Nous avons tous été enfants. C’est une évidence impossible à oublier. Pendant ce temps de naïveté, j’ai cru que mes vœux pouvaient devenir réalité. Je voulais simplement changer quelque chose, exister, ne pas rester sans importance.
J’ai vécu pour cela. D’abord à la poursuite d’une illusion, devenir quelqu’un d’autre, supposé meilleur, puis à la recherche de moi-même. Aujourd’hui, j’apprécie simplement la vie. Ce faisant, je me suis trouvé dans une situation extraordinaire, unique,. J’en ai tiré quelques questions, aux réponses fascinantes. Tout cela est sujet à interprétation, raison pour laquelle je les soumets à la compréhension du lecteur curieux.
Savoir pourquoi je me suis trouvé précisément au cœur d’un tournant de l’Histoire ne semble pas avoir vraiment d’importance. Comprendre ce qu’il est advenu peut éclairer ce qui arrive ensuite, maintenant et plus tard.
Ce que je vais vous raconter est un vrai puzzle, reconstitué. Parce que j’y étais, j’ai à ma disposition des pièces de première main, indispensables à sa compréhension. Personne n’ayant l’ensemble des éléments, il y a forcément recours à la déduction et chacun peut avoir son point de vue.
Notre monde suivait son petit bonhomme de chemin et puis, le 24 février 2022, l’opération spéciale est devenue publique. Elle vise à rendre son empire à la Russie et, en premier lieu, son contrôle sur l’Ukraine. Brillamment conçue, cette invasion éclair devait réussir.
Le moment semblait propice. Une nouvelle guerre, l’Occident n’en voulait pas, et la crise sanitaire venait d’accaparer un maximum d’attentions. Nous ne saurons jamais ce qui se serait passé en cas de succès, mais nous pouvons assister à l’absence de victoire et à ses conséquences locales.
A partir de cette date, comme des dominos en équilibre, des événements imprévus en génèrent d’autres. Une opération secrète s’est transformée en conflit meurtrier, avec des tensions et des alliances improbables, des remises en cause économiques et politiques.
La situation est visiblement hors de contrôle. La nouvelle donne revient très chère, d’autant plus qu’elle intervient après une coûteuse pandémie. Il n’y a que les marchands de malheur qui en sont satisfaits.
Je m’en vais vous raconter comment nous en sommes arrivés là, pourquoi la seconde armée d’un monde révolu s’est bien trop longtemps arrêtée à Soumy sans pour autant la prendre. Les explications données sur le moment ne sont pas crédibles. On sent qu’il manque des éléments pour saisir ce qui s’est passé. Faute de mieux, on se concentre sur l’actualité, plus simple à traiter, et rentable en termes d’audience.
La ville de Soumy est située au Nord Est de l’Ukraine. Les stratèges russes ont décidé d’en faire une clé sur l’un de leurs deux axes de pénétration vers la capitale. L’objectif était de capturer la grosse ville provinciale rapidement et de s’en servir de base arrière pour une progression éclair vers l’Ouest. Une autre armée venait du Nord, de manière à permettre la prise en tenaille de Kiev. Les autorités ukrainiennes en déroute, la soumission du reste du pays à moindre effort aurait été à portée de main.
Ce plan ne date pas d’hier, il a été longuement mûri, préparé. Mon récit commence, il y a quelques années, quand Tatiana Dudka, artiste peintre locale, participe à un club dédié à l’histoire de Soumy. Elle y rencontre Sergueï, médecin russe propriétaire de pharmacies dans les environs. Tous deux sont actifs dans les cercles et réseaux qui animent la cité. Pendant plusieurs années, ils se croisent, principalement sur les réseaux sociaux.
Aout 2020, munie de quelques-unes de ses œuvres, Tatiana se promène dans le centre de sa ville, sur la principale voie piétonne, Soborna. Sergueï le russe, ainsi que je vais l’appeler, est attablé avec quelques amis devant l’une des échoppes bordant l’avenue. Les peintures circulent et l’un des convives, Boris, se fait remarquer par son originalité.
Boris est né en Russie il y a près de soixante-dix ans. Il a émigré aux USA, où il a fait une carrière de bookmaker, à Las Vegas. Retraité, il passe son temps à discuter avec Sergueï le russe. Nombreux sont ceux qui, en passant se joignent à la conversation. Parmi eux, je peux vous présenter Gutsan, entrepreneur devenu rentier, ou Irina, professeure et guide officielle d’histoire.
C’est le temps des masques, celui de la COVID 19. En Ukraine, on se protège avec les moyens disponibles, principalement dans les lieux publics. En milieu de mois, Tatiana est à nouveau sur Soborna, devant le magasin de gaufres, Waffle. Elle annonce à Boris la venue prochaine d’un français. Il lui répond que je ne pourrai pas venir, du fait des restrictions sanitaires, qu’il faut renoncer à ce projet.
De mon côté, je connais Tatiana depuis 2017. Nous avons d’abord brièvement correspondu sur Internet, et j’avais apprécié ses œuvres. Au tout début de l’été 2020, nous avons repris contact. De retour d’Asie, où j’avais échappé au confinement, je me trouvais chez moi, en Charentes Maritimes, entre Saintes et Oléron. J’ai décidé de partir découvrir l’Ukraine, Soumy et une attachante artiste.
Je m’exprime couramment en anglais. Tatiana a fait des études lui permettant d’enseigner cette langue. Je ne parle pas le russe, pour ne pas mentionner l’ukrainien. Donc me voilà le 20 août 2020 parvenu à Kiev. Quelques jours plus tard, j’arrive à Soumy, a priori pour deux semaines. J’y suis resté neuf mois. En location journalière d’abord, mensuelle ensuite, j’ai fini par acheter un appartement donnant sur la place centrale, Maïdan. J’en suis toujours l’heureux propriétaire.
Me voilà donc arpentant cette cité, à mes yeux pleine d’étrangetés. Depuis ma tendre enfance, je suis, comme Ulysse adepte du voyage. Un court séjour en Pologne, via l’Allemagne de l’Est et son mur, pour constater l’essor de Solidarnosc, avait été ma seule incursion préalable en pays slave. J’ai pris mon temps et ouvert les yeux. Pour les oreilles, j’ai surtout eu recours aux talents de traductrice de Tatiana.
Boris et Sergueï m’attendaient. Ils voulaient savoir ce que je venais faire là. Armé de sa grande expérience mafieuse, l’américain a mené l’interrogatoire. Heureusement pour moi, il l’a fait de manière amicale. Sergueï me fait savoir sans détour qu’il est nationaliste russe. Son jugement sur la France est sans ménagement associé à la défaite de Napoléon.
Une fois ces préliminaires surmontés, j’ai été admis à assister aux débats du petit groupe, et à converser copieusement avec un parrain en manque de compagnie distrayante. Avec ce que nous savons aujourd’hui de l’opération spéciale, il est certain que Sergueï le russe participait activement à sa préparation. Boris mettait la mafia locale à son entière disposition.
En Ukraine, la plus longue frontière avec la Russie est celle de la région de Soumy. Elle était aussi la plus mal défendue. L’invasion rapide devait passer par là. Comme son nom l’indique, l’opération relevait en priorité des services spéciaux, la hiérarchie militaire étant bénéficiaire actif.
De toutes les manières, la ville devait être prise sans être détruite, avec un minimum de soldats et de violence. Les héritiers du KGB ont mis un point d’honneur à organiser une prise en main à la mesure de leur réputation d’efficacité discrète et redoutable. Il n’y a pas eu d’improvisation mais, au contraire une longue préparation, forcément chapeautée par le maître du Kremlin en personne.
L’enjeu est d’une importance cruciale. Soumy est bien sûr l’une des plus russes des agglomérations ukrainiennes. A trente kilomètres de la frontière, la langue est commune, la culture très proche. Les liens sociaux, professionnels, familiaux, sont nombreux, profonds, anciens. Cela a pu jouer en faveur de la cité, mais pas suffisamment pour justifier un traitement exceptionnel.
Au Nord de la ville passe un gazoduc qui alimente des pays à l’ouest, et l’Ukraine par la même occasion. Il était dernièrement toujours en fonction, au profit de tous ses utilisateurs. Des affrontements explosifs dans ses environs auraient pu aboutir à sa mise hors fonction. Cela a sans doute pesé lourd dans la décision d’épargner le secteur.
Un bon nombre d’étudiants étrangers poursuivaient leurs études à Soumy, en particulier dans le domaine médical. En février 2022, environ huit cent indiens et quatre cent chinois étaient présents, ainsi qu’au moins une française, Marie. Pour aller si loin, il faut venir d’une bonne famille. Prendre le risque d’en faire des victimes collatérales était inacceptable compte tenu de l’importance internationale des nations concernées.
Sans donner l’alerte, impossible de les évacuer avant la prise de la cité. Il fallait faire autrement. Je suis tombé au milieu d’un nid d’espions. Ceux que je n’ai pas identifiés n’ont pas manqué de me voir. Une fois détendu, Boris m’a raconté qu’il venait depuis longtemps à Soumy, qu’il voyait ses collègues du casino local fréquemment, qu’il avait fait affaire avec un procureur, qu’il allait régulièrement à Kherson et Odessa.
Il faut se mettre à sa place. Une longue mission touche à sa fin et il sait ce qui doit arriver. J’ai fait l’objet d’une enquête approfondie. Rien de probant n’a été trouvé. Une action violente a été jugée contreproductive. Nous ne sommes pas proches, mais nous discutons fréquemment. Sergueï parle beaucoup de politique, alors un peu d’exotisme est le bienvenu.
Ma petite personne intrigue les services secrets. Quand on est de ce métier, même le hasard est l’objet de tous les soupçons. Mon parcours universitaire a impressionné Boris. MBA HEC, passé par Wharton et science po, diplômé en droit et en économie. J’y étais. Une carrière en informatique bancaire et financière, avec des grands groupes, qui a été suivie d’un superbe burn out, puis d’une reconversion sans stress.
Quand un français de soixante ans débarque avec un tel pédigrée à l’endroit précis où une opération cruciale va avoir lieu, on veut savoir avec certitude s’il en est ou non. Je suis, soit un espion, et il devient vital de savoir quel est mon employeur, soit un civil, et il y a alors de quoi se demander la raison cachée de ma présence.
Sachant que j’ai par ailleurs rédigé un gros essai sur un projet philosophique, évolutionnaire, donc politique, cela devient bizarre. Totalement indigeste, personne ne l’a lu, mais quand même. Je garde une part de mystère. Les enjeux sont trop importants pour ne pas conserver une grande vigilance. Je suis un élément de doute, un risque, maîtrisé, surveillé.
Tatiana a un frère, son aîné de quatre ans, Andreï, que je surnomme prince Andrewski. Elle l’a toujours connu célibataire. Brusquement, peu de temps après mon arrivée, le voilà au bras d’une pulpeuse brune aux yeux bleus, Oxana, remarquable. Elle parle anglais, ce qui n’est pas courant. Elle emménage dans son petit appartement.
Andreï et moi avons une conversation limitée, mais j’apprécie beaucoup son calme et sa gentillesse. Un soir, nous allons tous les quatre au concert. Par hasard nous y retrouvons Boris, le mafieux. Il est très surpris, et même gêné de voir Oxana, qu’il connait, qu’il apprécie, visiblement. Cette rencontre m’a fait réfléchir.
Je voudrais parler de Soumy, mais cela prend du temps. J’aimerais faire découvrir ses habitants. J’ai en tête une galerie de portraits, plus attachants les uns que les autres. Il y a la vie de tous les jours, les amis, les artistes, et beaucoup plus. Tout cela a été dispersé par le flot de l’Histoire.
Je suis tombé sérieusement amoureux. Il me fallait un logement permanent. Un véritable parcours d’aventure, où l’on finit par aller chez le notaire avec un sac rempli de dollars. Au moment de signer, j’ai découvert que le vendeur avait un nom français, Creusot, descendant d’un prisonnier napoléonien oublié. Autre coïncidence, à ma première visite, je croise Sergeï le russe qui prospectait pour ses parents.
Mon immeuble fait le coin entre Soborna principale artère de la ville, et Maïdan, la grande place locale. J’ai la mairie, le fleuve, le nord devant moi et, à ma gauche la vieille église orthodoxe ukrainienne, à deux étages, petite, aux toits verts. Un stalinska de base avec parquet et balconnet. Une pièce devient atelier et galerie de peinture. Quelques travaux de rafraichissement. Je m’y sens bien.
Après neuf mois en Ukraine, j’étais très désireux de faire découvrir Paris et mon pays à Tatiana. Pour une artiste, il y a amplement de quoi s’émerveiller. Elle en fait des aquarelles pleines d’énergie, avant notre retour dans sa ville natale pour un trimestre supplémentaire, suivi d’un hiver au Sri Lanka. Une vie normale, somme toute.
Nous sommes revenus à Soumy le 23 février 2022 au soir, juste à temps pour être aux premières loges du tournant de l’Histoire. J’ai choisi cette date alors qu’elle n’avait rien de particulier. Tout le monde sait alors qu’il y a des troupes armées toutes proches. Depuis 2014, la prise de la Crimée et les troubles dans le Donbass, il en est plus ou moins toujours ainsi.
Une amie de Tatiana, Lilia, est venue avec son mari au Sri Lanka passer un mois en notre compagnie. Il m’affirme qu’une invasion est imminente, qu’il va se réfugier en Pologne. Je lui réplique que le maître du Kremlin ne ferait pas pareille erreur. Ce qu’il a déjà obtenu devrait lui suffire. Quelques jours avant le retour, ma mère me demande de changer mes plans, de prendre un vol pour Paris. Je décide de courir un risque.
L’opération spéciale est un chef d’œuvre d’organisation. Les concepteurs ont l’expérience et les compétences qu’il faut. Des années de travail et de gros moyens, lui ont été consacrés. Même l’imprévu et ses inévitables grains de sable ont été envisagés, sécurisés. Est en jeu la fierté de la rodina, la mère patrie russe.
Le 24 février 2022 au matin, je regarde les informations. Je découvre que l’endroit où je me trouve est encerclé par des troupes en arme. Par la fenêtre, j’assiste à un rapide ballet à la mairie. Des camionnettes sont là, en train d’être chargées de dossiers. Ensuite, la place centrale est vide. Aucun militaire, nul policier, pas de milice, en fait quasiment personne. J’assiste à une énorme offensive militaire, et il n’y a rien à voir.
Un succès implique la prise de Soumy, sans toucher au gazoduc ou aux étudiants étrangers. La ville était offerte, ouverte, sans défense. Toutes les autorités locales, légales ou non, savaient ce qu’elles avaient à faire, ne surtout pas bouger. Les hommes de l’ombre ont veillé à ce qu’il en soit ainsi. Ils se sont aussi demandé quelle pouvait être la raison de mon retour, a priori étrange.
La corruption est endémique en Ukraine. La collectivité y est encore un concept très théorique. L’opportunisme, le clientélisme et le pot-de-vin sont de règle, presque sans pudeur. Pour des agents secrets associés à la mafia qui souhaitent mettre la main sur la ville, un tel terreau est idéal. Collaborer ou disparaître, le choix est vite fait. Le 24 février, il ne demeure dans la ville aucune résistance structurée, connue.
Andreï a consacré deux ans de sa vie à combattre dans le Donbass, suite aux événements de 2014. Il ne veut pas de la domination russe. Il refuse de se soumettre à ceux qui le regardent de haut. Il a un aïeul cosaque, d’autres sont morts de famine par la volonté de Staline, un oncle colonel de l’armée rouge. Fier de ce qu’il est, il ne veut pas perdre ce en quoi il croit, quitte à mourir.
Arrive l’instant où deux voies incompatibles sont accessibles, où l’Histoire va choisir l’une au lieu de l’autre. Pourquoi cela se produit-il, pourquoi à cet endroit, à ce moment, pourquoi suis-je là, il doit bien avoir une raison, un motif. Je connais la réponse, j’y étais, j’ai voulu comprendre. Je partage ici ce savoir.
Les militaires russes ont la réputation d’être brutaux et sans merci. Des milliers d’entre eux sont aux portes de la ville. C’est la peur, l’anxiété, qui gagne la première, diffuse, puissante, profonde. Il n’y a pas le moindre doute sur l’issue de la confrontation. Toute la population a le cœur serré.
A Soumy, il y a des chasseurs, des vétérans, des armes. Cela ne fait absolument pas le poids face à des troupes équipées, préparées, décidées. Si l’envahisseur est victorieux, l’esclavage moderne, la colonisation masquée, l’exploitation éhontée vont s’abattre sur Andreï, ses proches, ses compatriotes. Il en est conscient. Un de ses compagnons se lève, saisit son fusil, et ils décident d’y aller.
Mon retour en Ukraine n’est pas passé inaperçu. Ma famille, mes amis, tout le monde s’inquiète. Je suis au centre de l’œil du cyclone, de toute leur attention. Tatiana est paniquée, prostrée dans le couloir, cloitrée à la cave pendant les alertes. Lilia la rejoint. Pour les services secrets, ma présence est une information, un détail inquiétant. Ils sont en vigilance maximale. Boris prend de mes nouvelles, et réciproquement.
Je visionne un film de guerre. Je le compare avec ma réalité, moins violente, plus stressante. L’état-major de l’opération spéciale envoie une escouade pour tâter le terrain. Il y a échange de tirs. A lui seul, cet évènement aurait été sans grande conséquence. Mais la hiérarchie a une hésitation et les enjeux sont cruciaux. Il serait insensé d’ignorer un possible contre-plan occidental. La guerre a commencé.
Fondé ou non, le doute raisonnable a pendant plusieurs jours immobilisé la seconde armée de la planète. Le retrait a été d’emblée écarté. Une intervention musclée, envisagée, représentait trop de risques. Il a fallu, en quelques heures, se résoudre à un conflit armé sans la prise de Soumy. Les militaires ont dû prendre des engagements irréalisables. Le Kremlin les a validés.
Andreï s’est porté volontaire, immédiatement. Lui et ses frères d’arme ont pris en main la défense de Soumy. Dans toute l’Ukraine, l’attitude des forces russes, en attente sur les routes, est une surprise, de courte durée, qui permet la mobilisation en urgence. Dans la partie nord-est du pays, c’est l’improvisation des deux côtés. L’invasion n’est plus synchronisée. Elle ne parvient pas à contrôler la capitale et finira par s’enliser au sud.
Je suis au milieu d’une cité encerclée. Les magasins sont vides, les alertes incessantes. On entend des explosions, au loin, souvent suivies de coupures d’électricité et d’eau. Il me faut récupérer de la neige fondue en bas des gouttières. Cela dure des jours et l’on ne sait pas quand, et surtout comment, tout cela va prendre fin.
Un magasin, Silpo, dispose d’un four tandoori. Je fais la queue pour y acheter du pain frais tout chaud. Les étudiants indiens font de même. Nous conversons. Ils ont été disséminés dans la ville, souffrent du blocus et n’attendent qu’une chose, être rapatriés. Pour moi ils représentent, avec leurs homologues chinois, l’assurance de me trouver temporairement en relative sécurité.
La cellule de crise de l’ambassade de France est serviable. Ils s’informent de la situation. Je suis mis en contact avec Xavier, policier, ancien de Sarajevo, marié à une anesthésiste ukrainienne, et Marie, étudiante, en couple avec un indien. Quand et comment quitter la ville, telle est la question du jour. J’entre même en contact avec une cellule privée d’exfiltration, incertaine et coûteuse.
Finalement, un couloir humanitaire est ouvert, vers la Russie, au bénéfice des étudiants étrangers. Des cars sont immédiatement prêts à les embarquer. Marie m’invite à les suivre, mais Tatiana ne va pas vers l’est. Le soir même, deux avions à réaction passent au-dessus de nos têtes, et lâchent leurs missiles. C’est vraiment impressionnant. Le lendemain, nous disposons d’un couloir vers l’ouest.
Partir, traverser la ligne de front que l’on devine, parvenir après trois jours à proximité d’Odessa, faire escale en Moldavie, passer par Budapest, arriver à Paris. C’est un vrai périple. Xavier a failli nous emmener en Transnistrie, pro russe. Je me suis demandé où il voulait en venir. Enfin, c’est un retour au monde où le stress permanent est nettement moins violent, incertain, angoissant, destructeur. J’ai ressenti une vraie libération.
Le sud-ouest de la France m’est un véritable paradis de tranquillité. Lilia et son mari, en route pour le Canada, passent par là. Oxana vient y retrouver celui qui se présente comme son fils, exilé en Hollande. A ma connaissance, Boris, injoignable, est rentré en Amérique. La voiture de Sergueï le russe aurait été retrouvée carbonisée, contenant un corps qui ne serait pas le sien.
Plus de deux ans ont passé. Je suis de retour à Soumy pendant deux semaines. Chacun y vit comme il peut, sans trop penser à ce qu’il peut espérer. Pour moi, pas de morts à pleurer. Svetlana, Artiom, Leonty, Galina sont là. Sacha est en Irlande, Irina la coiffeuse est à Kiev. Je rencontre la femme de Sergueï le russe. Elle me demande quand ce chaos va cesser. Le regard de son fils éclaire ma compréhension.
La guerre peut se montrer cruelle. Vassili est depuis toujours physiquement gravement handicapé. Cloué dans son fauteuil, il est brillant, quadrilingue, peintre, poète. J’ai craint que la souffrance n’en vienne à bout. Dans son sourire, au-delà du pathétique, j’ai retrouvé une volonté entière.
Le pouvoir russe a commis deux erreurs. Elles ont engendré la mort et la destruction à grande échelle. Le perfectionnisme ne peut laisser assez de place au doute. Une fois cela amèrement constaté, tomber dans l’excès inverse et vouloir croire à l’improvisation militaire relèvent de la faute grave. Il y a un juste milieu qui se venge de n’avoir pas été respecté.
L’Occident table sur l’épuisement de la Russie. Il faut limiter les pertes et tenir tête à l’envahisseur. La présidence ukrainienne fait de son mieux pour remplir son rôle. Le pays est sous perfusion financière et militaire. Tant qu’ils soutiennent le pouvoir, les oligarques peuvent s’enrichir. De son côté l’armée, reçoit les équipements lui permettant de faire graduellement monter la pression.
Andréï vient d’être envoyé sur le front du Donbass. Légèrement blessé, fatigué, il est là pour l’Ukraine, évidemment. En fait, il n’a pas le choix, car il sait le cauchemar qui l’attend avec ses proches en cas de défaite. Je pense à mes enfants, à l’abri en France, pour l’instant. Nous devons sauver le soldat Dudka, tout simplement parce qu’il est héroïque.
A mon sens, le frère de Tatiana personnifie l’alliance de l’âme slave et de l’identité ukrainienne. Face aux événements, il a profondément gagné en maturité. Confiant, il sait que le moral n’est pas bon du côté des troupes d’invasion. La plupart de ceux qui sont en face sont issus de minorités. Si cela continue, ce qu’il reste de l’empire des tsars va éclater.
L’intérêt des élites russes n’est plus celui de leurs dirigeants. Il est un moment où la situation intérieure devient le vrai danger. L’orgueil va devoir céder, il faut reconnaître l’échec. Pour une paix rapide, possiblement durable, le mieux serait de quitter volontairement l’Ukraine, et le Donbass. De la Crimée on peut encore négocier l’autodétermination.
Laisser des étudiants chinois à Soumy pendant l’opération spéciale était une gaffe. Soutenir ceux qui ont perdu le mandat céleste est risqué. Pékin sait qu’un morcèlement est contagieux. Le pays de la loi a raison, l’Ukraine doit retrouver son intégrité territoriale au plus vite.
Il y a ceux qui aiment la démocratie. Ils savent que l’Ukraine se bat pour conserver sa liberté, et la nôtre par la même occasion. L’Occident a tourné le dos au colonialisme brutal. Il serait déraisonnable de laisser ce dernier menacer ses citoyens, résolument pacifiques. Ce sont le peuple, l’opinion, les électeurs, qui décident. A eux de ne laisser aucun doute sur leur capacité à se montrer responsables.
Ce conflit est le prix à payer pour que le peuple d’Ukraine se sente digne de son indépendance. Il va enfin, pour la première fois peut-être, pouvoir oser laisser vraiment s’exprimer son extraordinaire envie de vivre. Impossible de renoncer, il faut aller au bout, jusqu’à rejoindre l’Europe et trouver la voie de l’épanouissement.
Il faut aller à Soumy et rendre visite à l’ami Gutsan. Il était présent longtemps avant mon arrivée et connait bien la plupart de ceux dont je parle ici. Passionné d’histoire et de photographie, il a créé son petit musée privé au cœur de la ville. Une bonne partie de la ville le connaît, et celle-ci a pour lui peu de secrets.
Davos retourne au parasitisme. L’attitude froide et bestiale de certains de ses membres ne lui attirait que peu de sympathie. Suite à l’opération spéciale, la gouvernance des puissants de ce monde a perdu beaucoup de son contrôle influent sur les événements, et de sa capacité d’anticipation. Il est temps de s’interroger sur ses raisons d’être.
Les conséquences de la guerre en Ukraine s’enchaînent. Des zones de tensions passent au rouge. L’accélération de l’histoire pourrait déboucher sur un emballement. L’Iran participe au conflit, et la barbarie de Gaza lui est liée. Même les élections, en France et aux États-Unis, reflètent l’incertitude.
Je m’appelle Pascal, et mon seul mérite, c’est d’être là. Mes faiblesses, je les affiche, et elles me rendent plus sage. Je n’invente rien, nul besoin. Regarder Tatiana réaliser ses aquarelles, la voir progresser, l’accompagner dans ses découvertes, être à ses côtés face à ces épreuves, tout cela est pour moi un vrai bonheur.
La morale de ce récit ne devrait pas être une surprise, du moins je l’espère. J’ai livré tout ce que je sais, ou presque. Il y a énormément de détails dont j’ai voulu faire l’économie. Andreï Dudka est attendu par ses parents et sa sœur. Plus que l’intelligence, ce qui fait l’humain, ce qui doit sortir vainqueur en dernier ressort, c’est l’amour.
Et ce n’est pas fini.
Pascal ECLANCHER
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