L'étoile du matin

La terre se consumait dans une obscurité poussiéreuse. Des formes vaguement humaines se tordaient en poussant des cris stridents. Trônant au sommet de la grande croix brisée, la silhouette du grand oiseau noir dominait ce paysage désolé. Immobile, ses ailes démesurées repliées contre lui, il attendait le matin. Il attendait son heure.

Ni l’odeur suffocante du soufre, ni les cendres ardentes s’infiltrant dans ses poumons à chaque inspiration, ni l’air sec et chaud ne le faisait réagir. A intervalles lents et réguliers, un courant d’air brûlant allait et venait, soulevant et ravivant les braises incandescentes sur le sol, et asséchant toujours un peu plus les yeux rougis et les lèvres craquelés de la créature ailée. Mais elle ne bougeait pas.

Tout était pourtant douloureux ; chaque vision, chaque effluve, chaque son, chaque sensation qu’infligeait cet endroit n’était que souffrance, douleur, peine ou solitude. Les vapeurs toxiques émanant du sol et du Gouffre soufflaient dans son esprit des hallucinations, des fragments regrettés d’un passé lumineux mais révolu. Parfois, il revivait des dizaines, des centaines de fois le même jour, avant que l’emprise malsaine ne s’estompe, qu’il ne retourne à la contemplation vaine de la terre qui brûlait continuellement.

Ses yeux ternes rivés vers la voûte obscure, l’oiseau noir attendait. Il ne sut combien de temps il resta prostré sur son perchoir, mais il finit par l’apercevoir ; l’étoile du matin. Son éclat perçait les fumerolles tel un unique diamant incrusté sur la voûte. Un souffle d’air frai accompagna son apparition, comme à chaque fois. Une brise n’ayant rien à voir avec ces rafales nauséabondes qui piquaient les yeux et donnaient des haut-le-cœur. Ce courant-là venait d’en haut, il venait du Ciel, il charriait les effluves pures et enivrantes des nuages de pluie, des forêts et des marées.

Il déploya lentement ses ailes fébriles ; ses plumes sombres frémirent au contact de l’air, tandis que ses sens se laissaient envahir par la fraîcheur et les promesses dont le vent se faisait messager. L’instant suivant, l’oiseau noir quittait son perchoir pour prendre son envol ; au sol, son ombre de rapace effaroucha les silhouettes torturées, qui rampèrent sous la cache la plus proche. Le courant salvateur était ascendant ; il mena la créature de plus en plus haut dans le ciel piqué d’une unique étoile. Ses ailes sombres aux plumes brûlées luttaient pour emporter son corps décharné le plus haut possible. Il se laissa envahir par les sensations que lui procurait ce vent venu d’ailleurs ; fraîcheur, réconfort, espoir. Il sourit.

Le bord du Gouffre était visible désormais ; son contour dentu, ses parois suintantes parsemées de chair rouge… Sous ses ailes, l’oiseau noir sentit le courant d’air faiblir, puis l’abandonner. Dans un grand claquement de plumes froissées, il s’accrocha à la paroi avec toute la force que lui avait procuré le vent de l’autre monde, et la vision de l’étoile du matin, qui lui souriait toujours depuis le ciel. Elle n’était désormais plus seule ; levant son visage autrefois parfait, la créature ailée aperçut une vaste nuit dont l’étoile était la reine. Au milieu de millions d’autres diamants, elle restait le plus brillant d’entre tous.

Puis, en un froissement de plumes, sa vue fut obstruée par deux immenses ailes ; leur blancheur immaculée lui blessa les yeux, mais il ne détourna pas le regard. Face à lui, cette figure froide et pourtant auréolée de lumière faisait elle aussi partie d’un passé révolu. Une lance siffla dans l’air et balafra son visage, lui faisant lâcher prise sur la roche humide et glissante.

Alors qu’il tombait, l’ouverture du Gouffre rétrécissait et commençait à disparaître à nouveau derrière un voile vaporeux et toxique. Au-dessus, il vit l’étoile du matin, les premières lueurs de l’aube, et l’ange immaculé décrivant des cercles, ses plumes frémissant sous la caresse du vent. Tout cela disparut rapidement. Le désespoir envahit à nouveau son cœur et son esprit, tandis que la chute arrachait à son œil une unique larme. Sa bouche s’ouvrit comme pour crier à nouveau, mais seul un râle étranglé en sortit :

« Gabriel… »

La chaleur infernale du Gouffre l’assaillit sans pitié, tandis que l’ange déchu pleurait sa liberté perdue, sa pureté souillée, et l’espoir qui ne cessait de lui être arraché. Puis, dans un immonde claquement de glotte, l’Enfer l’avala à nouveau.

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Altaïr
Posté le 30/11/2022
Une ambiance sulfureuse et incandescente au possible, pour un très beau texte.
C'est très évocateur, même si je n'ai pas eu de suite la certitude d'avoir deviné l'identité de l'oiseau infernal.
Un être autrefois dans les bonnes grâces qui tente de (s'en) sortir.
On lui rendrait presque sa liberté sans confession ... sauf que dans cette vision nous sommes loin d'une quelconque idée de pardon, ni même de l'octroi d'une seconde chance.
Edouard PArle
Posté le 25/01/2022
Coucou !
Je n'ai pas compris tout de suite que tu parlais de Gabriel l'ange, et puis j'ai fait ahhh d'accord xD Ca ajoute tout de suite de l'intérêt à ton texte et au titre (= C'est vrai que ça reste flou jusqu'au bout. Je pense que tu pourrais encore accentuer l'évidence de la chute pour qu'elle soit plus percutante pour tous les lectorats.
Sinon le style est superbe !
Quelques remarques :
"ne le faisait réagir." -> faisaient ?
"Un souffle d’air frai" -> frais
Un plaisir,
A bientôt (=
Elena
Posté le 14/11/2021
L'écriture est fluide, on est tout de suite plongé dans cette histoire, que j'ai beaucoup appréciée. Ça rend Lucifer plus humain, du moins plus "proche" de nous, de notre condition en tant qu'"Hommes".
Bonne continuation !
Mandragor
Posté le 28/11/2020
C'est magnifique.
La précision des descriptions, on dirait un tableau, c'est vraiment superbe.

J'aime vraiment beaucoup. Le thème traité, la révélation progressive de l'identité de Lucifer, qui se cachait dans le titre pour ceux familiers du domaine.
J'ai été étonnée que ce soit Gabriel qui le renvoie en enfer et non Michel cela dit mais ça ne fait qu'ajouter à la beauté du texte.
Quelques petites coquilles qui si je ne m'abuse, ont été citées par Fannie plus bas.
Vraiment, une p*t*in de nouvelle, au plaisir de la relire à l'avenir !!
Ra(p)ture
Posté le 29/11/2020
Ah ça fait plaisir que tu aies compris le sens du titre, et donc l'identité du personnage :D Je me doutais que ça passerait sous le radar de certains lecteurs, mais je voulais absolument l'écrire comme ça.

Merci pour ton commentaire !

Shangaï
Posté le 05/05/2020
Super nouvelle !
J'ai beaucoup aimé le fait qu'on comprenne progressivement de quoi traite cette nouvelle.
La fin nous conforte dans ce que nous avons compris !
J'ai trouvé tout cela très imagé et très bien écrit :)
Ra(p)ture
Posté le 06/05/2020
Merci beaucoup ! Ça me fait plaisir que tu dises avoir compris la nouvelle malgré le flou ^^
Fannie
Posté le 04/05/2020
Coucou Ra(p)ture,
C’est avec ce texte poétique que je découvre ta plume. Tes descriptions sont belles et imagées, mais pour moi qui ne suis pas familière de cette symbolique, l’identité du grand oiseau noir reste mystérieuse, d’autant plus que tu emploies en parlant de lui des termes généralement réservés aux êtres humains.
Coquilles et remarques :
— Ni l’odeur suffocante du soufre, ni les cendres ardentes s’infiltrant dans ses poumons à chaque inspiration, ni l’air sec et chaud ne le faisait réagir [ne le faisaient]
— A intervalles lents et réguliers [À ; l’Académie française, tout comme Grevisse, recommande de mettre les accents sur les majuscules parce qu’ils ont pleine valeur orthographique.]
— les yeux rougis et les lèvres craquelés [craquelées]
— Il ne sut combien de temps il resta prostré sur son perchoir [Concordance des temps : il était resté prostré]
— Un souffle d’air frai accompagna [frais]
— il charriait les effluves pures et enivrantes des nuages [purs et enivrants ; effluve est masculin]
— avec toute la force que lui avait procuré le vent de l’autre monde, et la vision de l’étoile du matin [que lui avaient procurée / pas de virgule après « monde »]
— La chaleur infernale du Gouffre l’assaillit sans pitié, tandis que l’ange déchu pleurait sa liberté perdue [Si l’ange déchu est le personnage que la chaleur infernale du Gouffre assaille, ce que je comprends à la deuxième lecture, la tournure de phrase manque de clarté.]
Ra(p)ture
Posté le 06/05/2020
Coucou Fannie, et merci beaucoup pour toutes les corrections ! Je dois dire que tu m'apprends quelque chose concernant les accents sur les majuscules, j'étais persuadé qu'il ne fallait pas les mettre. Du coup je vais voir si je peux régler ça sur mon traitement de texte.

Sinon, je pense aussi qu'il faudrait rendre l'identité du personnage principal plus évidente, rendre la symbolique biblique plus présente peut-être. Je verrai ça au moment de retravailler le texte.
Djina
Posté le 03/04/2020
Magnifique les descriptions <3

Petite faute de frappe : "frais" et non "frai".

Cela donne envie d'avoir une histoire entre l'ange déchu et Gabriel. <3
Ra(p)ture
Posté le 06/04/2020
Merci pour ton commentaire !
Ça me rassure si tu trouves que les descriptions fonctionnent =)
J'aime aussi la dynamique entre les anges. Je sais pas encore si j'écrirai d'autres choses dessus mais c'est pas exclu.
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