Dimanche, huit heure et cinq minutes. La frénésie règne dans la maison. Ma fratrie occupe la salle de bain attenante à la chambre au mur de velours marin. J’anime mes figurines dans le creux de la spacieuse garde-robe de mes sœurs aînées dans l’espoir qu’on m’oublie. Ce sont de minuscules Indiens et soldats que ma sœur Margareth a peints avec soin. Ma mère entre en semi-panique.
Mégane!? qu’elle demande en cherchant un peu partout.
Oui, chuchotais-je, davantage par politesse que pour qu’elle ne m’entende réellement.
Je me cache souvent, je m’enfuis même parfois. Généralement, ils ne s’en soucient pas, mais le dimanche matin, on se souvient toujours de mon existence. Pas de chance.
Huit heure et sept minutes. Ma mère apparait dans l’embrasure de la porte avec sa robe rose bonbon. Elle se penche en me montrant une tunique Annushka que mes trois grandes sœurs ont portée mille fois. Je déteste cette robe; elle me fait penser aux poupées russes et celles-ci m’effraient; une mini poupée avalée par une plus grande qui est elle-même avalée par une plus volumineuse et ainsi de suite, cela m’horripile. L’idée d’en être une, davantage.
Huit heure et huit minutes. Mes protestations pour ne pas porter de robe ou de bas nylon sont toujours infructueuses, alors je garde le silence, j’obéis à contrecœur. J’ignore qui, entre ma mère et moi, est plus entêté. Chaque fois, je reviens à la maison, les pieds et les mains écorchées, car je saute dans la boue, fais de culbutes, grimpe aux arbres, me couche, me roule sur le sol. Mes bas, mes vêtements maltraités, je reçois inévitablement des remontrances.
Huit heure et trente minutes. Pour me convaincre de mettre un pied devant l’autre jusqu’à l’église, mon père prétend conduire une limousine; je suis la very important person qu’il vient chercher. Tous les enfants marchent derrière un père qui nous mène jusqu’au royaume de Dieu, puisque nous sommes un nombre impair, je me retrouve seule à l’arrière et ça me va. Ils ne le savent pas, mais je m’imagine plutôt en route pour une aventure avec Bob Morane dans un pays lointain où je souhaite secrètement ne jamais revenir.
Neuf heure. J’ai toujours trouvé idiotes les fillettes qui tournoient sur elles-mêmes pour faire virevolter leurs robes soleil afin d’en faire gonfler la jupette. Et à l’église, des fillettes en robes il y en a abondement. Je les observe telles des bêtes de cirque, elles tournoient dans le stationnement, elles rient. Elles m’ignorent, trop habituées à m’entendre dire non.
Neuf heure et dix minutes. Mais Maybelle a 13 ans, elle est plus sensible que les autres. Elle s’approche de moi.
Tu viens tournoyer avec nous? tente-t-elle, prenant place à mes côtés sur un bloc de béton. C’est rigolo, tu verras, on a l’impression de s’envoler, d’être libre!
Elle est persuadée que je passe à côté d’un moment important de mon enfance. Je la regarde de mes grands yeux noirs, compatissante. J’aimerais que les tournis aient autant de sens pour moi qu’ils en ont pour elle.
- Tu viens? répète-t-elle, convaincue que je sois une simplette.
- À tourner en rond, tu fais que retourner à ton point de départ, ça t’étourdit, ça donne mal au ventre… c’est pas de la liberté! répondis-je après quelques secondes de réflexion.
Habituée à mes réponses en décalage, elle me replace la frange, puis rejoint les autres.
Neuf heure et trente-six minutes. Je la regarde s’éloigner. La vraie liberté, je sais où elle est; dans la forêt, dans le cimetière, sur le toit des maisons, dans les arbres, dans ma cave, dans le garage, dans la rivière qui empeste le poisson pourri. N’importe où, où l’on ne contrôle pas mon esprit vigoureux. Je remets mon corset fictionnel droit, je me sens à l’étroite dans cet accoutrement, il me fait perdre ma liberté; je préfère mille
fois mettre la salopette brune caca de mon frère, que cette tenue. Mais, même coquette, je suis une petite sauvage assoiffée d’aventures.
Neuf heure et cinquante minutes. Dans mes jeux, je suis souvent un garçon. J’envie leur force et leur indépendance. Les adultes ne les embêtent pas lorsqu’ils font les quatre cents coups; ils peuvent courir partout, grimper partout, sans qu’on le leur reproche. Les garçons de l’église ne sont pas différents, ils montent dans la rangée d’arbres qui borde la fin du stationnement. Une folle envie de les rejoindre me fait bondir de mon nichoir. Je cours les rejoindre.
Dix heure et une minute. Les arbres sentent bon. Leur contact, leur odeur, me rassure. Là-haut, je vois la muraille de Chine, si je plisse les yeux suffisamment, je vois les Chinois s’affairer à leur besogne. Je vois une montagne qui s’éveille, c’est un énorme dinosaure! Dans la stupeur, je recule un pied, je chute. Ma robe reste prise dans une branche, j’entends le tissu se déchirer.
Dix heure et quatre minutes. Ma mère, à l’autre bout du stationnement, me regarde désemparer. Elle secoue la tête imperceptiblement. Je sens les remontrances silencieuses. Je me lève, essuie la poussière et le sang qui perle de mes genoux; je retourne à mon bloc de ciment.