Cher journal,
La nuit s'étend sur Paris ce 26 janvier 1886, et dans la solitude de mon petit logement, je me tourne vers toi, cher journal, pour te confier les murmures de mon cœur. Le silence de ces murs est le témoin de mon histoire, une histoire qui ne connaît d'autres auditeurs que toi. Si l'on devait capturer mon âme comme une image fixe, je me demande si le sourire figé sur mon visage saurait trahir la cascade de mélancolie qui s'écoule en moi. Ce sourire, un voile sur la tristesse d'une jeune femme qui a trop tôt appris ce que signifie perdre.
Je suis hantée par l'absence de ceux qui m'ont donné la vie. Ma mère, un rêve que je n'ai jamais pu toucher, et mon père, cet homme de principes et de passion pour l'histoire et la liberté, fauché par la brutalité d'un conflit qui a ensanglanté notre ville lors de la « semaine sanglante » de cette année terrible de 1870. La répression qui a suivi la chute de la Commune de Paris a été impitoyable, et il fut l'une de ses innombrables victimes, un homme juste pris dans le tourbillon de la vengeance et de la colère.
Paul, mon frère aîné, celui qui avait toujours été mon pilier dans les tempêtes de la vie, a choisi un chemin différent. Il y a deux ans, il a pris la décision audacieuse de partir aux Amériques, cherchant une nouvelle vie, laissant derrière lui les cicatrices du passé qui marquaient notre pays et notre famille. Son départ a laissé un vide immense dans mon existence, un espace autrefois rempli de rires et de confidences. Chaque lettre qu'il m'envoie, remplie de récits d'aventures et de nouvelles découvertes, est un trésor que je chéris, mais aussi un rappel de sa présence lointaine.
Paul et moi, orphelins de guerre et de révolution, avons été recueillis par notre oncle Henri, ce doux ermite de Provence. C'est dans le calme des champs de lavande, de la garrigue et le murmure du vent à travers les pins que nous avons pansé nos drames, bercés par les récits d'Henri sur les mystères du monde et la beauté de l'existence malgré tout. Il nous a appris à voir au-delà de la douleur, à chercher la connaissance et la paix intérieure.
Les matins à la boulangerie m'apportent un semblant de chaleur, mais ils ne réussissent pas à éclairer les pièces sombres de mon âme. Initialement chargé du pétrissage de la pâte, une tâche qui me pesait tant par sa lourdeur physique que par sa répétitivité, j'ai récemment trouvé ma place derrière le comptoir, vendant les pains dorés aux habitués matinaux. Cette nouvelle position, moins éprouvante physiquement, me donne l'occasion d'observer et d'interagir avec une variété de visages, chacun portant son propre récit, ses propres espoirs et soucis.
Bien que ce travail à la boulangerie soit essentiel pour payer le loyer de mon modeste logement et assurer la poursuite de mes études, il m’offre désormais aussi des moments de légèreté et d’échange humain. Les histoires partagées, les remerciements chaleureux pour une pâtisserie Autrichienne, les petites plaisanteries échangées avec les habitués; tous ces moments construisent une routine plus douce, plus vivante.
Néanmoins, derrière ce comptoir, je me surprends souvent à rêver. Mes pensées vagabondent vers des horizons plus lointains, des aventures plus grandes que la vente des gâteaux. Mon esprit se perd dans des rêveries de voyages, de rencontres, et peut-être, d’une rencontre romantique qui pourrait briser la monotonie de mes jours.
Dans ces moments passés derrière le comptoir de la boulangerie, il y a des instants qui me pèsent particulièrement sur le cœur. Je vois souvent, à travers la vitre embuée, des enfants courant dans les bras de leurs mères, des étreintes chaleureuses et des rires partagés. Ces scènes, si tendres et si naturelles pour beaucoup, me transpercent d’une douleur silencieuse.
Je n’ai jamais connu ce lien, cette douceur maternelle. Ma mère, reste une présence insaisissable, une étreinte jamais ressentie. À chaque fois que je vois un enfant se blottir contre sa mère, un pincement au cœur me rappelle ce vide, cette absence qui a façonné une partie de qui je suis.
Je me surprends alors à imaginer, l’espace d’un instant fugace, comment cela aurait pu être pour moi, enfant, courant dans les bras ouverts d’une mère que je n’ai jamais pu serrer contre moi. Ces pensées, douces-amères, s’entremêlent avec la réalité de ma vie, une vie où de tels moments restent des rêves inaccessibles.
Dans tes pages, cher journal, je trouve un exutoire à ma douleur, un lieu où je peux pleurer sans retenue, où je peux admettre que l’Amour me fait peur, que je crains de ne jamais trouver un cœur qui batte à l’unisson avec le mien. Chaque soir, alors que je me blottis dans le silence de ma chambre, je trouve un réconfort dans les bras d’un compagnon de longue date; un vieux nounours, un ‘doudou’ que mon père m’a offert il y a de longues années. Ce nounours élimé, aux yeux doux et rassurants, est le gardien de mes secrets les plus intimes, le témoin silencieux de mes nuits solitaires.
Dans mes moments de désespoir, je le serre fort contre mon cœur, cherchant dans sa douceur usée un fragment de la chaleur paternelle perdue. À travers lui, je sens la présence rassurante de mon père, comme si, d’une certaine manière, il veillait encore sur moi, me guidant à travers les tourments de l’existence.
Dans mes rêveries, je me promène dans les rues de Paris, sous les réverbères qui baignent les pavés d’une lumière douce et mélancolique. Et là, au détour d’une rue, j’imagine cette rencontre tant espérée. Un homme au regard pénétrant qui, me sourit avec une tendresse compréhensive et me dit « Bonjour Mademoiselle! ».
« Oh ! Bonjour Monsieur !» lui répondis-je.
Lui avec sourire « Je ne voulais pas vous surprendre. Je ne peux m'empêcher de remarquer que vous semblez perdu dans vos pensées. Tout va bien ? »
Et là ! A mon réveil, alors que la réalité s'infiltre à nouveau dans ma chambre, je me retrouve seule, serrant mon vieux noms contre moi. Malgré la douleur de la solitude, ce petit être de peluche me rappelle que l'espoir et l'Amour, bien que parfois lointains, restent possibles. Et dans le silence de la nuit, je murmure mes pensées les plus profondes à mon fidèle compagnon, trouvant dans son étreinte silencieuse un baume pour mon âme solitaire.
Avec toute la tendresse qui me reste, je pleure. Je pleure pour les rêves non encore réalisés, pour l'Amour non encore trouvé, pour la solitude qui m'accompagne dans mon lit chaque nuit. Ces larmes, elles sont le témoignage de ma force autant que de ma vulnérabilité, la preuve que, malgré tout, je continue d'espérer, de rêver, d'aimer.
Louise, Paris le 26 janvier 1886