La nuit était tombée. Là-haut, la voûte céleste avait donné naissance à quelques étoiles lointaines. La lune dardait ses rayons en autant de doigts blafards, effleurant, sans pouvoir les toucher tout à fait, les rochers décharnés qui dressaient là leur spectre. Quelques nuages s’étiraient paresseusement en longues volutes sombres. Le souffle de la nuit était saisissant, glacial et terrible à la fois. Il pesait, en l’écrasant, sur le sinistre décor.
Jah se tenait debout, immobile. S’il s’était tenu plusieurs milliers de mètres plus bas, dans la vallée, il aurait entendu la chouette qui hululait au même moment, son cri s’étouffant dans un râle. Ainsi que tous les bruits nocturnes d’une forêt vivante, remplie de petits insectes et animaux qui s’agitent quand vient l’obscurité.
Mais l’homme était au sommet de la montagne, plus proche que quiconque du manteau immense du ciel. Les seuls sons qui parvenaient à ses oreilles étaient le bruit du vent. Tantôt hurlant, tantôt gémissant, il s’engouffrait entre les pierres à une vitesse vertigineuse, arrachant parfois les herbes qui avaient eues le malheur de pousser là.
Jah balaya du regard le paysage de longues minutes, puis se remit en route. Il avait des courbatures partout, son dos protestait à chaque pas sous le poids de son sac, mais il fallait qu’il persévère. Il y était presque.
*
- Maman ?
- Oui, mon chéri ?
L’enfant ne répondit pas tout de suite. Assis en tailleur sur son lit, il agrippait fermement sa couverture, ses deux mains ramenées contre son torse.
- Pourquoi la nuit est-elle noire ?
Il avait tourné la tête, le regard fixé sur la fenêtre ouverte. Une brise agitait les voilages blancs dans un souffle léger. Un courant d’air, plus hardi que les autres, virevolta quelques instants dans la pièce, puis souleva la mèche blonde de l’enfant. Une main la remit en place avec douceur.
- Parce que la Nuit est en deuil, Athanase. Elle pleure.
Eätza était assise sur le bord du lit, la tête tournée dans la même direction que son fils. Dehors, le soleil avait disparu à l’horizon depuis plusieurs heures. Des arbres se balançaient en silence, vêtus d’un halo lunaire. Leurs feuillages d’argent scintillaient au rythme d’une musique silencieuse que seule la nature écoutait.
La mère arracha son regard à la contemplation du paysage nocturne, prenant conscience des deux yeux immenses emplis de curiosité arrimés sur elle.
- Raconte-moi, maman !
- Bien, commença-t-elle, consciente du grand sourire que faisait naître sur les lèvres de son fils ce simple mot.
Elle prit une profonde respiration.
- Cette histoire se déroule il y a très longtemps, commença-t-elle. Le monde était encore jeune. Pur et immaculé. Intact et inexploré. Aucune vie ne l’agitait. Aucun souffle de vent ne venait perturber la surface de ses lacs, et aucun flocon de neige ne se déposait sur la cime de ses plus hautes montagnes. Le monde était comme endormi, paressant tranquillement au milieu de l’univers. Il était seul, et sa solitude lui convenait parfaitement.
Eätza marqua un temps. Athanase, suspendu à ses lèvres, buvait chacune de ses paroles comme s’il s’était agi du plus précieux des nectars. Sa mère plongea son regard dans les yeux de l’enfant, les contemplant quelques secondes, océans bleus à la profondeur infinie. Parfois, un éclair de curiosité y passait discrètement, traversant ses prunelles de part en part.
Le silence se prolongeait et le regard insistait. La mère reprit son récit.
- Un jour, la solitude du monde fut troublée. Le Jour et la Nuit firent leur apparition. Le monde fut d’abord surpris de leur venue, puis il en fut heureux. Le Jour et la Nuit couraient le monde de leurs pieds légers, plongeant au fond des océans, volant jusqu’au bout du ciel. Partout où le couple passait, la vie fleurissait. Timidement, elle grandissait, se développait et agitait la surface du monde jusqu’alors immobile. Le paysage se transformait, se mouvant continuellement. Le vent apparut, et vint toucher la surface des lacs, donnant naissance à de légers friselis. La neige se mit à tomber, immaculés flocons se déposant sur la cime des plus hautes montagnes.
La voix d'Eätza s’était faite envoûtante, emplissant les moindres recoins de la pièce. Elle allait et venait, gravissant avec facilité différents registres et tonalités. Tantôt grave et dramatique, tantôt haute et pressée, elle s’adaptait parfaitement au récit. L’histoire prenait vie dans une étonnante mise en perspective.
- Jusqu’alors, tout ce qu’avait connu le monde était issu de l’univers lui-même. La lumière n’existait pas, pas plus que la ténèbre. La chaleur n’existait pas, pas plus que le froid. Mais Seigneur Jour apporta avec lui la lumière et la chaleur. Il était très grand et portait de splendides habits de lumière, qui irradiaient le monde. Et Dame Nuit apporta avec elle la ténèbre et le froid. Élancée et gracile, une immense cape d’obscurité était posée sur ses épaules, recouvrant le monde.
La mère d’Athanase posa un court temps.
- En ces temps-là, la lumière et le jour, la chaleur et le froid, le feu et la glace coexistaient parfaitement. Ils étaient unis, tout comme Seigneur Jour et Dame Nuit étaient unis. Et de cette union naquirent une multitude d’enfants. Ils parcouraient le monde, eux aussi, l’emplissant de leurs rires. Il grandissait chez eux une curiosité insatiable, qui les poussaient à explorer le monde toujours plus loin. Et plus ils le parcouraient, ce monde trop étroit, et plus ils en étaient lassés, car il ne pouvait leur offrir davantage que ce qu’ils connaissaient déjà. Alors il partirent pour parcourir l’univers, pour l’explorer dans ses moindres recoins, cherchant toujours quelque chose de nouveau à découvrir. La multitude d’enfants du Jour et de la Nuit se dispersèrent dans l’espace, lumières entourées de ténèbres.
Dehors, un nuage passa, dissimulant pendant un instant la lune.
- Restés dans le monde, Seigneur Jour et Dame Nuit demeuraient inconsolables, car leurs enfants les avaient quittés. Et plus le temps passait, et plus la tristesse rongeait leurs cœurs. Plus le temps passait, plus leur union, jusqu’ici indissoluble, s’étiolait. Plus le temps passait, et moins Seigneur Jour et Dame Nuit parcouraient le monde. La lumière et le jour, la chaleur et le froid, se séparaient inexorablement l’un de l’autre. Et vint un temps où ils ne faisaient que se succéder, ne se mêlant plus, parents inconsolables, incapables de trouver dans l’autre le réconfort de leur perte commune.
Eätza se passa la main derrière l’oreille pour remettre en place une mèche qu’un courant d’air avait déplacé.
- Quand Seigneur Jour laisse la place à Dame Nuit, celle-ci étale sur le monde son immense manteau d’obscurité. Ainsi, en levant la tête vers le ciel, elle voit ses enfants, lumières qu’on ne voit que dans les ténèbres. Elle les voit tous, perdus dans l’océan vide de l’espace, errant dans l’infini de l’univers. Elle songe à ses enfants perdus, qu’elle ne reverra jamais, et des larmes silencieuses coulent le long de ses joues. Les larmes de la Nuit.
Un silence triste accueillit la fin de l’histoire, tandis que les dernières paroles d’Eätza s’échappaient par la fenêtre pour se perdre dans la nuit. Sur les joues rondes d’Athanase, de petites larmes, billes translucides, roulaient au ralenti. La mère se pencha vers son fils, lui essuya ses pleurs, et déposa sur son front un baiser.
- Tes larmes sont belles, Athanase. C’est un trésor précieux, parce qu’elles sont sincères. Ne l’oublie jamais.
L’enfant secoua la tête, la gorge serrée. Après un temps, il posa une question.
- C’est pour ça que Papa est parti ? articula-t-il d’une toute petite voix.
Eätza hocha la tête.
- Oui, mon chéri. Papa est parti à la recherche des larmes de la nuit.
*
Jah releva la tête. Il y était. En face de lui, au milieu des rochers, une ouverture se dessinait. Il s’avança et y entra. Aussitôt, le souffle du vent qui hurlait à ses oreilles tomba. Il avança plusieurs mètres, jusqu’à que la faible lumière de la lune ne parvienne plus à lui. Il chercha alors quelques instants dans son sac, puis en sortit une torche qu’il alluma.
La torche s’embrasa dans un crépitement, illuminant le conduit rocheux. L’homme s’y engagea aussitôt, d’un pas pressé. Ses pieds heurtaient la pierre durement, claquant sèchement dans le tunnel.
Il se sentait fébrile. Après toutes ces années de recherche, il touchait enfin au but. Peut-être, au bout de ce tunnel, trouverait-il ce qui avait justifié tant de sacrifices. Peut-être, enfin, trouverait-il…
L’homme chassa ses introspections d’un revers de main, se forçant à se concentrer uniquement sur sa progression.
Plus il avançait, et plus le boyau se rétrécissait. Quelques pas plus loin, il ne pouvait plus se tenir debout. Il entreprit de se mettre à genoux, sa main crispée sur le bois de la torche devant lui, et reprit son avancée. Il avançait difficilement, le souffle court. Les aspérités rocheuses lui éraflaient le dos, et bientôt l’obligèrent à s’allonger pour poursuivre sa progression. Une sueur moite, mêlée avec la poussière qu’il soulevait en rampant, lui collait au visage.
Une angoisse sourde montait en lui, qu’il essayait vainement de réprimer. Était-il certain de ce tunnel ? Ne s’était-il pas trompé ? Plus il avançait, plus le boyau rétrécissait, lui laissant de moins en moins de place, et alimentant ses doutes.
Soudain, l’homme stoppa, le visage palpitant. Sa torche, mourante faute d’oxygène, ne suffisait plus à écarter le rideau de ténèbres devant lui. Il écarquilla les yeux. Oui, il lui semblait bien que quelques mètres plus loin, le conduit s’élargissait.
L’homme prit une inspiration et ferma les yeux. S’il s’était trompé, il se retrouverait bloqué, incapable de faire demi-tour pour revenir en arrière. Ses pensées se portèrent immédiatement sur sa femme et son fils… C’est pour eux qu’il faisait tout cela. Pour eux seuls.
Il rouvrit les yeux alors que sa torche s’éteignait dans un grésillement. Sa décision était prise. Poussant sur ses coudes et ses pieds, il reprit sa progression. Il avança quelques mètres avec difficulté. Désormais, il était trop tard pour faire demi-tour.
Soudain, sa main gauche rencontra du vide. Poussant de toutes ses forces, expirant à fond afin de réduire le volume de sa cage thoracique, il sortit du boyau, encore tremblant de ce qu’il venait d’accomplir, et se redressa tout à fait.
Il laissa échapper un hoquet de surprise. Il se trouvait dans une immense grotte. Les parois brillaient légèrement, d’une lueur bleutée. Les dimensions de la grotte étaient immenses, et on aurait pu croire être sorti dehors, sous le ciel et les étoiles.
L’homme laissa échapper un long, très long soupir, et se surprit à sourire. Oui, enfin, il y était ! Il releva la tête en arrière, les paupières closes, la gorge terriblement serrée. Une émotion puissante affluait dans son corps comme une onde électrique, parcourait son échine et fourmillait au bout de ses doigts, le faisant frissonner tout entier.
Après tout ce temps, tout ces efforts, il était enfin arrivé au but !
Jah laissa passer l’émotion, puis prit une profonde inspiration et rouvrit les yeux. Essuyant la sueur de son front, il avança d’un pas assuré. Au centre de la grotte, émettant une douce lumière bleue, se trouvait ce qu’il cherchait.
Il parcourut quelques mètres, puis s’accroupit, son cœur heurtant violemment sa poitrine. Ses yeux brillaient, reflets de la lumière d’infini qu’il fixait. Un léger frisson les troublèrent.
Une petite larme, bille translucide, s’en détacha. Et roula, au ralenti, sur la joue surprise de l’homme.
Tout d'abord bravo pour l'écriture de cette nouvelle, elle se lit rapidement et laisse place à l'imagination et cela est vraiment génial !
J'ai été transpercée par plusieurs émotions tout au long de ma lecture, qu'est-ce que cela fait du bien !
La quête du père semble essentielle, à tel point que sa femme l'a laissé visiblement la poursuivre. Le fait de rester sur notre fin me permet d'imaginer ma propre suite et cela est fort plaisant.
Sincèrement, merci pour ce moment de lecture hyper agréable et également pour cette poésie qui fait du bien au moral !
J'espère pouvoir lire d'autres récits t'appartenant !
Au plaisir !
Merci beaucoup pour ton commentaire, il m'a fait très plaisir ! C'est super gratifiant de savoir que ce qu'on écrit peut toucher des gens...
Je suis content que la chute t'ait plue, la plupart des lecteurs sont frustrés (ce que je comprends parfaitement ^^). Mais c'est vrai que je voulais faire de cette histoire d'abord un récit poétique !
Hâte de lire tes commentaires (si jamais tu prends le temps de lire mon livre) !
A bientôt,
Pétrichor.
Joli titre et couverture (la police est trop stylée) le résumé m'a convaincu de lire ce texte.
D'ailleurs, en te lisant j'ai eu une idée pour ma propre histoire mdr donc merci ^^
Seigneur jour / dame nuit je trouve cela très joli
"Papa est parti à la recherche des larmes de la nuit." cette phrase est géniale !
La fin est super frustrante grrr. Mais j'ai passé un bon compagnie en compagnie de ta plume !
Au plaisir !
Merci pour ton commentaire et tes compliments, il me vont droit au cœur !
La police je l'ai trouvée sur dafont (site de polices libres). C'est vraiment cool.
Oui tout à fait d'accord, c'est très joli ! J'irais checker ton histoire pour voir l'utilisation que tu en fais ahahah ^^
Désolé pour la fin, mais j'aime tellement les fins ouvertes...
Content que l'histoire t'ait plu !
A très bientôt (peut-être) au détour d'une autre histoire ?
Pétrichor.
Enfin bref, voilà, j'ai beaucoup aimé!! Génial, vraiment!!
Merci beaucoup pour ton commentaire !
Je suis trop content que la nouvelle t'ait plu, et que tu aies été sensible à la poésie dont j'ai empreint mon récit... Je voulais vraiment raconter ça d'une manière figurative, avec de beaux mots ect...
Non, non, désolé... Pas de suite...
En fait c'est ça que j'aime beaucoup dans ce format de nouvelles : tu n'as pas le temps de développer une intrigue. Alors tu peins quelques personnages, tu plantes un décor, et tu leur fais raconter quelque chose... Et puis tu fais une fin ouverte, ce qui frustre souvent les lecteurs :D
Donc pour la quête du père... Je te laisse imaginer ce que tu veux hehehe ^^
Encore merci du retour !
A bientôt,
Pétrichor.