Une bogue roulait sur le sol gris et fissuré. Lorsqu’elle ralentissait ou se bloquait dans un obstacle, un museau blanc de hase la poussait d’un coup brusque. La lune éclairait les nids d’humains en décomposition. La boule hérissée imitait sa clarté, comme un chaton qui faisait sa toilette aux côtés de sa mère. Les fourmis et les chenilles fuyaient cette anomalie, créée par une jackalope au regard émerveillé.
Tournerine sentait la magie de la reine de la nuit battre dans ses veines, comme un océan de fraîcheur. Espiègle, elle jouait avec ses pouvoirs de lumière. Les épines de la bogue chatouillaient ses narines. La hase ailée éternua et s’ébroua. Elle écarquilla les yeux en réalisant que des boules de lueur venaient d’apparaître pour flotter vers la lune telle des bulles. Elle se dressa sur ses pattes arrière pour humer l’une d’elles. La petite clarté était éthérée, légère. Elle rattrapa ses consœurs pour rejoindre les étoiles.
– Hé ! cria une voix suraiguë dans les airs.
Les oreilles de la jackalope pivotèrent. D’autres créatures volantes couinaient avec colère autour de ses bois de cerf. Inintelligibles, les voix se multiplièrent. Tournerine perçut les silhouettes de chauves-souris qui battaient rageusement des ailes.
– Va-t’en ! Va-t’en ! vociféra l’une d’elles.
– Tu nous agresses avec tes lumières ! renchérit une deuxième.
– Va donc te noyer dans ces boissons brûlantes d’humains, sale lièvre déformé ! l’insulta une troisième.
Tournerine grogna et s’élança dans la ville, d’un grand coup de pattes arrière. Les nocturnes la poursuivirent puis la laissèrent en paix quand elles étaient convaincues qu’elle ne reviendrait plus. Agacée, la hase lança un regard noir à la nuée qui disparut dans l’obscurité. Elle souhaitait retourner près des gratteurs de ciel, mais elle préférait chercher un nouveau détour. Ces chauves-souris étaient capables de la mordre jusqu’au sang.
Ces boissons brûlantes d’humains ! se répéta-t-elle. Le whisky se faisait de plus en plus rare parmi cette ancienne colonie. Des jackalopes fouillaient les ruines pour en trouver. D’autres animaux goûtaient ce breuvage quand les premiers étaient bredouilles. Ce feu dans la gorge lui manquait.
Tournerine se faufila entre les nids d’humains. Quelques rats couraient sur les planches de bois et sur les pierres. Ils aperçurent la forestière, mais l’ignorèrent pour extraire des débris. Quand ils étaient en groupe, ils adoraient s’en prendre à plus gros qu’eux. Or, ce n’était pas le cas, au plus grand soulagement de la hase. Ces créatures devaient préparer un sombre plan dont les chats ne tarderaient pas à savoir.
La verdure se propageait sur les parois des abris et s’engouffrait dans les orifices. Des orties longeaient les vestiges et dépassaient les rameaux de Tournerine. Cette dernière s’étonnait de voir autant d’arbres et de plantes au milieu de la forêt bâtie par les hommes – ou la ville, comme l’appelaient les animaux qui y vivaient. La hase s’enfonça encore plus entre les herbes. Des buissons mangeaient un barrage noir et denté, ce genre de construction qui cernait certains nids d’humains. Ce qui était parfaitement inutile car un être tel elle pouvait s'y infiltrer. Mais celui-ci était immense et s’étendait à perte de vue des deux côtés. Il devait protéger une ancienne colonie, jadis.
Tournerine se glissa parmi les orties qui passaient leur extrémité à travers les barreaux. Les ailes serrées sur ses flancs, la hase bondit et atterrit dans une autre horde d’urticacées. Elle s’arma de prudence, maintenant qu’elle était en territoire inconnu. Précédemment, ses pouvoirs l’avaient distraite au point d’oublier que des prédateurs pouvaient la guetter.
La jackalope sautilla parmi les liserons et les ronces. Plus elle s’y aventurait, plus elle s’apercevait que cette nature avait repris ses droits dans un endroit aménagé par les humains. Dès qu’elle avait atteint l’autre côté, elle croyait que les maîtres d’autrefois n’avaient que bâti ce barrage denté autour d’un bois. Mais les chênes et les châtaigniers se réduisaient au fur et à mesure de son avancée. Elle parvint enfin sur un chemin de terre battue, couvert de feuilles orangées et rouges.
Ses sens lui assurèrent qu’aucun mangeur de viande ne rôdait dans les parages. Elle évita néanmoins de marcher sur le sentier. La lune chassait les ombres et faisait luire son pelage blanc. Les herbes et plantes bruissaient au passage de Tournerine. La jackalope cherchait la présence d’animaux herbivores, mais aucun d’eux ne dévorait ces végétaux, ici.
Bientôt, elle rencontra des constructions humaines au centre d’une place craquelée. Une statue d’ours hurlant se dressait, les pattes avant coupées. Quelques-uns de ses crocs étaient tombés, sans doute mêlés aux débris du tigre et du lama qui se tenaient à ses côtés. L’imitation impressionnait Tournerine qui se demandait si c’était bien l’œuvre des hommes ou une créature capable de changer les vivants en pierre. Plus loin se trouvait une immense porte. Pourquoi aussi gigantesque, d’ailleurs ? Les humains n’étaient pas grands. Ou alors, ils faisaient entrer des animaux dans cette colonie.
Tournerine analysa les autres constructions qu’elle ne saurait identifier. De petits abris contenaient divers produits ou vieilles nourritures pour humains. Des souris s’insinuaient dans leurs trous afin de chercher le moindre trésor comestible. Déroutée par ces découvertes inconnues, elle se réfugia auprès d’un pissenlit. Elle blottit son museau contre la boule cotonneuse et sentit ses poils se hérissaient sous l’activité de la magie. La plante s’illumina et, d’un battement d’ailes, les aigrettes se détachèrent pour s’envoler vers la lune.
Alors qu’elle se rassurait auprès de ce phénomène familier, les semences frôlèrent les défenses d’un petit dragon aux écailles rouges.
– Termett ! s’écria-t-elle en bondissant vers lui.
Le reptile sursauta. Dès qu’ils se retrouvaient, l’un avait le don de stupéfier l’autre. Termett s’avança vers son amie, qui le dépassait de ses cornes imposantes. Il semblait absent, perdu dans de profondes pensées dont il ne pouvait s’en sortir.
– Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il, sans véritable surprise.
Trouver Tournerine dans des lieux étranges était devenu une habitude pour l’écailleux. Mais l’inverse était étonnant. La jackalope aurait aimé poser cette question avant lui. Adressée à elle, elle était inutile et la hase répondait souvent avec un air détaché :
– Rien de particulier, je me promenais et je suis tombée sur cet endroit. Tu sais ce que c’est ?
– Ce lieu ? On dirait un endroit où des animaux ont été emprisonnés dans le but d’être montrés aux humains, l’informa Termett.
– Quoi ?
– Des Anciens m’en avaient parlé dans la forêt. Les humains enlevaient des animaux d’autres terres pour les enfermer ici et pour les placer dans ces cages. Ça arrive que je croise des éléphants ou des girafes dans la ville.
– Oh ! Mais… pourquoi les humains n’allaient pas à leur rencontre au lieu de les arracher à leur nid ?
– J’imagine que c’était comme chasser. Je pense que les humains étaient fiers de posséder un animal.
Tournerine observa les statues serrées les unes contre les autres. Après tout, ces cages semblaient autrefois solides pour retenir les plus grosses créatures. Avec le Grand Libérateur et la misère qui s’était abattue sur la forêt grise, les humains avaient peut-être ouvert les enclos dans le but de tuer les bêtes pour leur viande. La hase se rapprocha et examina les prisons suivantes. Quand ce n’étaient pas des barreaux, plus ou moins serrés, elles se composaient de cette texture lisse et translucide qui laissait entrer la lumière dans les gratteurs de ciel. Désormais brisée, elle accueillait une végétation dense.
Tournerine s’aventura dans les buissons. Elle s’attendait à ce que Termett la suive, mais le dragon se plongeait dans de moroses pensées.
– Quelque chose te tracasse ? s’inquiéta-t-elle.
– Tellement de choses, en fait, répondit Termett sur un ton affligé.
La jackalope retourna auprès de son ami et huma son museau, comme pour trouver la source du problème.
– Est-ce que c’est pour ça que tu es ici ? devina-t-elle.
– Oui, affirma le dragon nain. J’avais besoin de m’éloigner de mes congénères un moment. En fait, je crois que je n’ai plus du tout envie de les voir.
Les oreilles de Tournerine s’étalèrent sur son crâne. La hase ailée s’attristait du sort de son camarade, déjà compliqué depuis qu’ils s’étaient connus. Termett se singularisait par son manque de férocité et son rejet de la viande. Plus il grandissait, plus la solitude l’envahissait.
– Tu ne seras jamais seul, d’accord ? le rassura Tournerine. Du moment qu’il y aura encore Tikinn et moi.
Termett frotta sa tête contre celle de son amie. Puis, il lui tourna le dos, les yeux rivés sur la lune.
– Quand j’étais petit, raconta-t-il, mes parents exigeaient que je doive chasser. J’ai été forcé à poursuivre un faon. Lorsque je me suis retrouvé seul face à lui, j’ai tenté de sympathiser avec lui. Je lui ai dit que je ne lui voulais pas de mal et qu’il pouvait partir. Malheureusement, mes frères et sœurs me surveillaient. Alors que l’un d’eux me sermonnait pour mon comportement indigne d’un dragon, une de mes sœurs a… elle… elle a arraché la tête du faon. J’étais aspergé de son sang. Je me rappelle encore de l’odeur de sa mort et du liquide sur mon museau. Je me suis enfui et j’ai sauté dans une rivière. Ma mère m’a sauvé et a essayé de me rassurer. Pour elle, je n’étais pas encore prêt à traquer quoique ce soit. Il me fallait du temps. Et même si tout ce temps est passé depuis, je ne serais jamais prêt.
Tournerine s’allongea à ses côtés, attentive et compatissante. Son cœur tambourinait face à la violence de son récit. Peu importe le nombre de mangeurs de chair qu’elle croiserait, la chasse la terrifierait toujours. Ce qui était la normalité pour les carnivores était le chaos pour les herbivores.
– Est-ce qu’on peut aller contre sa nature ? se questionna Termett, les yeux encore levés vers le ciel.
– Je ne sais pas, admit la jackalope. Mais les humains n’avaient plus rien de naturel, eux. C’est possible avec nous ?
Le dragon posa son regard jaune sur elle, pensif. Tournerine détourna la tête. Ses paroles lui rappelaient sa propre personne. Un animal grandissait jusqu’à connaître la phase de reproduction et mourait un jour ou l’autre. Elle, elle n’avait jamais eu envie de transmettre la vie, même si elle avait atteint sa maturité.
Un bruissement de feuilles attira l’attention des deux amis. Les sens en alerte, ils se redressèrent et humèrent l’odeur d’un potentiel inconnu qui les observait. D’abord, ils lâchèrent leur vigilance, mais les buissons remuèrent de nouveau. Le mouvement s’éloigna d’eux. Interloquée, Tournerine le suivit malgré les protestations de Termett. Une créature qui fuyait face à une herbivore et à un jeune dragon n’était pas un prédateur sanguinaire.
L’espion était plus lent que la jackalope. Tournerine le rattrapa et tomba nez à nez avec un tatou. L’animal se cacha dans sa coquille, formant une grosse boule. La hase renifla son dos, intriguée. Hésitant, Termett rejoignit son amie et se tint à distance, conscient qu’il pourrait faire peur à l’inconnu.
– Ne t’inquiète pas, le rassura Tournerine. On n’est pas là pour te faire du mal. On voudrait savoir ce que tu faisais ici.
Le dos de l’animal se détendit et un museau timide apparut. Dressé sur ses pattes arrière, il analysa tour à tour les deux étrangers.
– Pardon, s’excusa-t-il. J’étais étonné de vous voir ensemble.
Sa voix indiquait que le tatou était une femelle.
– Ne t’en fais pas, la rasséréna Termett. On a l’habitude.
– Tu vis ici ? s’enquit Tournerine.
– Oui, je suis une progéniture d’un couple de tatous qui a été élevé dans ce zoo, confirma l’inconnue.
– Un zoo ? C’est comme ça que s’appelle cet endroit ?
– Oui, il contenait diverses espèces animales avant la Suprématie. Certaines créatures y sont restées, d’autres sont parties ou encore, de nouvelles sont s'y sont établies. Les enclos sont brisés, aujourd’hui et beaucoup d’entre nous choisissent où s’installer.
– Ça alors ! s’exclama Termett, émerveillé. Vous arrivez à vivre en communauté ?
– Il n’y a quasiment aucun prédateur. D’ailleurs, tu es un dragon. Qu’est-ce que tu fais ici ? Et avec une jackalope, en plus ?
– On est amis, c’est tout, répondit Tournerine d’un air détaché.
– Je dois vous avouer que je trouve ça bizarre.
– Je connais Termett depuis des saisons. Je m’appelle Tournerine, et toi ?
– Je suis Myrris.
– Tes amis se cachent ?
– Ils sont plus loin. Ici, on est à la vue des prédateurs.
Tournerine acquiesça. N’importe qui pouvait entrer. Cette clairière était suffisamment espacée pour être vue des mangeurs de chair.
– On parlait trop fort, donc ? demanda Termett.
– À vrai dire, non, répondit Myrris. En fait, c’est surtout les arbres qui m’ont averti de votre présence.
– Les arbres ?
– Je sais les écouter. Ils me disent ce qui se passe ici.
– La magie coule dans ton âme, comprit Tournerine.
– Oui, comme mes frères et sœurs.
– Je crois qu’on devrait s’éloigner d’ici, suggéra Termett. Myrris, tu aurais un endroit où on serait en sécurité ?
La tatou se rembrunit. Elle hésitait à les mener dans un lieu sûr, visiblement. Comme les deux amis l’interrogeaient du regard, elle répondit avec malaise :
– En fait… il vaudrait mieux éviter d’amener n’importe qui ici.
– Pourquoi ça ? s’intéressa Tournerine.
– Depuis plusieurs jours, l’esprit du zoo s’est réveillé et nous tourmente.
– L’esprit du zoo ? répéta Termett, étonné. Les lieux posséderaient une âme ?
– Je crois que tu veux parler de fantômes, Myrris, élucida Tournerine.
– Non, pas de fantômes. C’est clairement un esprit, l’âme de cet endroit qui nous parle.
– Depuis plusieurs jours, seulement ? Qu’est-ce qui l’aurait réveillé ?
– Apparemment, on l’aurait mis en colère. Même les arbres ne comprennent pas. Ils ne l’ont jamais croisé. Enfin, à vrai dire, je crains de m’y mêler de peur d’attiser la fureur de l’esprit.
Termett et Tournerine se regardèrent, dubitatifs. Un lieu qui avait une essence était une nouveauté pour eux. En général, il s’agissait de fantômes égarés et torturés. La jackalope avait libéré des âmes errantes deux fois. Peut-être pouvait-elle apporter son aide ?
– On pourrait lui parler, proposa-t-elle.
– Lui parler ? s’exclama Myrris, angoissée. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Il va croire que nous vous avons envoyés pour le chasser.
– Pas le chasser, mais l’apaiser.
– Oui, il a peut-être un problème, quelque chose qui le fait souffrir, hasarda Termett.
– Mmmmh…
La tatou regarda tour à tour les deux amis.
– Ne t’en fais pas, la rassura Tournerine. On a déjà parlé à des esprits.
– Je pense qu’on peut essayer quelque chose alors.
– Ah, parfait ! Il se manifeste où, cet esprit ? s’enquit Termett.
– En fait, je ne sais pas, murmura Myrris comme si le fantôme les écoutait. Sa voix résonne de partout. Mais si vous voulez un indice, je crois savoir quoi faire…
La tatou s’avança vers un des arbres, plantés près d’un enclos aux barreaux écartés. Elle posa ses pattes avant sur le tronc et toucha l’écorce de son museau. Ses yeux scintillèrent d’une lumière verte. Tournerine et Termett patientèrent pendant quelques minutes et observèrent le mouvement des feuillages. Tout paraissait normal. La communication semblait inexistante et les deux amis n’entendirent que le calme de la nuit. La magie quitta Myrris qui annonça :
– Les arbres n’ont jamais rencontré l’esprit. Ça, je le savais déjà. Je leur ai demandé s’ils avaient une idée et ils m’ont répondu qu’il se trouvait dans les lieux les moins naturels du zoo.
– Les moins naturels ? répéta Termett, pensif.
– Comme des constructions humaines ? Là où il n’y a pas de verdure ? devina Tournerine.
– Oui, je crois que c’est ça, confirma la tatou.
– On pourrait jeter un œil là-bas. Tu viens avec nous ?
– Non, je ne préfère pas et…
Myrris s’approcha et se confia comme si elle se sentait observée :
– … si jamais les choses deviennent délicates, abandonnez, d’accord ?
– D’accord, acquiesça Termett du tac au tac.
Tournerine refusait de laisser ces animaux face à un fantôme enragé, mais le dragon plissa les yeux d’un air sévère. Lui, il savait qu’elle irait au bout de la mission, même si elle devait perturber les lieux.
– On abandonnera, promit-elle à contrecœur.
– Très bien, fit Myrris, sereine. L’esprit nous laisse tranquilles la nuit, mais il se peut qu’il se réveille.
– D’accord, mais une fois que le problème sera résolu, comment te le faire savoir ? demanda Tournerine.
– Je le saurai par les arbres, ne vous inquiétez pas.
La jackalope huma les environs.
– Où est-ce qu’on peut trouver un endroit très humain ? la questionna-t-elle.
– Regardez la lune et suivez-la, leur indiqua Myrris. Vous tomberez sur… des maisons ou… enfin… je crois que c’est comme ça que mes parents les appelaient.
– Je vois ce que c’est. Allons-y, Termett !
– Soyez prudents, surtout.
– J’y compte bien, lui garantit le dragon.