Pierre,
« Cette nuit, je crois que j’ai rêvé de toi. »
Matin brumeux mais lumineux. Je devinais la couleur du ciel aux rayons sur ta joue. Ce matin-là, Pierre, je te racontai mon dernier véritable rêve.
« Oh-ho ! Je veux tout savoir. »
D’aussi loin que je me souvienne, je crois que j’ai toujours aimé écrire.
D’abord, esquisser de belles lettres : « H-A-N-A ». Mon prénom. Puis former des mots sans les déformer. Construire de grandes et belles phrases, de celles qu’on pourrait lire un jour entier. De celles qu’on relirait les yeux fermés.
Écrire sur tout, partout. Parfois, j’en restais même éveillée jusque tard le soir, voire tôt le matin, rallumant sans cesse ma lampe de chevet afin de griffonner quelques mots et idées dans un carnet ou sur une feuille, sur un post-it ou un ticket de caisse.
Avec le temps, et la peur de perdre des idées précieuses, c’en devenait quasi-automatique. Dans ma chambre, toutes les surfaces suffisamment lisses et dures pour permettre l’écriture furent bientôt jonchées de bouts de papiers en tous genres, que je mettais en ordre le lendemain pour en découvrir autant le jour suivant.
J’en viens à toi, attends un peu.
Parmi ces mots laissés au lendemain, se retrouvaient, pêle-mêle, de mauvaises blagues :
« Qu’est-ce qui est rouge et qui attend ?
— Un constipé. »
Des quatrains inachevés :
« Le mauvais temps s’était figé
Entre les gouttes, emprisonné
Sur le goudron de mon quartier »
De petites phrases à placer quelque part :
« C’est un mal qui fait du bien »
Puis peu à peu – la fatigue accumulée par ces nombreuses nuits grises n’aidant pas –, je commençai à ne plus me rappeler avoir écrit telle ou telle chose. La première fois, ce fut une semaine avant notre rentrée à la fac. Toi et moi avions emménagé en collocation fin août. Amis depuis le lycée, nous avions trouvé avec bonheur deux chambres côte à côte, une cuisine et des baies vitrées.
Un ou deux matins après avoir vidé le dernier carton, je retrouvai ces deux lignes en bas d’une page noircie de vers qui ne menaient nulle part :
« L’éclairage de cette pièce
et les rideaux qui flottent au vent »
Aucun souvenir d’avoir jamais écrit ces mots. Il s’agissait pourtant de mon écriture, aucun doute n’était possible. Je le mis momentanément sur le compte de la fatigue, puis oubliai rapidement l’évènement. De toute manière, je ne trouvais rien à faire de ces deux vers-ci non plus.
Durant la semaine suivante, celle de la rentrée, je me fis cette fois rire en découvrant une phrase improbable :
« La vie est une brosse à dents oubliée. »
Au fil des semaines, le phénomène devint beaucoup plus fréquent. Impossible de te le cacher : l’on trouvait chaque matin çà et là dans l’appartement au moins une phrase ou quelques vers surréalistes, sortis de mon subconscient visiblement bien plus créatif que mon « moi » conscient. Nous en rigolions, je m’en souviens, d’autant que tu m’avais déjà surprise plusieurs fois faire de ces crises de somnambulisme étranges :
« Cette nuit c’était vers 2h30. J’avais entendu du bruit dans la cuisine. Je me suis levé, et c’était toi : t’avais déroulé tout le rouleau de sopalin et t’essayais d’écrire dessus avec une cuillère en bois. »
Outre ce genre d’épisodes, cette caractéristique de mon quotidien fut le moteur d’un grand renouvellement dans mon approche de l’écriture. Grâce à ces « mots-songes » – j’aimais les appeler ainsi –, mes poèmes se teintaient d’images étonnantes, et l’inspiration ne tarissait plus. Je n’ai jamais autant écrit qu’à cette période, avant que toute cette histoire ne prenne une tournure dérangeante.
« Une ombre humaine, comme des fleurs qui se détachent
Dans l’autre glace effraie la vallée »
Un matin je trouvai ces deux lignes, écrites à même le bois de ma table de chevet. Je me souviens qu’une sensation inhabituelle m’avait alors envahie : un vague malaise, une inquiétude.
Je mis du temps à m’en apercevoir, mais il me semble que c’est à partir de ce jour que mon corps commença à me paraître étranger, au même titre que tous ces mots rédigés. Puis mon sommeil, autrefois profond, devint plus agité. Je me levais toujours moins reposée, les membres presque ankylosés.
« Les paupières au brouillard
Amours et corps indivisibles
Images invisibles
Aux larmes inconnues »
Une semaine exactement après la mystérieuse « ombre humaine », qui donna lieu à quelques cauchemars, je me réveillai en pleurs, ces quatre vers inscrits à la main sur la dernière page lue de l’un de mes livres, tombé à terre. Je ne comprenais pas leur sens, mais une certaine beauté mélancolique s’en dégageait, comme une cristallisation de mes humeurs récentes.
« Une heure métamorphe, la taille encerclée
Un ventre plat et blanc me brûle
Serres creuses, en proie, rideau tiré »
Cette fois-ci, moins d’une semaine s’était écoulée. Ces vers me mettaient définitivement mal à l’aise, et ne m’inspiraient plus aucune envie d’écrire. Je chiffonnai le papier, puis le jetai, avant de me préparer pour ma journée de cours.
Le midi de ce même jour, je mangeais avec ma meilleure amie, Sylvie – que tu connais –, sur l’herbe encore sèche du campus ensoleillé. Je lui montrai tous ces petits mots dont je n’étais pas vraiment l’autrice, et qu’elle ne connaissait que pour partie. Après lecture silencieuse et attentive, elle me fit part de son interprétation :
« C’est drôle, c’est un peu comme des rêves. Il y a des liens raccourcis d’une idée ou d’un mot à l’autre, comme lorsque l’on passe sans transition d’une situation à une autre dans un rêve. Tout paraît cohérent quand on y est, mais une fois réveillée ça n’a plus aucun sens… Je pense en fait que comme tu as pris l’habitude d’écrire très régulièrement, tu le fais aussi pendant tes crises de somnambulisme. Mais comme pour un rêve, ce que tu écris n’a pas vraiment de sens, même si ça peut être très joli.
— Mmmh… Tu dis que ça n’a pas de sens, mais ça dépend : tu n’as jamais fait de rêve prémonitoire ?
— Non. Enfin… je n’y crois pas. Si les miens étaient prémonitoires, on aurait un citron à la place du soleil et des oreilles en forme de boîtes de mouchoirs.
— Certes… Mais si je t’en parle, c’est parce que je commence à m’inquiéter. Ça m’amusait, au départ. Mais maintenant, j’ai presque peur de ce que je vais lire à mon réveil. Le "ventre plat et blanc" là, il m’a vraiment donné une impression étrange… Je ne comprends pas pourquoi. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Rien, évidemment. « Peut-être devrais-tu consulter un spécialiste, Hana », avait-elle conclu.
Comme pour tout mal qui me ronge, je tentai simplement d’occulter le problème, et n’en reparlai pas. A posteriori, j’imagine que le mieux aurait été de prendre rendez-vous chez mon médecin dès cet instant.
« Contemplation, mouvement sans
J’habite un corps que tu me loues
Queue tue me loup »
Le mois d’octobre touchait à sa fin. Ce jour-là, j’étais dans tous mes états – mais par-dessus tout, exténuée – lorsque j’appelai Sylvie pour passer la soirée chez elle.
« C’était horrible. J’ai ouvert les yeux, et juste en face de moi il y avait à nouveau cette forme humaine, noire, au pied de mon lit. Je ne pouvais rien faire d’autre que l’observer. Puis il m’a… elle m’a… »
Ma gorge s’est serrée et mes yeux se sont embués, tandis que je regardais fixement mes mains se triturer l’une l’autre.
« Ce n’était qu’un rêve, Hana.
— Un cauchemar. »
Sylvie, assise à ma droite, m’enlaça en logeant sa tête sur mon épaule.
« Ma pauvre… Tu nous fais tout en même temps, toi. Somnambulisme, et maintenant des paralysies du sommeil… »
« Souffle souffle souffle
Fort mais doucement
Souffle souffle souffre »
Un matin de novembre gris et froid jusque dans mes draps, je ne me levai pas. La sensation d’être dépossédée de mes membres et vide d’envie, après un réveil en sueur, m’endiguait à ma literie moite. L’oral d’anglais de ce matin-là me paraissait si insignifiant, de même que cet amas de papiers qui tapissait le sol à ma droite… Puis je fus prise d’une nausée épouvantable. Tous ces petits mots recouverts de bile.
Je me douchai au moins trois fois dans la journée, sans m’en apercevoir. Et il ne me semble pas avoir accompli grand-chose d’autre. Tu arrivas à l’horaire habituel, étonné de me trouver déjà rentrée et couchée. Je n’osai pas t’expliquer.
« Couleurs deux mille
en bougie ton sang mien
pas bouger wagon point
Encore toi à cette heure ? »
Lendemain. 14 novembre, il me semble ; jeudi dernier. Idées et gestes encore cernés, mon corps se redressa mais je restai allongée.
Mes cuisses étaient humides. Du sang.
« J’ai mes règles. Tout va bien. Je n’avais pas mis de serviette ? À quoi je pense… »
La porte coutumièrement fermée était entrouverte. Je ne savais plus ce que je faisais depuis la veille. Me dirigeant vers la salle de bain, le linge en boule dans les bras, Je t’interrompis tandis que tu lavais tes mains. Tes mains en sang.
« Je… Tu en avais partout ! J’ai voulu t’aider, je ne comprenais pas… Puis j’ai compris que tu avais tes… tes ragnagnas. Je suis désolé ! Tiens, laisse ça là, je vais faire une machine. Tu as cours aujourd’hui ? »
Midi. Sylvie et moi nous étions retrouvées au restaurant universitaire après que j’eus lutté contre maux de ventre et de tête durant deux heures d’amphi totalement improductives. Je lui racontai mon enfer depuis la veille.
« Eh, ce sont des symptômes plus ou moins normaux pour des règles. En revanche, si c’est la première fois que ça t’empêche de venir en cours, je vais me répéter, mais vois ton médecin.
— Ça devrait aller… Et puis Pierre a été cool, il s’est inquiété en voyant du sang ce matin, mais il a rapidement compris. Quand je me suis réveillée il s’est occupé de tout mettre à la machine à laver.
— Vous dormez ensemble, maintenant ?
— Non, pas du tout. »
Elle resta muette.
« Pourquoi cette question ?
— Qu’est-ce qu’il faisait dans ta chambre, alors, avant que tu te lèves ? »
Je n’ai pas osé rentrer à l’appartement.
Sylvie m’a hébergée pour une nuit, puis je suis rentrée chez mes parents. J’ai pleuré, j’ai pris mon temps. Sylvie est passée prendre mes affaires sur tes horaires de cours. J’ai vu tous tes messages, tous tes appels.
Je ne pense pas que l’on se reverra. Et s’il te plaît, n’insiste pas.
Je n’écris plus lorsque je dors. Je ne dors plus. Car quand je dors, c’est chaque fois toi que je revois.
« Cette nuit, je crois que j’ai rêvé de toi. »
Ce matin-là tu m’as répondu que tu voulais tout savoir. C’est à présent chose faite.
Pierre, je te racontais tous mes rêves. Tu m’as vue en larmes, en sortie de boîte, en vrac, en pyjama, enrouée ou enrhumée…
Et endormie.
Pourquoi ?
Je ne sais pas ce que je vais faire. J’aimerais que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve. J’aimerais fermer les yeux sur ce qu’il s’est passé… J’aimerais simplement pouvoir fermer les yeux.
J’ai su que tu m’aimais.
Rien ne sera moins possible désormais.
Je te laisse sur un quatrain que je ne finirai pas, et qui t’était autrefois destiné :
« Mon cœur dolent un jour se lève
Et se demande éperdument
Comment t’accrocher à ses rêves »
Bien sincèrement et respectueusement,
Hana.
Je suis mort au niveau des blagues x) qu'est-ce qui est rouge et qui attend, mais au secours xD Sachant qu'en plus le rouge va prendre toute son importance dans la suite du récit...
Alors par contre. Ce que j'en comprend, clairement, c'est un viol ? Le fait qu'elle ait pour la première fois aussi mal + il était dans sa chambre + le sang "pas prévu"... Je trouve ça horriblement malsain mais j'ai peur d'avoir vraiment l'esprit mal placé ^^'"