les symboles

J'ai le corps enfoncé jusqu'au nez dans un étang vaseux à la surface duquel flottent des débris végétaux. J'ai gardé mes habits qui ralentissent mes mouvements en une sorte de chorégraphie minimaliste. Mes chaussures s'ancrent dans la gluance, j'ai l'impression de ressembler à un automate dans une vitrine de magasin.

Le ciel est ma nuit. Peu importe si les étoiles et la Lune ne font que passer. Je regarde autour de moi. Dans mon dos file une autoroute au milieu du désert parsemé de personnages hauts en couleur tout de noir vêtus. Un piano, je crois, un lampadaire, un abribus, une voiture tellement longue que je ne m'imagine pas comment la garer en ville. Des réponses-à-tout qui me mènent d'un point à l'autre vers un horizon qui s'achève avant de l'atteindre.

En face, un immeuble illuminé comme un phare dans la cité projette vers moi ses sirènes de fête éternelle. A travers les fenêtres, je vois des ombres danser, rire entre les mailles d'une musique éffilochée. La drogue circule l'air de rien, trouvant des interstices entre des corps enlacés, des regards aux lendemains d'oubli. L'alcool élève son nuage doré. Voilà la féérie moderne qui renouvelle son stock d'instantanés. Il faut aller jusqu'au bout de l'épuisement pour s'endormir avant le lever du jour.

Sur ma droite se dresse une glace sans tain de mauvaise qualité dans laquelle on a le malheur de voir à la fois son reflet et les gens qui sont derrière. Ce ne sont que des visages connus et ils commencent à être nombreux. Depuis mes parents aux fugaces, voire aux fugitifs qui n'ont eu le temps de graver qu'un mot, en passant par les amis qui reviennent comme la roue du Temps. Nous nous superposons par un jeu d'existence qui est un jeu de construction. Mais qui a déjà vu son château de sable succéder à soi-même ? Je crie des insanités à ces gens que j'aime, ils ne m'entendent pas et ne savent pas lire sur les lèvres. Je suis incapable d'essorer mon cerveau de toutes mes peurs, mes sentiments d'irréversibilité. Je veux faire de mes journées des zones d'inconnu, seules garantes de mon immortalité.

Mon portrait et le leur sont mon passé. Il est surtout la seule image que je pourrais approcher de mon autre moi-même. Je ne saurai jamais quel héritage il m'a laissé. Est-ce qu'une question équivaut à une réponse ? Son fantôme réapparait lorsqu'on me donne son prénom par erreur. Mais peut-être est-il plus androgyne que cela lorsqu'on me prend pour une femme. J'aimerais seulement savoir s'il me déteste et s'en est allé ou s'il s'est logé dans un cocon secret en moi.

A gauche, un hôpital psychiatrique a les yeux noirs de fatigue. La folie est un poignard sans lame. La folie est un vertige. Le bâtiment a les jambes qui tremblent et a posé sa lourde carcasse dans un fauteuil roulant. Ce qui me rassurait naguère n'est plus. Les coutures finissent par lacher. A moins qu'elles ne glissent dans les veines et s'inventent une nouvelle vie.

Au-dessus de moi, je peine à voir la Femme qui s'évapore à ma mémoire. Personnification de l'Idéal, sorcière tendre gorgone. Golem de l'artiste à la manque. Elle me fait parfois la grâce de me laisser toucher son voile sans jamais toutefois desserrer ses lèvres de statue. Elle attise ma violence et mon respect. Mon romantisme et ma mélancolie. Elle cristallise mes contraires. Tantôt clair comme le verre, tantôt opaque comme le sel. Et toujours elle me renvoie à moi-même.

Mais je ne veux pas. Je me fuis. Je vagabonde. Un jour, je parcourrai le monde comme une pelote de laine. Je jouerai le rôle de ma vie. Se regarder soi-même, c'est faire face à une coquille vide, à une glaise inachevée. Ma peau part en lambeaux en gestes semi-destructeurs. Il faut muer avant de muter car on ne peut échapper à ce qu'on est. On accumule des symboles qui seront notre épitaphe de bric et de broc.

Je détricote mes vêtements et tire sur le fil. Un vieux train passe par là. Il fume tranquillement sa pipe chapeauté de panache. Il suit le rythme de sa canne avec lenteur tandis que ses pantoufles traînent des sillons indélébiles dans la poussière. J'attache mon fil au dernier wagon, la destination est effacée. Le jour se lève en esquisses de peinture. Des cactus bordent la voie ferrée, des jambes dépassent et dansent dans les courbes du voyage. Je suis à présent nu, je me suis fait mon propre cordon ombilical pour pouvoir le couper au moment voulu. Mes pieds décollent du fond de l'étang. Je ne sais pas nager. C'est le moment d'apprendre ou de se noyer. J'atteins le rivage, ma peau est craquelée comme un nouveau-né. Je marche, parfois je cours, je ne suis plus que mon corps immortel.

J'aperçois le soleil derrière la montagne lointaine. Je dois me méfier d'Icare.

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Hugo Melmoth
Posté le 08/05/2020
Bonjour ! C'est une super histoire (tout autant que "Le mariage de la brume", que j'ai lu et aimé) ! J'espère que tu publiera d'autres nouvelles bientôt !
berengari
Posté le 19/05/2020
Merci pour ton commentaire et tes encouragements !
Axel Robbes
Posté le 02/05/2020
Bonjour,
Quel texte étrange et étrangement addictif!
Les paragraphes sont tous plus beaux que les autres. Ton style plein d'implicite et de métaphore donne vie à ton imaginaire et sert tout à fait la réflexion que tu construis entre ces lignes.
Je suis tout particulièrement sensible à la philosophie par la poésie, et suis dailleurs en train d'écrire une nouvelle dans ce genre. Si cela t'intéresse, je t'invite à jeter un coup d'oeil à la scène d'introduction de cette dernière.

J'apprécie vraiment ton travail, ai été happé par le fantastique prenant de ce texte, et suis intrigué par la (potentielle?) suite.

Au plaisir de te relire,

A.R.
berengari
Posté le 02/05/2020
Merci pour ton commentaire. Je ne sais pas trop si il y aura une suite. C'est davantage une cheminement poétique qu'une nouvelle mais pourquoi pas?
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