L'inconnu

Notes de l’auteur : Nouvelle fantastique. 6ᵉ prix au concours de nouvelles des auteurs du Pays d'Aubagne de 2018.

Pierre Dumaillet était un chef d’entreprise très en vue. Comme chaque jeudi, il arriva à son club vers vingt heures. Il donna son manteau à Henri, le portier, puis se dirigea vers le bar où il se fit servir un scotch. Il jeta un coup d’œil au salon acajou. Son regard s’arrêta net à la table qu’il avait habituellement. Il fronça les sourcils. Un inconnu y était assis qui le regardait fixement. Pierre remarqua son costume sombre bien coupé et l’imperméable qui reposait sur le fauteuil de velours rouge. Il le toisa une seconde puis fit signe au garçon :

- Georges, qui est cet individu ? Pourquoi donc l’avoir mis à ma table ? »

- Je vous prie de m’excuser, mais je dois servir Monsieur le député qui attend déjà depuis un moment. Je reviens.

Le garçon s’éloigna emportant un plateau garni de verres et de bouteilles.

- Et bien, je vais m’occuper de lui pensa Pierre, et on va voir ce qu’on va voir.

Il prit son verre avec l’intention d’aller s’expliquer mais avant qu’il ait pu s’en rendre compte, l’inconnu avait disparu.

Il jeta un regard rapide à la salle ; personne ne semblait avoir bougé. Il s’interrogea une seconde. Puis il haussa les épaules et rejoignit sa table avec contentement. Il prit son journal et s’attacha plus particulièrement à la rubrique financière.

Un mois plus tard, il passait une soirée au Théâtre Mogador où l’on donnait Cyrano de Bergerac. Hélène, sa maîtresse, l’accompagnait. C’était une Générale. L’ambiance était survoltée. La jeune femme étudiait la salle avec attention pour reconnaître quelques célébrités. Pierre avait salué un ami et venait la rejoindre. Il balaya le parterre de personnalités et passa en revue les loges. L’une d’entre elles était mal éclairée. Mais il reconnut tout de suite l’inconnu à l’imperméable. Il voyait distinctement deux yeux qui le dévisageaient.

- Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il.

- Qu’y-a-t-il chéri ? Demanda la jeune femme toujours occupée à regarder la salle avec ses jumelles.

- C’est cet homme là-bas, en face de nous, dans la loge. Cela fait plusieurs fois que je le vois. Je commence à me poser des questions. Qu’est ce qu’il me veut ?

- Je ne vois personne, ajouta Hélène, en scrutant l’endroit. Et puis, rencontrer une personne plusieurs fois n’a rien d’extraordinaire.

- Oui mais je l’ai vu aussi à mon Club de Maisons-Laffitte, à l’entraînement des chevaux et sur le circuit de Montlhéry quand j’étais avec Marc, tu sais, mon ami coureur. Ce n’est plus du hasard. Il me regarde avec insistance. Je voudrais bien savoir pourquoi. Que c’est agaçant à la fin !

Mais il ne put continuer car les lumières faiblissaient.

Cyrano eut beaucoup de succès. Un tonnerre d’applaudissements salua la pièce et la performance des acteurs. Pierre regarda de nouveau vers la loge mais il ne vit personne. L’avait-il rêvé ? Non, Il en était sûr ! Contrarié, il se demandait maintenant ce que lui voulait cet homme.

Ils furent pris dans le flot qui descendait vers la sortie. Au moment où ils arrivaient dans le hall, Pierre vit de nouveau l’inconnu qui se faufilait entre les gens.

- Eh ! Vous, là-bas, attendez ! S’écria Pierre à son attention.

L’homme se retourna et esquissa un sourire. Pierre bouscula les personnes devant lui et tenta de le rejoindre. Il ne lâchait pas l’imperméable des yeux et parvint même à le toucher. Mais sa main glissa sur le vêtement et l’homme fila dans la rue. Pierre se jeta à sa poursuite. Mais tandis qu’il se retrouvait, haletant, au milieu de la foule, il ne le voyait plus. Il se mit à faire quelques pas d’un côté puis de l’autre mais sans succès. L’inconnu lui avait échappé.

Le doute gagna son esprit. Il réfléchit. Son entreprise venait de déposer un brevet. Cela allait faciliter la signature d’importants contrats et lui ouvrir des marchés étrangers. A partir de maintenant, Pierre savait qu’il serait la cible d’envieux et de sociétés concurrentes. Mais cette explication ne le satisfaisait pas.

Les quinze jours suivants, il remarqua une voiture noire qui le filait. Il changea souvent d’itinéraire. Malgré cela, la voiture était toujours dans son rétroviseur. Une fois pourtant, il réussit à l’éviter et même à la prendre en chasse. Il finit par se rapprocher suffisamment pour reconnaître l’inconnu. La poursuite dura longtemps. A maintes reprises, Pierre serra de très près la voiture. Il voulait parler à tout prix à cet individu et savoir pour qui il travaillait. Un feu rouge mit fin à son projet.

De plus en plus contrarié, Pierre tenta, en vain, de trouver qui était cet homme. Personne, pas même le détective qu’il embaucha ne trouva d’éléments sur lui. C’est comme s’il n’avait aucune identité !

Arriva la remise du Prix de l’homme d’affaire de l’année. Pierre avait été choisi. Le comité, composé de chefs d’entreprises reconnus, avait organisé une soirée privée dans le salon d’honneur de la Mairie de Paris. Tous les collaborateurs de Pierre étaient là. La presse qui devait l’interviewer, l’attendait au bar aménagé pour la circonstance. Des petits fours salés, fruits exotiques et pains-surprises, décoraient les tables élégamment mises.

Lorsque Pierre arriva dans sa Jaguar. Une ovation s’entendit dans la cour. Le Maire l’accueillit sur le perron. Il fit un discours élogieux et le félicita. Pierre remercia l’assemblée, son équipe et, tout particulièrement, ses ingénieurs et techniciens sans lesquels il n’aurait pu obtenir ce succès. Il était fou de joie. On reconnaissait enfin ses mérites. Lui qui s’était fait tout seul était aujourd’hui le centre d’intérêt des gouvernants et de patrons reconnus. Plus encore, on l’admirait. Il but à la santé de sa société et, plus secrètement, à sa propre réussite. La soirée était légère. Il remarqua quelques jolies créatures et repéra une jeune femme qu’il invita chez lui. Mais au moment de partir, il aperçut l’inconnu près du vestiaire, en bas de l’escalier. Il reconnut l’imperméable. L’homme le regardait et ne bougeait pas. Pierre fixait ce visage neutre, sans traits particuliers. Mais les yeux étaient narquois. Pierre descendit l’escalier quatre à quatre et courut vers le vestiaire. En bas, il vit l’inconnu s’effacer derrière une grande porte.

- Monsieur ! Attendez ! Je voudrais vous parler.

Il poussa la lourde porte et vit l’homme marchant d’un pas rapide dans une très grande salle sombre.

- Monsieur, monsieur ?

L’inconnu ne répondit rien.

- Que me voulez-vous ? Pour qui travaillez-vous, à la fin ?

L’homme se retourna un instant et s’effaça dans la pénombre. Cette attitude irrita Pierre au plus haut point. Il courut jusqu’au bout de la pièce pour le coincer. Il le ferait parler d’une manière ou d’une autre. Mais il ne trouva qu’un mur. L’homme s’était envolé ! Pourtant il n’y avait aucune issue, aucune porte sauf celle par laquelle il était entré. Pierre ne comprenait pas. Il était déconcerté. Comment avait-il pu encore lui échapper ?

Il retourna sur ses pas et interrogea le garçon du vestiaire puis le chef du protocole qui avait une liste détaillée des invités. Mais on ne trouva rien. Il s’excusa auprès de la jeune femme et rentra chez lui, plus que troublé et persuadé qu’il était la victime d’un complot.

Pendant plusieurs semaines Pierre ne pensa qu’à cet inconnu. Le doute, à nouveau, envahit son esprit. Que pouvait-on lui vouloir ? Un mari jaloux ? Cela lui semblait bien trop simple. D’ailleurs, Hélène était une femme assez libre et son mari n’était pas homme à engager un privé. Le jeu ? Ses dettes étaient remboursées et il s’était fait interdire dans tous les casinos de France. Il pensa à deux entreprises concurrentes ou à la DGSI. Ses appartenances politiques ou encore certains de ses amis, accusés d’être du milieu, pouvaient éventuellement susciter une enquête à son égard.

Une chose le déconcertait pourtant : la facilité avec laquelle cet homme se laissait repérer. A quel jeu jouait-il ? Pierre s’étonnait de sa négligence et, en même temps, de son habileté à fuir.

C’était bien la première fois qu’une situation lui échappait. Il voulait reprendre les choses en main. Et il attaquerait en justice celui qui osait s’en prendre à lui. Il questionna des amis haut placés au Ministère de l’Intérieur. Mais il dut se rendre à l’évidence : cela ne donna rien. Contrarié mais impuissant, il reprit ses activités et essaya de ne plus penser à cet homme.

Pendant quelques temps, en effet, il n’observa aucune voiture noire et aucune silhouette ne vînt perturber ses journées. Pierre retrouva un peu de quiétude et se réjouit de la perspective de nouveaux contrats.

Un après-midi qu’il revenait de rendez-vous, il décida de flâner près de Notre-Dame. Il enviait ces gens qui déambulaient au gré de leurs envies. Il regarda de part et d’autre du pont. La Seine était agitée. De méchants flots noirs s’écrasaient contre les quais. Il s’appuya contre la rambarde et observa les touristes. Puis une ombre familière attira son regard. Il reconnut le costume bien coupé et l’imperméable. L’inconnu avançait vers lui. Pierre distingua parfaitement le visage de cet homme qui lui échappait sans cesse depuis des mois, et qui aujourd'hui était à sa portée. Aucune expression venait troubler son impassibilité.

Ils allaient pouvoir enfin s’expliquer. Une colère déferla en Pierre comme une immense vague. Les poings serrés, il se précipita vers l’homme et l’empoigna par le col de son imperméable :

- Que faites-vous là ? Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous à la fin ?

L’homme resta silencieux et Pierre décela une indifférence voulue. Exaspéré, il asséna quelques coups et sentit le corps tendu de son adversaire. Un corps à corps s’engagea.

Les gens s’étaient arrêtés et observaient la scène avec attention. L’inconnu frappait juste et fort. Les cheveux en bataille, les yeux dilatés, Pierre utilisait toute sa vigueur. Les gens le regardaient curieusement. Il tenta de plaquer l’homme au sol, de le maîtriser. En vain. Il s’esquivait habilement et semblait n’avoir aucune difficulté à se battre. A plusieurs reprises, Pierre sentit que l’inconnu l’attirait vers la balustrade.

Quelqu’un avait prévenu la police, elle allait arriver. Autour d’eux, personne n’intervenait. Les gens étaient silencieux et comme hypnotisés par la scène. Seuls les jurons de Pierre résonnaient dans le ciel. Puis une voix s’écria : « Mais il est fou, il se bat tout seul !».

Pierre n’entendait plus rien. La colère répandait dans ses veines un venin extrême. Il frappait et frappait encore. Son énergie s’épuisait. Il restait étonné de la puissance de cet homme qui semblait ne pas ressentir les coups.

Puis, on entendit un grand « Hoooooo… ! » dans l’assistance. Les curieux s’étaient précipités vers la rambarde. On voyait à la surface une masse grouillante et opaque qui coulait.

Pierre s’enfonça dans l’eau sombre et glaciale. Un éclair traversa son esprit. Il voulut se dégager pour remonter à la surface mais il était entraîné vers le fond. Il n’arrivait plus à mettre ses idées en place. Il perdit peu à peu le contrôle de ses mouvements. Il se débattit encore un moment, sentant le manque d’air arriver. Mais une ombre invisible le retenait. Une étrange mollesse l’envahit. Pierre comprit au moment où l’eau entra dans ses poumons. Puis il vit avec stupeur son propre visage sur celui de l’inconnu tel un miroir déformé par une grimace horrible que lui renvoyait sa propre mort.

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Jeff St Pierre
Posté le 14/03/2024
Bonjour Béa, j'espère que tu vas bien. J'ai tardé un peu pour lire ta nouvelle. C'est bien écrit, je n'ai pas trouvé de fautes d'orthographe, c'est assez rare, mais je ne suis pas expert 😊 j'aime bien, c'est bien construit, bien écrit, très agréable à lire, il y a le suspense. J'ai passé un bon moment. Merci à toi 👍
La plume de Béa
Posté le 14/03/2024
merci pour ce joli commentaire. A bientôt pour d'autres lectures mutuelles 😊
Albanane
Posté le 05/03/2024
J'ai adoré cette nouvelle !
La fin m'a agréablement surprise, j'aimais bien les indices que tu laissais pour qu'on devine qu'il était le seul à le voir.
J'adore les fins perturbantes et parfois ouvertes donc cette nouvelle était super pour moi !
Albane
La plume de Béa
Posté le 07/03/2024
Merci Albanane pour ton message qui fait plaisir et qui est un véritable encouragement à continuer :-).
Albanane
Posté le 09/03/2024
Avec plaisir ! 😊
Plum'enchantée
Posté le 26/02/2024
J'ai beaucoup aimé ta nouvelle, bravo!
Je la trouve super bien écrite et le passage où sa maîtresse regardait avec des jumelles la foule m'a fait rire!
En tout cas je ne m'attendais pas du tout a la fin et je l'aime beaucoup!
C'était une nouvelle très agréable à lire,
Au plaisir de lire une autre de tes histoires
Plum'enchantée
La plume de Béa
Posté le 07/03/2024
Merci beaucoup pour ton message qui m'encourage. Désolée du retard à te répondre, je viens juste de voir comment recevoir les notifications et viens de prendre connaissance de ton message. Je viens de m'abonner à ton compte, car je vois que toi aussi, tu aimes le fantastique, alors je vais découvrir tes écrits avec attention. À bientôt :-)
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