«L'évangile selon Jean-Marc»
Jean-Marc se promenait le long de l'Ill. Il fixa son regard sur les cygnes flottants. Quelques péniches voguaient lentement.
Il repensait alors à son enfance, bercée par les chants traditionnels de sa maman, et de sa mère-grand. Et puis les effluves de thé à la menthe, et le chant perçant l'air, du muezzin, sonnant l'appel à la prière.
Soudain, son i-Phone vibra et le rappela au présent. Il s'agissait de Sofia, sa jeune fille de dix-sept ans, qui cherchait à le joindre. Elle était une adolescente pétillante et pleine de vie, fraîchement lycéenne. L'horizon de la vie s'ouvrait devant elle avec tous les possibles que celle-ci pouvait offrir, mais aussi ses points d'angoisses. La parole rassurante de son père, lui permettait souvent de se ressaisir, et de réactiver pleinement sa vitalité et son estime de soi. Jean-Marc était un visionnaire. Il avait su tirer profit de ses expériences de vie bariolées; il avait développé une certaine acuité intérieur qui lui permettait de retracer son parcours et ses prises de conscience successives avec finesse et élégance.
Aussi, il savait distiller de précieux conseils à ses amis, ses deux filles et à tout badaud désireux d'ouvrir son esprit à la connaissance. Conseils teintés de bienveillance, jamais de moralisme ou de jugement hâtifs. Si notre héros ordinaire pouvait avoir beaucoup de scrupules, c'était bien vis-à-vis de lui-même. Depuis quelques semaines, sa jeune ado était confrontée à une situation nouvelle. Sofia, qui d'ordinaire avait toujours été une jeune fille sociable, agréable, se sentait ici empêchée de faire lien avec la majorité des autres filles du lycée. Le principal élément évoqué par ces dernières? Sofia n'arborait pas de voile qui couvrirait ses beaux et longs cheveux noirs.
Elle se sentit désarmé face à ces retours. Elle ne pensait pas que cela était possible. En effet, au sein de tous les établissements scolaires qu'elle avait fréquenté depuis sa plus tendre enfance, jamais elle n'avait rencontré de situations aussi dérangeantes, autant bousculantes. Jean-Marc pris un temps d'écoute et d'introspection avant de livrer une réponse à sa fille. En effet, jusqu'à cette année-là, Sofia et sa jeune sœur Linda, avaient fréquenté des écoles ou il y avait certes quelques enfants d'adultes issus de migrations, mais souvent une majorité d'enfants de culture française, voire alsacienne comme l'aiment à le rappeler les gens de là-bas. Il n'y avait que rarement des conflits et lorsqu'ils pouvaient surgir, il s'agissait plutôt de badineries communes aux enfants, que de questions d'ordre identitaire. Jean-Marc et Louisa étaient tous deux croyants.
Musulmans pratiquants, ils vivaient leur foi pleine et intériorisée dans la sphère de leur intimité et avaient toujours pris soin d'éduquer leurs enfants sur des valeurs communes à la tradition musulmane, mais aussi nourries par les valeurs républicaines laïques. L'un n'empêchant pas l'autre pour un Jean-Marc fou amoureux de sa terre d'accueil, la France, en qui il voyait un avenir, une voix, sa Voie.
Amoureux de Jeanne d'Arc et de Marie, et de toute l'histoire de France; nourri de Rumi, d'Ibn Arabi et d'autres mystiques soufis qui ont nourrit tout son Être de lumière. Aussi, jusque là, Linda et Sofia étaient deux jeunes filles héritières de cette double culture, de ces différents terreaux regorgeant de tolérance, d'humanisme, et d'Amour de son prochain.
Puis..le divorce. Un choc tout d'abord pour les deux sœurs. Jean-Marc et Louisa ne se trouvaient plus et malgré les efforts répétés de l'un et de l'autre, force était de constater que seul cette fatidique option restait de mise. Pour leur bien-être individuel, mais aussi pour protéger leurs filles de leurs discordes devenant de plus en plus fréquentes. Et c'est ainsi que Jean-Marc et Louisa emménagèrent dans deux appartements distincts et que leurs filles furent scolarisées dans de nouveaux établissements lors de la rentrée suivante. Nouveau quartier, nouvelle population. Plus bariolée, plus cosmopolite.
Les deux parents, même séparés, restaient soudés autour de l'éducation de leurs filles. Ils y voyaient une chance; de brassage, de métissage. Puis, au fil des semaines qui suivaient la rentrée, leurs filles revenaient avec de nouvelles notions chez leurs parents respectifs. Elles parlaient de «hallal» et de «haram», de choses qu'il était bien de faire et d'autres interdites. Elles découvraient aussi de nouvelles insultes, ou manières désobligeantes de s'exprimer. Le tout créait une sorte de creuset de langages religieux et profanes entremêlées qui retentissait comme une hérésie pour les oreilles de notre bon Jean-Marc. De surcroît, lui l'amoureux de la tradition musulmane, des cultures de l'islam, il ne reconnaissait pas ici, la beauté du message et des enseignements reçus de sa grand-mère ou des maîtres qu'il a rencontré.
Alors il se mit à s'interroger profondément, et même à entrer dans une phase d'introspection la plus profonde qui soit. Il se mit à plonger encore davantage dans les ouvrages de sociologie, de psychologie pour tenter de comprendre ces phénomènes, à l'échelle macro mais surtout microcosmique, juste là dans son quartier, autour de lui, autour d'eux. Car notre héros ordinaire aimait les gens, alors lorsqu'ils se mutilaient pour des raisons futiles, ça lui faisait mal à Jean-Marc, il en souffrait. Il avait besoin de réfléchir, d'analyser, de comprendre les phénomènes avant de proposer des pistes d'actions quand cela était possible. Ou au moins de tenter humblement d'éveiller des consciences endormies. L'Algérie venait alors de gagner la Coupe d'Afrique des Nations. Il n'avait pas regardé le match mais il avait suivi l'évolution du score sur le fil d'actualité de son i-phone. Quinze minutes après le coup de sifflet final, il entendit des gyrophares.. la police, puis l'ambulance. Il dut apprendre le lendemain, que plusieurs supporters algériens, et des civils d'autres horizons, ont été acteurs ou victimes de plusieurs dégâts collatéraux dans les festivités qui ont suivi la victoire de l'équipe nationale d'Algérie.
Il tombait des nues. Il s'interrogeait alors à nouveau, sur l'identité, sur le sentiment d'appartenance, même sur le ressentiment exacerbé pouvant faire suite à une histoire coloniale et post-coloniale plus ou mois bien digérée, par les enfants des premiers immigrés algériens en France, notamment. Jean-Marc lui-même, depuis plusieurs mois, était entré dans une reconquête de sens et d'identité profonde.
Est-ce que son idéal républicain intégrant toutes les croyances, y compris celles rattachées à l'islam, et aux autres voies, tenait toujours la route? Allait-il devoir choisir lui aussi entre son identité musulmane fortement ancrée, enracinée au plus profond de son Être, et son sentiment on ne peut plus fort d'être français, d'appartenir à cette nation qui a vu naître Hugo et Voltaire? Tantôt tiraillé, tantôt rassemblé en son for intérieur, son sentiment profond de liberté en avait pris un coup.
Soudain quelque chose le pesait. A nouveau, il allait devoir déployer une énergie intellectuelle et spirituelle colossale pour s'extirper de cette lecture binaire apparente et s'offrir à nouveau, une troisième voie, une possible sublimation à ces états apparemment contradictoires. A l'autre bout du fil, Jean-Marc se rappela furtivement avoir interpellé un jour ses filles en ces termes: «Si l'une de vous choisis de porter le voile, qu'elle ne mette plus les pieds chez moi!!» C'était sa manière d'être, sa vision. Bien sûr qu'il n'aurait sûrement pas réagi de la sorte face à ses filles qu'il chérissait plus que tout au monde, mais c'était une manière pour lui de leur signifier sa vision du vivre-ensemble, de l'intégration, du respect de l'autre dans ce qu'il peut être capable d'accueillir comme différence. Bien entendu, il ne réitéra pas ces propos ce jour-ci; ils n'étaient pas adaptés à la teneur de l'appel de sa fille. Il la rassura en lui rappelant qu'elle avait des valeurs profondes, qu'elle n'aurait jamais besoin de se travestir pour plaire à qui que ce soit, et enfin, il l'invita à la patience face à ces quolibets ou éléments de rejets pour lesquels les adolescents font des fois de si mesquins usages.
Sa fille rassurée au bout du fil, Jean-Marc reprit son petit bonhomme de chemin.
Le ciel orangé d'automne le rappelait aux différentes saisons de sa vie. Au bout du sentier pédestre, il arrivait enfin aux portes de la préfecture. La file d'attente était longue. Il se dit intérieurement, que cela aussi, était un trait caractéristique de sa Douce France. Les frasques administratives.
Enfin, c'était son tour. Il s'avançait vers le guichet. Il présenta ses papiers d'identité: Omar Khalthoum.. Il allait enfin pouvoir officialiser son changement de prénom. Depuis le temps qu'il se questionnait. Et puis Jean-Marc lui avait toujours paru évident. Il aimait chacun de ces deux prénoms dans leur singularité, et donc la force qui découlait, selon lui, de cette savante association.
Votre histoire est très agréable à lire.
Elle force à réfléchir, à se poser des questions et j'aime bien ça.
Jean-Marc est un personnage attachant, qui aime profondément ses filles.
On sent qu'il aime sa culture musulmane et française et qu'il fait tout pour la partager avec ses filles.
Bonne continuation.