Les survivants

IP 189.012.003.244, https://www.plumedargent.fr/outer-wall, février 2037

Il y a quelque chose de poétiquement stupide à être bloqués ici, mais que voulez-vous, on n’arrête pas le progrès ! Au moins, la vue est plus jolie que depuis mon bureau.

A l’horizon, il n’y a rien, seulement la void où je projette des fantasmes d’infinies vallées, de sublimes lignes de montagnes, de forêts enchantées ou de villes grouillantes, et tout cela prend vie sous le soleil argenté du métasite. J’admire encore à quel point tout ici a été pensé dans les moindres détails : le mur extérieur épouse à la perfection les limites de la ville telles que je m’en souviens, le chemin de ronde est parfaitement animé quelle que soit la météo, et un peu plus loin derrière mon poste pointent les toits brillants des plus hauts bâtiments du forum, on se croirait presque sur la même page. Les admines ont mêmes pensé à laisser toutes les petites tombes là où les modérateurs ont été un jour ou l’autre déconnectés par des malwares. Il y en a une, une seule, à mon nom sur le mur, là où il y a quelques mois on trouvait encore cette pierre à la con qui bloquait la descente ; depuis, on ne l’y trouve plus.

Une alerte apparaît à sept heures, mais très rapidement l’intrus reste bloqué dans le pare-feu, se débattant comme une petite mouche paniquée. La plupart des malwares n’avaient pas d’apparence particulière, ils étaient juste des amas de pixels bogués avec ce crissement insupportable, mais celui-là avait l’aspect d’un blob photoréaliste, rouge et suintant. En l’analysant, je me rends rapidement compte qu’il est inoffensif ; probablement un troll, il y en a de plus en plus ces derniers temps. Quand j’ai fini de le désinstaller, j’ai tout juste le temps de faire trois pas pour retourner à mon poste que l’alerte reprend. A moins d’un chunk du précédent, un nouveau blob vient tambouriner contre la première ligne de défenses. Il est beaucoup plus lourd que le précédent, et je suis encore entrain de l’analyser quand une nouvelle alerte apparaît juste à côté. Le ping explose, et j’ai de plus en plus de mal à agir ; l’alerte reprend de plus belle, toujours autour de moi. Un rapide scanner me confirme que tous ces blobs viennent d’IP différentes : c’est une attaque !

Je contacte immédiatement les admines, mais à l’heure qu’il est elles ne répondront probablement pas. Muuna37 devrait arriver d’un instant à l’autre pour prendre ma relève, elle sera d’un grand secours pour chasser ces petites merdes. Je dois juste faire en sorte que le métasite n’explose pas avant. Sous une pluie d’alertes que j’ai dû mettre en sourdine pour pouvoir travailler, j’entre dans les entrailles du code.

Les blobs ne sont pas des virus, juste des surcharges, alors la procédure consiste à faire chuter les flux de données dans tout le site. D’abord, on désactive les textures du mur extérieur, les avatars hyper-animés, la résolution des GIFs, puis les polices, les interfaces superflues, les pages vides, les détails des bâtiments, la connectivité des cartes du forum, la modélisation des sols… Le pire semble être passé, les utilisateurs penseront simplement à une baisse du réseau, mais soudain j’entends le grincement si caractéristique. J’ai désactivé les alertes.

Un malware de catégorie 8 a grignoté le pare-feu, presque indétectable du haut de ses quelques Mégaoctets dans cette mer de géants. Il fonce vers la ville, il va passer devant moi dans un instant, et j’ai encore les mains dans le code. Trop tard, je lance l’évacuation.

IP 086.001.118.235, https://www.plumedargent.fr/salons/illustrateurs, février 2037

Depuis quelques minutes, je sens bien que quelque chose cloche. Les textures commencent à se brouiller, et je n’arrive pas à importer les illustrations pour Souris_des_mers. Je suis en train de lui écrire pour lui expliquer que je les lui enverrai demain, quand une sourde sirène se fait entendre.

« Alerte évacuation. Déconnectez-vous pour isolement des serveurs dans cinq secondes. Alerte évacuation. Déconnectez-vous pour isolement des serveurs dans quatre secondes. »

Je panique. Mon avatar se met à courir vers le hall des salons, traversant les utilisateurs qui ont la présence d’esprit de se déconnecter tout de suite. Certains sont entrain de sauvegarder leur travail, mais le lag est beaucoup trop important.

« Alerte évacuation. Déconnectez-vous pour isolement des serveurs dans trois secondes. »

Ça y est, mon cerveau se souvient enfin qu’il n’est pas dans le vrai monde, courir ne sert à rien. J’ai encore du mal à me faire à l’immersion du métasite, on peut y faire tant de choses : flâner entre les rayons, consulter des livres au hasard, sentir l’odeur du papier, dessiner directement avec les auteurs, visiter des bâtiments pleins d’histoires construits par la communauté… Tout le monde nous envie cet endroit.

« Alerte évacuation. Déconnectez-vous pour isolement des serveurs dans deux secondes. »

Je trouve enfin, avec mes mains tremblantes, le bouton de déconnexion. Mais c’est tellement long !

« Alerte évacuation. Déconnectez-vous pour isolement des serveurs dans une seconde. »

J’ai encore le souffle court, assise sur ma chaise, aveuglée par la page d’accueil du moteur de recherche. Pourquoi je me suis autant inquiétée ? Après tout, il ne me serait pas arrivé grand-chose si je ne m’étais pas déconnectée à temps, j’aurais juste été surprise. J’enlève mon casque en soupirant.

Je suis un peu déçue de ne pas avoir pu envoyer mes illustrations aujourd’hui, j’avais tellement hâte de montrer les avancées à Souris-des-mers, on travaille sur ce projet depuis des mois maintenant. En général, les illustrateurs se contentent de dessiner pour accompagner les histoires déjà écrites, ce qui est déjà un grand pas en avant qu’à permis le métasite, mais nous voulions participer au concours d’inauguration du Bdscope, qui ouvre en fin d’année, avec un scénario original. Mes dernières planches sont vraiment en retard. Il ne reste donc plus qu’à attendre le mail de fin d’incident, comme d’habitude. En tant que plate-forme gratuite, Plume d’Argent n’est pas protégée des tentatives de sabotage, loin de là. Le monde me dépasse…

IP 142.033.026.127, https://www.plumedargent.fr/outer-wall/sas, février 2037

Le sas a été entièrement détexturé, ça pue. Je ne suis pas du genre à paniquer, mais KaiSiri est une excellente optimisatrice ; qu’elle en soit arrivée là n’est pas bon signe. Je désactive l’aspect de mon pointeur immédiatement. J’ai beau beaucoup aimer mes pistolasers, il ne s’agirait pas de faire lagguer le mur extérieur. En entrant sur la page principale, c’est une scène de guerre qui s’étale devant moi.

Le pare-feu a été déchiré en plusieurs endroits et d’immondes petites choses rouges grouillent partout. C’est un océan de pixels fous qui a assailli toute la page. Un regard vers les vannes d’urgence me confirme que les serveurs du métasite ont été déconnectés ; au moins il n’y aura pas de dégâts majeurs, il ne reste donc qu’à s’occuper de cette immense bête informe qui semble dévorer l’espace. Elle se dresse, amas abstrait de code, devant KaiSiri qui peine à la contenir.

Je m’apprêtais à décharger ma collègue en pointant mon viseur vers son monstre quand je me suis rendue compte que le ping était si haut que je n’avais aucune chance d’atteindre quoi que ce soit à distance. Les pustules rouges ne cessaient pas de se démultiplier, ni d’affoler ce qu’il restait de notre brave anti-virus, il devient presque impossible de se déplacer, même en passant par les fichiers. Alors je concentre l’action de mon viseur sur les malwares les plus proches, comme on se dégagerait de la vase. Faute de temps pour désinstaller, la désactivation suffit déjà peu à peu à retrouver une visibilité, et KaiSiri qui m’a vue arriver ne s’occupe plus que de l’optimisation. La tueuse de monstres, c’est moi.

La recherche de chemins d’accès jusqu’au virus prend un temps fou, et il est tellement mouvant que même à courte distance mon pointeur a du mal à désactiver quoi que ce soit. Je le sens chercher lui aussi dans les fichiers, probablement pour nous déconnecter le temps de s’infiltrer dans les vannes, et il est plus rapide que moi. Quand soudain, un miracle.

Le pare-feu disparaît complètement, emportant avec lui tous les ralentisseurs. Les admines viennent à la rescousse ! Pendant quelques instants, ma recherche accélère, et je trouve en un rien de temps le dossier corrompu. En quelques minutes, le gros du problème est écarté, et ma collègue parvient à reprendre le dessus sur les machines à lag.

Nous envoyons finalement le rapport d’éradication aux admines, qui récupèrent le mur extérieur pour le remettre en état avant la réouverture des serveurs.

IP 048.153.011.XXX, février 2037

Les admines m’ont transféré le rapport d’éradication de menace, et la demande de remise en route des serveurs. La coupure avait été tellement soudaine que même la lumière de mon bureau s’était éteinte un instant, alors je ne suis pas très confiante quand à ma capacité à rallumer le métasite. J’ai un peu procrastiné, mais il faut bien y aller maintenant. Je commence par vérifier que les mémoires physiques n’ont pas été altérées, puis que les barrettes de RAM sont bien vides. Tout est au vert, je rallume l’alimentation. La machine ronronne, brisant le silence qui règne depuis deux jours, dans un scintillement de millions d’yeux.

L’atrium du métasite se réactive en un instant, et j’ai seulement à replacer quelques sauvegardes. Les actualités ont bien résisté aussi, la procédure de clôture a été perfectionnée avec le temps, mais l’espace de co-écriture est complètement bogué. C’est un nouvel ajout, alors la conservation d’urgence des données n’est pas encore au point, et la mise en commun des brouillons est très compliquée à gérer correctement, il va falloir un peu plus de temps aux admines pour tout régler avant que je ne puisse remettre en ligne le serveur. Je leur laisse ça, en attendant la page sera suspendue pour maintenance.

Les modélisations n’ont pas été altérées, ça me soulage qu’il n’y ait pas besoin de les retravailler parce que ça aurait été un travail immense. Toutes ces nouvelles fonctionnalités du métasite, c’est un enfer. Entre le labyrinthe qu’est devenu le forum, l’optimisation du système de messages, et la multitude d’outils toujours plus spécifiques de l’éditeur de chapitres, je ne sais pas comment font les filles.

Au-delà de ça, les attaques dont celle de cette semaine le prouvent : elles ont vraiment du mal à faire survivre leur modèle. Les modérateurs et moi sommes payés par les dons, ce qui fait de Plume d’Argent l’un des derniers endroits sur internet qui ne soit pas parasité par l’avidité du monde ; c’est précieux, et j’ai peur que dans trente ans, peut-être moins, tout ça n’existe plus.

Les routeurs redémarrent, les ventilateurs commencent à faire beaucoup de bruit. Petit à petit, je ne peux plus entendre mes pensées, mais même le familier vacarme ne parvient pas à étouffer ce sentiment pointu coincé dans ma tête. Tout ça est en danger. Je n’ai jamais écrit, je lis peu, mais j’admire les années de travail des admines sur ce site. Je n’était même pas née, il y a trente ans, alors j’ai trouvé dans cette communauté la possibilité d’entrer dans quelque chose de plus grand que moi. Je crois que c’est ça qui est important, plus que de pouvoir illustrer ses histoires ou y mettre un marque-page.

Mais je pense trop, ce n’est pas mon travail. Les serveurs sont redémarrés, les branchements sont aux normes, et moi je me mêle de mes affaires.