui se tenait devant eux.
Ce dernier se tourna vers Nicolas, l’arme toujours à la main. Il la braqua sur lui.
« - Vous avez réussi à déverrouiller la partie codée ? Comment ?
Dans sa position, Nicolas ne pouvait rien faire d’autre que répondre. Il lui fallait gagner du temps, même s’il paraissait peu probable qu’Elise parvienne à se détacher toute seule. A présent, tout dépendait de ce face à face.
- Nous avons effectivement réussi à ouvrir les fichiers de la clé, y compris ceux qui étaient protégés. Même si on ne comprend pas pourquoi, on sait que tout ce que vous faites, toute votre organisation et ses activités, sont là dans le seul but de mener peu à peu cette ville à la ruine. Et que vous faites chanter le maire aussi, pour qu’il fasse ce que vous voulez pour aller dans ce sens.
- La ruine, oui…
Avec stupéfaction, Nicolas vit un sourire naitre sur le visage du Chef, qui allait en s’agrandissant. Il avait répété ce mot presque avec délectation, comme si le simple fait d’entendre quelqu’un d’autre en parler le plongeait dans un état proche de l’extase.
- Très bonne déduction, en effet. Même si la ruine est un mot un peu faible pour décrire ce que je veux. Mon projet à moi est bien plus grand.
Il parlait à présent d’une manière de plus en plus passionnée, tel un artiste qui présenterait sa dernière œuvre. Le fait d’avoir enfin quelqu’un à qui parler, à qui exposer toute la beauté de son plan le faisait frémir de plaisir.
- Cela va bien plus loin que ça. Cette ville, je veux qu’elle disparaisse. Qu’elle soit anéantie, annihilée, détruite, supprimée, effacée des mémoires à jamais. Qu’année après année, ses immeubles immondes autant que ses jolies maisons tombent en poussière, que l’asphalte de la route se disloque et que les arbres de ses parcs tombent. Je veux que les gens partent, partent loin et oublient cette ville, que tous ceux qui l’aiment ressentent le désespoir de voir leur foyer tomber en lambeaux.
« Je veux qu’homme après homme, cet endroit déborde de corruption et d’égoïsme, jusqu’à ce qu’il se révèle enfin comme le pitoyable tas de fumier qu’il n’a jamais cessé d’être. Je veux que chacun et chacune la haïssent et la rejettent comme moi je la hais et la rejette, et qu’ils l’abandonnent à son sort. Je veux que par ma main, par cette organisation que j’ai montée et élevée à la seule force de mon cerveau, cette ville soit un reliquat méprisé de temps révolus, jusqu’à ce qu’enfin elle disparaisse des mémoires, occultée par tous ceux qui ont eu le malheur de connaitre son existence.
« Et alors je serai là, sur ce tas de gravats fumants, et j’aurai enfin accompli ma mission. Oui, ce sera ma récompense pour toutes ces années où j’ai lutté dans l’ombre, d’abord en solitaire puis en guide. J’aurai enfin pris ma revanche sur cette ville qui m’a tout pris : d’abord mon travail et ma dignité, puis ma famille qui m’a fui pour cette seule raison. J’ai perdu de vue mon courage et oublié mes objectifs, et en quelques jours je suis devenu un rebut de la société, un insecte nuisible et inutile dont personne ne se souciait de l’existence. Et à cet instant précis, j’ai vu que personne n’était là pour moi. Ni les gens que j’avais aimé, ni cette ville à qui j’avais tant donné, personne pour m’aider à me relever. La vie n’a toujours fait que me prendre, sans jamais rien me rendre quand j’en ai eu besoin. Alors, j’ai changé ; j’ai décidé de prendre à mon tour, de tout prendre à cette immense et impersonnelle entité que vous appelez votre ville, et à tous ses habitants coupables d’une passivité lâche et d’une insouciance égoïste.
Il fit un large geste de la main, désignant les rangées d’étagères qui les surplombaient.
- Profitez-en, vous êtes à l’endroit même où tout a commencé. L’endroit même où un homme, un des esclaves inconnus de SAVITECH, m’a annoncé il y a quelques années qu’ils n’avaient plus besoin de moi. Plus besoin de moi !
En répétant cela, il avait émis une espèce de rire étranglé. Pour Nicolas, il ne faisait plus aucun doute que cet homme avait complètement perdu la raison. Mais au lieu de s’être sorti d’un accès de folie passagère à la suite de son licenciement, il y avait visiblement plongé. Volontairement, il avait creusé cette folie année après année, l’utilisant comme sa seule force pour atteindre un objectif aussi irréel que terrible.
Nicolas sursauta. Entièrement focalisé sur l’orateur, il n’avait plus prêté attention à ce qui se passait derrière celui-ci. Un homme venait d’apparaitre dans son champ de vision, sa silhouette immobile plantée au milieu du couloir. Grand, athlétique, son visage anguleux lui était totalement inconnu. Le nouveau venu avait lui aussi une arme à la main, et la pointait sur le Chef qui lui tournait le dos. Il avait des yeux saisissants, d’un gris presque métallique, qui traduisaient une détermination et une assurance absolument hors du commun. L’inconnu, pourtant, n’avait pas la mine grave ni en colère ; son visage n’était qu’un masque de détachement insensible.
Sans prêter aucune attention à Elise qui était presque à ses pieds et le fixait d’un air hébété, l’homme lança d’une voix forte mais parfaitement dénuée d’émotion :
- Les mains en l’air. Lâche ton arme où je tire.
Le Chef se figea. Visiblement, lui non plus n’avait pas entendu l’Autre arriver. Lentement, avec des gestes très précautionneux, il leva les mains et lâcha son arme. Celle-ci vint chuter sur le sol, rebondissant par deux fois avec un fracas métallique.
Toujours aussi lentement, il se retourna. Face à face, à quelques mètres de distance, les deux hommes s’affrontèrent du regard, se jaugeant l’un l’autre. L’Autre finit par prendre la parole d’une voix calme :
- C’est bien toi, le Chef de l’organisation ?
- Tu es qui ?
- Peu importe, lui répondit nonchalamment son interlocuteur. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que j’aurais été celui qui a fait tomber toute ton association de dégénérés.
- Hein ? Qu’est ce que tu …
Le Chef s’interrompit. L’arrivée de cet inconnu semblait avoir interrompu l’élan d’exaltation qui l’avait pris durant son discours, mais déjà la colère reprenait le dessus.
- C’est toi ? C’est toi qui t’es occupé d’Elliott et qui l’a laissé dans le hangar ?
- J’ignore son nom, mais j’ai effectivement eu une discussion avec un de tes hommes il y a deux jours. C’est lui qui m’a révélé l’emplacement du centre de vos opérations.
- L’explosion…c’était…
- La Pyramide Renversée, acheva l’Autre. L’étage supérieur tout entier a explosé, avec une bonne dizaine de convives à l’intérieur. Mais avant, j’ai eu l’occasion de les faire parler pour apprendre où tu te cachais.
Toujours imperturbable, il laissa s’écouler un instant puis rajouta :
- Ils n’ont d’ailleurs pas été longs à te dénoncer pour tenter de se sauver.
Le Chef ouvrait et fermait la bouche, l’air complètement abasourdi. Nicolas quant à lui était cloué sur place, sans savoir quoi faire ni quoi dire. Il s’était écarté sur le côté le plus possible, afin de se retrouver hors de la ligne de tir de l’homme.
Ainsi, il avait vu juste, cette personne avait l’air d’avoir pris pour cible l’organisation tout entière. Les morts de ces derniers mois étaient sans aucun doute aussi de son fait, probablement des hommes de main. Il avait remonté toute la piste, tout planifié, extorqué des informations jusqu’à retrouver son objectif final -la source de toute l’organisation, et son chef lui-même.
Chapitre 24
Enfin, il y était. Depuis si longtemps qu’il traquait cet homme sans même connaitre son visage, il l’avait finalement face à lui. A la merci de son arme. Et il n’en réchapperait pas, pas plus que les autres d’ailleurs.
Tout s’était passé selon son plan. Deux jours de planification lui avaient suffi, il s’était introduit à la Pyramide Renversée et avait posé ses explosifs en toute discrétion. Le plus difficile étant de se procurer ces derniers, mais il les gardait justement depuis de longs mois dans l’attente de ce jour.
Aussitôt son travail accompli et l’information récupérée, il s’était rendu immédiatement sur place. Pas de poignard, aujourd’hui ; la guerre psychologique était terminée et tout ce qu’il lui restait à faire, c’était le ménage. Le grand spectacle était terminé, place au dénouement.
Derrière sa cible, le jeune homme avait eu la présence d’esprit de s’écarter de sa ligne de mire. Bien, très bien. Ces deux-là allaient pouvoir être sauvés, contrairement à celui de samedi dernier.
Quant aux deux cadavres sur le sol, il ignorait les raisons de leur présence mais s’en moquait. Cela allait juste lui rendre la tâche plus aisée encore.
Il fixa l’homme dans les yeux. Habituellement, il ne s’embarrassait pas de discussions stériles avec de tels individus ; mais aujourd’hui était différent. Aujourd’hui, il voulait voir se refléter dans le visage de cet homme son propre accomplissement, voir dans quel désespoir et quelle colère il le plongerait en lui annonçant qu’il avait perdu.
Face à lui pourtant, la réaction qu’il observait n’était pas celle attendue. La plus profonde stupéfaction avait laissé place à un masque de haine, une rage tellement intense que lui-même pouvait la ressentir, rien qu’en voyant ces yeux exorbités.
« - Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu t’acharnes contre nous, contre moi ? Qu’est ce que je t’ai fait ?
L’Homme réfléchit un instant. Il n’avait pas beaucoup plus de temps à consacrer à ce déchet. Mais il pouvait bien prendre le temps de formuler une réponse qui serait significative de sa victoire.
- Tu es un parasite. Toi et tes hommes, vous ne représentez qu’un boulet pour la société tout entière, un membre malade et violent qu’il faut amputer. Nous perdons trop de temps en discussions, à chercher une utilité ou une excuse à chacun. Parfois, la seule option valable est de prendre sur soi et de supprimer le bas de l’échelle, même si cela implique de heurter certaines sensibilités qui se prétendent progressistes.
Il fit une pause, puis ajouta :
- J’ai vu trop de gens comme toi au cours de ma vie. Tu n’apportes que du négatif à l’humanité, tu dois donc disparaitre. C’est aussi simple que ça. »
Pour la troisième fois en l’espace de quelques minutes, une balle partit, un homme s’écroula. Nulle détonation cette fois, l’Homme avait pris soin de munir préalablement son arme d’un silencieux. Trois personnes tressaillirent au son feutré de l’arme. Seul le tireur resta immobile, avec la sensation de plénitude du travail accompli.
Au sol, l’homme en veston fut pris de quelques spasmes, avant de s’immobiliser rapidement, les yeux vitreux. Sa bouche s’était figée, affichant le même rictus de haine que dans ses derniers instants, mais ses yeux étaient finalement redevenus mornes et vides. N’exprimant plus rien.
Sur sa chemise bordeaux, une tache plus sombre encore s’étendait, revêtant le tissu d’un coloris presque opaque.
« - Vous êtes qui, exactement ? Comment vous pouvez tuer quelqu’un aussi facilement, sans même sourciller ?
L’Homme releva la tête. Le jeune homme, qui était resté en retrait un peu plus loin, le regardait à présent avec incrédulité.
- Vous nous avez sauvé la vie, je le sais, et merci infiniment pour cela. Mais je sais aussi que l’explosion de tout à l’heure, à la « Pyramide Renversée » ou je ne sais quoi, n’était pas nécessaire…on avait toutes les preuves qu’il fallait pour mettre tous ces types en prison.
- Pas de prison pour les hommes comme eux. J’ai fait ce qu’il y a de mieux.
Il tourna les talons, bien décidé à vider les lieux, mais la voix sonore du gamin le rattrapa.
- Pour lui peut-être, mais est-ce que c’est le cas de tous les autres ?
Il se retourna lentement, fixant son nouvel interlocuteur d’un œil tranquille. Il savait parfaitement où celui-ci voulait en venir, et il comptait bien tuer dans l’œuf cette naïveté naissante.
- Croire que vous pouvez tout résoudre ainsi, c’est lâche. Je vous remercie de nous avoir sauvé, mais je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites. C’est bien trop facile de n’accorder de seconde chance à personne, de ne voir rien d’autre que ce qu’ils montrent. Ce type était un malade, et probablement qu’il méritait la mort, mais est-ce que c’était le cas de tous les autres que vous avez tués ? Décider d’être aussi définitif, c’est la solution de facilité, car vous vous basez uniquement sur votre propre vision des choses. Vous ne pouvez pas juger les gens en mettant en avant votre seule façon de penser, c’est totalement injustifiable.
- Injustifiable ? Pourtant, c’est nécessaire. Pour préserver chez toi des valeurs « humaines », tu te montres beaucoup trop laxiste envers ceux-là même qui les menacent. L’utilitarisme, la sauvegarde du plus grand nombre, voilà ce qui doit prédominer dans une société aussi nombreuse que la nôtre. Et quant à mon jugement, que tu dis trop relatif, je le considère suffisamment objectif pour condamner légitimement de telles personnes. Parfois, il faut arrêter de voir le monde en nuance de gris : si on définit les limites du bien et du mal comme totalement relatives, alors on s’engage dans une pente où tout sera bientôt permis car ne sera pas vraiment condamnable.
Le jeune homme secoua la tête mais ne répondit rien.
- Alors c’est à nous de faire des efforts pour trouver le juste milieu entre les deux. Vous avez tort de vous adonner entièrement à une seule manière de voir les choses.
C’était la jeune fille attachée à quelques mètres de lui qui avait parlé, d’une voix ferme mais très douce.
L’Homme considéra les jeunes figures qui lui faisaient face, et pour la première fois depuis longtemps, il esquissa intérieurement un sourire. Pas vraiment un sourire joyeux ; il restait persuadé du bien-fondé de sa mission. Mais il souriait de voir des jeunes gens, qui avaient dû vivre des instants éprouvants, qui étaient encore capable de courage et de ne pas tomber dans un cynisme similaire au sien. Il plongea la main à l’intérieur de sa veste, faisant tressaillir le jeune garçon face à lui, et en tira la médaille argentée qui l’accompagnait comme toujours.
D’un geste désinvolte, il la lui lança, et son interlocuteur la rattrapa de justesse avec l’air pris au dépourvu. L’Homme vit ses yeux s’agrandir de surprise au fur et à mesure qu’il parvenait à déchiffrer les inscriptions usées de l’insigne militaire.
« - J’ai reçu ça il y a de nombreuses années, pour ma conduite jugée exemplaire. Mais en fait, j’étais entouré de gens exemplaires, comme toi des gens assez courageux pour risquer leur vie sans rien attendre en échange, par simple fidélité à leurs principes.
Et pourtant, j’ai vu nombre d’entre eux mourir sans aucune reconnaissance. Et j’ai vu des hommes méprisables s’élever au-dessus des autres en toute sérénité. Le monde est devenu trop grand, trop complexe, les volontés des décisionnaires forment aujourd’hui un réseau trop inextricable pour espérer en retirer une véritable justice. Pour cela, il faut agir soi-même.
Tu peux être fier de toi aujourd’hui, mais rappelle-toi seulement que tu ne recevras aucune récompense pour mener ce genre de vie.
Le jeune homme le regardait à présent dans les yeux, soutenant son regard sans aucune animosité tout en serrant la médaille dans sa main.
- Peu m’importe », répondit-il simplement.
L’Homme le fixa quelques instants, avant de hausser les épaules.
« Laissons-les croire ce qu’ils veulent, songea-t-il. Au fond, c’est peut-être de la naïveté, mais il serait heureux qu’ils aient raison. »
Sans ajouter un mot, il tourna les talons et s’éloigna d’un pas tranquille. Dehors, il pouvait apercevoir le ciel et la lumière naturelle qui déclinait. Sa seule envie désormais était de rejoindre cet extérieur qui lui tendait les bras. Il était temps de partir.
Dans le lointain, des sirènes retentissaient.
Epilogue
Quelques jours plus tard
« - Tu n’as plus mal ? S’enquit Sofya en touchant la joue de son amie.
Un bleu marquait encore la trace de l’impact de la gifle qu’elle s’était prise, quelques temps plus tôt.
- Non, plus du tout, répondit Elise avec un sourire. Mais vas-y, continue. Comment tu as décidé le maire à réagir, finalement ?
- En fait, il l’a décidé tout seul. Lorsqu’il m’a demandé où je me trouvais, je savais que c’était quitte ou double. Soit c’était pour m’aider, soit pour me livrer aux gens de l’organisation. J’ai décidé de prendre le risque, et apparemment lui aussi : la police a débarqué, et le temps de leur montrer la clé USB et de leur dire ce que je savais, et ils ont organisé une intervention immédiate dans la Zone Industrielle.
-…où ils nous ont retrouvé, Nicolas et moi, compléta Elise. Et donc, Coppens va être jugé ?
- Oui. Il savait qu’il serait aussitôt dénoncé, alors il a préféré prendre les devants. Judiciairement, il est en très mauvaise posture, mais il savait à quoi s’attendre en nous aidant.
La jeune fille marqua une pause, puis reprit brusquement :
- Verdier aussi a été arrêté. Je pensais que mon témoignage ne suffirait pas, mais apparemment, un policier qui travaillait avec lui a transmis un rapport dans lequel il l’accusait aussi, juste avant d’être assassiné. Cela a suffi pour que l’autre soit mis aux arrêts.
- Oui, j’ai vu ça. C’est horrible. Je suis à peu près certaine que l’on finira par prouver que c’est Verdier lui-même qui a fait ça.
- C’est sûr. Ce type est une ordure jusqu’au bout.
Un court instant de silence suivit. L’appartement de Sofya était parfaitement calme, comme à son habitude. Clément travaillait dans sa chambre un peu plus loin, tandis que les deux amies discutaient dans le salon. Il était revenu de l’hôpital la veille, heureux de savoir que tout s’était finalement terminé, mais Sofya savait qu’il s’en voulait terriblement de l’avoir laissé seule sur la fin de cette histoire.
- En tout cas, continua Elise, c’est presque toute l’organisation qui a été complètement disloquée en l’espace d’une seule soirée. La mort de leur chef, l’explosion de leur quartier général, et pour finir la police qui saisit la majorité de leurs planques de drogue et d’armes…
- Oui. Le seul point noir, en parlant d’explosion, c’est ce type dont tu m’as parlé. La police n’a toujours aucune trace de lui.
Au grand étonnement de Sofya, la jeune fille brune paraissait partagée. Elle finit par dire, d’une voix hésitante :
- Je ne sais pas…tu sais, il est évidemment dangereux, mais…
- C’est un meurtrier, Elise !
- Je le sais bien ! Mais maintenant que c’est terminé, je pense qu’on en entendra plus parler. Nicolas pense que Mathieu a été tué par les types de l’organisation, et qu’ensuite seulement, l’Autre a rappliqué, mais trop tard. Il a juste pu tuer l’un des agresseurs.
Après un instant de réflexion, elle ajouta :
- C’est sûr, c’est un psychopathe, mais je ne suis pas vraiment certaine qu’il mérite de finir sa vie en prison.
A ces mots, Sofya se sentit un peu déconcertée. Mais après tout, elle n’était pas sur place, elle ignorait le détail de ce qui s’était passé avec cet homme. Par association d’idées, ses pensées dérivèrent soudainement vers le visage rond de Benjamin Bréchard. MANSON and Co était elle aussi en pleine procédure judiciaire, et la direction désignait le patron du comptable comme le seul responsable de cette initiative personnelle et criminelle. Benjamin, lui, était perçu dans ce procès comme le lanceur d’alerte héroïque qui avait permis de découvrir la mascarade.
La veille au téléphone, il avait confié à la jeune fille qu’en guise de remerciements, l’entreprise lui avait offert un poste de manager. Un geste que la jeune fille soupçonnait d’être un pur coup médiatique, mais elle se sentait vraiment heureuse pour lui. Cachant à peine son excitation, il lui avait annoncé qu’il allait accepter à condition d’être muté dans une autre ville.
« J’ai trop de mauvais souvenirs, et rien qui ne me retient ici ». Sofya espérait de tout cœur qu’il continuerait à aller ainsi de l’avant.
Revenant au présent, elle avisa Elise et reprit d’une voix douce :
- Et Nicolas ?
Son amie ne répondit pas. Elle insista :
- Maintenant, tu sais très bien ce qu’il ressent pour toi. Regarde jusqu’où il était prêt à aller.
- Oui, je sais. Et justement. Je…je crois que ça me fait un peu peur.
Sofya sourit.
- Nicolas, te faire peur ? C’est bien la preuve qu’on pourra toujours être surpris par les autres. Sa réaction était peut-être stupide et disproportionnée, mais il a pensé d’abord à ce qui lui importait le plus, avant de penser à lui-même. Et même s’il n’est pas toujours le plus éclatant, ni le plus impressionnant, pour moi, cette seule histoire suffit à faire de lui un héros. Et dans la vie, je suis convaincue que chacun a besoin de connaître quelqu’un qu’il peut considérer comme son héros. »
Je t'invite à suivre l'exemple des autres membres en postant 1 chapitre après l'autre, sans quoi tu n'auras pas de lectures surtout qu'il n'y a pas de marque page.
Au plaisir, en te souhaitant la bienvenue 🙂