Ce qu’elle a ressenti, pour le premier comme pour le deuxième, n’a jamais été de l’amour. Elle ne connaît pas ce sentiment, ce que l’on appelle « avoir des papillons dans le ventre ». Quelle connerie cette expression d’abord ! Les papillons se trouvent partout, sauf dans le ventre. Ils volent dans toutes les directions, et pour cela, ils ont besoin d’espace. « Même pour le simple envol d’un papillon tout le ciel est nécessaire », prétendait Paul Claudel. Ne dit-on pas aussi que ces étranges insectes sont éphémères ? À peine vivent-ils qu’ils sont déjà destinés à la mort… Décidément, l’amour, ça fait rêver… Il y a longtemps qu’elle aurait dû renoncer, formuler un « stop, je ne peux pas ». Trop rapide, trop risqué, trop stressant, paralysant. Guillaume l’aurait compris, sûrement. Mais au lieu de s’affirmer, elle a prétendu, fait semblant d’éprouver pour lui de véritables sentiments.
12 heures de vol plus tard, le Boeing se pose enfin sur les terres singapouriennes. L’escale d’un voyage mouvementé. Presque pas de perturbations, hormis dans sa tête… Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit, contrairement aux deux individus qui l’encerclent. Pas un pour rattraper l’autre. Florian aurait pu profiter de la léthargie de son copain pour la séduire, la taquiner comme il le faisait avant. Mais de l’eau a coulé sous les ponts, il a préféré dormir, et elle a préféré réfléchir. Ça ne lui a pas rendu service…
C’est si simple de se croire amoureux, si difficile de démêler ensuite les sentiments. L’on a beau s’informer sur les forums, demander des conseils avisés auprès des spécialistes, personne ne peut savoir à notre place ce que l’on ressent véritablement pour quelqu’un. Serait-ce de l’amour ? De l’amitié ? L’illusion de quelque chose qui n’existe pas ? D’ailleurs… Comment aimer lorsque l’on ne s’aime pas déjà soi-même ? Lorsque l’on a longtemps souffert d’une carence affective ? Foutu passé, on le croit derrière nous et, sans cesse, il reprend le dessus…
Le plus dur, pour elle, aura été de combler l’absence de sa mère. « Elle n’avait pas les épaules assez solides pour s’occuper d’un bébé », lui a avoué un jour son père. Voilà ce qu’elle sait de cette femme instable, insensible peut-être. Qu’elle n’a simplement pas voulu d’elle. Des années plus tard, rien n’a changé, pas de retour en arrière, ou de regrets. Souvent, elle y a cru. Les jours de fête d’école, elle imaginait sa silhouette frêle planquée derrière le chêne de la cour de récréation. Et à la fin du spectacle, elle se retenait de demander à son père « Tu penses que ça lui a plu à maman ? ». Maman… comment pouvait-elle encore l’appeler de cette façon ? Cette mère fantôme, invisible, absente.
Laurie n’est pas du genre à oublier. Chaque visage qu’elle a croisé reste ancré quelque part dans sa mémoire. Ainsi, elle peut reconnaître quiconque en un instant. Mais de sa mère, elle n’a rien, pas même une photo sale et déchirée. À l’aube de son adolescence, elle l’imaginait heureuse. Une nouvelle vie. Des enfants. 3 garçons. Lucas, Benjamin et Léon. Non, pas de fille. La fille s’appelle Laurie. Elle y tient plus que tout, personne ne prendra sa place.
Souvent elle s’est demandé si, après cela, elle était encore capable d’amour. Beaucoup de femmes craignent de ne pas être aimées. Elle, c’est tout l’inverse. Pourtant, elle s’attache si vite. Elle ne manque pas d’amies et toutes, elles les considèrent pour ce qu’elles sont. Les hommes, l’amour, c’est si différent. Personne ne lui a donné le mode d’emploi. Alors elle a cru à cette relation bancale, sombré dans l’illusion d’une existence heureuse qui ne peut pas être la sienne. Car elle se sait trop torturée pour aimer quelqu’un d’un amour vrai, apprécier Guillaume à sa juste valeur. Ma pauvre, tu es si pathétique. Tant de filles rêveraient d’être à ta place…
Guillaume est bon, terriblement bon. Il est naïf aussi, mais il ne laisse personne lui marcher sur les pieds. Guillaume est protecteur. Quand il aime, il ne compte pas. Il aurait pu être pompier ou urgentiste. Il donne volontiers aux plus démunis et sa générosité ne connaît aucune limite. Et puis… Guillaume est amoureux. Il aime autant Laurie pour ses forces que pour ses faiblesses. Il serait prêt à tout pour restaurer sa confiance, lui prouver qu’elle est belle, courageuse et fidèle. Jamais jaloux, jamais inquiet, pas la moindre faille, ou l’ombre d’un doute. Laurie l’aime. Pour cela, encore faudrait-il qu’elle commence par s’apprécier elle-même. C’était là la mission qu’il s’était donnée, lui rendre ses ailes, l’aider à s’élever vers la lumière. Il s’est planté, lui et son syndrome du sauveur. Elle est la seule à pouvoir se sauver. Elle n’y parvient simplement pas.
L’avion s’est posé sur la piste d’atterrissage. Tous les scénarios se jouent en elle. Aucun n’est le bon.
— Laurie, ça va ?
Ne fais pas l’idiote. Tu l’aimes. Ne gâche pas tout maintenant.
Lequel des deux s’adresse à elle ? Elle est trop loin pour que le son traverse ses tympans et ses lèvres ne savent plus comment esquisser un sourire.
« Promets-moi qu’on se dira toujours tout, que si tu as un problème, je serai le premier au courant. Je ne veux pas bâtir une relation sur des non-dits. Je refuse d'en souffrir. Je n’ai pas peur des conflits, c’est ton silence que je redoute, Laurie. » Cette fois-là, afin qu’il se taise, elle l’avait embrassé. C’était cela, sa promesse, prétendre l’aimer sans en être sûre tout à fait. Ce baiser, comme un premier mensonge.
Un instant, elle reprend ses esprits. La sortie l’appelle et ses jambes la guident vers ce nouvel oxygène, l’air d’un autre pays, d’une destination inconnue. L’escale bien trop belle pour être réelle. Guillaume la suit de près, de crainte de la voir chavirer. Après 12 heures passées dans un avion le corps parfois fait aveu de faiblesse.
— Désolée, je suis fatiguée. Je n’ai pas dormi depuis longtemps…
Les garçons s’apaisent. Voilà une demi-heure qu’ils discutent, assis sur un banc de l’aéroport à guetter une réaction de sa part.
— Tant mieux, tu nous as fait peur. J’étais à deux doigts d’appeler quelqu’un.
Guillaume évidemment. Toujours Guillaume, ses considérations, sa douceur naturelle, sa tendresse…
— Je vais te chercher un truc à boire, s’exclame-t-il soudain.
— Je t’accompagne, je crève de soif ! renchérit le second.
— Tu ne bouges pas d’ici toi, hein ?
Non, bien sûr. Comment pourrait-elle se mouvoir alors qu’elle est figée ? Mais lorsqu’enfin ils s’éloignent, elle se sent seule. Terriblement seule, au point de lui retourner le ventre. Est-ce cette même impression qu’elle a ressentie des années plus tôt, quand elle fut livrée aux bras tremblants de son père ?
Bars-toi. Disparais. Oublie-le. Tourne la page. Il est plus fort que toi, il s’en remettra.
Cette connasse de voix a toujours raison.
Ta mère n’a pas hésité une seconde, elle.
Ses jambes se délient, son sourire se dessine, elle se sent légère comme le vent.
Tu vas le mettre dans tous ses états. Pense à lui. Son cœur brisé, ses yeux noisette inondés de larmes. Par ta faute. Son bonheur, ton bonheur. Éclatés en miettes, mille morceaux de vous, de nous.
Enfin, un poids se libère de sa poitrine. Elle pourrait voler, s’évader entièrement à la vue de la lumière derrière ces vitrages immenses.
Il n’est pas trop tard pour renoncer, revenir sur tes pas et apprendre à aimer.
Pas la peine de se retourner, personne ne la retrouvera.
Tu peux le faire. Juste un dernier effort…
Désormais, elle n’est plus qu’un point noir au milieu d’une foule dense. Seule, fondue dans cette cohue géante, étouffée de l’aura du monde.
Tant pis pour son rêve, pour Bali. Elle, ce qu’elle veut…
Les yeux noisette…
Ce qu’elle demande…
De l’affection…
Ce qu’elle envie…
L’amour d’un homme aimant…
…C’est la liberté.